La théorie du
fascisme de Trotsky se présente comme un tout à six éléments;
chaque élément est pourvu d'une certaine autonomie et connaît
une évolution déterminée sur la base de ses contradictions
internes; mais ils ne peuvent être compris qu'en tant que
totalité close et dynamique, et seule leur interdépendance
peut expliquer la montée, la victoire et le déclin de la
dictature fasciste.
a) La montée
du fascisme est l'expression de la grave crise sociale du
capitalisme de l'âge mûr, d'une crise structurelle, qui, comme
dans les années 1929-1933, peut coïncider avec une crise économique
classique de surproduction, mais qui dépasse largement une
telle oscillation de la conjoncture. Il s'agit fondamentalement
d'une crise de reproduction du capital, c'est-à-dire de
l'impossibilité de poursuivre une accumulation " naturelle
" du capital, étant donnée la concurrence au niveau du
marché mondial (niveau existant des salaires réels et de la
productivité du travail, accès aux matières premières et aux
débouchés). La fonction historique de la prise du pouvoir par
les fascistes consiste à modifier par la force et la violence
les conditions de reproduction du capital en faveur des groupes
décisifs du capitalisme monopoliste.
b) Dans les
conditions de l'impérialisme et du mouvement ouvrier
contemporain, historiquement développé, la domination
politique de la bourgeoisie s'exerce le plus avantageusement -
c'est-à-dire avec les coûts les plus réduits - au moyen de la
démocratie parlementaire bourgeoise qui offre, entre autres, le
double avantage de désamorcer périodiquement les
contradictions explosives de la société par certaines réformes
sociales, et de faire participer, directement ou indirectement,
à l'exercice du pouvoir politique, un secteur important de la
classe bourgeoise (au travers des partis bourgeois, des
journaux, des universités, des organisations patronales, des
administrations communales et régionales, des sommets de
l'appareil d'Etat, du système de la Banque centrale). Cette
forme de la domination de la grande bourgeoisie - en aucun cas
la seule, du point de vue historique [1]
- est toutefois déterminée par un équilibre très instable
des rapports de forces économiques et sociaux. Que cet équilibre
vienne à être détruit par le développement objectif, et il
ne reste plus alors à la grande bourgeoisie qu'une seule issue
: essayer, au prix du renoncement à l'exercice direct du
pouvoir politique, de mettre en place une forme supérieure de
centralisation du pouvoir exécutif pour la réalisation de ses
intérêts historiques. Historiquement, le fascisme est donc à
la fois la réalisation et la négation des tendances inhérentes
au capital monopoliste et qu'Hilferding, le premier, a décelées,
à " organiser " de façon " totalitaire "
la vie de toute la société dans son intérêt [2]
: réalisation, parce que le fascisme a en fin de compte rempli
cette fonction ; négation, parce que, contrairement aux idées
d'Hilferding, il ne pouvait remplir cette fonction que par une
expropriation politique en profondeur de la bourgeoisie [3].
c) Dans les
conditions du capitalisme industriel monopoliste contemporain,
une aussi forte centralisation du pouvoir d'Etat, qui implique
de plus la destruction de la plus grande partie des conquêtes
du mouvement ouvrier contemporain (en particulier, de tous les
" germes de démocratie prolétarienne dans le cadre de
la démocratie bourgeoise ", comme Trotsky désigne à
juste titre les organisations du mouvement ouvrier) est
pratiquement irréalisable par des moyens purement techniques,
étant donné l'énorme disproportion numérique entre les
salariés et les détenteurs du grand capital. Une dictature
militaire ou un Etat purement policier - pour ne rien dire de la
monarchie absolue - ne dispose pas de moyens suffisants pour
atomiser, décourager et démoraliser, durant une longue période,
une classe sociale consciente, riche de plusieurs millions
d'individus, et pour prévenir ainsi toute poussée de la lutte
des classes la plus élémentaire, poussée que le seul jeu des
lois du marché déclenche périodiquement. Pour cela, il faut
un mouvement de masse qui mobilise un grand nombre d'individus.
Seul un tel mouvement peut décimer et démoraliser la frange la
plus consciente du prolétariat par une terreur de masse systématique,
par une guerre de harcèlement et des combats de rue, et, après
la prise du pouvoir, laisser le prolétariat non seulement
atomisé à la suite de la destruction totale de ses
organisations de masse, mais aussi découragé et résigné. Ce
mouvement de masse peut, par ses propres méthodes adaptées aux
exigences de la psychologie des masses arriver non seulement à
ce qu'un appareil gigantesque de gardiens d'immeubles, de
policiers, de cellules du NSBO [4].
et de simples mouchards, soumette les salariés conscients
politiquement à une surveillance permanente, mais aussi à ce
que la partie la moins consciente des ouvriers et, surtout, des
employés soit influencée idéologiquement et partiellement réintégrée
dans une collaboration de classes effective.
d) Un tel
mouvement de masse ne peut surgir qu'au sein de la troisième
classe de la société, la petite bourgeoisie, qui, dans la société
capitaliste, existe à côté du prolétariat et de la
bourgeoisie. Quand la petite bourgeoisie est touchée si
durement par la crise structurelle du capitalisme de l'âge mûr,
qu'elle sombre dans le désespoir (inflation, faillite des
petits entrepreneurs, chômage massif des diplômés, des
techniciens et des employés supérieurs, etc.), c'est alors
qu'au moins dans une partie de cette classe, surgit un mouvement
typiquement petit bourgeois, mélange de réminiscences idéologiques
et de ressentiment psychologique, qui allie à un nationalisme
extrême et à une démagogie anticapitaliste [5],
violente en paroles du moins, une profonde hostilité à l'égard
du mouvement ouvrier organisé (" ni marxisme ",
" ni communisme "). Dès que ce mouvement, qui se
recrute essentiellement parmi les éléments déclassés de la
petite bourgeoisie, a recours à des violences physiques
ouvertes contre les salariés, leurs actions et leurs
organisations, un mouvement fasciste est né. Après une phase
de développement indépendant, lui permettant de devenir un
mouvement de masse et d'engager des actions de masse, il a
besoin du soutien financier et politique de fractions
importantes du capital monopoliste, pour se hisser au pouvoir.
e) La décimation
et l'écrasement préalables du mouvement ouvrier, qui, lorsque
la dictature fasciste veut remplir son rôle historique, sont
indispensables, ne sont toutefois possibles que si, dans la période
précédant la prise du pouvoir, le plateau de la balance penche
de façon décisive en faveur des bandes fascistes et en défaveur
des ouvriers [6].
La montée d'un
mouvement fasciste de masse est en quelque sorte une
institutionnalisation de la guerre civile, où, toutefois, les
deux parties ont objectivement une chance de l'emporter (c'est
la raison pour laquelle la grande bourgeoisie ne soutient et ne
finance de telles expériences que dans des conditions tout à
fait particulières, " anormales ", car cette
politique de quitte ou double présente indéniablement un
risque au départ). Si les fascistes réussissent à balayer
l'ennemi, c'est-à-dire la classe ouvrière organisée, à le
paralyser, à le décourager et à le démoraliser, la victoire
leur est assurée. Si, par contre, le mouvement ouvrier réussit
à repousser l'assaut et à prendre lui-même l'initiative, il
infligera une défaite décisive non seulement au fascisme mais
aussi au capitalisme qui l'a engendré. Cela tient à des
raisons technico-politiques, socio-politiques et
socio-psychologiques. Au départ, les bandes fascistes
n'organisent que la fraction la plus décidée et la plus désespérée
de la petite bourgeoisie (sa fraction " enragée ").
La masse des
petits bourgeois ainsi que la partie peu consciente et inorganisée
des salariés, et surtout des jeunes ouvriers et employés,
oscillera normalement entre les deux camps. Ils auront tendance
à se ranger du côté de celui qui manifestera le plus d'audace
et d'esprit d'initiative ; ils misent le plus volontiers sur le
cheval gagnant. C'est ce qui permet de dire que victoire du
fascisme traduit l'incapacité du mouvement ouvrier à résoudre
la crise du capitalisme de la maturité conformément à ses
propres intérêts et objectifs. En fait, une telle crise ne
fait, en général, que donner au mouvement ouvrier une chance
de s'imposer. Ce n'est que lorsqu'il a laissé échapper cette
chance et que la classe est séduite, divisée et démoralisée,
que le conflit peut conduire au triomphe du fascisme.
f) Si le
fascisme n'a pas réussi à " écraser le mouvement ouvrier
sous ses coups de boutoir ", il a rempli sa mission aux
yeux des représentants du capitalisme monopoliste. Son
mouvement de masse se bureaucratise et se fond dans l'appareil
d'Etat bourgeois, ce qui ne peut se produire qu'à partir du
moment où les formes les plus extrêmes de la démagogie plébéienne
petite bourgeoise, qui faisaient partie des " objectifs du
mouvement ", ont disparu de la surface et de l'idéologie
officielle. Ce qui n'est nullement en contradiction avec la perpétuation
d'un appareil d'Etat hautement centralisé. Si le mouvement
ouvrier est vaincu et si les conditions de reproduction du
capital à l'intérieur du pays se sont modifiées dans un sens
qui est fondamentalement favorable à la grande bourgeoisie, son
intérêt politique se confond avec la nécessité d'un
changement identique au niveau du marché mondial. La
banqueroute menaçante de l'Etat y pousse également. La
politique de quitte ou double du fascisme est reportée au
niveau de la sphère financière, attise une inflation
permanente, et, finalement, ne laisse pas d'autre issue que
l'aventure militaire à l'extérieur. Une telle évolution ne
favorise nullement un renforcement du rôle de la petite
bourgeoisie dans l'économie et la politique intérieure ; mais
au contraire, elle provoque une détérioration de ses positions
(à l'exception de la frange qui peut être nourrie avec les prébendes
de l'appareil d'Etat autonomisé). Ce n'est pas la fin de
l'" asservissement aux prêteurs ", mais au
contraire l'accélération de la concentration du capital.
C'est ici que
se révèle le caractère de classe de la dictature fasciste,
qui ne correspond pas au mouvement fasciste de masse. Elle défend
non pas les intérêts historiques de la petite bourgeoisie,
mais ceux du capital monopoliste. Une fois cette tendance réalisée,
la base de masse active et consciente du fascisme se rétrécit
nécessairement. La dictature fasciste tend elle-même à détruire
et à réduire sa base de masse. Les bandes fascistes deviennent
des appendices de la police. Dans sa phase de déclin, le
fascisme se transforme à nouveau en une forme particulière de
bonapartisme.
Tels sont les
éléments constitutifs de la théorie du fascisme de Trotsky.
Elle s'appuie sur une analyse des conditions particulières dans
lesquelles la lutte des classes, dans les pays hautement
industrialisés, se développe lors de la crise structurelle du
capitalisme de l'âge mûr (Trotsky parle de l'" époque
que de déclin du capitalisme ") et sur une combinaison
particulière - caractéristique du marxisme de Trotsky - des
facteurs objectifs et subjectifs dans la théorie de la lutte
des classes ainsi que dans la tentative d'influer pratiquement
sur elle.
Notes
[1]
On est toujours surpris par la curieuse amnésie qui frappe les
idéologues bourgeois à propos de l'histoire récente de la
société bourgeoise. Dans les deux siècles qui ont suivi la
première révolution industrielle, l'Etat en Europe occidentale
a pris successivement la forme de la monarchie aristocratique,
du césarisme plébiscitaire, du parlementarisme libéral-conservateur
(avec le droit de vote limité à 10 % ou même parfois à 5 %
de la population), de l'autocratie caractérisée, et cela, quel
que soit le pays étudié. La démocratie de type parlementaire,
basée sur le suffrage universel, est pratiquement partout - à
l'exception d'une courte période durant la Grande Révolution
française - un acquis de la lutte du mouvement ouvrier et non
de la bourgeoisie libérale.
[2]
Pouvoir économique signifie en même temps pouvoir politique.
Celui qui domine l'économie dispose également de tous les
pouvoirs de l'Etat. Plus la concentration dans la sphère économique
est forte, plus la domination sur l'Etat devient illimitée.
Cette concentration rigide de tous les pouvoirs de l'Etat apparaît
comme le sommet de la puissance, l'Etat se présentant comme
l'instrument irremplaçable du maintien de la domination économique...
Le capital financier sous sa forme achevée est le degré supérieur
de la perfection du pouvoir économique et politique entre les
mains de l'oligarchie capitaliste. Elle parachève la dictature
des magnats du capital. " Rudolf Hilferding, Le Capital
financier (écrit en 1909), cité d'après l'édition de 1923,
Vienne (éd. de la librairie du Peuple), pp. 476 et suiv.
[3]
Ce qui explique qu'Hilferding à la fin de sa vie, à la veille
de sa mort, en soit arrivé à la conclusion erronée que
l'Allemagne nazie n'était plus une société capitaliste, car
le pouvoir y appartenait à une bureaucratie totalitaire ; cette
conclusion erronée est contemporaine de la thèse de Burnham
sur " l'ère des managers ".
[4]
Nationalsozialistische Betriebsorganisation :
organisation du parti nazi (NSDAP) dans les entreprises.
[5]
Toutefois, il s'agit toujours d'une forme bien précise de démagogie,
qui n'attaque que certaines formes bien précises du capitalisme
(" l'asservissement aux prêteurs ", les grands
magasins, le capital " accapareur " en opposition au
capital " créateur ", etc.) ; la propriété privée
en tant que telle et le pouvoir du patron dans l'entreprise ne
sont jamais remis en question.
[6]
Si tel n'est pas le cas, si les travailleurs conservent leur
combativité et leur énergie combattante, la tentative d'un
mouvement fasciste de masse pour s'emparer du pouvoir peut déclencher
une gigantesque poussée révolutionnaire. En Espagne, la réponse
au putsch militaire fasciste de juillet 1936 fut le soulèvement
révolutionnaire de la classe ouvrière, qui, en quelques jours,
infligea aux fascistes une écrasante défaite militaire dans
les grandes villes et les districts ouvriers, et les força à
se replier dans les campagnes arriérées du pays. Le fait que
les fascistes, à la suite d'une guerre civile acharnée pendant
plus de trois ans, aient finalement réussi à s'emparer du
pouvoir, s'explique autant par l'intervention de facteurs extérieurs
que par le rôle funeste de la direction du parti et du
gouvernement de la gauche, qui empêchèrent les travailleurs
d'achever rapidement la révolution commencée avec succès ; en
particulier, une réforme agraire radicale et la proclamation de
l'indépendance du Maroc auraient supprimé le dernier bastion
du pouvoir de Franco parmi les paysans arriérés et les
mercenaires d'Afrique du Nord.
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