I. La spécificité du pouvoir de classe
politique de la bourgeoisie
Il est généralement admis qu'une nette
distinction doit être introduite entre le concept de mode de production et
celui de formation socio-économique. Le concept de mode de production établit
un modèle de rapports de classes "pur"; celui du mode de production
capitaliste est fondé sur le rapport " travail salarié/capital",
avec lequel le rapport propriétaire foncier capitaliste/capitaliste industriel
est structurellement articulé. La rente foncière, dans ce modèle
"pur", est produite par le travail salarié de même que toutes les
autres formes de la plus-value.
Le concept de formation socio-économique
concrète s'applique à un pays déterminé, à une étape déterminée de son
évolution historique. Il ne peut être analysé qu'à l'aide des
"modèles" de mode de production distincts. Mais il est le produit
d'une combinaison de divers types de rapports de production superposés et
combinés entre eux. Le fait qu'il y a toujours insertion de ce complexe dans
une totalité socio-économique (à l'époque du capitalisme moderne : le
marché mondial capitaliste) , où un mode de production prédomine, ne change
en rien la nature de cette combinaison comme ensemble contradictoire de rapports
de production relevant de modes de production divers. Le concept de
développement inégal et combiné est ainsi indispensable pour analyser et
comprendre une formation socio-économique concrète aux XIXe et XXe siècles.
Si cette définition s'applique déjà à la plupart des pays du monde (à la
possible exception de la Grande-Bretagne, et encore!), elle s'applique d'autant
plus aux pays sous-développés ou dépendants, c'est-à-dire aux pays
semi-coloniaux (comme ceux d'Amérique latine) et coloniaux.
Le grand débat qui se déroule depuis la
victoire de la révolution cubaine sur la nature "féodale" ou
"capitaliste" des formations socio-économiques latino-américaines au
XIXe siècle a produit de nombreux éclaircissements, notamment sur les tâches
historiques à résoudre par la révolution sociale en Amérique latine, et sur
l'orientation nettement socialiste de cette révolution. Cependant, ce débat a
aussi produit des confusions regrettables, par suite d'oppositions trop
mécaniques entre des concepts "purs", obscurcissant ainsi les
phénomènes réels de développement inégal et combiné qui ont dominé la
réalité socio-économique de la plupart des pays latino-américains et qui
jouent encore un rôle important jusqu'à nos jours dans nombre d'entre eux.
Les auteurs qui ont, à juste titre, rejeté la
qualification de "féodale" pour l'économie latino-américaine du
siècle passé, et même des siècles précédents, ont insisté avant tout sur
l'insertion de l'économie latino-américaine, dès la conquête espagnole et
portugaise. dans un marché mondial capitaliste et sur la nature de l'économie
latino-américaine, dès le début dépendante par rapport aux injonctions
provenant de ce marché mondial. Ils ont de même insisté sur l'articulation
entre les "enclaves modernes", les "secteurs d'exportation"
et les secteurs dits "primitifs" ou "de subsistance" de
l'agriculture. Ces derniers n'ont jamais pu maintenir ou rétablir une autonomie
réelle par rapport aux secteurs directement reliés au marché mondial.
Mais tout ce que ce raisonnement permet
d'établir de manière correcte, c'est le fait que l'économie
latino-américaine est dès le départ dominée par les besoins du capitalisme
des métropoles (capital commercial d'abord, industriel ensuite, et finalement
financier-impérialiste). Mais affirmer qu'une formation socio-économique est
dominée par le marché mondial capitaliste, et affirmer que ses rapports de
production sont de façon prédominante capitalistes, ou même
"purement" capitalistes, sont deux choses fort distinctes. Les
plantations de coton dans les États du Sud des U.S.A. sont, dès le départ,
dominées par les besoins de matières premières de l'industrie capitaliste
anglaise et européenne. Elles n'en restent pas moins fondées jusqu'en 1865 sur
le travail d'esclaves et point sur le travail salarié. On ne peut donc pas
affirmer qu'elles représentent des rapports de production capitalistes.
Plus généralement le marché mondial
capitaliste a ceci de particulier qu'il peut parfaitement unifier pour une
certaine période dans un même et seul circuit mondial de marchandises les
produits de modes de production les plus divers: produits du travail salarié et
du travail d'esclave, produits du travail de métayers mi-serviles et produits
de paysans parcellaires indépendants et libres, maîtres de leurs propres
moyens de production. Aujourd'hui circulent d'ailleurs sur ce même marché
mondial des produits de rapports de production post-capitalistes en provenance
des pays dits socialistes.
Certes, l'inclusion dans un même marché
capitaliste de marchandises résultant de rapports de production différents et
hybrides introduit dans les sociétés ainsi réunies sous le règne
capital-argent des contradictions inextricables qui finissent par saper les
rapports traditionnels et par les désagréger. A la longue, le travail
esclavagiste n'a pas pu résister à la tendance du capital à pénétrer
partout dans la sphère de la production et à se soumettre tous les éléments
du processus de production de la manière la plus directe et immédiate, en
transformant les producteurs en salariés.
Mais cela n'est vrai qu'à la longue, pendant des
phases intermédiaires qui peuvent s'étendre - et se sont étendues -à des
décennies sinon à plus d'un siècle, la survie des combinaisons hybrides a
été possible. Précisément parce qu'elles sont hybrides, elles sont en
transformation et en désagrégation permanentes. Il faut étudier cette
désagrégation phase par phase. Mais il ne faut pas les proclamer disparues ou
enterrées avant que cette disparition ne soit scellée dans les faits -même si
elle est historiquement inévitable.
Une définition scientifiquement précise des
classes dominantes latino-américaines, et notamment de la fameuse
"ancienne oligarchie", doit se référer à ces principes
méthodologiques pour éviter des confusions conceptuelles et pour ne pas
échouer dans une impasse analytique. Une bourgeoisie commerciale n'est pas
nécessairement identique à la bourgeoisie insérée dans le mode de production
capitaliste. Elle peut parfaitement exporter des produits qui résultent du
travail non salarié. Son articulation avec d'autres classes sociales internes
et étrangères répondra alors à d'autres lois que celles qui déterminent les
rapports de classes au sein d'un mode de production capitaliste.
Ces remarques préalables acquièrent une
importance accrue du fait que le système de domination politique de la
bourgeoisie industrielle moderne est tout à fait spécifique à cette classe
sociale et pratiquement unique dans l'histoire. Un rappel de quelques principes
est ici de mise.
Le capitalisme représente la seule forme
d'organisation sociale qui se fonde sur la production marchande généralisée.
A cette production généralisée de marchandises correspond une dissolution de
tous les liens sociaux précapitalistes et une atomisation générale de la vie
sociale. La "loi de la valeur", les "lois du marché",
dominent inexorablement la vie quotidienne. Chacun doit vendre une marchandise
sur le marché pour pouvoir acheter sa subsistance. C'est ce qui oblige les
travailleurs à vendre couramment la seule marchandise qu'ils possèdent: leur
force de travail.
La réification générale des rapports humains
qui en résulte, renforcée encore par les effets de la division du travail -
qui aboutit, dans des conditions de production marchande généralisée, à la
tendance à l'autonomisation de toutes les activités humaines, conçues comme
des « buts en soi » - permet au capitalisme d'atteindre un résultat
extrêmement important: la permanence et l'acceptation des rapports marchands
est intériorisée chez l'immense majorité des "citoyens libres",
qu'ils soient prolétaires petits-bourgeois ou grands capitalistes. C'est là la
force superstructurelle principale du pouvoir politique de la bourgeoisie,
beaucoup plus que l'influence de l'idéologie bourgeoise.
Cette dernière présuppose des « idées »,
c'est-à-dire des "concepts" ou des « valeurs », «acceptées » par
la masse des citoyens, ce qui dépend d'un niveau de conscience et peut donc
toujours être battu en brèche par une «contre-idéologie» (par exemple par
l'élévation de la conscience de classe prolétarienne) . Par contre,
l'acceptation universelle des pratiques d'économie marchande - qui reproduisent
automatiquement les rapports de production capitalistes, une fois acquise la
séparation des producteurs de leurs moyens de production - est indépendante
d'un niveau de conscience donné. Elle est inconsciente, automatique,
mécanique, et peut donc être contestée seulement à des moments de tensions
sociales extrêmes. Voilà ce qui est recouvert par la notion d'
intériorisation» des rapports marchands.
Il y a un lien évident entre cette
«intériorisation» et les formes classiques d'exercice du pouvoir par la
bourgeoisie. Dans la mesure où la masse des citoyens, y compris la grande
majorité des salariés, se voient comme des individus obligés de "vendre
pour acheter" (dans leur cas: des biens de consommation): dans la mesure
où ils sont entraînés dans la même course à l'augmentation du revenu
privé, le caractère social de leur travail, la nature collective de la
production de richesse (y compris les sources collectives de la productivité
combinée des individus, de la technologie et de la science dans le processus
moderne de production) leur échappent.
La même mystification se retrouve à la base de
leur attitude à l'égard de la production et à l'égard du pouvoir politique.
Ici aussi, la nature collective, c'est-à-dire de classe, du pouvoir politique
est obscurcie par la " liberté politique des individus. La "
nation" est censée " élire" ses dirigeants, en permettant à
chaque électeur de déposer séparément un bulletin de vote dans une urne, de
même que chaque "propriétaire" est censé offrir, à chances
égales, «sa» marchandise sur le marché, l'un sa force de travail, l'autre
son capital. Les inégalités de classe structurelles disparaissent derrière
ces apparences. A «l'intériorisation» des relations marchandes correspond
donc une «intériorisation» de la démocratie purement formelle. Les deux
processus ont une même racine et un même résultat: obscurcir et de ce fait
légitimer, des structures de domination et d'inégalité de fait.
Le consensus sur lequel fonctionne l'hégémonie
politique de la bourgeoisie dans les pays capitalistes développés a donc de
profondes racines structurelles, inconscientes, indépendantes de la volonté de
la majeure partie des citoyens, du moins en périodes "normales"
(lorsque la reproduction élargie fonctionne normalement). Mais il est en outre
appuyé par des structures de support fort importantes elles aussi.
Tout d'abord, la bourgeoisie a conquis le pouvoir
politique en s'identifiant avec la cause nationale, soit contre la domination
étrangère, soit contre la monarchie absolue. Ce faisant, elle a effectivement
unifié pendant une étape, sous l'égide de sa propre idéologie, les forces
vives de toutes les classes sociales modernes. Même lorsque la différenciation
de classe progresse ultérieurement et rompt cette "union sacrée",
des vestiges du passé d'"unité nationale révolutionnaire"
subsistent, et constituent un ciment puissant du consensus à l'égard de
l'État bourgeois (cf. l'influence du "nationalisme jacobin" dans le
mouvement ouvrier français; du "garibaldisme" dans le mouvement
ouvrier italien; le respect qui entoure la Constitution des États-Unis, même
dans les milieux d'extrême-gauche, etc.) .
Ensuite, parce que la bourgeoisie moderne est la
plus riche de toutes les classes dominantes que l'histoire universelle ait
connue. Parce que, au sein de son mode de production, la croissance des forces
productives est généralement plus rapide que dans toute société antérieure
fondée sur l'inégalité de classe, les capitalistes sont capables - sauf dans
des phases de crises de régimes aiguës - d'intégrer des pratiques de
marchandages et de concessions mutuelles dans leurs pratiques
politico-économiques, aussi bien en ce qui concerne les conflits au sein même
de la classe dominante, qu'en ce qui concerne les conflits entre classe
dominante et classes dominées.
Certes, la notion de
"l'État-arbitre-entre-les-classes" repose sur une illusion évidente.
Mais cette illusion n'est pas pure tromperie. Elle est la généralisation
abusive d'un aspect de l'ensemble de la domination politique bourgeoise. Puisque
tous les rapports sociaux sont en dernière analyse des rapports marchands, il y
a toujours moyen d'"arbitrer" des conflits en accordant des
concessions à telle ou telle couche sociale concernée. Ce que ne voient pas
les partisans de la thèse de "l'État neutre", c'est que ces
concessions se placent toujours dans le cadre d'une domination de classe
conservée et défendue. Mais dans ce cadre-là, il y a normalement une marge de
négociation et de marchandage que tous les rouages de la démocratie
parlementaire bourgeoise cherchent à institutionnaliser.
En outre, par sa nature même, la bourgeoisie
"règne mais ne gouverne pas". Comme elle est placée sous le signe de
la propriété privée, c'est-à-dire de la concurrence, aucun banquier,
industriel, capitaliste privé, ne peut, à lui seul, incarner les intérêts de
classe de l'ensemble du capital, qui ne peuvent être découverts qu'en
dépassant la concurrence à un moment déterminé. De là la nécessité d'une
certaine autonomie du personnel politique bourgeois qui se trouve dans d'autres
rapports avec les bourgeois que ceux que les juristes du roi avaient établis
avec la Cour.
De là aussi la nécessité objective des
libertés politiques au sein même de la bourgeoisie, nécessaires à la
définition de "l'intérêt général" (lire: de l'intérêt de classe
de la bourgeoisie) sur la base d'un consensus librement accepté. Ce n'est qu'en
temps de crise aiguë que la bourgeoisie est obligée de chercher son salut dans
une autonomie plus grande de l'appareil d'État. C'est-à-dire dans des
dictatures bonapartistes ou fascistes où l'intérêt de classe suprême est
imposé et non plus établi par voie de discussion.
Cette autonomie du personnel politique permet une
certaine "mobilité intégrante" dans la société bourgeoise, qui
correspond d'ailleurs, elle aussi, à la logique de la concurrence capitaliste.
Au sein de la bourgeoisie, une spécialisation attribue l'exercice des fonctions
dirigeantes dans l'État à certaines catégories qui, sans être directement
chargées de la direction du processus de production, se retrouvent, par le
biais des fonctions politiques, membres de conseils d'administration de grandes
sociétés par actions. A l'époque du capitalisme des monopoles, l'apparition
de nombreuses sociétés nationalisées ou "mixtes" renforce encore
cette intégration des dirigeants politiques dans les sommets du grand capital.
Par ailleurs, la "carrière politique"
ouvre à des membres de la bourgeoisie moyenne et petite (avocats, journalistes,
hauts fonctionnaires, technocrates) la possibilité d'accéder à un pouvoir et
à une fortune qu'ils n'auraient pu acquérir sur la base de leurs seuls
capitaux ou revenus normaux. Cette même" carrière politique" a
corrompu des générations successives de dirigeants ouvriers. Elle a permis
d'"écrémer" la classe ouvrière et le mouvement ouvrier de ses
éléments les plus talentueux et les plus arrivistes en les intégrant dans
l'État bourgeois. Toutes ces fonctions ne peuvent cependant être remplies que
par un type spécifique de pouvoir politique, qui est le propre de la
bourgeoisie industrielle moderne.
Finalement, l'expansion constante et cumulative
de l'accumulation des capitaux sous le mode de production capitaliste
généralisé tend à assurer également une mobilité socio-économique aux
classes moyennes, en dehors des fonctions au sein de l'État proprement dit.
Certes, l'expansion capitaliste exerce un effet contradictoire sur les classes
moyennes. Il y a d'une part un recul constant du poids et même du nombre des
petits entrepreneurs indépendants (petits paysans, petits artisans, petits
commerçants, petits industriels), victimes de la concentration et de la
centralisation du capital. Mais, d'autre part, il y a une reproduction partielle
de ces classes moyennes sous la forme d'entrepreneurs semi-indépendants
(sous-traitants, gérants de pompes d'essence et de stations-service, gérants
de magasins affiliés à des chaînes, etc.).
II y a une renaissance de nouvelles professions
indépendantes, surtout dans le secteur des services (bureaux de marketing, de
publicité, d'organisation scientifique du travail, agences de voyages, etc.) .
II y aune expansion considérable des "professions libérales" (avant
tout médecins, dentistes et architectes) . Et il y a surtout l'essor des "
nouvelles classes moyennes " qui, bien que salariées, se trouvent à
mi-chemin entre le capital et le travail par l'ampleur de leurs revenus, la
capacité ainsi créée d'acquérir du capital et le contenu même de leurs
fonctions (personnel de maîtrise, managers inférieurs, etc.).
Ainsi, la société bourgeoise des pays
capitalistes évolués n'oppose point, en temps normaux, une immense majorité
de prolétaires à une petite poignée de magnats du grand capital. Elle a
plutôt la forme d'une pyramide, où entre la base prolétarienne et le sommet
du capital monopoliste s'intercalent une série de couches intermédiaires :
entrepreneurs moyens et petits indépendants; paysannerie indépendante,
entrepreneurs semi-autonomes ; nouvelles classes moyennes; employés
(travailleurs intellectuels salariés) en voie d'intégration dans le
prolétariat, mais ayant encore un pied dans la couche des "nouvelles
classes moyennes". Chacune de ces couches intermédiaires peut espérer, à
des titres divers, participer partiellement à la distribution de la plus-value.
Chacune d'elles peut nourrir l'espoir d'une
"promotion sociale", sinon pour elle-même, du moins pour ses enfants,
sur le plan essentiellement économique. La puissance numérique de cette couche
en fait la base de masse essentielle de la défense du statu quo social, du
régime bourgeois et de la propriété privée, qu'elle n'est point portée à
remettre globalement en question. En temps normaux, cela renforce encore une
fois la stabilité du capitalisme des pays impérialistes, gouverné par la
démocratie parlementaire bourgeoise traditionnelle.
II. Le pouvoir de classe dans les pays
semi-coloniaux et la nature de leurs classes possédantes
Il suffit de reprendre un à un ces traits
spécifiques de la domination politique de la bourgeoisie des pays
impérialistes pour s'apercevoir immédiatement qu'ils ne peuvent être
reproduits - ou qu'ils peuvent se manifester sous une forme embryonnaire - dans
la société traditionnelle des pays semi-coloniaux et coloniaux.
Une bonne partie de la population - dans de
nombreux pays, la majorité de la population - jusqu'à une date récente ne s'y
trouve pas intégrée dans la production marchande. En fait, il n'y règne
guère une production marchande généralisée. Il n'y a point, pour la même
raison, d'"intériorisation" normale des rapports marchands. De la
même manière, il n'y a guère un processus large et continu d'accumulation du
capital dirigé par la bourgeoisie ou la classe dominante du pays, qui assure la
croissance économique et "normalise" le règne de cette classe
dominante aux yeux des masses populaires, le faisant apparaître comme
inévitable. La bourgeoisie ne peut donc pas régner grâce à un consensus
généralement accepté.
La bourgeoisie semi-coloniale n'a pas non plus
conquis le pouvoir dans une grande révolution populaire, unifiant toutes les
couches de la nation derrière elle. Elle n'est pas légitimée par le triomphe
d'un combat national contre l'oppresseur étranger ou la monarchie absolue. Elle
ne dispose pas des ressources suffisantes pour pouvoir institutionnaliser la
conciliation et le marchandage permanent entre les classes sociales. Les marges
de manoeuvres économiques ne lui permettent pas d'accorder des concessions
substantielles aux classes laborieuses. La mobilité assurée à la petite et
moyenne bourgeoisie est infime. Il n'y a pas tout ce tissu conjonctif entre les
travailleurs et le grand capital, qui permet d'amortir beaucoup de crises
sociales.
Une conclusion s'impose: dans les pays
semi-coloniaux, la domination politique de la bourgeoisie ne peut pas emprunter
la forme capitaliste classique de domination par les seuls rapports
économiques. Elle doit emprunter, et elle continue à emprunter, une
combinaison de domination par le poids économique et par la contrainte violente
directe.
Cela est dû au fait qu'il ne s'agit pas d'une
domination bourgeoise pure, mais d'une domination hybride, combinée. La
bourgeoisie semi-coloniale n'est pas une bourgeoisie capitaliste classique. Elle
ne s'appuie pas sur des rapports salariat/capital purs et simples. Elle draine
d'innombrables vestiges anciens et formes bâtardes d'exploitation combinant
jusqu'au servage qui se survit avec le métayage, des formes de servitude par
endettement, des rentes foncières mi-capitalistes, mi-précapitalistes, jusque
et y compris des formes capitalistes pures. Le caractère hybride des formes de
domination politiques reflète le caractère hybride des rapports de production,
sans oublier d'y intégrer évidemment la dépendance par rapport à
l'impérialisme. Seule la loi du développement inégal et combiné permet de
rendre compte de la complexité de ces structures de domination.
On ne peut accepter comme allant de soi la
définition de cette ancienne oligarchie comme «bourgeoisie agraire
exportatrice", ou comme alliance entre une "bourgeoisie
agraire-exportatrice" et une classe de propriétaires fonciers
(terratenientes). Le fait d'exporter des marchandises sur le marché mondial, en
symbiose avec des firmes impérialistes, ne suffit point pour justifier
l'étiquette de capitalistes. Il faut commencer par définir les rapports de
production qui ont permis de produire ces marchandises exportées. Lorsque ces
rapports de production sont mixtes, hybrides et combinés, nous avons affaire à
une classe dominante elle-même hybride, qui mériterait tout au plus
l'étiquette de semi-capitaliste.
La définition traditionnelle de l'oligarchie
comme une alliance entre des forces de classes possédantes précapitalistes,
semi-capitalistes et capitalistes (capital compradore} autochtones avec le
capital étranger semble plus satisfaisante. Elle n'est évidemment pas en
elle-même directement opératoire. Elle exige une analyse spécifique pour
chaque pays particulier, à chaque étape particulière. Mais elle permet de
circonscrire deux champs décisifs sur lesquels doit se concentrer
l'investigation :
- les modifications des rapports de forces au
sein de cette alliance, en fonction de transformations économiques,
politiques, militaires, etc., y compris à l'extérieur du pays examiné ;
- les transformations socio-économiques plus
profondes, qui sapent l'existence même de cette "ancienne
oligarchie" et qui conduisent vers la création d'une "nouvelle
oligarchie".
Dans ce sens, l'alternative souvent posée quant
à la nature de la crise politique dans ces pays est dépassée à notre avis.
Il y a à la fois dans les pays semi-coloniaux, et donc en Amérique latine,
«crise politique permanente», par suite de l'incapacité de la bourgeoisie et
de «l'oligarchie» à créer les conditions d'un exercice du pouvoir politique
bourgeois «classique», dans la mesure même où ces pays ne sont pas
«totalement » capitalistes (c'est-à-dire dans la mesure où ils sont
semi-coloniaux, dépendants, donc sous-développés) . Et il y a à la fois
«crise politique» en fonction de changements particuliers au sein de la
structure semi-coloniale, dans la mesure où les formes de domination
traditionnelles de l'oligarchie ne correspondent plus aux transformations qui se
sont opérées dans le cadre de la dépendance semi-coloniale.
Il faut à ce propos examiner un problème
particulièrement complexe, à savoir celui de la nature de classe de l'État
dans les pays semi-coloniaux, c'est-à-dire des effets sur cette nature de
classe qu'exercent les rapports particuliers entre le capital impérialiste et
les classes possédantes nationales dans ces pays.
La nature bourgeoise de l'État ne peut faire de
doute dans un sens précis: cet État défend, protège et consolide avant tout
des conditions déterminées d'accumulation du capital, de production de la
plus-value. Dans la mesure même où il s'agit d'un État semi-colonial (ou
«dépendant»), l'État défend évidemment par priorité les intérêts
d'accumulation du capital impérialiste et des couches des classes possédantes
"nationales" qui sont le plus étroitement liées à l'impérialisme.
Dans l'étude de Ouijano (2), le fait de
l'intégration des rapports de production précapitalistes dans une structure
globale et hybride des sociétés traditionnelles d'Amérique latine, dominée
par le capital impérialiste, est correctement souligné. Il est de même
correctement souligné que loin d'avoir intérêt à éliminer ces rapports de
production précapitalistes (comme l'avait le capital industriel aux XVllle et
XIXe siècles en Europe) , le capital impérialiste profite de leur survivance,
tend donc à les conserver et même à les stabiliser pendant toute une
période.
Le caractère de frein que l'impérialisme exerce
au développement socio-économique des pays semi-coloniaux et coloniaux peut
donc être résumé par le fait qu'il leur enlève d'une part une fraction des
ressources disponibles pour ce développement (transfert de plus-value par le
rapatriement de profits, et de valeur par l'échange inégal) , et qu'il
consolide d'autre part des rapports de production et de classes traditionnels
qu'un développement autonome du capitalisme aurait éliminé.
Cependant, ces résultats du développement
inégal et combiné, significatifs de toute l'ère impérialiste, ne permettent
pas de placer un signe d'interrogation sur la nature de classe de l'État. Ils
ne transforment pas ces États en des États «semi-féodaux» ou
«oligarchiques». l'alliance entre le capital impérialiste et l'ancienne
oligarchie (y compris ses composantes précapitalistes) est une alliance
dominée par le capital impérialiste et fondée sur une dynamique à long terme
d'accumulation du capital et de défense de la propriété privée bourgeoise.
L'État semi-colonial peut donc être considéré comme une variante
particulière de l'État bourgeois, tenant compte de toutes les particularités
de l'alliance de classes au pouvoir .
Il en résulte une conclusion fort importante: le
changement de rapports de forces au sein de cette alliance ; le déclin relatif
de certains capitaux impérialistes (par exemple ceux de la Grande-Bretagne en
Amérique latine) ; la montée hégémonique d'autres (ceux de l'impérialisme
américain); l'apparition de nouveaux capitaux impérialistes remettant en
question la domination incontestée de la puissance hégémonique ; le poids
accru de l'industrie «nationale » ; le déclin d'influence des propriétaires
fonciers : tout cela peut se produire sans destruction violente de l'appareil
d'État, sans changement de la nature de classe de l'État.
Ces transformations ne font que substituer une
forme, une variante d'État bourgeois à une autre. Elles ne signifient point le
remplacement d'un État «semi-féodal » par un État bourgeois. Voilà la
raison principale pour laquelle la crise politique permanente dans la plupart
des pays latino-américains est parfaitement compatible avec une stabilité de
l'appareil d'État, avant tout de son bras armé (armée, police).
Le glissement d'une forme de dépendance à une
autre, d'une coalition de classes dominantes à une autre, voire d'une
«ancienne oligarchie» à une «oligarchie nouvelle», peut s'effectuer pour la
même raison sans solution de continuité. La nature même de la dépendance
semi-coloniale, en opposition au colonialisme, implique pareille possibilité.
Car la dépendance semi-coloniale, c'est la domination du capital impérialiste
de manière indirecte et non directe. Pareille domination indirecte signifie que
l'exercice du pouvoir se trouve dans les mains d'un personnel politique
jouissant d'une marge d'autonomie donnée.
En fonction de l'évolution des rapports de
forces, cette marge peut s'étendre ou se restreindre. Elle peut passer d'un
extrême, où l'impérialisme gère jusqu'aux douanes et revenus fiscaux de
l'État semi-colonial, jusqu'à l'autre extrême, où cet État nationalise une
bonne partie des entreprises propriété du capital impérialiste. Mais toutes
ces oscillations restent circonscrites dans l'aire du caractère bourgeois de
l'État.
La distinction entre la nature de classe de
l'État et la composition du personnel dirigeant, qui exerce le pouvoir de
manière courante, fait partie intégrante de la théorie marxiste de l'État.
Nous avons déjà rappelé que même dans des conditions normales de la
démocratie bourgeoise impérialiste, la bourgeoisie règne mais ne gouverne
pas. Dans des conditions anormales de crise sociale aiguë, elle peut être
forcée à abandonner non seulement le gouvernement mais même ses droits
politiques individuels.
Son expropriation politique est alors (comme sous
les formes «classiques» du fascisme) condition pour éviter son expropriation
économique. Vu la nature de la dépendance semi-coloniale, la cc distance"
du capital impérialiste par rapport au personnel qui exerce le pouvoir de
manière courante peut de même varier à l'extrême. Elle peut passer des cas
de présidents, potentats ou ministres directement à la solde du capital
étranger, jusqu'au cas de dirigeants politiques qui manifestent leur
indépendance relative en frappant certains intérêts réels du capital
étranger.
La tendance à éliminer complètement la
catégorie de "bourgeoisie nationale" de l'analyse - après lui avoir
donné une importance excessive pendant une phase précédente d'évolution de
l'analyse théorique - me semble non fondée. On peut appeler bourgeoisie
"nationale" cette fraction des classes possédantes autochtones des
pays semi-coloniaux dont les intérêts immédiats ne sont pas complémentaires
mais concurrentiels de ceux du capital étranger. La défense politique de ces
intérêts concurrentiels est une preuve suffisante de leur existence.
Mentionnons à ce propos l'exemple classique de
la bourgeoisie autochtone engagée dans la production de produits manufacturés,
qui entre en concurrence avec l'importation des mêmes produits manufacturés en
provenance des pays impérialistes. Le débat sur la politique commerciale, le
débat sur "le développement économique par la substitution de certaines
importations" reflètent parfaitement l'existence d'une telle couche au
sein des classes dominantes des pays latino-américains.
Selon le pays considéré et l'époque examinée,
cette bourgeoisie dite nationale, engagée dans la production industrielle en
concurrence avec la bourgeoisie impérialiste, est insignifiante et
«rachitique», comme le dit Ouijano, c'est-à-dire totalement impuissante;
faible mais pas totalement impuissante; ou d'un poids économique et politique
non sans importance (le cas de l'Argentine est évidemment le plus significatif
à ce propos) . On peut dire dans tous les cas qu'elle est trop faible pour
acquérir une puissance politique autonome suffisante pour exercer l'hégémonie
au sein de l'État et modifier de façon décisive la nature de la coalition
régnante en une coalition capable de transformer l'État d'un État bourgeois
néo-colonial en un État bourgeois indépendant.
Il n'y a pas eu un seul cas en Amérique latine
où une «bourgeoisie nationale» (ou une coalition incluant la bourgeoisie
nationale) ait été capable de parachever l'accomplissement des tâches
historiques de la révolution nationale-bourgeoise, et notamment l'expulsion
intégrale du poids du capital impérialiste du pays.
Pour déterminer les raisons de cet échec, il ne
suffit pas d'insister sur les liens d'intérêts économiques qui rattachent la
bourgeoisie industrielle nationale au capital impérialiste. A la limite, dans
les cas de développement le plus avancé de l'industrie manufacturière
nationale, ces liens ne sont pas qualitativement différents de ceux qui
rattachent le capital des pays impérialistes les plus faibles (Espagne,
Portugal, quelques pays scandinaves) à ceux des grandes puissances
impérialistes et qui n'empêchent point une indépendance politique effective
de ces petits États bourgeois, c'est-à-dire leur capacité de défendre
effectivement les intérêts particuliers de leur bourgeoisie contre ceux du
capital impérialiste, lorsque des conflits d'intérêts se produisent (défense
effective ne signifie évidemment pas nécessairement défense efficace ou
réussie) .
C'est seulement lorsque la situation économique
est examinée de manière conjointe avec la structure sociale et la
configuration politique que les raisons historiques de l'échec de la
«bourgeoisie nationale» des pays semi-coloniaux deviennent apparentes. Vu la
faible base sociale indépendante de la bourgeoisie dans les classes moyennes et
la petite-bourgeoisie ; vu le poids hégémonique du capital impérialiste au
sein de l'alliance gouvernant ces pays, une lutte politiquement efficace pour
éliminer totalement l'influence impérialiste présuppose une mobilisation
large et active des masses laborieuses, avant tout des masses d'ouvriers et de
paysans pauvres.
Pareille mobilisation déclenche une dynamique
redoutable pour la survie de toutes les classes possédantes des sociétés
semi-coloniales, y compris la bourgeoisie nationale. Le maximum qu'elle peut
réaliser, lorsqu'elle est confrontée avec la force de l'ancienne oligarchie et
le poids de l'impérialisme, c'est une mobilisation limitée et contrôlée des
masses pour exercer une pression sur l'impérialisme en vue de modifier les
rapports de forces au sein de la coalition gouvernante. Toute mobilisation des
masses qui échappe au contrôle des instruments mis en place par la bourgeoisie
dite nationale (et parmi lesquels on peut certainement classer la bureaucratie
syndicale péroniste dans le cas de l'Argentine) , et qui pourrait briser
l'emprise impérialiste, n'y arriverait qu'en bouleversant l'ensemble des
structures socio-économiques du pays (comme ce fut le cas à Cuba).
Une telle mobilisation ne peut pas s'effectuer
sous une direction ou avec une participation d'une quelconque fraction de la
bourgeoisie semi-coloniale en tant que classe. Elle ne peut se réaliser que
sous la direction de forces politiques et sociales résolument anticapitalistes,
comme ce fut le cas à Cuba.
III. Prolétariat et classes moyennes dans la
société semi-coloniale
Le prolétariat des pays semi-coloniaux, et celui
d'Amérique latine en particulier, se caractérise par le fait que son poids
objectif - même lorsqu'il est réduit - dépasse toujours celui de la
bourgeoisie industrielle autochtone. C'est là une des clefs principales pour
comprendre le comportement politique de cette bourgeoisie.
Ce fait a une racine économique évidente. Les
salariés travaillent à la fois pour le capital impérialiste et pour la
bourgeoisie autochtone. Ils sont employés tant par des industriels que par des
banquiers ou des commerçants, tant par des sociétés minières que par des
plantations ou des fermes pratiquant l'agriculture capitaliste. La possibilité
objective d'unifier ces fractions différentes du prolétariat rend leur force
potentielle redoutable pour chacune des fractions de la coalition de classes au
pouvoir : le capital impérialiste, la bourgeoisie «nationale» industrielle,
la bourgeoisie compradore, les propriétaires fonciers.
Mais cette unification n'est qu'objectivement
possible. Elle n'est que potentiellement inscrite dans la réalité économique
des pays semi-coloniaux. Pour l'inscrire pratiquement dans la réalité
socio-politique, toute une série de conditions politiques, organisationnelles,
idéologiques, morales, doivent se trouver réunies. La marche saccadée de la
révolution latino-américaine, les défaites et les échecs du mouvement
révolutionnaire des masses dans des pays aussi divers que le Guatemala, le
Brésil, la Bolivie ou Saint-Domingue, sont dûs en dernière analyse à
l'incapacité dans laquelle s'est trouvé ce mouvement à réunir toutes les
conditions nécessaires pour que le prolétariat puisse peser de tout son poids
dans le processus révolutionnaire, pour qu'il puisse souder ses propres forces,
et souder autour de lui toutes les forces vives de la paysannerie laborieuse et
de la petite-bourgeoisie urbaine radicalisée.
Trois particularités du prolétariat
latino-américain doivent être mises en évidence à ce propos: sa
différenciation socio-économique beaucoup plus profonde que celle du
prolétariat des pays impérialistes; la difficulté qu'il rencontre à
s'organiser massivement et de manière unifiée, syndicalement et encore plus
politiquement; la difficulté qu'il rencontre pour s'émanciper politiquement de
la tutelle idéologique petite-bourgeoise, populiste-nationaliste, c'est à-dire
la difficulté qu'il rencontre à combattre comme une force politique autonome
qui lutte pour l'hégémonie de sa ligne de classe au sein du mouvement
révolutionnaire.
Les trois composantes principales du prolétariat
latino-américain sont: le prolétariat minier; le prolétariat agricole, y
compris celui des plantations; le prolétariat urbain. Une subdivision
ultérieure du prolétariat agricole en prolétariat proprement dit et
semi-prolétariat (c'est-à-dire ceux qui travaillent comme ouvriers saisonniers
ou occasionnels une partie de l'année seulement et qui passent le reste de leur
temps soit comme chômeurs soit dans des occupations non salariées diverses) ,
et du prolétariat urbain en prolétariat des entreprises étrangères (souvent
privilégié du point de vue des salaires) , prolétariat industriel des
entreprises "nationales" et prolétariat non industriel, serait sans
doute également utile.
Ces trois composantes ont des origines sociales
différentes, souvent des niveaux de vie et des conditions de vie différentes,
et presque toujours des traditions de lutte, des niveaux de conscience et des
niveaux de syndicalisation et de combativité non moins inégaux. C'est dire que
leur organisation et leur entrée sur l'arène politique se fera de manière
généralement différenciée, non synchronisée. De ce fait, le problème
d'unifier ces forces se pose pratiquement dès le début du mouvement ouvrier,
et soulève des difficultés considérables. Ces difficultés sont encore
accrues du fait que les intérêts immédiats "corporatistes" de ces
différents secteurs du prolétariat sont quelquefois contradictoires, et que le
dépassement de ces intérêts immédiats exige beaucoup d'expérience, beaucoup
d'éducation et un niveau de conscience de classe déjà élevé, qu'on ne peut
considérer comme automatiquement acquis ou accessible par la seule expérience.
Les raisons mêmes pour lesquelles les classes
possédantes au pouvoir en Amérique latine n'ont pas pu gouverner
traditionnellement à travers les instruments classiques de la démocratie
parlementaire-bourgeoise - à quelques exceptions près comme celle du Chili (3)
- impose des difficultés extrêmes pour unifier organisationellement la classe
ouvrière. Sur le plan syndical, son organisation apparaît la plupart des fois
comme fragmentée par secteurs.
Là où elle est unifiée dans une seule
centrale, celle-ci est souvent un instrument au sommet, sans ramifications à la
base, simplement manipulateur au service politique de forces sociales non
prolétariennes, ce qui entraîne d'ailleurs des différenciations constantes au
sein de ce mouvement syndical (4). Sur le plan politique, l'impossibilité de
créer des partis politiques ouvriers de masse capables d'opérer légalement
pendant une longue période, d'élaborer leur programme et leur stratégie
politiques devant toutes les autres classes de la nation et d'acquérir ainsi
sur le plan politique l'assurance et l'indépendance indispensables pour
revendiquer la direction politique du mouvement de masse dans son ensemble,
accroît considérablement la difficulté sur la voie de l'unification d'un
front de classe autonome du prolétariat.
Cette difficulté est par ailleurs inscrite dans
la situation objective, comme Ouijano l'a souligné à juste titre. Vu la nature
hybride du pouvoir d'État d'un pays semi-colonial; vu la nature idéologique du
nationalisme qui concentre ses feux sur la domination et l'exploitation
impérialiste étrangère sans en souligner la nature de classe ; vu
l'hégémonie des courants politiques et idéologiques populistes qui en
résultent, le prolétariat latino-américain rencontre de grands obstacles pour
relayer et exprimer sur le plan politique son organisation syndicale et sa
combativité souvent très élevées. La déviation de ces énergies vers des
objectifs politiques qui ne sont pas les siens est un des traits frappants de
l'évolution politique de l'Amérique latine au cours des vingt-cinq dernières
années. Le cas de l'Argentine, dont le prolétariat est sans doute le plus
fortement organisé de tout le continent, est significatif à ce propos.
Il ne faut cependant pas considérer que, du fait
de ces difficultés objectives et subjectives réelles, l'unification du
prolétariat et son apparition comme une force politique autonome soient
impossibles dans les conditions actuelles de la société semi-coloniale
latino-américaine. Le cas de la révolution bolivienne traité par Torres-Rivas
ne démontre pas seulement la subordination politique du prolétariat sous la
direction populiste du M.N.R. Il reflète aussi une succession d'efforts,
spasmodiques et limités dans le temps, mais qui vont tendanciellement
croissant, à se libérer de cette tutelle, et à acquérir à la fois une
autonomie politique de classe et un rôle politiquement dirigeant au sein du
mouvement révolutionnaire de masse.
Ces deux aspects d'une politique prolétarienne
de classe sont intimement liés l'un à l'autre. A l'exception possible de la
seule Argentine (et encore! car dans ce pays le poids de la petite-bourgeoisie
urbaine est considérable et va croissant) , il n'y a aucun pays d'Amérique
latine où le prolétariat peut, à lui tout seul, renverser le pouvoir de la
coalition des classes possédantes au pouvoir. Ni ses forces numériques ni la
configuration socio-géographique du pays (isolement relatif des grands centres
prolétariens et difficulté à les relier entre eux) ne permettent d'envisager
une telle éventualité de manière réaliste.
Le prolétariat ne peut vaincre dans un pays
semi-colonial que s'il réussit à établir son hégémonie politique sur
l'ensemble des masses exploitées et opprimées. Cela implique la combinaison
dialectique de trois conditions : conquérir son autonomie politique et la
conscience claire de ses propres objectifs de classe; prendre conscience des
objectifs de classe différents d'autres classes sociales exploitées, objectifs
intégrables dans le projet révolutionnaire du prolétariat; lutter au sein du
mouvement de masse pour conquérir l'hégémonie idéologique et la direction
politique, notamment en faisant sien les revendications progressistes et
historiquement justes de ces autres classes sociales, sans abandonner son
autonomie de classe, et tout en proposant des formes et des organisations de
lutte qui propulsent et unifient le mouvement de masse jusqu'à une
confrontation globale et décisive avec les classes possédantes, c'est-à-dire
jusqu'à la prise du pouvoir par le prolétariat.
Il s'agit en d'autres termes de substituer à une
politique populiste interclassiste une alliance de classes (essentiellement
l'alliance entre le prolétariat, la paysannerie pauvre et la petite-bourgeoisie
urbaine radicalisée) sous la direction du prolétariat, qui permette la
conquête du pouvoir par celui-ci, c'est-à-dire la victoire de la révolution
socialiste.
Si nous examinons les phases successives de la
révolution bolivienne, nous pouvons clairement isoler les conditions qui ont
déterminé les échecs successifs du processus révolutionnaire, mais aussi son
élévation progressive.
Dans la phase 1952-1958, la révolution
bolivienne se heurte à l'absence d'autonomie politique du prolétariat.
Celui-ci fait preuve d'un élan révolutionnaire exceptionnel pour l'Amérique
latine. Il détruit l'armée bourgeoise en 1952. Il impose la nationalisation
des mines. Il combat pour le contrôle ouvrier. Il crée des milices armées
dans les mines. Il unifie ses forces syndicalement dans la C.O.B., mais celle-ci
tombe sous la direction politique de la gauche du M.N.R., vu l'absence
d'autonomie politique de la classe ouvrière. Il propulse la réforme agraire,
mais c'est encore le M.N.R. qui en récolte les fruits politiques, vu que la
réforme n'est pas perçue par les paysans comme le produit d'une initiative
politique indépendante du prolétariat.
Potentiellement, seuls la C.O.B. et les milices
des mineurs apparaissent dans cette phase comme des points d'appui pour
conquérir l'hégémonie politique du prolétariat au sein du processus
révolutionnaire. Mais la faiblesse organisationnelle des courants politiques
ouvriers implique qu'ils ne réussissent pas à arracher le contrôle de la
C.O.B. à la direction M.N.R. de gauche. L'armée bourgeoise est reconstituée
avec l'aide massive de Washington. La contre-offensive bourgeoise se déclenche.
Les mineurs se battent isolément. Ils sont battus et désarmés. La
contre-révolution triomphe momentanément.
La reprise du processus révolutionnaire sous les
régimes Ovando et Torres se distinque déjà de manière considérable du
processus 1952-1958. L'hégémonie du populisme sur la C.O.B. est affaiblie
(bien que Lechin en reste le dirigeant principal, et bien qu'une version
rénovée du populisme soit propulsée sous Torres) . La tentative d'asseoir une
autonomie politique du prolétariat est entreprise avec l'Assemblée populaire.
Les buts socialistes de la révolution et la prétention à l'hégémonie du
prolétariat en son sein sont clairement proclamés.
Les faiblesses essentielles sont: l'absence d'une
structuration organique de l'autonomie et de l'unité prolétariennes à la base
(c'est-à-dire l'absence d'une structure locale de type soviétique) ; le refus
de couper le cordon ombilical avec le populisme (présence du M.N.R. dans le
Comando politico; illusions semées concernant le régime Torres et le
réformisme militaire) ; l'absence d'un projet concret de lutte pour le pouvoir
et des préparatifs allant dans ce sens de manière audacieuse, devant toute la
nation (les négligences criminelles en matière d'armement immédiat du
prolétariat et des paysans rebelles) ; la sous-estimation grave de la
nécessité d'une agitation paysanne, dans le but de saper la base des vieux
syndicats paysans corrompus et intégrés dans l'État, et de leur substituer
des organisations paysannes révolutionnaires capables d'appuyer le
prolétariat. Le refus d'accorder à la représentation paysanne dans
l'Assemblée populaire l'importance qu'elle aurait dû avoir et d'utiliser cette
Assemblée comme une tribune de propagande et d'agitation constantes dirigées
vers la paysannerie, soulevant des revendications propres de celle-ci, fut
l'expression la plus nette de ces faiblesses.
Mais aucune de ces faiblesses ne peut être
considérée comme inévitablement inscrite dans la situation objective du
prolétariat bolivien. Elles reflètent toutes l'immaturité, les erreurs
politiques ou programmatiques, les confusions des forces politiques qui
représentent ce prolétariat. Elles sont donc toutes susceptibles de
corrections. Dans ce sens, il faut bien souligner que la direction
prolétarienne du processus révolutionnaire latino-américain -la seule capable
de lui donner l'orientation vers la révolution socialiste, dont Torres-Rivas a
souligné avec éclat la nécessité est objectivement possible, et que
l'impasse de la crise politique latino-américaine n'est qu'une impasse
temporaire.
Car la conclusion s'impose: s'il y a crise
politique permanente en Amérique latine, c'est essentiellement parce que la
bourgeoisie industrielle nationale, les classes moyennes et la paysannerie sont
congénitalement incapables de résoudre les contradictions de la société
semi-coloniale dépendante, et parce que le prolétariat n'a pas encore acquis
la maturité et la direction révolutionnaire indispensables pour conquérir
l'autonomie politique et l'hégémonie au sein des masses populaires qui le
rendraient capable à résoudre ces contradictions par la victoire d'une
révolution socialiste. La crise politique permanente en Amérique latine ne
sera surmontée que par la conquête de l'unité et de l'autonomie politiques du
prolétariat, et de son hégémonie de classe au sein du processus
révolutionnaire.
L'impuissance des classes moyennes à résoudre
les contradictions de la société semi-coloniale, et son reflet saisissant dans
l'idéologie et la pratique politiques du populisme, ont été correctement
analysés par Torres-Rivas et Ouijano. Il est inutile d'ajouter de longs
commentaires à ces analyses. Nous nous contenterons de deux remarques. Avant
tout, l'extraordinaire lenteur de la croissance du processus d'accumulation du
capital et d'appropriation de la plus-value à l'intérieur des sociétés
semi-coloniales traditionnelles aboutit à une impasse longtemps évidente de la
promotion sociale des classes moyennes dans le domaine économique. La promotion
sociale et l'existence matérielle tournent autour de l'État et de l'armée. La
multiplication des postes de fonctionnaires et d'officiers doit compenser
l'absence de possibilités de trouver un emploi ou des revenus décents comme
ingénieurs, entrepreneurs du bâtiment ou courtiers d'assurances prospères.
Des classes moyennes tournées vers l'État et
l'armée comme base d'existence matérielle seront tout naturellement orientées
dans la voie populiste-nationaliste dans des conditions de dépendance
semi-coloniale. La corrélation entre cette idéologie et les causes apparentes
du sous-développement et de la dépendance expliquent aisément l'emprise
extraordinaire que cette idéologie peut exercer au sein d'autres classes de la
société, en premier lieu au sein du prolétariat, des populations urbaines
déclassées et d'une fraction de la paysannerie.
Mais un populisme nationaliste, exclusivement
dirigé contre l'impérialisme et ne mentionnant point les liens entre
impérialisme et exploitation capitaliste tout court, peut facilement être
utilisé par la bourgeoisie industrielle nationale à des fins politiques
propres: modifier les rapports de forces et le "partage des
bénéfices" au sein de l'alliance des classes possédantes, plutôt que de
rompre cette alliance. C'est en gros ce qui est arrivé au cours des dernières
décennies, à des degrés divers, et avec des succès divers, dans de nombreux
pays d'Amérique latine.
Le populisme nationaliste - combiné avec le
desarrollismo - apparaît ainsi comme une combinaison d'objectifs
socio-politiques des classes moyennes, qui leur permettent effectivement de
conquérir l'État et, à travers cette conquête, d'accroître
considérablement les emplois et l'aisance de nombre de leurs membres, et
d'objectifs économiques de la bourgeoisie industrielle, qui lui permettent
d'améliorer le poids du capital « national" au sein de l'alliance avec
les capitaux impérialistes d'une part, avec les classes possédantes plus
rétrogrades (bourgeoisie exportatrice et bancaire, propriétaires fonciers,
etc.) d'autre part.
Mais les succès relatifs, quelque modestes
qu'ils soient, du populisme nationaliste et du desarrollismo modifient la
situation sociale d'une partie des classes moyennes. Les progrès modestes de
l'industrialisation augmentent les emplois de cadres, tant au sein de
l'industrie proprement dite qu'au sein de nombreuses activités intermédiaires.
Les progrès de l'économie monétaire étendent à leur tour le réseau des
fonctions intermédiaires permettant de participer à la distribution de la
plus-value. L'identification des classes moyennes avec l'État et l'armée, et
l'occupation des postes clés en leur sein pendant toute une phase historique,
estompent les aspects "rebelles" du populisme et le rattachent à de
nombreuses prébendes. avantages matériels et sources de corruption.
Les classes moyennes se scindent en une couche
supérieure conservatrice qui «porte» l'État, les «valeurs» de la
«société de consommation», l'imitation des coutumes et moeurs de la
bourgeoisie internationale, et une couche inférieure de petits-bourgeois
radicalisés, paupérisés, marginalisés, disponibles pour un projet
révolutionnaire dans la mesure où ils n'en captent pas la direction et ne
s'apprêtent pas à répéter le même processus d'intégration, de corruption
et de transformation conservatrice que leurs pères avaient parcouru lors de
leur «occupation de l'État»
IV. La paysannerie latino-américaine
Nous avons été frappés par le fait que tant
l'étude de Torres-Rivas que celle de Ouijano ne contiennent pas une analyse
socio-économique suffisamment creusée de la structure de la paysannerie
latino-américaine et de son évolution. C'est d'ailleurs là une des grandes
faiblesses de la sociologie d'inspiration marxiste dans la plupart des pays
latino-américains (6).
Nous ne possédons évidemment pas les
connaissances nécessaires pour pouvoir compléter ces lacunes. Nous ne pouvons
donc qu'esquisser quelques indications méthodologiques concernant des enquêtes
à effectuer sur la structure de la paysannerie dans la société semi-coloniale
traditionnelle et les changements intervenus dans cette structure au cours des
dernières décennies.
A) Il importe avant tout d'établir dans chaque
pays - et la plupart des fois même par régions, vu la différence
considérable de situations régionales -les caractéristiques principales des
grandes couches sociologiquement distinctes de la paysannerie: couches
astreintes au travail servile ou à d'autres servitudes semi-féodales ;
métayers ; paysans pauvres obligés de travailler une partie de l'année comme
salariés; fermiers ne travaillant que comme paysans indépendants; paysans
petits propriétaires; paysans moyens exploitant occasionnellement ou sur très
petite échelle une main-d'oeuvre autre que familiale ; paysans riches
exploitant habituellement de la main-d'oeuvre salariée.
B) Il faut ensuite, dans chaque situation
déterminée, préciser l'articulation de ces différentes couches paysannes
avec d'autres classes sociales, ce qui est indispensable pour définir de
manière exacte les rapports de production dans lesquels elles sont insérées,
dans des conditions de développement inégal et combiné. Par exemple établir
si le travail salarié des paysans pauvres n'est qu'un revenu d'appoint, ou s'il
représente une fraction importante du revenu (dans ce dernier cas, il serait
plus juste de traiter cette couche de semi-prolétarienne que de paysanne) ;
établir si le travail servile ou la rente en nature des métayers servent à
l'autoconsommation des propriétaires fonciers ou bien à la commercialisation
des produits (et, dans ce cas, à la commercialisation pour le marché local,
régional, national ou à l'exportation) ; établir si les paysans moyens sont
endettés ou non et, si oui, s'ils sont en réalité soumis à un processus de
dépossession progressive de leurs terres; établir si les paysans riches sont
en transcroissance vers l'état de bourgeoisie rurale, c'est-à-dire s'ils
combinent des activités d'usuriers, de marchands, de transporteurs locaux,
etc., avec leurs activités de chefs d'entreprises agricoles.
C) Il est important de définir l'ampleur du
secteur dit d'"économie de subsistance" (de production de valeurs
d'usage, dans le langage marxiste), qui n'est nullement circonscrit aux seuls
petits paysans ou petits fermiers pauvres, mais qui peut s'étendre vers le bas
vers les métayers et les paysans sans terres (par exemple lorsqu'ils
travaillent comme ouvriers agricoles mais sont payés en nature) et vers le haut
(il existe des groupes de paysans moyens vivant essentiellement dans l'économie
de subsistance et ne vendant qu'une petite fraction de leurs récoltes pour
acheter des biens industriels; il existe des domaines de grands propriétaires
fonciers largement enfermés dans l'économie de subsistance) .
En relation avec la même question, il faut
préciser la nature des rapports de production qui prévalent au sein des
communautés indiennes et qui peuvent être beaucoup plus complexes qu'il
n'apparaît à première vue. Il faut de même préciser la nature des rapports
des communautés indiennes avec les autres classes et secteurs de la société,
et l'évolution prépondérante de ces rapports.
D) Il faut établir pour chaque couche de la
paysannerie le degré d'insertion dans l'économie monétaire, et les effets de
cette insertion sur son évolution et sur celle de ses préoccupations. Deux
problèmes essentiels à résoudre à ce propos sont celui du degré et du poids
de l'endettement d'une part et du degré d'orientation délibérée vers le
marché (vers la production pour le marché) d'autre part. L'évolution de ces
deux facteurs jouera un rôle important pour déterminer notamment le rythme de
désagrégation des communautés indiennes et le rythme de l'exode rural lors de
la phase de décomposition de la société semi-coloniale traditionnelle.
E) Il faut établir pour chaque couche paysanne
les préoccupations et revendications principales qui l'animent et qui rendent
possible - ne fût-ce que ponctuellement - son entrée en action en tant que
couche sociale. Est-ce la demande de terres à exploiter en tant que propriété
privée ? Est-ce l'annulation des dettes ? Est-ce la réduction radicale ou la
suppression des impôts (et, si oui, lesquels) ? Est-ce la suppression des
travaux serviles ou mi-serviles, et d'autres servitudes et contraintes d'origine
semi-féodale ? Est-ce l'octroi des crédits bon marché, qui faciliteraient
l'achat d'engrais et de machines agricoles, de matériel de construction pour
reconstruire la ferme? Est-ce le rattachement urgent aux réseaux de services
publics (eau courante, électricité, enseignement, hôpitaux)? Est-ce la
création de coopératives de vente, d'achat, de production ? Ou bien faut-il
constater dans quelques cas des préoccupations combinant diverses
revendications, et, si oui, avec quel ordre de priorité?
Ce n'est que lorsque l'analyse devient à ce
point précise qu'une véritable stratégie de l'alliance ouvrière-paysanne
sous direction politique du prolétariat devient concevable. Car une telle
stratégie présuppose que le prolétariat et ses organisations politiques
formulent un programme de révolution agraire (d'émancipation des masses
paysannes pauvres) qui réponde aux préoccupations principales de ces masses -
qu'il s'agit donc de connaître auparavant - et qu'ils entreprennent un travail
de propagande, d'organisation de masse et d'agitation parmi les paysans qui
permette leur mobilisation progressive.
Les informations insuffisantes dont nous
disposons ne nous permettent pas plus de répondre globalement à la question de
la structure de la paysannerie d'Amérique latine qu'à la question de
l'évolution de cette structure. Cependant, un certain nombre de remarques
peuvent être formulées quant au rôle des paysans dans la crise politique des
dernières décennies en Amérique latine.
Tous les processus révolutionnaires à large
mobilisation paysanne (dont la révolution mexicaine et la révolution
bolivienne sont les exemples les plus impressionnants mais nullement les seuls
qu'il faudrait citer) ont laissé de profondes traces dans la conscience des
masses paysannes. Ces traces ne sont point le reflet de simples illusions
romantiques. Ces révolutions ont changé la situation de la paysannerie dans
ces pays. Elles ont freiné les processus de paupérisation et de
prolétarisation d'une fraction de la paysannerie. Elles n'ont pas résolu la
question agraire, dans la mesure où elles n'ont pas aboli les structures
semi-coloniales, capitalistes. Mais elles ont réduit les charges que la
société semi-coloniale a imposée à la paysannerie petite et moyenne. Dans ce
sens, ces processus révolutionnaires ont été perçus par les intéressés et
doivent être interprétés par les marxistes comme des processus de révolution
inachevée plutôt que comme de simples échecs.
Ce fait explique entre autres la stabilité
beaucoup plus grande du régime politique mexicain, et l'attachement à longue
durée de la paysannerie bolivienne au populisme M.N.R. Cependant, au fur et à
mesure que le temps passe, que les contradictions de la société semi-coloniale
s'approfondissent, que la crise de l'économie paysanne s'aggrave, une partie
des gains réalisés par la paysannerie laborieuse grâce à ces révolutions
inachevées se dissipent'. Mais comme ces effets ne se produisent plus dans le
cadre d'une société semi-coloniale traditionnelle, mais dans la société
semi-coloniale modifiée par tous les changements des quarante dernières
années, cette régression aboutit à un double résultat :
- d'une part, une fraction de la paysannerie se
radicalise de nouveau, et est de nouveau potentiellement disponible pour un
projet révolutionnaire ;
- d'autre part, une autre fraction de la
paysannerie, frappée par la régression sociale et la crise de l'économie
paysanne, réagit par l'exode rural.
Dans les pays latino-américains où de larges
révoltes paysannes soit ne se sont pas produites, soit sont restées à l'état
régionalement ou localement limité, soit ont été réprimées dans le sang,
la non-identification de la paysannerie (la plupart des fois majoritaire dans le
pays) avec le régime politique au pouvoir est particulièrement frappante. Elle
enlève à ce régime toute possibilité de gouverner en s'appuyant sur une
large base populaire. Elle l'oblige à institutionnaliser la répression et la
terreur. Mais dans la mesure même où cette situation perdure, s'affirme la
possibilité d'une élimination des régimes politiques oligarchiques, ou
incluant l'oligarchie, par des régimes populistes qui agitent une phraséologie
de réforme agraire, ou commencent même à réaliser par en haut un début de
réforme agraire.
Cette analyse devrait déboucher sur la
conclusion qu'il est erroné d'interpréter la situation dans la campagne
latino-américaine à l'aide de formules simplistes et contradictoires comme:
"la paysannerie est passive" ; "la paysannerie est en état de
révolte virtuelle, mûre pour la "guerre populaire" ; «la
paysannerie est conservatrice» ; "la paysannerie est
révolutionnaire" ; " lapaysannerie est atomisée et incapable
d'action collective" ; "la paysannerie est la principale force
révolutionnaire", etc. Seule une analyse socio-politique minutieuse permet
de déterminer, dans chaque pays latino-américain et à chaque étape précise
de son évolution, autour de quelles revendications et sur la base de quelles
préoccupations quelle couche paysanne spécifique peut être entraînée, à
quelles conditions et avec quelle dynamique, dans le processus révolutionnaire.
V. De l'ancienne à la nouvelle o1igarchie en
Amérique latine
Historiquement, la crise de la société
semi-coloniale en Amérique latine ne peut être résolue qu'à travers la
conquête de la direction du processus de mobilisation et de lutte
révolutionnaire des masses par le prolétariat, organisé en force politique
autonome et affirmant audacieusement ses propres objectifs politiques, tout en
assumant la défense des objectifs de lutte de toutes les autres classes
opprimées de la société (avant tout de la paysannerie laborieuse et de la
petite-bourgeoisie urbaine radicalisée).
Mais le retard dans le processus d'élévation de
la conscience de classe, de conquête de l'autonomie politique et de la
construction d'une direction révolutionnaire adéquate de ce prolétariat a
créé un vide historique qui s'étend sur quatre décennies. Pendant ces quatre
décennies, la société semi-coloniale latino-américaine traditionnelle se
décompose et se transforme, sans qu'aucun de ses problèmes fondamentaux ne
puissent trouver une solution. De là la crise politique permanente en Amérique
latine. Mais de là aussi les efforts d'adaptation des classes et forces
socio-politiques dominantes pour remplir ce vide historique.
Les détonateurs qui ont précipité la réaction
en chaîne à partir de 1930 sont bien connus: recul catastrophique des revenus
de l'oligarchie terrienne et de la bourgeoisie compradore par suite de la crise
économique de 1929-1932 ; réorientation des courants commerciaux mondiaux par
suite de la Seconde Guerre mondiale, ouvrant, notamment grâce à la hausse
vertigineuse des prix des matières premières pendant la décennie 1940-1950,
des possibilités d'accélération du processus d'industrialisation « nationale
» dans nombre de pays latino-américains ; montée du populisme, expression des
rapports de force changés au sein de la coalition du pouvoir et de la
nécessité d'adapter les structures politiques à ce changement; coups portés
à 1'« accumulation nationale» par suite de la détérioration des termes
d'échange depuis 1951 ; entrée en force des sociétés multinationales dans le
secteur de production des biens de consommation durables d'Amérique latine
réanimation d'une concurrence interimpérialiste tripartite en Amérique latine
(U.S.A.-Europe occidentale-Japon) ; effets immédiats et indirects de la
victoire de la révolution cubaine.
L'arrière-fond des transformations
socio-économiques en Amérique latine doit être reconnu dans les modifications
survenues au sein de l'économie impérialiste internationale elle-même. Un
nouveau développement des forces productives lié à une troisième révolution
technologique et aboutissant à une nouvelle division du travail
(spécialisation) au sein même du capital impérialiste, notamment par le
truchement des sociétés multinationales, modifie en partie les intérêts et
le comportement du capital impérialiste à l'égard des pays semi-coloniaux,
avant tout à l'égard de certains grands pays d'Amérique latine.
Les intérêts prédominants au sein du capital
impérialiste ne sont plus ceux des producteurs, financiers et commanditaires
d'exportation de biens de consommation, mais bien ceux des producteurs,
financiers et commanditaires d'exportation de biens d'équipement, de machines
et de moyens de transport. Ils sont donc intéressés à une industrialisation
limitée, mais accélérée par rapport au passé, des pays semi-coloniaux.
L'intérêt de concurrence mondiale des sociétés multinationales, qui
désirent s'assurer des années sinon des décennies à l'avance des positions
sur des marchés susceptibles d'expansion, va dans le même sens de préférer
la fabrication sur place, dans les principaux pays d'Amérique latine, de biens
de consommation durables, plutôt que l'exportation de ces biens partant des
pays métropolitains.
L'exacerbation de la concurrence
interimpérialiste joue dans le même sens. Les principales puissances
impérialistes européennes, ainsi que l'impérialisme japonais, sont les
premiers à changer d'attitude à l'égard de l'industrialisation de l'Amérique
latine et à modifier l'orientation de leurs exportations de capitaux vers ce
continent. Mais ce faisant, ils obligent l'impérialisme américain à s'adapter
partiellement à ce tournant, sous peine d'être sérieusement menacé de
déclin.
L'évolution politique contribue à faire
accepter ce changement d'attitude. La victoire de la révolution cubaine rend
l'impérialisme conscient de la possibilité d'une crise révolutionnaire d'une
gravité exceptionnelle pour lui, sur tout le continent sud-américain. Le
développement économique, l'industrialisation partielle, paraissent la seule
solution de rechange compatible avec le maintien des structures capitalistes en
Amérique latine, capables de neutraliser en partie l'essor du mouvement de
masse. Le changement des rapports de forces entre diverses classes et couches
sociales en Amérique latine même avait préparé le terrain à ces
changements.
La bourgeoisie industrielle avait connu un
développement certain pendant la période 1940-1950. Le poids de la bourgeoisie
compradore avait été réduit pendant la même période. L'oligarchie terrien
ne avait perdu considérablement d'importance économique et sociale pendant la
période 1930-1950. Quelle que soit la durée de la phase pendant laquelle elle
s'accroche à l'exercice du pouvoir - et qui varie de pays en pays - à la
longue ce déclin socio-économique ne pouvait que trouver une expression
politique.
Par ailleurs, le déclin de l'oligarchie
terrienne se combine avec la lente expansion de l'économie monétaire à la
campagne, avec la crise accentuée de l'économie paysanne, avec l'influence de
la radio, du cinéma, plus tard de la télévision, avec l'effet d'imitation,
avec les résonances lointaines du populisme nationaliste et des divers
mouvements de masse, pour provoquer une désagrégation accélérée de la
société rurale traditionnelle (y compris de certaines communautés
indiennes).II s'ensuit un exode rural accéléré. Dans l'absence d'une
industrialisation et d'une croissance économique suffisante pour offrir un
emploi stable à cette foule de paysans ruinés, ceux-ci constituent la base
essentielle de la population marginale et déclassée des grands centres urbains
en expansion ultrarapide.
On peut dire que du point de vue économique, du
point de vue du revenu national ou du revenu national par tête d'habitant, il
n'y a guère eu de changement. Le chômage le sous-emploi rural se sont
transformés en un chômage ou un sous-emploi urbain. Mais, du point de vue de
la dynamique socio-politique, les résultats de cette transformation sont
considérables.
Le sous-emploi rural débouchait sur le fatalisme
et la passivité, entrecoupés par de brefs accès de révolte impuissante,
faute de direction prolétarienne et de capacité d'auto-centralisation des
couches pauvres du village. Le sous-emploi et la marginalisation urbaine créent
au contraire un climat hyper-explosif, qui alimente la plupart des poussées de
fièvre des années 1960 : Vénézuéla, Brésil, Colombie, Uruguay, Argentine,
Pérou, etc. Il crée aussi une nouvelle masse de manoeuvre politique
considérable, momentanément mobilisée par le populisme traditionnel dans les
cas du Brésil, de la Colombie ou de l'Équateur , mais qui agira comme bouillon
de culture des groupes guérillos dans des pays comme le Vénézuéla, l'Uruguay
et sans doute partiellement en Argentine. Surtout, ce phénomène accentue les
progrès de la politisation, et aggrave de ce fait la crise politique
permanente, dans la mesure où les diverses variantes du pouvoir politique
connues depuis les années 1950 s'avèrent parfaitement incapables de résoudre
les problèmes matériels et politiques les plus brûlants posés par les
marginalizados.
Ainsi émergent les données principales qui
expliquent le remplacement de l'ancienne oligarchie gouvernante par une nouvelle
oligarchie. Toutes les deux représentent des alliances de classes fondées sur
la propriété bourgeoise et intégrées dans le système capitaliste
international. Mais les composantes de la coalition se sont modifiées; leurs
rapports de forces réciproques ont également changé.
L'ancienne oligarchie était fondée sur une
alliance entre le capital impérialiste et des classes possédantes autochtones
dont l'intérêt commun était le statu quo des structures socio-économiques en
Amérique latine. Cela impliqua notamment le maintien des rapports de production
précapitalistes et semi-capitalistes, partout où ils survivaient.
Cela impliqua de même une prédominance assez
prononcée des propriétaires fonciers et de la bourgeoisie compradore au sein
du pouvoir d'État. Cela impliqua une résistance de l'impérialisme à
l'industrialisation et une position de la bourgeoisie industrielle
"nationale" en marge de la coalition gouvernante, sinon en franche
opposition avec elle.
La nouvelle oligarchie est fondée sur une
alliance entre le capital impérialiste et des classes possédantes autochtones,
dont l'intérêt commun est maintenant une croissance économique et une
industrialisation limitées mais réelles des principaux pays d'Amérique
latine. Au sein du capital impérialiste, les sociétés multinationales et les
banques intéressées dans cette industrialisation et dans la fabrication
manufacturière sur place remplacent comme force prépondérante les sociétés
étrangères spécialisées dans la production de matières premières pour le
marché mondial et les monopoles privés des services publics.
Du côté des classes possédantes autochtones,
les propriétaires fonciers risquent à leur tour d'être repoussés en marge de
la coalition gouvernante, (sauf lorsqu'ils réussissent à participer, à
travers le capital bancaire, à l'industrialisation en cours) ; ils sont de
toute façon en déclin prononcé. La bourgeoisie compradore peut se
reconvertir, mais à condition de changer de spécialisation. La bourgeoisie
industrielle occupe une position croissante au sein de la coalition au pouvoir.
Une composante nouvelle et importante de celle-ci est constituée par les
sommets des classes moyennes, «occupant» l'État et l'armée, administrant en
bonne partie le secteur nationalisé de l'économie dont l'importance
s'accroît, et utilisant également toutes ces positions pour servir de base
d'un processus d'accumulation privée du capital.
Cependant, l'oligarchie nouvelle qui émerge de
ces transformations de la société semi-coloniale latino-américaine ne peut
être considérée comme plus autonome à l'égard de l'impérialisme que
l'oligarchie ancienne. En effet, un changement important qui accompagne toutes
les transformations mentionnées est celui du déclin relatif d'entre prises
industrielles privées contrôlées à 100 % par la bourgeoisie autochtone.
Celles-ci sont remplacées par deux formes majeures d organisation des
entreprises industrielles :
-les joint ventures, c'est-à-dire les
entreprises où capital impérialiste et capital autochtone se trouvent
associés dans des proportions diverses, mais où en tout cas le monopole du
know-how technologique et la supériorité en puissance financière font pencher
la balance du pouvoir de décision sur les questions stratégiques clés en
faveur du capital impérialiste ;
-les entreprises mixtes, c'est-à-dire les
entreprises où le capital public (national et international) se trouve associé
au capital privé (autochtone, et quelquefois même impérialiste).
Un bon exemple récent de joint-venture est la
création par le groupe brésilien Gerdau et le groupe ouest-allemand Thyssen
d'une entreprise sidérurgique près de Rio de Janeiro, 13 Cosigua, avec l'aide
du consortium bancaire Société financière européenne et de la Banque
mondiale. Les actionnaires brésiliens détiennent 46,5 % des actions, les
actionnaires ouest-allemands 38,5 % , la International finance Corporation
(Banque mondiale) 10 %, un holding commun Gerdau-Thyssen 5%.
Si les entreprises complètement nationalisées
ne jouent point un rôle important dans l'industrie manufacturière, elles
occupent une position croissante dans le secteur de matières premières (y
compris des matières premières travaillées comme l'acier) et dans celui des
services publics. Cette évolution affaiblit également l'autonomie de la
bourgeoisie industrielle autochtone, cette fois-ci par rapport aux couches
supérieures des classes moyennes qui, grâce à leurs positions au sein de
l'État et de l'armée, "investissent" les postes de commandement du
secteur nationalisé (cf. les nominations massives d'officiers au sein du
secteur nationalisé de l'économie argentine) .
On pourrait en conclure paradoxalement que, au
fur et à mesure que l'autonomie de décision de la bourgeoisie industrielle
latino-américaine diminue, son pouvoir de chantage augmente. Elle a des
possibilités de manoeuvres supérieures à celles d'avant la Seconde Guerre
mondiale. Elle peut s'efforcer de jouer une puissance impérialiste contre une
autre. Elle peut agiter devant l'impérialisme et devant le personnel politique
l'épouvantail de mouvements de masse explosifs.
Elle peut corrompre et s'intégrer des fractions
majeures des sommets des classes moyennes, dans la mesure où ces fractions
pénètrent dans la sphère économique à travers les entreprises
nationalisées et mixtes et transforment leurs postes de commandement en bases
de départ pour l'accumulation privée du capital. Elle peut s'intégrer des
fractions croissantes de la bourgeoisie commerciale et bancaire, etc.
Pareille conclusion comporte incontestablement un
élément de vérité. Les variantes courantes du populisme exprimant les
intérêts de la bourgeoisie industrielle dessinent des virages encore plus
amples qu'il y a un quart de siècle (cf. les oscillations et manoeuvres de
Peron en Argentine) . Mais ces marges de manoeuvre sont limitées par un facteur
capital: le désenchantement croissant des masses ouvrières (et d'une fraction
non négligeable de la paysannerie laborieuse et de la petite-bourgeoisie
urbaine radicalisée) avec la phraséologie vague du populisme.
Les risques de mobiliser les masses pour faire
pression sur l'impérialisme et l'ancienne oligarchie étaient réduits lorsque
des forces politiques comme le péronisme classique, le M.N.R., Goulard,
l'A.P.R.A., etc., contrôlaient fermement ces masses. Ces risques deviennent
beaucoup plus explosifs lorsque ces masses commencent à déborder les
directions populistes traditionnelles, recherchent, souvent encore de manière
hésitante et balbutiante, leur autonomie politique de classe, reflètent
l'influence historique profonde de la révolution cubaine victorieuse,
esquissent en d'autres termes un tournant vers des solutions socialistes
révolutionnaires, qui porteraient un coup mortel à la bourgeoisie industrielle
nationale autant qu'à l'impérialisme et aux composantes de l'ancienne
oligarchie.
La bourgeoisie industrielle (et de ce fait les
forces populistes qui agissent historiquement en sa faveur) a peur d'être
débordée par les masses laborieuses: voilà ce qui limite fondamentalement
l'aire de ses manoeuvres politiques, malgré des rapports de forces plus
favorables à de telles manoeuvres, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur.
Voilà aussi ce qui explique l'aspect particulier
que prend le nouveau populisme qui émerge vers la fin des années 1960 comme
reflet politique des nouveaux rapports de forces au sein de la coalition de
classes dominantes au pouvoir dans la plupart des pays d'Amérique latine, au
sein de la nouvelle oligarchie. Il apparaît surtout sous la forme du
réformisme militaire qui se contente d'un appui passif des masses et qui évite
les formes massives d'organisation et de mobilisation de celles-ci,
caractéristiques de l'ancien populisme (Cardenas, Peron, M. N. A., Hava de la
Torre, etc.) Alors que le populisme traditionnel était un défi d'opposition
lancé à l'ancienne oligarchie le nouveau populisme apparaît comme
l'expression politique de la nouvelle oligarchie.
Le réformisme militaire apparaît ainsi comme
une phase de la crise politique permanente en Amérique latine qui rend compte
des principales transformations socio-économiques qui se sont produites au
cours des quarante dernières années. Il reflète le déclin des propriétaires
fonciers autant que la crise du populisme traditionnel, les rapports modifiés
de la bourgeoisie nationale avec le capital impérialiste autant que les
rapports de force changés entre l'impérialisme et les forces
anti-impérialistes à l'échelle mondiale.
Il peut "tenir" pendant une certaine
phase, surtout lorsque les conditions économiques lui sont favorables. Il peut
profiter de toute aggravation des contra dictions inter-impérialistes, de toute
velléité de l'U. R. S. S. d'élargir la brèche du dispositif impérialiste en
Amérique latine en accordant une aide économique (condamnée à rester
modeste) aux gouvernements "réformistes" de ce continent. Il peut
monnayer toute amélioration des termes d'échange (hausse de certains cours de
matières premières ; accroissement spectaculaire du prix de la viande) .
Il peut chercher à réduire les revenus
accaparés par l'ancienne oligarchie pour accroître le fonds d'investissement
finançant l'industrialisation (et les prébendes qui parviennent aux couches
supérieures des classes moyennes se transformant en «bourgeoisie
bureaucratique »). Mais il ne peut ni résoudre les contradictions
fondamentales de la société semi-coloniale ni rompre de manière décisive et
finale avec la dépendance par rapport à l'impérialisme, sans ébranler
radicalement les assises de la propriété privée et des rapports de production
capitalistes sur lesquels il s'appuie. Ce sera la cause de son échec final,
comme cela a été la cause de l'échec final de l'ancien populisme.
Dans l'immédiat, les marges de succès passager
et de durée du populisme new look (essentiellement, mais pas nécessairement
partout représenté par le réformisme militaire) dépendent de sa capacité
d'endiguer et de canaliser les mobilisations de masse, c'est-à-dire en
dernière analyse le degré de passivité et d'atonie politique du prolétariat
et de la paysannerie pauvre (la petite-bourgeoisie urbaine radicalisée se
trouve en tout état de cause dans un climat de politisation fiévreuse).
Cette capacité du néo-populisme et du
réformisme militaire diffère de pays en pays. On ne peut exclure qu'elle
s'affirme (dans une conjoncture de passivité relative des masses) dans certains
pays, pendant certaines périodes. En Bolivie sous Ovando-Torres, elle a en tout
cas échoué. Ses chances de succès sous Campora en Argentine ne doivent pas
être exagérées, vu le degré de combativité des masses.
Les composantes de la coalition de classe au
pouvoir peuvent considérer de plus en plus le réformisme militaire et le
néo-populisme comme dernière chance avant une menace immédiate de révolution
socialiste. L'impérialisme lui-même, qui a joué carrément la carte des
gorilles pendant la période 1963-1970, peut se laisser entraîner dans la même
direction. Sur toutes ces questions d'importance capitale pour établir des
perspectives politiques à court terme en Amérique latine, le débat est
ouvert.
Mais la conquête d'autonomie politique et de
capacité de mobilisation indépendante des masses devient de plus en plus le
facteur déterminant de cette évolution. Lorsqu'on ne peut plus terroriser ces
masses par la violence barbare, on peut essayer de les amadouer par le
réformisme. Mais lorsque leur appétit s'accroît au-delà des limites des
réformes que la nouvelle oligarchie peut accorder, lorsqu'elles ne se laissent
plus amadouer, et que leur politisation et combativité s'accroissent
simultanément, comment les classes dominantes sortiront-elles de l'impasse?
Notes: