Deux caractéristiques générales marquent l'histoire des crises capitalistes de surproduction. D'abord ces crises se produisent de manière régulière et périodique depuis que l'industrie capitaliste moderne a conquis le marché mondial. Ensuite, les idéologues et apologistes du régime s'efforcent de donner, pour chacune d'elles, une explication particulière qui en ferait un phénomène exceptionnel, non rattaché à la nature même du capitalisme.
Logiquement, la succession de ces crises depuis cent cinquante ans exclut de toute évidence leur explication par des phénomènes uniques, particuliers à chaque crise, bien que l'influence de ces aspects particuliers ne doive pas être niée. C'est pourquoi, cette fois encore, les « idéologues » ont trouvé une explication particulière au recul de l'activité économique qui caractérise la situation dans presque tous les pays impérialistes. Il serait le produit de la hausse du prix du pétrole, voire le résultat d'un chantage politique des « cheiks du pétrole ».
Pourtant, la récession avait commencé aux Etats-Unis et en Allemagne fédérale (et elle fut annoncée au Japon) avant la Guerre d'octobre. En outre, l'effet « déflatoire » de la thésaurisation des devises obtenues par les pays exportateurs (seul « retrait » effectif des ressources financières de l'économie capitaliste internationale) est dérisoire par rapport au volume du commerce mondial, pour ne pas dire au volume du PNB des pays impérialistes dans leur ensemble.
Mais s'il y a un mythe qui a la vie tenace, depuis la « révolution keynésienne », c'est bien celui selon lequel l'économie capitaliste (ou l'économie capitaliste rebaptisée « économie mixte ») aurait finalement appris à éviter les fluctuations économiques, à garantir le plein-emploi et à résoudre toutes ses contradictions internes. Avouer l'échec en la matière n'est pas facile, ni sans conséquences sociales et politiques. C'est pourquoi il est plus facile de mettre en avant la thèse du bouc émissaire arabe.
S'il est vrai que cette récession est différente de celles qui l'ont précédée, ce n'est point parce qu'elle a été accentuée par la « guerre du pétrole », mais bien parce qu'elle sera la première récession économique générale depuis la Seconde guerre mondiale: elle frappera tous les pays impérialistes dans leur ensemble. De ce fait, elle sera plus grave que n'importe quelle récession depuis 1938; on peut d'ores et déjà prévoir quelque quinze millions de chômeurs dans l'ensemble des pays de l'OCDE pendant l'hiver 1974-1975.
Une autre caractéristique de la récession en cours, c'est qu'elle marque clairement la fin du « long boom » d'après la Deuxième guerre mondiale ou, pour parler plus précisément, la fin de la longue période de croissance accélérée qui a dominé l'économie capitaliste internaitonale de 1948 à 1968 (l'économie des Etats-Unis de 1940 à 1968).
Dans la théorie économique académique, on se réfère aux « ondes longues » de la conjoncture comme aux « cycles Kondratief ». Kondratief, économiste russe de talent et ancien ministre de Kerensky, fut sous le régime soviétique le directeur de l'Institut de conjoncture économique de Moscou, jusqu'au moment où Staline le fit liquider. Dans deux articles célèbres, il a essayé d'expliquer l'existence « d'ondes longues » dans l'histoire du capitalisme. Joseph Schumpeter reprit en gros cette explication et l'incorpora dans son ouvrage de base, « Business Cycles ».
La tradition marxiste (plus exactement pseudo-marxiste) est restée réticente devant la théorie des « ondes longues » dans l'histoire du capitalisme. Pourtant, paradoxalement, cette théorie est d'origine marxiste. Elle fut élaborée successivement par le marxiste Parvus, à cette époque ami de Trotsky, par le marxiste néerlandais Van Gelderen, puis par Trotsky lui-même dans son rapport sur la situation mondiale devant le troisième congrès de l'Internationale communiste.
Ce qui distingue la théorie marxiste des « ondes longues » de la théorie de Kondratief, c'est essentiellement son caractère moins mécanique. Alors que Kondratief explique la succession des « ondes longues expansives » et des « ondes longues stagnantes » par des facteurs purement économiques inhérents au mécanisme capitaliste, pour les marxistes, des facteurs exogènes (tels que les guerres, les révolutions, les inventions et découvertes, les résultats de phases décisives de la lutte de classes, etc) y jouent un rôle important.
Chez Kondratief, une périodicité rigide gouverne la succession des « ondes longues », qui sont de ce fait babptisés par lui « cycles longs ». Chez les marxistes, cette rigidité fait défaut, vu la place que les facteurs exogènes, non purement économiques, occupent dans la succession des « ondes longues ».
La théorie marxiste des « ondes longues » nous a non seulement permis de prédire dès le milieu des années 1960 la fin proche de la période d'expansion rapide d'après-guerre et l'ouverture d'une nouvelle période longue de crise aggravée du système (que mai 1968 inaugure davantage que la récession allemande de 1966-1967 ou la récession américaine de 1967-1968). Elle nous a aussi permis d'élaborer une explication plus précise de la succession des périodes de vingt-vingt-cinq années de croissance ralentie, dans l'histoire du capitalisme:
1847-1873: croissance accélérée
1873-1893: croissance ralentie
1893-1913: croissance accélérée
1913-1940: croissance ralentie
1940 (1948)-1968: croissance accélérée
depuis la fin des années 60: croissance ralentie
Pour Marx, c'est le renouvellement du capital fixe qui est le facteur déterminant la durée du cycle économique normal (cycle de sept à dix ans, qui a tendance à être réduit à un cycle quinquennal à l'époque du capitalisme « tardif »). Or, deux formes de renouvellement du capital fixe doivent être distinguées; celle qui se contente de reproduire et de perfectionner le machinisme dans le cadre d'une technologie déterminée; celle qui implique un renouveau complet et révolutionnaire de l'ensemble de la technologie.
Nous avançons la thèse que, si le cycle normal permet de dégager les capitaux nécessaires au renouvellement normal du capital fixe, il faut une longue période de croissance ralentie pour rassembler les capitaux nécessaires à un renouvellement intégral et révolutionnaire de toute la technologie.
Chacune des « ondes longues expansives » est ainsi placée sous le signe d'une révolution technologique. Celle de 1847-1873 voit le moteur à vapeur se substituer à la machine à vapeur. Celle de 1893-1913 voit le moteur électrique et le moteur à explosion se substituer au moteur à vapeur. Celle de 1940 (1948) – 1968 voit l'électronique et l'énérgie nucléaire progressivement remplacer les machines mues par le moteur électrique classique.
A chaque « onde longue expansive », où la nouvelle technologie est introduite massivement (et où il faut notamment créer et financer les installations qui commencent à fabriquer en masse les nouvelles machines) succède une « longue onde à croissance ralentie » dans laquelle on se contente de perfectionner et de généraliser la nouvelle technologie.
Chaque « onde longue » connaît les cycles classiques, c'est à dire la succession des phases de haute et de basse conjoncture. Mais dans les « ondes longues expansives », les phases de haut conjoncture sont plus longues, la croissance est plus rapide, tandis que dans les « ondes longues à croissance ralentie », les crises durent plus longtemps et son plus profondes.
Mais la succession de ces « ondes longues » ne se produit pas de manière automatique. Pour en rendre compte, il faut introduire un chaînon intermédiaire dans l'explication.
Il faut à cette fin examiner quels facteurs déterminent les fluctuations à long terme du taux de profit. En effet, pour qu'une masse de nouvelles découvertes ou inventions produisent une révolution technologique en régime capitaliste, il ne suffit pas qu'elles existent sous forme de brevet. Il faut encore que le capital ait intérêt à les introduire massivement dans la production. Cela présuppose un taux de profit élevé et un marché en expansion. La coïncidence de ces deux facteurs n'est nullement « automatique » tous les vingt ans. Il faut des facteurs exogènes pour précipiter le mouvement.
Ainsi, après la « longue onde à croissance ralentie » de 1913-1940, pendant laquelle beaucoup de découvertes appliquées après la Deuxième guerre mondiale furent en fait réalisées, il fallait un changement radical du taux de profit, par suite des défaites historiques du prolétariat international (fascisme) et de la Deuxième guerre mondiale, pour rendre possible une troisième révolution technologique.
Pour prendre l'exemple de la RFA: par rapport à une même masse salariale, les profits capitalistes furent, au début des années 1950, trois fois supérieurs à ce qu'ils étaient dans les meilleures années de la République de Weimar, et égaux à ce qu'ils étaient sous Hitler en 1938.
Mais la longue période de croissance accélérée (1940-1968 au Etats-Unis, 1948-1968 en Europe capitaliste et au Japon) a précipité un déclin à long terme du taux de profit de deux façons. Elle a provoqué une forte augmentation de la composition organique du capital (du rapport entre les dépenses pour machines, bâtiments et matières premières d'une part et des coûts salariaux de l'autre, dans l'industrie, l'agriculture et les transports). Elle a permis aux travailleurs de profiter d'une phase prolongée de réduction du chômage pour arrêter la hausse constante du taux d'exploitation (taux de la plus-value) subie pendant les années 1930, 1940 et 1950.
Ainsi, la récession actuelle se place sous le triple signe de la capacité de production excédentaire dans toute une série de secteurs « porteurs » du « long boom » (automobile, bâtiment, électro-ménager, électronique); de la baisse du taux de profit et du déclin des taux d'autofinancement (crise de liquidité des entreprises); de l'impuissance du régime à imposer, dans l'immédiat et à court terme, une nouvelle ère « d'austérité » aux salariés, sans infliger au préalable une lourde défaite à la classe ouvrière. C'est la coïncidence de la récession avec la combativité exceptionnellement accrue de la classe ouvrière occidentale qui rend la crise actuelle beaucoup plus grave pour le capitalisme que celle de 1929, malgré le fait que, sur le plan purement économique, elle soit beaucoup plus modérée.
Depuis la Deuxième guerre mondiale; l'inflation, « intégrée » dans le système monétaire international par le système de l'étalon or-dollar et par l'inflation permanente du dollar, a été le principal instrument du régime capitaliste pour « modérer » les effets de ses contradictions internes. Il y a eu, comme jadis, des récessions économiques périodiques. Mais elles furent moins graves et moins longues que par le passé, du fait de l'inflation.
L'inflation de la monnaie scrupturale (du crédit aux entreprises) a permis de limiter les effets de la baisse du taux de profit sur les investissements. L'inflation du crédit aux ménages (et notamment du crédit hypothécaire et des ventes à tempérament) a permis de limiter les effets de la contradiction entre l'essort de la capacité de production et la croissance beaucoup plus lente du pouvoir d'achat des masses.
Aux Etats-Unis, le total des dettes hypothécaires est passé de 23 milliards de dollars en 1946 à 212,9 milliards de dollars en 1965 et à 660 milliards fin juin 1974. Les dettes des entreprises sont passées de 121 milliards de dollars en 1946 à 567 milliards en 1965 et à plus de 1000 milliards fin juin 1974. Le rapport entre les dettes privées en leur ensemble et le PNB a doublé depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale.
Mais ce carrousel ne pouvait pas tourner à l'infini. Il devait aboutir d'abord à l'effondrement du système monétaire international, ce qui fut facilement prévisible. Il devait aboutir ensuite à des charges financières de plus en plus lourdes pour les entreprises, ce qui transforma l'inflation de moteur en frein des investissements les plus coûteux et les plus durables. Il devait aboutir finalement à une situation où il fallait de plus en plus de doses d'inflation pour éviter des récessions graves; l'inflation était condamnée à l'emballement. C'est ainsi qu'on est arrivé de l'expansion stimulée par l'inflation à la stagfation d'abord, à la slumpflation ensuite.
Que des goulots d'étranglement et des situations de pénurie particulières coïncident avec la récession généralisée (dans laquelle l'industrie américaine ne travaille plus qu'à 80% de sa capacité), cela n'est ni nouveau ni surprenant. La récession (une crise de suproduction modérée) est précisément le mécanisme capitaliste par lequel des capitaux seront massivement soustraits aux secteurs souffrant d'une capacité de production excédentaire (automobile) pour être versés dans les secteurs dont la production n'a pas suivi la courbe à long terme de la demande (énergie).
Mais la question de savoir si oui ou non ces transferts se font au prix d'un chômage massif et d'une « austérité » imposée aux salariés n'est nullement résolue d'avance comme d'après les données d'un théorème algébrique. Elle fait l'objet de luttes de classes intenses, qui marqueront les mois et les années à venir dans l'ensemble des pays impérialistes.