Le 11 septembre 1975, notre camarade et ami
Georg Jungclas (" Schorsch "), est mort à Cologne après une
longue et pénible maladie.
Il fut membre du Secrétariat de la IVe Internationale sans
interruption du 2e au 10e Congrès Mondial, et le 10e Congrès
Mondial l'élut membre de la Commission Internationale de
Contrôle.
Dans sa personne, Georg Jungclas a représenté la continuité
ininterrompue de l'aile révolutionnaire du mouvement ouvrier
allemand, de la lutte contre le social-patriotisme pendant la
première guerre mondiale jusqu'au combat pour la construction de
la section allemande de la IVe Internationale avant, pendant et
après la deuxième guerre mondiale. Le fait qu'il à été
pratiquement seul à incarner cette continuité atteste la crise
terrible que Noske, Hitler et Staline ont pu précipiter au sein
du mouvement ouvrier allemand. Le fait qu'il l'a incarnée envers
et contre tout, dans les années les plus noires, "quand il était
minuit dans le siècle", donne à sa vie de militant une dimension
historique et un sens de droiture exceptionnel.
Georg est né dans une famille socialiste de gauche qui était
adversaire de l'appui à la guerre impérialiste, prodigué par la
direction Ebert-Schneidemann-Noske du S.P.D. dès le 4 août 1914.
A l'âge de 14 ans, il adhéra à la Jeunesse Socialiste d'Altona (banlieue
de Hambourg), puis milita dans des groupes illégaux, adhéra au
Spartakusbund et au K.P.D. Il avait une activité révolutionnaire
intense, qui l'obligea de passer dans la clandestinité en
1921-22, puis en 1924-26. Il se lia à Hugo Urbahns, le chef de
l'apareil armé du K.P.D. à Hambourg et le dirigeant de
l'insurrection d'octobre 1923 dans cette ville, à laquelle Georg
Jungclas participa. Comme Hugo Urbahns, il fit partie de la
fraction de gauche du K.P.D., dirigée par Ruth Fischer et Arkady
Masiov. Mais alors que ces derniers capitulèrent devant Staline,
ensemble avec leur chef de file international, Zinoviev, Urbahns
poursuivit son combat oppositionnel, se trouva exclu du K.P.D.
en 1928, et fondit le Leninbund.
Georg Jungclas suivit cette trajectoire politique d'Urbahns qui
le conduisit dans l'Opposition internationale de Gauche. Urbahns
se sépara vite de celle-ci sur la question de la défense et la
nature de l'U.R.S.S. (débat précipité par la question dite "du
chemin de fer chinois" en 1929). Jungclas, au contraire,
participa au premier noyau trotskyste qui se cristallisa au
sein, puis en dehors du Leninbund, et qui publia l'organe
Permanente Révolution. C'est dans cet organe que parurent la
plupart des analyses de Trotsky pendant les années fatidiques
1930-33, analyses qui appelèrent - en vain - à la construction
du front unique communiste-social-démocrate contre la montée du
nazisme et qui cherchèrent à réveiller l'avant-garde ouvrière
allemande en insistant sur le danger extraordinaire, que
représenterait pour le prolétariat allemand, international et
soviétique, l'arrivée au pouvoir d'Hitler.
La victoire du nazisme, à laquelle la poignée des trotskystes
allemands cherchèrent de s'opposer de toutes leurs forces,
oblige Georg Jungclas à émigrer, après quelques mois d'activité
clandestine, (participation à la dernière conférence nationale
de l'I.K.D. clandestine en Allemagne même) et un effort de
reconstruction du groupe trotskyste d'Hambourg dans l'illégalité
Georg vécut au Danemark, pays où il s'était déjà rendu en 1932
pour y rencontrer Trotsky lors de la conférence publique que
celui-ci v prononça pour célébrer le 15e anniversaire de la
révolution socialiste d'octobre. A l'occasion de cette
conférence publique, Trotsky put rencontrer pour la première
fois des représentants de la plupart des groupes trotskystes
établis en Europe, dont Georg Jungclas.
De Copenhague, Georg Jungclas ("Albert" dans la clandestinité)
participa aux activités de l'I.K.D. clandestin, dont les
militants étaient éparpillés un peu partout dans l'émigration en
Europe. Il contribua notamment à la diffusion de l'organe Unser
Wort, publié d'abord à Prague, puis à Paris et finalement à
Anvers. Les liens qu'il tissa dans l'extrême-gauche danoise,
pendant ces années d'émigration, s'avérèrent d'une grande valeur
lors de l'occupation du Danemark par l'armée nazie en mars 1940.
Georg Jungclas fut un militant actif de la résistance anti-nazie
danoise, à laquelle il apporta sa connaissance supérieure des
techniques de la lutte clandestine. Il put ainsi sauver la vie
de nombreux militants ouvriers et de nombreux Juifs, tant danois
que réfugiés allemands. Sa contribution à la création du
mouvement trotskyste danois fut décisive. On peut dire sans se
tromper qu'il fut le véritable fondateur du trotskysme au
Danemark.
Arrêté par la Gestapo en 1944, il fut transféré à Hambourg et
condamné à mort. Il vécut des semaines durant dans une cellule
de condamnés à mort, aux côtés du futur président du Bundestag
Gerstenmaier, qui avait été impliqué dans le complot du 20
juillet 1944. Transféré par les nazis en Bavière à la veille de
l'effondrement du Troisième Reich, il échappa par miracle à
l'exécution.
C'est à ce moment-là qu'il dut prendre une décision qui allait
déterminer les trente dernières années de sa vie. Comme ce fut
le cas pour la grande majorité des anciens prisonniers
politiques antinazis, il se vit offrir une carrière assurée et
grassement rémunérée, au sein du nouvel appareil d'Etat en
reconstruction. Contrairement à l'immense majorité des
sociaux-démocrates, des staliniens et des centristes, il
repoussa cette chance de mener une vie tranquille, après plus de
vingt années de tourmentes et de privations, pendant lesquelles
très sou-vent il n'avait pas mangé à sa faim. Il prit le bâton
de pèlerin et se mit en route, appuyé par moins d'une
demi-douzaine de survivants de l'organisation trotskyste d'avant
1933, pour reconstruire la section allemande de la IVe
Internationale.
Il faut avoir connu les années sombres de famine 1945-48; puis
la décennie de restauration ultra-rapide du capitalisme
ouest-allemand 1949-1958; puis les années démoralisantes de
recul de la conscience de classe du prolétariat sous l'effet
combiné de cette restauration, de la "guerre froide", et des
trahisons politiques social-démocrates et staliniennes, pour
comprendre les mérites de Georg Jungclas qui s'accrocha avec une
obstination admirable à la tâche de maintenir et de rajeunir le
noyau trotskyste en R.F.A. Pendant ces années d'un isolement
extrême, - "la traversée du désert" ne fut nulle part en Europe
capitaliste aussi longue et aussi obscure qu'en R.F.A.! - Georg
maintint des liens anciens et tissa des liens nouveaux,
combattit pour chaque militant, voyagea quelquefois des
centaines de kilomètres dans des trains non chauffés, en plein
hiver, pour visiter un seul nouvel adhérant potentiel. Il se
battit avec un courage exemplaire pour défendre le programme, la
ligne et la tactique de la IV Internationale.
Il le fit avec un sens tactique accompli, enrichi par une
connaissance profonde de la classe ouvrière et du mouvement
ouvrier de son pays, aiguisé par une expérience exceptionnelle
qui s'appuya sur tout l'héritage du mouvement révolutionnaire
allemand et international. C'est ainsi qu'il saisit l'importance
de la résistance victorieuse de Tito et du P.C.Y. contre Staline
; qu'il comprit la portée de l'opposition de masse contre la
remilitarisation en R.F.A.; qu'il fit le tournant nécessaire
vers l'entrisme dans la social-démocratie ; qu'il participa avec
un enthousiasme juvénile à la lutte d'appui à la révolution
algérienne, lutte qu'il organisa du début à la fin en R.F.A.
avec des résultats remarquables. C'est ainsi qu'il pressentit
mieux que pas mal de jeunes le potentiel contenu dans
l'opposition du mouvement d'étudiants socialistes S.D.S. contre
la nouvelle révision programmatique anti-socialiste décidée par
la direction du S.P.D. au congrès de Bad-Godesberg. Lorsque les
camarades du S.D.S. furent exclus du S.P.D., Georg, seul parmi
les "anciens", se solidarisa de manière démonstrative avec eux
et démissionna du S.P.D. pour protester contre cette exclusion.
A partir de la montée du mouvement étudiant en 1967-68, Georg
eut la joie de voir des centaines de jeunes affluer vers la
section allemande de la IV Internationale. La " traversée du
désert " toucha à sa fin. II eut la joie encore plus profonde de
voir la "percée" du trotskysme en France, en Espagne et dans
d'autres pays, d'assister aux 9e et 10e Congrès Mondial de la IV
Internationale, qui manifestèrent le début de la transcroissance
de notre mouvement d'un petit groupe de propagande vers une
organisation révolutionnaire déjà implantée dans les masses et
capable d'influencer la marche de la lutte de classe.
C'est alors que commença la 4e phase de sa vie, peut-être la
plus importante. C'est pratiquement seul qu'il dût assurer la
transmission à ces jeunes cadres et militants de tout le riche
héritage du trotskysme allemand et international. Pour cet
ancien docker, qui avait de grandes difficultés à écrire, qui
n'avait pas toujours confiance dans ses capacités
intellectuelles pourtant remarquables, ce fut un effort souvent
pénible que de troquer le bâton de pèlerin pour la machine à
écrire, l'activité de dirigeant de l'organisation pour celle
d'éducateur des jeunes. Il s'y appliqua avec un courage
comparable à celui avec lequel il avait entrepris toutes les
autres activités que les besoins du mouvement lui avait
imposées. Le résultat, ce fut une série de brochures et de
livres, dont celui sur l'histoire de la Ie Internationale et sur
l'histoire du Premier Mai, que notre mouvement se fera un
honneur de traduire dans plusieurs langues, et celui, hélas
inachevé, sur l'histoire du trotskysme allemand.
Avec Georg Jungclas, la IVe Internationale et sa section
allemande ont perdu un dirigeant d'une droiture morale et
politique qui résume ce qu'il y avait de meilleur dans la classe
ouvrière allemande, qui a donné au prolétariat mondial tant de
héros et tant de martyrs, parmi les plus admirables de toute son
histoire. Nous avons perdu un camarade de combat et un ami très
cher, lié par un combat commun de trente années. Il n'y a qu'un
seul moyen d'honorer sa mémoire et son amitié : construire,
renforcer, contribuer à la "percée" de la section allemande de
la IV Internationale. |