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Pourquoi je suis marxiste |
Ernest
Mandel - Archives internet |
Ernest
Mandel |
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Traduit de l'allemand par Cristina Gay, Gérard Torquet
et Pierre Vandevoorde.
La version originale de ce texte d'Ernest Mandel est
parue en allemand, dans un recueil de contributions de marxistes de
diverses origines auxquels il fut demandé de donner une réponse
personnelle an titre de l'ouvrage, dirigé par Fritz J. Raddatz : Warum
ich Marxist bin (Pourquoi je suis marxiste). Le livre fut d'abord publié
par Kindler Verlag, Munich, 1978 (Mandel, pp. 57-94), puis dans une
édition en format de poche par Fischer Taschenbuch Verlag, Francfort,
1980 (Mandel, pp. 52-86). La contribution de Mandel avait pour titre,
dans l'original allemand, une citation du jeune Marx : « Der Mensch ist
das höchste Wesen fur den Menschen » (Pour l'être humain, l'être suprême
est l'être humain). Cette contribution est publiée ici pour la première
fois en français. Nous avons systématiquement traduit l'allemand «
Mensch » par « humain », « être humain » ou « humanité », au singulier
ou au pluriel selon le contexte, plutôt que par « homme ». - Gilbert
Achcar. (« Le Marxisme d’Ernest Mandel », Actuel Marx/Confrontations,
PUF, Paris 1999.) |
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I.
La grande force d'attraction intellectuelle du
marxisme réside dans le fait qu'il permet une intégration
rationnelle, complète, et cohérente de toutes les sciences
humaines, sans équivalent jusqu'à présent. Il rompt avec
l'hypothèse absurde qui prétend que l'humain en tant que
structure anatomique n'a pratiquement aucun lien avec l'humain
en tant que « zoon politikon »; l'humain en tant que producteur
de biens matériels serait quelque chose de complètement
différent de l'humain en tant qu'artiste, poète, penseur ou
fondateur de religion. Ceci reste pourtant, jusqu'à nos jours,
l'hypothèse sous-jacente de toutes les sciences académiques qui
étudient ce qui est humain.
Tandis que pour l'anthropologie physique, il est
naturel de souligner la corrélation étroite entre l'évolution de
la constitution physique humaine et le développement des
capacités psychiques, entre autres la capacité de communication
élaborée et la conceptualisation; et tandis que pour l'étude de
la préhistoire et de l'ethnologie, les cultures primitives de
l'humanité sont rigoureusement répertoriées (parfois de façon
trop strictement mécanique !) d'après les instruments de travail
utilisés et l'activité économique prédominante,
l'historiographie académique se refuse pourtant à reconnaître
dans les modes de production successifs la clé permettant de
comprendre le développement des civilisations et de l'histoire
politique; et l'économie politique dominante soutient la légende
d'un « désir de propriété » prétendument enraciné « dans la
nature humaine », qui - indépendamment de l'état de
développement des forces productives et d'une forme
d'organisation économique historiquement datée - élèverait la
propriété privée, la production de marchandises et la
concurrence au rang d'institutions éternelles de la vie
économique.
Le marxisme permet de surmonter ces
contradictions manifestes. A partir du fait établi par
l'anthropologie, que l'humain, puisqu'il est incomplet, ne peut
survivre qu'en tant qu'être social (1),
le marxisme voit dans cette limitation anatomique de notre
espèce le fondement de ses possibilités infinies d'adaptation,
c'est à dire le fait que la société est devenue la « deuxième
nature » de l'humain et que l'adaptation à différentes formes
d'organisation sociale peut faire apparaître un nombre infini de
variations des comportements.
Le marxisme permet d'expliquer le caractère
historique des lois et formes sociales - et ceci, évidemment,
non par les qualités physiques et psychologiques permanentes de
l'espèce, qui n'ont pu se modifier que très peu au cours des dix
mille ans passés - mais à partir des changements dictés par la
forme que prend le travail comme condition absolument nécessaire
à la survie de l'humanité.
Les humains produisent leur vie matérielle à
l'aide de moyens de production et tissent entre eux, dans le
cadre de cette production, certaines relations qu'on appelle
rapports de production. Ces rapports de production déterminent
en dernière instance la structure de n'importe quel ordre social
comme mode de production spécifique. La dialectique du
développement des forces de production (on entend par là les
moyens de production et le travail humain, ce à quoi il faut
ajouter les capacités techniques, scientifiques, et
intellectuelles des producteurs) ainsi que le développement des
rapports de production (où leur rigidité relative, c'est à dire
leur caractère structurel, joue un rôle important), déterminent
en dernier ressort le devenir de l'histoire de l'humanité, ses
progrès et ses reculs, ses catastrophes et ses révolutions.
Mais pour le marxisme, les activités sociales «
non économiques » des êtres humains ne sont en rien de nature «
secondaire », et encore moins « accessoire ». C'est justement
parce que l'être humain ne peut survivre sans production sociale
que la communication sociale est constitutive, du point de vue
anthropologique, au même degré que le travail social. Les deux
sont liés et inséparables. L'une ne peut pas exister sans
l'autre. Mais cela signifie que l'être humain fait tout ce qu'il
entreprend, « par la tête », c'est à dire qu'il réfléchit à
cette praxis qui est la sienne (2). La production de biens
matériels est accompagnée de la production de concepts (auxquels
la production de la langue - les phonèmes - n'apporte que la
matière première). Le marxisme tente d'expliquer comment la
production immatérielle (y compris la production de systèmes
conceptuels, c'est-à-dire l'idéologie, la religion, la
philosophie et la science) s'entrecroise avec la production de
la vie matérielle, s'en détache, réagit sur elle, et ce qui
détermine ce mouvement historique.
Dans cette explication les découvertes
suivantes, qui, tout comme ce qui précède, relèvent de l'essence
du marxisme, sont de nature décisive. Au niveau le plus général,
le plus abstrait, de l'observation, dans chaque forme de société
particulière (mode de production), la production matérielle tout
entière peut être divisée en deux grandes catégories : le
produit nécessaire, qui reproduit la force de travail des
producteurs, ainsi que le stock donné de moyens de production,
permettant le maintien à niveau de la civilisation matérielle et
de l'expansion démographique de la société ; et le surproduit
social, qui reste après que l'on ait soustrait le produit
nécessaire de la production sociale globale. Si le surproduit
social est insignifiant, instable et purement fortuit, il n'y
aura qu'une croissance économique très réduite par manque de
possibilités d'accumulation, et il ne peut pas y avoir de
division importante du travail. Ce n'est que lorsque le
surproduit social atteint un certain seuil minimal, en quantité
et en durée, qu'une partie de la production courante peut être
utilisée pour nourrir plus de monde et créer des moyens de
production supplémentaires, c'est-à-dire qu'une véritable
dynamique de croissance économique peut démarrer.
En même temps, la division économique du travail
peut se développer, une partie de la société peut être libérée
de la contrainte de la production pour son propre entretien, et
l'artisanat, les arts et métiers, le commerce, l'écriture, la
production idéologique et scientifique, l'activité
administrative et guerrière, peuvent peu à peu devenir des
occupations autonomes en se séparant de la production destinée
strictement à l'entretien des producteurs. Ceci facilite
l'accumulation et la transmission des expériences, des
connaissances et des ressources économiques accumulées, ce qui à
son tour amène une nouvelle augmentation de la force productive
du travail humain et une nouvelle expansion du surproduit
social.
A partir d'un certain niveau du développement,
cette division économique du travail mène aussi à une division
sociale, c'est à dire que les deux se combinent. Une partie de
la société utilise la division fonctionnelle du travail (entre
autres, les fonctions de gestion des réserves, de commandement
de l'armée, d'autorité sur les prisonniers de guerre, etc.) pour
s'accaparer le contrôle sur le surproduit social et contraindre
une partie ou l'ensemble des producteurs à la laisser disposer
de ce surproduit de façon permanente. Ainsi la société se divise
en classes sociales antagonistes, entre lesquelles fait rage une
lutte des classes permanente, parfois cachée, parfois ouverte,
parfois pacifique, parfois violente, pour la distribution de la
production matérielle et - périodiquement, au moins - la
conservation ou le dépassement de l'ordre social existant.
Sur la base des rapports de production dominants
se développe une superstructure complexe de formes de pensée, de
modes de comportement, de règles juridiques et d'institutions
coercitives, de systèmes idéologiques, etc., qui ont pour
fonction de maintenir l'ordre social existant. La plus
importante de ces institutions est l'État, c'est-à-dire un
appareil spécifique, séparé du reste de la société et entretenu
par le surproduit social, qui obtient le monopole de l'exercice
de certaines fonctions sociales. Puisque la classe dominante
contrôle le surproduit social, elle contrôle l'État. Pour la
même raison, l'idéologie dominante (mais non pas unique !) de
chaque société est également l'idéologie de la classe
dominante.
Cet instrumentaire conceptuel relativement
simple permet au marxisme de comprendre et d'expliquer d'une
façon approfondie, et en intégrant de plus en plus de données
empiriques, non seulement le développement économique et social,
mais aussi l'histoire des États, des cultures, de la science, de
la religion, de la philosophie, de la littérature, de l'art, de
la morale, dans leurs différences et dans leurs transformations
(3). C'est son plus grand atout. Le marxisme est la science du
développement de la société humaine, c'est-à-dire en fin de
compte la science de l'humain tout court.
II.
La conception marxiste de l'histoire et de la
société part du principe que chaque mode de production possède
ses propres lois de développement, qui déterminent son origine,
sa croissance, son plein développement son déclin et sa
disparition. Le plus grand apport théorique de Karl Marx réside
dans la découverte des lois de développement spécifiques du mode
de production capitaliste. C'est en fait le contenu de son œuvre
majeure. Le capital est plus ancien que le mode de production
capitaliste. Il s'est d'abord développé dans le cadre de la
petite production marchande, par 1’autonomisation du commerce
monétaire. Ses formes primitives sont le capital usuraire et le
capital commercial. Ce n'est qu'avec la pénétration du capital
dans la sphère de la production que naît le capitalisme moderne.
Ce n'est que lorsque le capital commence à dominer la sphère de
production, que l'on peut réellement parler d'un mode de
production capitaliste définitivement établi.
Le capital est une valeur qui engendre de la
plus-value, c’est de l'argent à la recherche de plus d'argent,
la poursuite de l'enrichissement devenue mobile dominant de
l'activité économique. Une des plus grandes découvertes de Karl
Marx, c'est d'avoir établi que le « capital », en soi et pour
soi, n'est pas une « chose ». Du bétail qui se reproduit, une
quantité de moyens de travail accumulés, ou même un trésor d'or
et d’argent ne son pas automatiquement du capital. Ces «choses»
ne deviennent du capital qu'à certaines conditions sociales, qui
permettent à leur propriétaire de s'approprier le surproduit
social - en partie ou dans sa quasi-totalité selon le poids de
ce capital dans la société. Derrière l'apparence des relations
entre humains et choses, Marx découvrit la substance du rapport
capitalistique en tant que rapport social de production, en tant
que relation entre classes sociales.
L'essence du mode capitaliste de production se
trouve dans le rapport entre travail salarié et capital, dans la
séparation des producteurs directs de leurs moyens de travail et
de subsistance d'une part, et d'autre part, dans la maîtrise
fragmentée - en raison de la propriété privée des moyens de
production - de la classe des capitalistes sur les moyens de
production (4). De cette double division de la société naissent
des institutions économiques structurelles. Les producteurs
directs sont soumis à l'obligation économique de vendre leur
force de travail, comme seul moyen de subsistance. La totalité
des marchandises produites par ces producteurs est confisquée
par les propriétaires de moyens de production qui se les
approprient. Une société de production généralisée de
marchandises émerge alors, puisque non seulement tous les biens
produits, mais également tous les moyens de production (y
compris la terre et le sous-sol), ainsi que la force de travail
elle-même, sont disponibles sur le marché.
Pour les marxistes, ce sont ces caractéristiques
structurelles qui définissent le caractère capitaliste de
l'économie et de la société, et non pas les bas salaires, les
producteurs réduits à la misère, les salariés dépourvus de
pouvoir politique, ou la non-intervention de l'État dans
l'économie. Bien loin de s'être contenté de «décrire l'évolution
économique du XIXe siècle», et d'avoir été «dépassé par
l'évolution économique du XXe siècle», le Capital de Marx est en
réalité une géniale anticipation de tendances d'évolution qui ne
se sont pleinement concrétisées que bien après la mort de
l'auteur. Dans tous les pays capitalistes du temps de Marx,
excepté en Grande-Bretagne, la majorité de la population
travailleuse était encore composée de petits producteurs et
petits commerçants indépendants, aidés des membres de leur
famille. C'est seulement beaucoup plus tard que cette population
se décomposa en une grande majorité de salariés (déjà plus de
90% en Grande-Bretagne et aux USA, plus de 80% dans la plupart
des autres pays industriels capitalistes) et en une classe de
grands, moyens et petits capitalistes en continuelle diminution,
tandis que les petits producteurs indépendants, travaillant sans
salariés extérieurs, deviennent une minorité en voie de
disparition.
Pour prouver que nous ne vivons plus aujourd'hui
dans un mode de production capitaliste au sens où Marx
l'entendait, pour conforter la fable d'une « économie mixte »,
il faudrait démontrer que les salariés ne sont plus contraints
de vendre continuellement leur force de travail (par exemple,
parce que l'État serait en mesure de garantir à tous les
citoyens un revenu minimum d'existence, indépendamment du fait
qu'ils travaillent ou non, ou parce que les moyens de production
seraient tellement bon marché qu'il serait possible à chaque
travailleur d'épargner suffisamment avec son salaire moyen pour
s'établir comme entrepreneur indépendant) et que le
développement de l'économie ne serait plus dominé par
l'obligation, dictée par la concurrence, de maximiser profit et
croissance de chacune des entreprises.
Il suffit d'analyser le développement économique
des cent, cinquante et vingt-cinq dernières années, pour
constater qu'aucun de ces changements structurels n'a eu lieu.
Le capitalisme comme Marx l'a défini, reste aujourd'hui plus que
jamais la caractéristique de l'ordre économique du monde
occidental.
Il ne s'agit pas d'une question de définition,
c'est à dire d'une querelle sémantique. La définition
scientifiquement exacte de l'essence du mode de production
capitaliste permet d'en découvrir les lois de fonctionnement à
long terme ainsi que les contradictions internes. Nous trouvons
ici à nouveau une supériorité notable de l'analyse économique
marxiste sur les écoles d'économie « néoclassiques », qui n'ont
rien d'équivalent à proposer (5).
Puisque le capitalisme repose sur la propriété
privée des moyens de production - c'est-à-dire sur le pouvoir,
que se partagent différentes entreprises et différents
capitalistes, de disposer des moyens de travail et de la force
de travail, ainsi que de la capacité de décision sur les
investissements -, la production capitaliste est placée sous le
signe d'une concurrence impitoyable et de l'anarchie de la
production qui en découle. Chaque capitaliste, chaque
entreprise, cherche à maximiser profit et croissance, sans se
préoccuper des effets de cette tendance sur l'économie dans son
ensemble.
La concurrence force à réduire les coûts de
production, pour maintenir ou élargir la place de chaque
concurrent sur le marché. La réduction des coûts de production
exige une extension constante de l'échelle de la production,
c'est-à-dire la production de séries toujours plus grandes,
celles-ci exigeant à leur tour des machines de plus en plus
performantes. Il y a donc dans le capitalisme une tendance à un
développement énorme du progrès technique, à l'utilisation
permanente de découvertes scientifiques dans la production
matérielle, à l'extension sans bornes de la masse des
marchandises et du parc des machines jusqu'à la
semi-automatisation anticipée par Marx.
Mais toujours plus de machines exigent toujours
plus de capital. Pour ne pas être vaincu par la concurrence, le
capitaliste (l'entreprise capitaliste) doit continuellement
essayer d'élargir son capital. L'accumulation du capital est le
but essentiel et le moteur principal de la vie économique et de
la croissance dans le capitalisme. Si l'accumulation du capital
se ralentit, l'activité économique diminue et la pénurie et la
misère s'étendent, indépendamment du fait que d'énormes réserves
de biens et de forces de production sont disponibles. Contrainte
d'accumuler du capital, la classe des capitalistes n'a d'autre
choix que l'aggravation tendancielle du degré d'exploitation de
la force de travail. Car le capital n'est que de la plus-value
capitalisée, et la plus-value n'est que du travail non-payé :
c'est la différence entre la nouvelle valeur totale produite par
le travail et les coûts de reproduction de la force de travail,
c'est-à-dire la forme monétaire du surproduit social.
Puisqu'avec une productivité croissante du travail, un panier
donné de biens de consommation (et même un panier avec un nombre
croissant de biens de consommation) peut être produit en un
temps de travail toujours plus réduit (c'est-à-dire dans une
fraction décroissante de la journée normale de travail), il est
tout à fait possible, dans le cadre de rapports de forces
socio-économiques particuliers - surtout si l'armée industrielle
de réserve (le chômage) est réduite et diminue à long terme -
que le salaire réel des travailleurs augmente, tandis qu'en même
temps le degré d'exploitation augmente et qu'ils obtiennent une
part plus réduite de la nouvelle valeur qu'ils ont produite.
Puisque seule la force de travail vivante
produit de la valeur nouvelle et de la plus-value, et que la
part du capital qui est dépensée pour l'achat de moyens de
production morts (bâtiments, machines, matières premières,
énergie) augmente, il y a une tendance à moyen et à long terme à
la diminution du taux de profit moyen, c'est-à-dire du rapport
entre la plus-value sociale totale et le capital social total.
Les variations du taux de profit régissent le
développement économique dans le capitalisme. Une diminution du
taux de profit détermine une diminution de l'accumulation du
capital, ainsi qu'une diminution des investissements, une
diminution de l'emploi, une diminution de la production, une
diminution du revenu réel et une mauvaise conjoncture. Une
augmentation du taux de profit détermine une tendance à la
croissance de l'accumulation du capital, à une augmentation des
investissements, de la production, et détermine également, sur
la longue durée, une croissance de l'emploi et du revenu réel,
c'est-à-dire une bonne conjoncture, et ce, bien que, dans les «
bonnes » comme dans les « mauvaises » périodes, toutes ces
tendances ne se développent ni simultanément, ni parallèlement.
Sur le long terme également, il y a dans le capitalisme des
ondes de croissance économique rapide (1848-73, 1893-1913,
1948-1966) et des ondes de croissance ralentie (1823-1847,
1874-93, 1914-39, 1967-...). Ces ondes sont conditionnées par
les courbes du taux de profit moyen et de la possibilité (ou
difficulté), qui y est liée, de réaliser des révolutions
technologiques fondamentales.
Ce mouvement ondulatoire du taux de profit
détermine la marche cyclique de la production capitaliste qui
est inhérente au système, c'est-à-dire la succession régulière
de phases de surproduction périodique (récession) et de relance
(jusqu'à des phases d'expansion périodiques). La marche cyclique
de la production capitaliste existera aussi longtemps
qu'existera la production capitaliste, et aucun « ensemble
sophistiqué de mesures de politique étatique anticyclique » ne
pourra durablement prévenir le retour à des crises de
surproduction périodiques (6). Les crises de surproduction
s'expliquent par la concurrence, c'est-à-dire d'une part en
raison de l'anarchie capitaliste de la production, qui doit
nécessairement conduire à un mouvement ondulatoire de
surinvestissement et de sous-investissement, et d'autre part en
raison d'une tendance également inhérente au système, à
développer la production (et la capacité de production) au-delà
des limites auxquelles la consommation solvable de la grande
majorité de la population reste confinée par les rapports
capitalistes de distribution.
Certes, chacune des vingt crises économiques
générales (7), qui ont au lieu jusqu'à présent dans l'histoire
du marché capitaliste mondial, a ses propres caractéristiques
qui sont liées à des aspects spécifiques du développement du
marché mondial (par exemple, le rôle du boom des prix des
matières premières et pétroliers dans le déclenchement de la
récession de 1974-75). Mais il est peu sérieux et peu
scientifique d'expliquer un événement, qui s'est produit 20 fois
en 150 ans exclusivement ou principalement à partir de facteurs
qui ne peuvent tout au plus expliquer que telle ou telle crise
en particulier, et de refuser d'expliquer les causes générales
des crises économiques capitalistes inhérentes au système.
Il est tout aussi peu justifié de voir dans le
retour régulier de la croissance économique après la crise, une
preuve des «erreurs» de l'analyse marxiste. Marx n'a jamais
prédit un effondrement automatique de l'économie capitaliste au
cours de «la» grande crise économique. Dans son analyse, la
crise a justement la fonction objective de relancer la
valorisation et l'accumulation du capital, par la dévaluation
massive du capital et l'augmentation massive du degré
d'exploitation de la force de travail (rendu possible par le
chômage de masse). Sa conclusion est seulement qu'un système qui
ne peut réaliser la croissance économique qu'au prix de la
destruction violente et périodique de forces productives et par
la production périodique d'une misère généralisée, est un
système irrationnel et inhumain qui devrait être remplacé par un
système meilleur.
Une accumulation du capital en croissance
continuelle conduit, de par la concurrence imposée par le
système, à une concentration et à une centralisation croissantes
du capital. Les gros poissons mangent les petits. Dans des
secteurs industriels toujours plus nombreux, une poignée de
trusts concentre les deux tiers ou plus de la production. La
concentration et la centralisation du capital mène à la
domination du marché pour un grand nombre de produits.
Le capitalisme monopolistique remplace le
capitalisme libéral où les prix étaient soumis à la libre
concurrence. Ni les monopoles, ni l'intervention croissante de
l'État dans l'économie ne peuvent, à long terme, contrer les
effets de la loi de la valeur, et contrôler et garantir les
prix, les débouchés, la production et la croissance économique.
La suppression de la concurrence et de l'anarchie à un niveau
les reproduit avec d'autant plus de vigueur à un niveau plus
élevé. De toutes ces lois générales de fonctionnement du mode de
production capitaliste découlent une série de contradictions
fondamentales et croissantes du système.
La croissance économique capitaliste est
toujours une croissance inégale, provoquée par la recherche de
sur-profits. Développement et sous-développement se
conditionnent réciproquement et mènent à une polarisation
extrême du pouvoir économique, tant au niveau national qu'au
niveau international. Dans les principaux pays capitalistes
industrialisés, les 1-2% de la population les plus riches
détiennent plus de 50% de la richesse privée et souvent plus de
75% de la valeur en actions de toutes les sociétés par actions
(8). Moins de 800 trusts multinationaux contrôlent déjà entre un
quart et un tiers de la production capitaliste industrielle
mondiale. Une douzaine de grosses sociétés spécialisées dans le
commerce du soja, du blé et du maïs, et quelques centaines
d'entreprises de l'agro-business contrôlent la plus grande
partie du commerce alimentaire mondial. 70% de la population
mondiale (les pays sous-développés, plus la Chine) ne reçoivent
que 15% à peine du revenu mondial et comptent pour moins de 10%
de la consommation mondiale d'énergie.
Le mode de production capitaliste engendre de
manière croissante l'aliénation du travail et l'auto-aliénation
de tous les êtres humains. Si le travail n'est considéré que
comme moyen de gagner de l'argent, il perd en grande partie sa
dimension créative et formatrice de la personnalité. La tension
physique, la monotonie ou le stress permanent provoqué par
l'obligation de rendement et par la peur de l'échec, font du
travail un fardeau et une calamité. L'être humain n'est plus le
but, mais le moyen du système économique; il est dégradé jusqu'à
ne plus être qu'un petit rouage de la machine, pour ainsi dire.
La rationalité extrême et la planification
sophistiquée du calcul des coûts et des investissements, de
l'organisation de la recherche et de la production au sein de
l'entreprise, sont liées à l'irrationalité croissante du système
dans sa globalité. Cette irrationalité ne s'exprime pas que dans
les crises de surproduction qui reviennent régulièrement, mais
aussi dans les énormes pertes dues au fait que, d'une part, les
capacités de production ne sont pas pleinement utilisées, et ce
de façon permanente, et que, d'autre part, il y a un énorme
gaspillage des forces productives dans une production
irrationnelle, nuisible, qui met en danger la santé, la nature
et la vie elle-même.
Toutes ces contradictions peuvent être ramenées
à une contradiction centrale: la contradiction entre la
socialisation objective croissante de la production et son
appropriation privée. Le travail en tant qu'activité privée
destinée à la consommation immédiate de producteurs individuels
ou de petites collectivités est depuis longtemps devenu
marginal. Une dépendance mutuelle toujours plus étroite relie
aujourd'hui des centaines de millions de producteurs dans un
travail qui objectivement ne peut se passer de coopération. Mais
l'organisation, la direction et la finalité de cet énorme
mécanisme ne sont pas entre leurs mains. Elles sont entre les
mains du grand capital. Le profit privé (le profit de chaque
entreprise individuelle) reste l'alpha et l'oméga de toute
l'organisation économique. La tendance effrénée à
l'enrichissement empêche de mettre les énormes capacités
productives au service de la satisfaction des besoins humains et
de l'émancipation des producteurs. La valeur d'échange, qui
s'est autonomisée, transforme de façon croissante ces forces
productives en forces destructives, qui nous conduisent à des
catastrophes effroyables. Les contradictions croissantes du
système se déchargent périodiquement dans une succession
explosive de crises économiques, sociales et politico-militaires
extrêmement destructrices. L'anéantissement de la culture
matérielle et de la civilisation humaine élémentaire, le retour
à la barbarie, sont devenus une possibilité réelle et tangible.
Quiconque considère l'histoire de notre siècle
de façon objective ne peut que s'étonner de l'exactitude avec
laquelle le génie analytique de Marx a saisi et prédit les
tendances principales du développement économique et social.
III.
La dimension active et consciente du marxisme
est une part constitutive de sa conception de l'histoire. Elle
est aussi un défi quotidien pour quiconque se définit comme
marxiste. Si la société bourgeoise apparaît, superficiellement,
comme le champ d'une lutte universelle de l'individu contre
l'individu, le marxisme voit ces affrontements structurés en
lutte des classes. La lutte des classes entre travail salarié et
capital domine le développement social dans ce mode de
production. En dernier ressort, seul le conflit social exprime
les lois de mouvement économique et les contradictions internes
de ce mode de production.
Chaque salarié et chaque possédant sont
objectivement insérés dans cette lutte des classes, qu'ils le
veuillent ou non. Les entrepreneurs capitalistes sont contraints
par la concurrence à la maximisation de leur profit,
c'est-à-dire à l'exploitation maximale de leurs salariés.
Ceux-ci, de leur côté, n'ont pas d'autre choix que la lutte pour
des salaires plus élevés et un temps de travail réduit, s'ils
veulent maintenir ou améliorer leur position au sein de la
société bourgeoise.
L'expérience pratique montre que dans la
confrontation individuelle entre le salarié et l'entrepreneur
capitaliste, le premier sort systématiquement vaincu à cause de
son impuissance financière et économique. Il doit
continuellement vendre sa force de travail, alors que le
capitaliste dispose de réserves suffisantes pour pouvoir
attendre un prix qui lui convienne. Ainsi, la pression
matérielle pousse les salariés à se regrouper, à s'organiser
collectivement, à créer des caisses de grève, des syndicats, des
coopératives et éventuellement des partis politiques ouvriers.
Mais cette obligation objective n'est pas vécue
mécaniquement de la même façon par tous les salariés. Ils ne
réagissent pas tous, non plus, immédiatement, de la même façon
et continuellement, à cette obligation. Certains sont conscients
plus vite que d'autres de la nécessité d'une coalition et des
conditions auxquelles elle peut être couronnée de succès.
Certains vont tirer en permanence les conclusions pratiques de
cette conscience, d'autres moins ou pas du tout. Des individus
d'autres classes sociales peuvent aussi se joindre à la lutte de
classe prolétarienne, soit par conviction scientifique, soit par
identification morale avec les exploités, soit pour les deux
raisons combinées (pour certains, cela peut même s'expliquer par
l'aspiration à une carrière individuelle dans les organisations
de masse).
Le fait que la lutte de classe prolétarienne ne
peut être comprise que comme le résultat d'une dialectique des
facteurs historiques objectifs et subjectifs n'implique d'aucune
façon que le marxisme réintroduise « par la fenêtre », pour
ainsi dire, le pur hasard et l'indétermination dans sa
conception de l'histoire, après l'en avoir d'abord chassé par la
porte au nom des lois du processus historique révélées par le
matérialisme historique (9). Cela signifie seulement que le
processus historique ne suit pas une ligne parfaitement droite
et unilatérale, que chaque crise historique ne tend pas vers un
seul résultat possible, mais qu'elle peut aboutir aussi bien à
un progrès historique (une révolution sociale réussie) qu'à une
régression historique (une décomposition du niveau atteint par
la civilisation matérielle et la culture).
Le cadre de ces variations possibles reste
cependant prédéterminé par les conditions matérielles et
sociales. La fin d'un ordre social est inévitable à partir d'un
certain degré d'aggravation de ses contradictions internes. Rien
ne pouvait sauver durablement la société esclavagiste décadente
à partir du IIIe siècle avant JC, ni la société féodale tardive
décadente à partir du XVIIe siècle. Seule la forme concrète de
leur dépassement était encore indéterminée jusqu'à un certain
point, c'est-à-dire qu'elle dépendait du développement des
rapports de forces entre les classes sociales en lutte pour le
pouvoir (rapports de forces qui incluent les éléments
idéologiques de la lutte des classes tout comme l'initiative
politique).
De même, la possibilité de trouver une issue à
une crise sociale est prédéterminée matériellement. Étant donné
le niveau de développement des forces productives aux époques
concernées, la crise de l'Antiquité, tout comme celle de la
féodalité, ne pouvaient pas déboucher sur une société communiste
- malgré toute la conviction et toute la détermination des
Esséniens et des premiers chrétiens, des Hussites et des
Anabaptistes. Au stade actuel de développement des forces
productives, toute tentative de revenir à la production
marchande simple et à la petite production privée serait pure
utopie.
Du fait que la conception marxiste de l'histoire
accorde un poids déterminant à la lutte des classes dans la
détermination du cours concret des événements, le marxisme tend
à rétablir l'unité de la théorie et de la pratique, qui a été si
longtemps détruite par la division sociale du travail et par la
division en classes de la société. Il s'efforce d'y parvenir à
trois niveaux: premièrement, au niveau épistémologique général,
en reconnaissant la vérification par la pratique comme forme
ultime de confirmation de toute hypothèse scientifique - les
siennes y compris (10); deuxièmement, en définissant la
possibilité d'une transformation socialiste de la société, d'une
issue positive de la lutte de classe prolétarienne, c'est-à-dire
de la solution au dilemme de savoir comment des êtres humains,
dont la motivation individuelle est largement conditionnée par
une société de classes aliénante, pourraient construire une
société sans classes. Le marxisme répond à cette objection
matérialiste vulgaire que si les humains sont bien le produit
des conditions dans lesquelles ils vivent, ces conditions sont
également le produit de l'action des humains (11).
La transformation révolutionnaire des conditions
d'existence et l'auto-éducation révolutionnaire des êtres
humains pour une transformation consciente de leur être social
sont donc deux processus indissociablement mêlés, dont la base
matérielle est produite par les contradictions internes du mode
de production capitaliste, par le haut degré de développement
des forces productives, et par la logique interne de l'extension
de la lutte des classes prolétarienne. Dans le prolétariat
d'éducation marxiste, la théorie scientifique et la praxis de
transformation sociale sont aussi, de plus en plus, réunies en
pratique.
Finalement, le marxisme tend également au
rétablissement de l'unité de la théorie scientifique et de la
praxis politique révolutionnaire pour chaque marxiste
individuel. Un « marxisme de salon» purement contemplatif serait
un pseudo-marxisme, castré, aliéné et réifié, non seulement en
pratique, mais aussi en théorie parce qu'il devrait tendre vers
un déterminisme économique fataliste.
Ce lien nécessaire entre la théorie marxiste et
la praxis socialiste-révolutionnaire implique-t-il pour le
théoricien marxiste une perte tendancielle de la distanciation
et de l'objectivité scientifiques, une limitation de cette
capacité à expliquer les phénomènes sociaux dans leur globalité
qui fait justement la force d'attraction intellectuelle du
marxisme ? Pas du tout ! La négation de l'objectivité
scientifique, c'est le subjectivisme (le préjugé et l'arbitraire
dans l'utilisation des données empiriques) et non le fait de
prendre parti. Le subjectivisme mène soit à ne pas voir les
problèmes posés, soit à nier les données qui ne s'accordent pas
avec un quelconque concept dogmatique. Rien n'est plus étranger
au marxisme - dont le fondateur avait choisi comme devise: « de
omnibus dubitandum est » - qu'une telle approche
non-scientifique de l'analyse des phénomènes sociaux.
Un contrôle sévère des sources et des faits; la
disposition à vérifier de nouveau chaque hypothèse de travail,
dès que des tendances contradictoires semblent apparaître ou
apparaissent réellement; un déploiement illimité de la liberté
de critique la plus large, et de ce fait même, un besoin de
pluralisme scientifique et idéologique: il ne s'agit pas là
uniquement de composantes de la méthode marxiste, ce sont pour
ainsi dire les conditions préalables nécessaires pour que le
marxisme lui-même puisse arriver à son plein épanouissement.
Sans ces conditions, il dépérit pour devenir un talmudisme
exsangue ou - pis encore - une religion d'État stérile.
C'est justement parce que le marxisme n'est pas
de « la science pour la science », justement parce qu'il est «
partisan » au sens le plus noble du terme, c'est-à-dire qu'il se
donne comme but non seulement d'interpréter le monde, mais aussi
de le transformer dans le sens de l'émancipation des classes
travailleuses, c'est justement pour cela qu'il ne peut en aucun
cas déroger à une stricte objectivité scientifique dans
l'analyse de la société. Seule une théorie fondée
scientifiquement et rendant compte de la réalité peut être une
arme efficace dans le combat pour la transformation socialiste
de la société. L'objectivité scientifique ne peut être violée
pour des raisons « partisanes », car cela reviendrait à bien
mouiller la poudre avant de faire feu. Mais on n'a pas encore
gagné de bataille avec de la poudre mouillée.
Une science sociale qui serait « impartiale », «
axiologiquement neutre », qui se positionnerait de manière «
neutre » dans la lutte des classes, ne peut pas exister dans une
société divisée en classes, quelles que soient les aspirations
subjectives des chercheurs scientifiques, qui tendent souvent à
aller dans ce sens. Un exemple frappant nous est offert par
l'évolution de l'économie universitaire et « officielle » au
cours des cinq dernières années. Quand des institutions telles
que le Fonds monétaire international, chaque fois qu'il s'agit
d'apprécier la solvabilité d'États qui demandent des prêts,
imposent aux gouvernements qui en font la demande une réduction
des dépenses sociales; quand elles exigent sans le moindre
scrupule, dans le cas d'un peuple aussi pauvre que celui de l'Egypte,
que les subventions pour les denrées alimentaires de base soient
radicalement réduites ou même supprimées, ce qui condamne
littéralement à la faim une partie de cette population, il
s'agit alors, à l'évidence, d'une tentative au niveau mondial de
relever le taux de profit par l'abaissement du coût de la
marchandise « force de travail ».
Que cela puisse être justifié d'un point de vue
purement « technique » (par référence à l'inflation, aux
déficits de la balance des paiements, aux déficits budgétaires
etc.), prouve seulement que l'économie politique «officielle»,
en acceptant tacitement de se placer exclusivement dans le cadre
de l'ordre économique existant, est tout aussi tacitement
contrainte de se subordonner aux lois de l'accumulation du
capital, c'est-à-dire aux besoins de la lutte de classe du
capital.
IV.
La lutte de classe prolétarienne, dans sa forme
élémentaire, n'est pas encore une lutte de classe socialiste.
Certes, elle se développe, par le fait même de son extension,
d'une lutte strictement économique en une lutte objectivement
politique, dans la mesure où elle n'oppose plus seulement des
salariés isolés à des capitalistes isolés, mais les larges
masses de ceux qui perçoivent un salaire ou un traitement à
l'ensemble des possédants (12). Mais une telle lutte de classe
objective et politiquement élémentaire, par ses effets
subjectifs sur la conscience de classe du prolétariat, peut
seulement ajouter aux affrontements entre le salariat et le
capital la possibilité périodique de la lutte pour la conquête
du pouvoir politique avec l'objectif d'un bouleversement radical
de la société bourgeoise, autrement dit une dimension
anticapitaliste consciente.
Ces affrontements sont aussi inévitables et
inscrits dans la nature du système capitaliste que le déclin et
la décomposition de ce système. Mais ni la victoire du
socialisme, ni le développement de la conscience de classe
prolétarienne à son plus haut niveau ne sont inévitables. Ainsi
retrouvons-nous ici encore le facteur subjectif de l'histoire -
c'est-à-dire l'intervention consciente, ajustée par rapport à un
but, dans le processus historique objectif- comme composante
décisive du marxisme. On peut tirer de ce fait une série de
conclusions importantes.
La stratification socio-économique du
prolétariat, l'appropriation inégale des connaissances
scientifiques (ou bien, revers négatif du même phénomène,
l'influence inégale de l'idéologie bourgeoise et petite
bourgeoise), la disponibilité inégale à l'engagement personnel
continu dans une organisation syndicale ou politique, entraînent
une différenciation inévitable de la conscience de classe
prolétarienne. Seule l'organisation de l'avant-garde socialement
consciente dans un parti révolutionnaire d'avant-garde permet
d'assurer la continuité de cette conscience, ainsi que son
renforcement constant grâce aux expériences de chaque nouvelle
phase de la lutte des classes.
Mais seul un parti qui parvient à communiquer
à la majorité des travailleurs le niveau de conscience de classe
nécessaire à la victoire d'une révolution socialiste, est
vraiment et objectivement l'avant-garde de la classe. Cette
transmission ne peut s'opérer que par une intervention efficace
dans la lutte des classes réelle. La nécessaire unité
dialectique de l'avant-garde et de la classe, de l'organisation
et de la spontanéité, est inscrite tant dans la nature du
prolétariat que dans celle de la révolution prolétarienne et de
l'ordre socialiste des conseils (13).
La dialectique des moyens et des fins obtient
ainsi un cadre objectivement définissable. Précisément parce que
le but socialiste ne peut être atteint sans qu'augmentent la
confiance des travailleurs dans leurs propres forces, leur
sentiment d'appartenance à un ensemble et leur solidarité de
classe, seuls sont utiles et applicables - pour autant qu'ils
mènent au but socialiste - les moyens, tactiques et compromis
qui élèvent globalement la conscience de classe, au lieu de la
brider ou de la dégrader (14). Toute tactique qui produit un
effet contraire sur la conscience de classe des travailleurs,
quelle que puisse être son efficacité immédiate apparente d'un
point de vue « purement pratique », éloignera à long terme du
but socialiste, au lieu de s'en rapprocher.
Les composantes critiques et autocritiques du
marxisme se trouvent ainsi particulièrement mises en valeur. Le
marxisme n'est pas seulement « ouvert » et éloigné de tout
dogmatisme, par essence, parce qu'il se réfère à un processus
historique en mouvement constant, qui sans cesse accroît et
transforme le matériau brut des sciences sociales (par rapport
au présent, mais aussi par rapport au passé). Il n'est pas
seulement « ouvert » parce que sa référence à la praxis fait
qu'il est en permanence tourné vers l'avenir - un avenir qui ne
peut jamais être complètement connu à l'avance, puisqu'une
intervention délibérée pourrait modifier l'issue d'un processus
historique. Le marxisme est « ouvert » aussi parce que le
facteur décisif dans la transition du capitalisme au socialisme
reste l'élévation de la conscience de classe du prolétariat,
ainsi que le degré d'indépendance, d'auto-organisation et
d'initiative au combat des travailleurs.
Dans la lutte des classes, toute intervention
organisée, que ce soit dans une grève, dans des élections ou
dans la construction du socialisme, tout discours dans une
assemblée ouvrière et tout tract qui sera lu par des
travailleurs, doivent être considérés du point de vue suivant:
quels vont être les effets de cette intervention sur la
conscience de classe ? Le jugement sur ces effets reste
toutefois nécessairement hypothétique pendant l'action
elle-même. Seule l'expérience pratique ultérieure peut établir
si c'était juste ou faux. C'est cela qui explique la grande
importance que le marxisme accorde à l'histoire des luttes de
classe prolétariennes, car c'est là le seul laboratoire qui
permette d'apprécier les tactiques et les méthodes de lutte sur
la base des expériences du passé.
Il en découle que sans réflexion objective et
critique, y compris à l'égard de soi-même, ni lutte de classe
socialiste consciente, ni parti révolutionnaire véritable, ni
marxisme authentique ne sont concevables. Un pseudo-marxisme qui
sacrifie l'autocritique publique impitoyable, l'expression
publique de la vérité, même très cruelle, à on ne sait quelles «
exigences pratiques», est indigne non seulement de la dimension
scientifique du marxisme, mais aussi de sa dimension
libératrice. Il est aussi, à long terme, totalement inefficace.
Mais une lutte de classes politique doit
s'intéresser à tous les phénomènes sociaux, ceux qui concernent
plus que quelques individus isolés. Elle déborde donc
nécessairement la lutte de classe élémentaire pour la
répartition du revenu national entre salaires et profits (la
plus-value). Directement à partir de cette lutte de classe
élémentaire, elle est incapable de poser le problème de la
suppression de la propriété privée des moyens de production, la
question de « l'expropriation des expropriateurs ».
La question de l'État, celle de la liberté
politique et de l'activité autonome des travailleurs, du passage
de la démocratie représentative à la démocratie directe, jouent
ici un rôle tout à fait déterminant. La claire compréhension de
toutes ces questions exige une éducation (une auto-éducation)
progressive du prolétariat, en s'intéressant à tous les
problèmes politiques et sociaux qui concernent toutes les
classes de la société bourgeoise (15).
Le fait que cette exigence soit inscrite dans la
conception marxiste de l'histoire et de l'action ne doit rien au
hasard, ni à des considérations « purement tactiques ». Elle
correspond à l'essence même de la lutte de classe prolétarienne,
qui ne se conçoit elle-même que comme un moyen pour atteindre le
but de la société sans classes - une société dans laquelle, avec
la disparition de « l'exploitation de l'homme par l'homme »,
toute forme d'oppression et de violence exercée par des humains
contre d'autres humains doit disparaître. L'indifférence ou la
tolérance à l'égard de telles formes d'oppression, ou pis encore
leur recrudescence, ne peuvent pas conduire au but socialiste.
Il y a donc aussi une composante éthique du
marxisme qui possède un fondement matérialiste objectif. Quand
des marxistes conséquents disent qu'ils considèrent tout du
point de vue de la lutte de classe prolétarienne, ils
sous-entendent par là que ce point de vue repose sur le théorème
suivant: seul ce qui élève la conscience de classe
prolétarienne, et en particulier ce qui permet aux travailleurs
d'accéder à une compréhension plus profonde des différences
fondamentales entre la société bourgeoise et la société sans
classes, favorise la lutte de classe prolétarienne à long terme.
Cela inclut, à son tour, la compréhension de la nécessité de la
lutte pratique contre toute forme d'exploitation et d'oppression
- qu'elle vise les femmes ou des races, des nationalités, des
peuples, des classes d'âge, etc. - comme composante nécessaire
du combat mondial pour une société socialiste. Le marxisme
commence « avec cet enseignement que pour l'être humain, l'être
suprême est l'être humain, donc avec l'impératif catégorique de
renverser tout les rapports qui font de l'être humain un être
humilié, asservi, abandonné, méprisable » (16).
Cette compréhension découle sans aucun doute
d'un besoin psychologique individuel de protestation et de
rébellion contre toute forme de déni du droit, d'injustice et
d'inégalité. Mais elle découle aussi d'une nécessité historique
objective.
Seul un contrôle mondial conscient des forces
productives matérielles par l'humanité peut empêcher celles-ci
de se transformer progressivement en forces destructrices de la
nature et de la culture. Mais le contrôle conscient suppose une
capacité de jugement, tant individuelle que collective. L'auto-éducation
du prolétariat à l'émancipation effective et à un véritable
internationalisme, que le marxisme promeut, est en dernière
analyse une auto-éducation de la capacité de jugement et de
décision du prolétaire individuel dans le cadre collectif. Sans
cela, l'autogestion socialiste et l'économie socialiste
planifiée ne seraient qu'une formule creuse, sinon même cynique.
La socialisation de l'économie ne peut faire le
saut d'un processus purement objectif à un processus placé sous
contrôle subjectif, que lorsque la collectivisation des rapports
de propriété et de la gestion des forces productives se trouve
accompagnée et combinée dialectiquement avec une
individualisation progressive de la capacité de décision (17).
Etendre la réalisation de toutes les potentialités de la
personnalité humaine à tous les producteurs et à tous les
humains, ce n'est pas seulement le but grandiose du socialisme,
c'est aussi de plus en plus un moyen indispensable pour réaliser
ce but.
V.
La théorie marxiste distingue les conditions les
plus propices au renversement du capitalisme de celles qui sont
nécessaires à l'édification d'une société socialiste pleinement
développée. Les premières se rapportent surtout aux rapports de
forces socio-politiques. Ceux-ci concernent non seulement la
force relative du prolétariat et de son parti révolutionnaire
d'avant-garde, mais aussi la faiblesse relative de la
bourgeoisie et, par exemple, la possibilité de rallier à la
révolution prolétarienne la majorité d'une population active
encore largement non-prolétarisée - la paysannerie - du fait
justement que la bourgeoisie des pays capitalistes
sous-développés est incapable, à l'époque impérialiste, de
dépasser radicalement les rapports pré-capitalistes au village.
Les secondes conditions dépendent d'un haut niveau de
développement des forces productives et d'une maturité
politico-culturelle du prolétariat, qui permettent un degré
maximum de démocratie directe des conseils, d'autogestion, de
croissance économique harmonieuse, de démantèlement systématique
des rapports marchands et monétaires par la généralisation
rapide de la saturation dans la consommation des biens et des
services indispensables (autrement dit un passage graduel à la
répartition selon le critère de la satisfaction des besoins).
Il est évident que le sous-développement relatif
du capitalisme dans certains pays, à l'époque impérialiste,
facilite la conquête du pouvoir politique par le prolétariat,
pour les mêmes raisons qui compliquent considérablement la
construction d'une société sans classes dans ces pays, ou la
rendent même impossible tant que la révolution y reste isolée.
La théorie de la révolution permanente de Trotsky - qui est,
avec la théorie de l'organisation de Lénine, le développement le
plus important du marxisme après Marx et Engels - a permis à
celui-ci, dès les années 1905-1906, de pronostiquer correctement
ces deux aspects contradictoires de la révolution au XXe siècle
(18).
La conclusion qu'il tira de sa perception du
caractère dialectique de la révolution socialiste dans les pays
relativement sous-développés n'était pas de réprouver ces
révolutions comme «prématurées», au motif qu'elles
condamneraient le parti et la classe révolutionnaires à la perte
(19). C'était, au contraire, la compréhension de
l'inéluctabilité de telles révolutions « prématurées » à
l'époque impérialiste - la seule autre possibilité étant de
rester enfoncé dans le sous-développement barbare! - et de la
nécessité de les considérer comme des points de départ vers la
révolution mondiale socialiste, qui peut s'étendre
progressivement et par étapes aux nations industrielles les plus
importantes du monde. La tragédie du socialisme depuis 1917 ne
consiste pas en ce que des marxistes aient essayé de contribuer
à sa victoire dans des pays sous-développés. C'est bien plutôt à
porter à leur crédit du point de vue de l'histoire mondiale. Sa
tragédie consiste en ce qu'il soit resté isolé dans ces pays,
c'est-à-dire qu'il n'a pas encore triomphé dans les pays
industrialisés de l'Ouest, malgré de nombreuses occasions
historiques favorables (Allemagne en 1918-19, 1920, 1923 ;
France en 1936 , 1944-47, 1968 ; Italie en 1919-20, 1945-48,
1969-70 ; Grande-Bretagne en 1926, 1945-48 ; Espagne en 1936-37,
etc.) (20).
C'est ainsi qu'est né, d'abord en Union
soviétique, ensuite en Europe de l'Est, en Chine, à Cuba et au
Vietnam, un nouveau phénomène historique. On trouve dans ces
pays une société qui n'est plus capitaliste, dans laquelle
aucune des lois de fonctionnement du capitalisme précédemment
décrites ne fonctionne plus, mais qui est en même temps encore
bien loin de construire une société socialiste au sens où Marx
et Engels définissaient la première phase de la société sans
classes (21). Il s'agit d'une société que le retard de la
révolution prolétarienne mondiale a bloquée, puis figée au stade
de la transition entre le capitalisme et le socialisme.
Les conditions concrètes, historiquement
particulières, dans lesquelles cette glaciation s'est opérée ont
conduit à la dégénérescence bureaucratique de ces sociétés de
transition. Une couche sociale - la bureaucratie de l'Etat, de
l'économie, du parti et de l'armée- s'approprie des privilèges
importants dans la sphère de la consommation. Parce que ses
privilèges restent limités à cette sphère et qu'elle ne joue
aucun rôle indispensable dans la sphère de la production, il ne
s'agit pas d'une nouvelle classe dominante. Sans parasitisme,
l'accumulation productive socialement nécessaire ne diminuerait
pas, mais au contraire augmenterait; la croissance économique ne
connaîtrait pas d'évolution négative, mais serait au contraire
accélérée. Mais justement parce qu'elle est une couche
parasitaire, la bureaucratie ne peut asseoir ses privilèges que
sur un contrôle sans limites du surproduit social, c'est-à-dire
par une mainmise absolue sur l'État, l'économie et les armes,
par l'absence de droits politiques, l'atomisation et la
passivité des larges masses laborieuses (22). Comme l'ont prouvé
les événements de Hongrie et de Pologne en 1956, de
Tchécoslovaquie en 1968 (et partiellement de Chine en 1966-67),
toute nouvelle poussée de l'activité politique des masses dans
ces sociétés entraîne une tendance quasi automatique vers un
ordre social véritablement fondé sur les conseils, et
l'effondrement quasi automatique de la dictature de la
bureaucratie.
En collant sur cette dictature l'étiquette de
socialisme « réel » ou « réalisé », les apologistes de l'Est
comme de l'Ouest, ont rendu à la bourgeoisie mondiale le plus
grand service idéologique et politique qu'on puisse imaginer, un
service sans lequel le capitalisme n'existerait probablement
plus du tout - du moins en Europe occidentale. L'identification
du socialisme avec les conditions d'oppression politique et
d'absence de liberté individuelle qui règnent à l'Est est
actuellement la raison principale qui incite les salariés de
différents pays occidentaux importants à s'accommoder
relativement de la société bourgeoise, bien qu'elle soit de plus
en plus sujette aux crises.
Cette identification ne pourra être
définitivement brisée que lorsque la révolution prolétarienne
triomphera dans un ou plusieurs pays occidentaux hautement
développés, et présentera au prolétariat mondial un « modèle de
socialisme » réalisé en pratique (ou, plus exactement, le modèle
d'un socialisme en construction et encore inachevé)
fondamentalement différent de l'URSS. A quoi un tel modèle
ressemblera-t-il vraiment, nous ne sommes pas en mesure d'en
donner une description détaillée. Mais ses grands traits peuvent
être déduits approximativement aussi bien des éléments de la
nouvelle société qui se sont déjà dégagés au sein de l'ancienne,
que de l'assimilation critique de l'ensemble des expériences
(tant positives que négatives) des révolutions prolétariennes
passées du XXe siècle.
La caractéristique principale de ce modèle de
socialisme sera, sur le plan politique, la démocratie des
conseils, c'est-à-dire l'exercice direct du pouvoir politique
par la classe ouvrière et ses représentants librement élus. Le
parti révolutionnaire exercera son rôle dirigeant dans le cadre
du régime des conseils grâce à sa capacité à convaincre
politiquement et idéologiquement la majorité des travailleurs,
et non par la contrainte et la répression de ses adversaires
politiques. Cela suppose un système de pluripartisme, la pleine
liberté d'organisation de réunion, de manifestation, et de la
presse, l'indépendance des syndicats, le droit de grève, ainsi
que le respect total du pluralisme idéologique, scientifique,
artistique et philosophique. Contrairement à la démocratie
parlementaire bourgeoise, ces droits démocratiques fondamentaux
seront d'autant plus étendus qu'ils ne seront plus seulement
purement formels, mais pourront acquérir un contenu réel, dans
la mesure où les conditions matérielles et le temps
indispensables à leur exercice effectif seront assurés à la
masse des citoyens. Ceci signifie également un passage toujours
plus important à la démocratie directe, à l'exercice immédiat du
pouvoir d'État par les travailleurs eux-mêmes, à l'autogestion
des citoyens et des collectivités dans un nombre significatif de
secteurs de la société, autrement dit une dynamique conduisant
au dépérissement progressif de l'Etat.
Sur le plan économique, ce «modèle» sera
caractérisé par l'autogestion planifiée et démocratiquement
centralisée de l'économie, les producteurs associés décidant
eux-mêmes de toutes les priorités qui déterminent l'évolution
économique, et cela toujours au niveau où ces décisions peuvent
réellement être prises: dans des congrès nationaux de tous les
conseils et des congrès de branches industrielles, pour les
décisions d'investissements importantes; au niveau de
l'entreprise ou du secteur industriel (ou des entreprises
fédérées sur le mode coopératif), pour ce qui relève de
l'organisation du travail; au niveau communal et régional, pour
les investissements sociaux; dans des conférences de
producteurs-consommateurs avec recours à la télévision, des
référendums et sondages écrits, pour décider de la gamme des
produits; dans des congrès internationaux des conseils, pour un
nombre croissant de décisions portant sur les grands
investissements ou relatives à la protection de l'environnement,
etc.
L'autogestion ouvrière réalisée (et non pas
seulement démagogiquement proclamée) nécessite une baisse
radicale du temps de travail, une élévation continue du niveau
technique et culturel des producteurs directs, une réduction
radicale des inégalités de rémunération, ainsi qu'une
élimination progressive des normes de distribution bourgeoises
(rapports monétaires et marchands). Un contrôle public radical
ainsi que la démocratie politique des conseils la plus large
sont les seules garanties contre le parasitisme, la corruption
et le gaspillage, c'est-à-dire contre les effets en retour sur
les rapports de production, de la survivance de relations
monétaires et marchandes dans la distribution des biens de
consommation.
Ce « modèle », tant politique qu'économique, est
étroitement lié à un changement progressif de la motivation au
travail et de la conscience professionnelle, qui sont
elles-mêmes liées à un changement croissant de la technologie,
de l'organisation du travail et du contenu du processus du
travail (élimination de tous les procédés mécaniques, monotones,
qui ne sont supportés passivement qu'en tant que « service rendu
à la collectivité »), ainsi qu'au dépassement de la séparation
entre travail manuel et travail intellectuel, entre production
et administration, et à la modification des mœurs et des
habitudes. Tous ces changements agissent les uns sur les autres
et se conditionnent mutuellement dans l'auto-l'éducation des
producteurs associés et l'auto-développement de « l'humain
socialiste ». Ils requièrent une progression qualitative
soudaine de la solidarité internationale, c'est-à-dire une
redistribution significative des valeurs d'usage produites dans
le monde entier - car un « monde socialiste », où
co-existeraient l'abondance et beaucoup de temps libre dans
l'hémisphère nord avec la faim ou le sous-développement dans
l'hémisphère sud, serait une monstruosité qui n'aurait rien à
voir avec le véritable socialisme.
Les idéologues bourgeois rendent le marxisme
responsable de Staline et de tout ce qui a été de travers, et
qui continue à aller de travers en URSS, en Europe de l'Est et
en Chine. On pourrait tout aussi bien condamner la médecine et
en appeler à un retour au charlatanisme institutionnalisé, parce
que tant de malades n'ont pas été guéris en raison de soins
médicaux inefficaces, durant les soixante dernières années. Nous
pouvons même retourner l'argument. Une nouvelle confirmation de
la supériorité du marxisme en tant que science sociale réside
dans le fait qu'il a pu découvrir les causes, les secrets et les
lois de fonctionnement de ce phénomène historique imprévu, la «
société bureaucratisée de transition entre le capitalisme et le
socialisme », et dévoiler complètement la mystification du «
pseudo-marxisme appliqué ». En comparaison, les tentatives
d'analyse théorique de la « soviétologie » académique sont des
travaux d'amateurs, tandis que les « lois » qu'elle prétend
avoir découvert se réduisent à des lieux communs, quand elles ne
sont pas rapidement dépassées par l'évolution objective.
VI.
Quand le marxisme élève la lutte contre toute
forme d'exploitation et d'oppression au rang d'impératif
catégorique et soumet sa prétendue « réalisation » en Union
soviétique et ailleurs à la critique la plus sévère (23), il ne
retombe en aucune façon dans une sorte d'idéalisme historique
qui opposerait un modèle idéal utopique au «dépassement réel des
conditions existantes». Il élève seulement la compréhension
matérialiste de l'histoire à un degré supérieur, où l'unité de
la théorie et de la pratique prend de nouveau une dimension
supplémentaire.
Dans l'histoire entière de l'humanité, on
constate, en effet, la présence de deux constantes parallèles,
mais néanmoins contradictoires. D'un côté, les guerres, les
formes successives de sociétés de classes et de luttes de
classes, témoignent de l'incapacité des humains, jusqu'à
présent, d'étendre les principes de collaboration volontaire, de
coopération et d'association solidaires à l'ensemble de
l'humanité. L'application pratique de ces principes sur une
longue durée reste limitée à des fragments plus ou moins grands
de la race humaine: communautés tribales ou villageoises,
certaines formes de familles élargies, classes sociales luttant
pour des objectifs communs. Nous connaissons déjà les causes
matérielles de cette tendance qui pousse en permanence la
société à se déchiqueter elle-même, et nous savons comment, au
niveau atteint actuellement par les sciences et les techniques,
elle met de plus en plus en péril l'existence de la
civilisation, et même la simple survie physique de l'humanité.
D'un autre côté, l'aspiration à une société de
producteurs libres, égaux et associés est pourtant aussi
profondément enracinée dans l'histoire de l'humanité que la
division en classes elle-même, et l'inégalité sociale,
l'injustice et la violence faite à des humains par d'autres
humains qui accompagnent cette division. Malgré toute
l'influence idéologique des classes dominantes, qui cherchent
constamment à nous convaincre de ce que « il y a toujours eu des
riches et des pauvres, des puissants et des démunis, des
dominants et des dominés, et qu'il y en aura toujours », et
qu'il est donc vain de se battre pour une société d'égaux,
l'histoire est néanmoins marquée par une succession continuelle
de soulèvements, de rébellions, de révoltes et de révolutions
contre l'exploitation des pauvres et l'oppression des démunis.
Ces tentatives de l'humanité pour s'auto-émanciper échouent de
façon incessamment répétée. Mais elles se renouvellent sans
cesse et - considérées historiquement, dans chaque société plus
avancée matériellement - avec une vision plus claire de
l'avenir, des objectifs plus audacieux et des chances à chaque
fois croissantes d'atteindre réellement le but.
Nous, marxistes de l'époque de la lutte de
classes entre le capital et le travail salarié, ne sommes que
les représentants les plus récents de ce courant millénaire,
dont les débuts remontent à la première grève dans l'Egypte
pharaonique (24), et qui, en passant par d'innombrables
soulèvements d'esclaves dans l'Antiquité et les révoltes de
paysans dans la Chine et le Japon anciens, conduit à la grande
continuité de la tradition révolutionnaire des temps modernes et
du présent.
Cette continuité résulte de l'étincelle
inextinguible de l'insubordination à l'inégalité, à
l'exploitation, à l'injustice et à l'oppression, qui jaillit
toujours à nouveau au sein de l'humanité. C'est en elle que
réside la certitude de notre victoire. Car aucun César ni aucun
Ponce Pilate, aucun empereur de droit divin ni aucune
inquisition, aucun Hitler ni aucun Staline, aucune terreur ni
aucune société de consommation ne sont parvenus à étouffer
durablement cette étincelle. Elle correspond trop à nos
prédispositions anthropologiques - au fait que l'être humain est
un être social, qui ne saurait survivre sans une socialisation
croissante et sans marcher debout - pour qu'elle ne se manifeste
pas sans cesse (25), tantôt dans tel pays ou continent et tantôt
dans tel autre, tantôt dans cette classe sociale et tantôt dans
cette autre, tantôt seulement chez des poètes, des philosophes
et des savants, tantôt auprès de larges masses populaires,
suivant les hauts et les bas de l'histoire, ainsi que les
intérêts matériels et les luttes de classes politiques et
idéologiques qui les gouvernent.
Certains neurophysiologistes, des psychologues
et des spécialistes du comportement cherchent à rapporter cette
dualité dans l'histoire de l'humanité à la structuration binaire
de notre système nerveux central, à laquelle correspondrait la
combinaison d'actions réfléchies et instinctives dans
l'individu. La seule chose que cette thèse peut démontrer serait
la possibilité de l'agressivité et de l'action destructive
humaines, le fait que se maintiennent des potentialités
destructrices profondément enracinées dans les êtres humains,
dont l'origine remonte aux temps antérieurs à l'espèce humaine
ou au tout début de celle-ci. Mais quelles sont les raisons qui
font que ces potentialités sont plus ou moins marquées à une
époque donnée; pourquoi y a-t-il eu des époques, des cultures,
des sociétés plus pacifiques ou agressives que d'autres;
pourquoi ne peut-il y avoir un ordre social qui restreigne
radicalement et définitivement (ou tout au moins à très long
terme) ces forces de destruction potentielles, ou bien qui les
canalise dans des voies inoffensives pour les humains - voilà
des interrogations auxquelles cette thèse n'apporte aucune
réponse. C'est là le thème principal et l'objectif principal du
marxisme considéré comme science de l'humanité dans sa totalité.
Nous croyons toutefois qu'il est plus approprié
de retenir ce qui suit: le genre humain, avec toute sa
faiblesse, habité pendant des centaines de milliers d'années par
la peur de forces naturelles écrasantes, et qui a développé,
dans sa lutte contre celles-ci, des formes élémentaires de
coopération sociale, n'a pu gagner la maîtrise progressive sur
ces forces qu'au prix d'une dégradation croissante de la
solidarité sociale. Cette maîtrise a en effet exigé une
accumulation toujours plus importante de parts du produit social
à la place de leur consommation immédiate, une spécialisation
accrue d'une partie de la société dans les activités
administratives et le travail intellectuel à la place de
l'exercice des tâches administratives, à tour de rôle, par tous
les membres de la société. Aussi longtemps que le produit social
fut trop restreint, cette contrainte imposa un conflit
permanent: l'accumulation ne pouvait augmenter que grâce au
travail forcé des producteurs directs, et la grande masse de ces
producteurs devait rester séparée du travail intellectuel.
A mesure que la maîtrise des humains sur la
nature augmenta, ils perdirent la solidarité sociale et le
contrôle sur leur existence sociale. Celle-ci fut désormais
soumise à des lois objectives, aveugles, agissant dans son dos.
Cette contradiction trouve dans le capitalisme son expression la
plus haute et la plus aiguë.
Cependant, avec le développement formidable des
forces productives permis par le mode de production capitaliste,
le prix que les humains doivent payer pour maîtriser la nature
n'est pas seulement devenu trop élevé et directement dangereux
pour la vie, mais il devient aussi de plus en plus absurde. Pour
la première fois dans l'histoire se constitue la base matérielle
réaliste d'une société mondiale, sans classes, des producteurs
associés. Avec le travail salarié, cette classe qui est plus
capable d'organisation collective et d'action de masse qu'aucune
autre avant elle dans l'histoire, le capitalisme a engendré du
même coup une force sociale qui manifeste, au moins
périodiquement, une tendance instinctive à lutter en pratique
pour une telle société. De la Commune de Paris à la révolution
russe, de la Catalogne des années 1936-37 au Mai 1968 français,
l'histoire des luttes de classe révolutionnaires du prolétariat
est une combinaison de telles tentatives, toujours plus
audacieuses et plus étendues, en dépit de toutes les défaites
dramatiques et les victoires partielles tragiques.
Nous ne doutons pas un seul instant du fait que
cette histoire n'en est qu'à ses débuts et que son apogée se
trouve devant et non derrière nous. Ce n'est pas là une croyance
mystique, mais bien plus une certitude qui s'appuie sur une
analyse scientifique des lois de développement de la société
bourgeoise et des luttes de classes au XXe siècle.
C'est justement le grand mérite historique du
marxisme que de donner un fondement rationnel et scientifique et
une orientation à un rêve très ancien de l'humanité, que de
rendre possible une union supérieure de la pensée critique, des
aspirations morales et humanistes avec l'action combattante et
émancipatrice.
En définitive, je suis marxiste parce que seul
le marxisme permet de garder foi dans l'humanité et dans son
avenir sans se leurrer, malgré toutes les expériences terribles
du XXe siècle, malgré Auschwitz et Hiroshima, malgré la faim
dans le « tiers monde » et la menace de destruction nucléaire.
Le marxisme nous apprend à acquiescer à la vie et aux humains, à
les aimer, sans embellissement, sans illusions, en pleine
conscience des difficultés infinies et des revers inévitables
dans les millions d'années de progression de notre espèce d'un
état proche du singe à celui d'explorateur de l'univers et de
conquérant du ciel. Pour cette espèce, s'emparer du contrôle
conscient sur sa propre existence sociale est devenu aujourd'hui
une question de vie ou de mort. Elle réussira finalement à
réaliser l'aspiration la plus noble de toutes: la construction
d'un socialisme mondial, humain, sans classes et sans violence.
Notes :
1. Voir les travaux classiques d'Adolf Portmann
(Zoologie und das neue Bild des Menschen, Rowohit Veriag,
Reinbek, 1956) et d'Arnold Gehien (Der Mensch. Seine Natur und
seine Stellung in der Welt, 7e éd., Athenàum Veriag, Francfort
et Bonn, 1962), ainsi que Gerhard Heberer (Der Ursprung des
Menschen. Unser gegenwàrtiger Wissensstand Gustav Fischer Veriag,
Stuttgart, 1969), Trân duc Thao (Recherches sur l'origine du
langage et de la conscience. Ed. sociales, Paris, 1973) et
l'ouvrage dirigé par V. P. Iakimov (U istokov tshelowetshestva.
Osnoviye problemi antropogenesa [Les Origines de l'humanité.
Problèmes fondamentaux de l'anthropogenèse], Isdatelstvo
Moskovskogo Universiteta, Moscou, 1964).
2. « Une araignée fait des opérations qui
ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la
structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un
architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais
architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit
la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le
résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans
l'imagination du travailleur. » (Karl Marx, Le Capital, Livre
premier, 1.1, Éd. sociales, Paris, 1967, pp. 180-181)
3. On trouve des exemples convaincants d'une
telle utilisation de la méthode marxiste, par exemple, dans de
remarquables travaux d'histoire et de critique littéraires comme
les ouvrages de Franz Mehring, Die Lessing-Legende (Dietz-Verlag,
Berlin, 1963), de Georg Lukacs, La Théorie du roman (Gonthier,
Paris, 1963) et Le Roman historique (Payot, Paris, 1965), et de
Lucien Goldmann, Le Dieu caché (Gallimard, Paris, 1955).
5. « Quelque importantes que soient ces
contributions techniques au progrès de la théorie économique
dans l'évaluation actuelle des apports marxiens, elles sont
reléguées au second plan par son analyse géniale des tendances à
long terme du système capitaliste. Le résultat est vraiment
impressionnant [...] » (Wassily
Leontief, «The Significance of Marxian Economies for Present-Day
Economie Theory », dans David Horowitz, dir., Marx and Modem
Economies, MacGibbon & Kee, Londres, 1968, p. 94).
6. Cette compréhension nous a permis, dès la fin
des années 60 et le début des années 70, de pronostiquer de
façon assez précise la récession générale de l'économie
capitaliste internationale en 1974-75, même en ce qui concerne
son point de départ dans le temps.
7. Les crises économiques qui ont affecté les
pays les plus importants sur le marché mondial se sont produites
en gros dans les années 1825, 1836, 1847, 1857, 1866, 1873,
1882, 1891, 1900, 1907, 1919, 1921, 1929, 1937, 1949, 1953,
1957, 1960, 1970 et 1974.
8. Ceci sans prendre en considération l'épargne
des petits épargnants ou les fonds de retraite, étant donné
qu'il ne s'agit manifestement pas dans ces cas de biens, mais
seulement d un revenu différé qui sera plus tard totalement
consommé. Si, en outre, l'on retranche du patrimoine national
les logements habités par leurs propriétaires (qui sont
davantage des biens de consommation durables que des actifs),
ces pourcentages seraient encore plus élevés.
9. «... dans l'histoire de la société, ceux qui
agissent sont exclusivement des humains doués de conscience,
agissant avec réflexion ou avec passion et poursuivant des buts
déterminés ; rien ne se produit sans dessein conscient, sans fin
voulue. Mais cette différence, quelque soit son importance pour
l'investigation historique, surtout d'époques et d'événements
pris isolément, ne peut rien changer au fait que le cours de
l'histoire est sous l'empire de lois générales internes. Car,
ici aussi, malgré les buts consciemment poursuivis par tous les
individus, c'est le hasard qui, d'une façon générale, règne en
apparence à la surface. Ce n'est que rarement que se réalise le
dessein voulu; dans la majorité des cas, les nombreux buts
poursuivis s'entrecroisent et se contredisent, ou bien ils sont
eux-mêmes a priori irréalisables, ou bien encore les moyens pour
les réaliser sont insuffisants. [..;] Ainsi les événements
historiques apparaissent en gros également dominés par le
hasard. Mais partout où le hasard semble jouer à la surface, il
est toujours sous l'empire de lois internes cachées, et il ne
s'agit que de les découvrir. » (Friedrich Engels, Ludwig
Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, dans
Marx/Engels, Études philosophiques. Ed. sociales, Paris, 1968,
pp. 48-49)
10. V. I. Lénine, Cahiers philosophiques.
Œuvres, t. 38, Éd. du Progrès, Moscou, 1971, p. 181.
11. Voir la troisième des « Thèses sur Feuerbach
» de Marx (dans Marx/Engels, Études philosophiques, p. 62). Ces
« thèses » sont, dans un certain sens, l'acte de naissance du
marxisme.
12. Marx/Engels, Manifeste du parti communiste,
dans Œuvres choisies, t. 1, Éd. du Progrès, Moscou, 1970, pp.
119-120.
13. Sur cette problématique, voir mes études
: « The Leninist Theory of Organization : Its Relevance for
Today » [dans S. Bloom (dir.), Revolutionary Marxism and Social
Reality in the 20th Century : Collected Essays of Ernest Mandel,
Humanities Press, Atlantic Highlands, NJ, 1994, pp. 77-127], et
“De la bureaucratie”. La Brèche,
Montreuil, 1978.
14. Lénine, La Maladie infantile du communisme.
Œuvres, t. 31, Éd. du Progrès Moscou, 1961, p. 63.
15. Lénine, Que faire ?, Œuvres, t. 31, Éd. du
Progrès, Moscou, 1965, pp. 421 et suiv.
16. Marx, « Contribution à la critique de la
philosophie du droit de Hegel. Introduction », dans Critique du
droit politique hégélien. Éd. sociales, Paris, 1975, p. 205
(traduction corrigée).
17. « Au-delà de ces trois aspects - la
subjectivité individuelle, l'intersubjectivité, et le rapport
objectif - le premier centre d'intérêt constitutif de la pensée
marxienne au sujet de la praxis est la primauté pratique de leur
synthèse, telle que déterminée par l'intérêt accordé à la
richesse objective, à l'activité autonome personnelle et
multidimensionnelle, et à la réciprocité sociale universelle, à
la coopération égalitaire ; [...] » (Helmut Dahmer et Helmut
Fleischer, « Karl Marx », dans Dirk Kasler, dir., Klassiker des
soziologischen Denkens, t. 1, Veriag C. H. Beck, Munich, 1976,
p. 151).
18. Bilan et perspectives (Seuil, Paris, 1969)
de Léon Trotsky fut publié en 1906.
19. Engels : « C'est le pire qui puisse arriver
au chef d'un parti extrême que d'être obligé de prendre le
pouvoir en main, à une époque où le mouvement n'est pas encore
mûr pour la domination de la classe qu'il représente et pour
l'application des mesures qu'exige la domination de cette
classe. » (La Guerre des paysans en Allemagne, dans La
Révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, Éd. sociales,
Paris, 1951, p. 97).
20. L'explication de cette tragédie doit
intégrer une analyse concrète de la stratégie et de la tactique
du mouvement ouvrier au XXe siècle. Parmi les contributions les
plus importantes sur ce sujet figurent Réforme ou révolution ?
de Rosa Luxemburg, ainsi que ses écrits relatifs au débat sur la
grève de masse. La Maladie infantile du communisme de Lénine et
les écrits de Trotsky sur l'Allemagne, la France et l'Espagne.
21. « Au sein d'un ordre social communautaire,
fondé sur la propriété commune des moyens de production, les
producteurs n'échangent pas leurs produits ; de même, le travail
incorporé dans les produits n'apparaît pas davantage ici comme
valeur de ces produits, comme une qualité réelle possédée par
eux, puisque désormais, au rebours de ce qui se passe dans la
société capitaliste, ce n'est plus par la voie d'un détour, mais
directement, que les travaux de l'individu deviennent partie
intégrante du travail de la communauté. L'expression : " produit
du travail ", condamnable même aujourd'hui à cause de son
ambiguïté, perd ainsi toute signification. Ce à quoi nous avons
affaire ici, c'est à une société communiste non pas telle
qu'elle s'est développée sur les bases qui lui sont propres,
mais au contraire, telle qu'elle vient de sortir de la société
capitaliste ; une société par conséquent, qui, sous tous les
rapports, économique, moral, intellectuel, porte encore les
stigmates de l'ancienne société des flancs de laquelle elle est
issue. » (Marx, « Gloses marginales au programme du parti
ouvrier allemand », dans Marx/Engels, Œuvres choisies, t. 3, pp.
13-14). Voir aussi Engels: « La production immédiatement sociale
comme la répartition directe exclut tout échange de marchandise,
donc aussi la transformation des produits en marchandises (du
moins à l'intérieur de la commune), et par suite, leur
transformation en valeurs. Dès que la société se met en
possession des moyens de production et les emploie pour une
production immédiatement socialisée, le travail de chacun, si
différent que soit son caractère spécifique d'utilité, devient
d'emblée et directement du travail social. [...] Il ne peut donc
pas lui venir à l'idée [à la société] de continuer à exprimer
les quanta de travail qui sont déposés dans les produits et
qu'elle connaît d'une façon directe et absolue, dans un étalon
seulement relatif, flottant, inadéquat, autrefois inévitable
comme expédient, en un tiers produit, au lieu de le faire dans
son étalon naturel, adéquat, absolu, le temps. [...] Donc, dans
les conditions supposées plus haut, la société n'attribue pas
non plus de valeurs aux produits. » (Anti-Duhring, Éd. sociales,
Paris, 1963, pp. 348-349).
22. Des analyses approfondies sur la société
bureaucratisée de transition entre le capitalisme et le
socialisme se trouvent chez Léon Trotsky, La Révolution trahie.
Éd. de Minuit, Paris, 1963 ; Isaac Deutscher, La Révolution
inachevée, Robert Laffont, Paris, 1967 ; Jurgen Arz et Otmar
Sauer, Zur Entwicklung der sowjetischen Ubergangsgeselischaft
1917-29, ISP-Verlag, Francfort 1976 ; Jakob Moneta, Aufstieg und
Niedergang des Stalinismus, ISP-Veriag, Francfort, 1976.
23. Karl Marx avait, dès 1852, anticipé cette
tendance de la révolution prolétarienne à l'autocritique
impitoyable, dans son avant-propos au 18-Brumaire de Louis
Bonaparte, dans Marx/Engels, Œuvres choisies, t. 1, p. 417.
24. Vers la fin de la XXe dynastie, sous le
pharaon Ramsès III, c'est-à-dire il y a environ 3500 ans, les
ouvriers de la nécropole royale organisèrent la première grève -
ou le premier soulèvement ouvrier-connue dans l'histoire. Un
papyrus de l'époque, conservé à Turin, en rend compte en détails
(Voir François Daumas, La Civilisation de l'Egypte pharaonique,
Arthaud, Paris, 1965.
25. « Et l'éthique, comme expérience, ne doit
pas néanmoins rester sans bornes, ni une exigence purement
formelle pour le comportement de l'individu, mais elle doit
tirer sa lumière de la lutte de classe de ceux qui ploient sous
les peines et les fardeaux, de ceux qu'on abaisse et qu'on
humilie. Ce n'est que de cette façon que les postulats éthiques
durables deviendront inextinguibles et indestructibles, malgré
leur transgression dans la réalité. Cela signifie que le
véritable visage de l'humanité, même si ses contours sont
imprécis, et malgré la banalité et le verbalisme de ses
déterminations trop générales [...] figure au moins dans la
conscience qu'elle a d'elle-même. »
(Ernst Bloch, Experimentum Mundi. Frage,
Kategorien des Herausbringens, Praxis, Suhrkamp Veriag,
Francfort |
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