La spectaculaire annonce de la visite de
Nixon à Pékin, combinée aux multiples aspects de la politique
étrangère chinoise (Ceylan, Bengale, Soudan...), a relancé une
vaste discussion dans toute l'avant-garde. Nous avons expliqué
et nous reviendrons sur le caractère contre-révolutionnaire de
la politique étrangère chinoise actuelle. Nous ne sommes pas
seuls parmi les mouvements d'extrême-gauche à défendre cette
conception: plusieurs courants influencés par le maoïsme ont
pris récemment des positions proches des nôtres (1). Au moment
de l'arrivée de Nixon à l'aéroport de Pékin, pour saisir les
implications et les significations de la politique extérieure
chinoise, et pour éviter toute affirmation simpliste, il faut se
référer à la réalité qui la sous-tend et qui en explique les
particularités: le maoïsme dans ses rapports avec la révolution
chinoise.
I. LES CAUSES SOCIALES DE
LA REVOLUTION
a) La société chinoise au début du XXe
siècle.
La société chinoise au début du XXe siècle
est en pleine décomposition; le système impérial des examens
s'effondre. Ce système était la source de la constitution d'une
bureaucratie de mandarins qui a formé pendant des siècles une
des clés de voûte de la société chinoise et une couche sociale
privilégiée. Le pouvoir central se désagrège: en quelques
dizaines d'années un système qui était resté immuable pendant
plus de deux millénaires s'écroule sous les coups de la
pénétration impérialiste au cours du XIXe siècle et au début du
XXe.
Si toutes ces interventions n'ont pas
transformé la Chine en une colonie classique, administrée
directement par les pays impérialistes, elles ont eu, néanmoins
de multiples effets néfastes: les puissances coloniales se sont
fait octroyer des concessions territoriales où elles régnaient
en maîtresses. De plus, elles « obtenaient » des concessions
pour la construction de chemins de fer et des franchises
douanières considérables qui permettaient d'importer en Chine à
très bon prix les marchandises des manu-factures d'Europe. Un
pillage systématique fut ainsi organisé. Une conséquence
importante en fut la ruine de l'artisanat rural chinois, écrasé
par la concurrence. Une importante partie des ressources de la
paysannerie chinoise disparaissait.
b) Les classes de la société chinoise.
Au début du XXe siècle, la majeure partie de
la population chinoise est encore constituée des « classes
traditionnelles » : les petits propriétaires paysans et les
notables ruraux (la « gentry »), riches propriétaires qui
avaient formé avec les mandarins (« les détenteurs de diplômes
») la classe dominante de la Chine impériale. Les propriétaires
ne cultivaient pas leurs terres : ils percevaient une rente
foncière fournie par les fermiers. En dehors de ces notables, on
distingue différentes formes de paysans propriétaires : pauvres,
moyens, riches. Richesse toute relative ! Le père de Mao qui
possédait 1,5 hectare était considéré comme paysan riche (2) !
Soixante-huit pour cent de paysans pauvres ne
possédaient que 22% des terres, alors que 10% de paysans riches
et de propriétaires fonciers en possédaient 53%. Sur cette
paysannerie s'abat le poids de la rente foncière et de l'impôt.
La rente foncière à payer au propriétaire foncier pouvait
atteindre 50% de la récolte. Les impôts étaient de plus en plus
importants avec, en plus, des levées anticipatives : on cite
l'exemple de ce village où on a levé en 1933 les impôts de 1971
!
Si on y ajoute la ruine de l'artisanat, la
plaie de l'usure (l'usurier et le propriétaire foncier étant
souvent une seule et même personne) et, à partir de 1937, les
méfaits de l'impérialisme japonais, on peut saisir à quel point
la situation de cette paysannerie, traditionnellement pauvre et
opprimée, s'était aggravée dans des proportions intolérables.
Telle est l'explication fondamentale du rôle révolutionnaire de
la paysannerie pauvre au XXe siècle.
Deux classes, caractéristiques de la société
capitaliste, surgissent sous l'impact de l'impérialisme: la
bourgeoisie et la classe ouvrière. La bourgeoisie se compose de
plusieurs couches. Les compradores forment une bourgeoisie dont
les intérêts sont directement liés à ceux de l'impérialisme (ils
servaient d'intermédiaires). L'autre couche était constituée par
la bourgeoisie nationale : gros commerçants des villes,
capitalistes nationaux, intellectuels urbains. Cette bourgeoisie
manifeste des sentiments anti-impérialistes, mais, faible,
timorée, liée aux compradores et aux notables ruraux elle se
révélera incapable de prendre la tête d'une révolution
bourgeoise, anti-impérialiste, antiféodale. Confrontée aux
tâches de la révolution bourgeoise (la réforme agraire, la lutte
contre les privilèges féodaux, l'unification du pays,
l'industrialisation, le combat anti-impérialiste, etc.), elle
capitulera devant les forces les plus réactionnaires (notables
ruraux, impérialisme) et laissera à d'autres forces sociales le
soin de les réaliser: ce sera le rôle du prolétariat.
La classe ouvrière est de formation récente.
Peu nombreuse (2 millions), concentrée dans quelques villes
(Shanghai, Hankéou, Tientsin...), très durement exploités, les
ouvriers acquièrent rapide-ment la conscience de classe et des
sentiments anti-impérialistes. Dans les années '20, la classe
ouvrière démontre sa force par des grèves importantes et de
puissants syndicats sont créés.
En bref, la Chine du XXe siècle, sous
l'impact de l'impérialisme, est en train de se transformer en
une société à mode de production capitaliste dominant. Cette
dominance du mode de production capitaliste s'exprime par le
développement croissant d'un marché capitaliste chinois (relié
au marché mondial), et par le fait que les classes dominantes,
bourgeoisies et notables ruraux sont incorporés directement à ce
marché capitaliste (3). Mais cette formation sociale est un
bâtard qui supporte le poids d'une société en décomposition,
dans laquelle la très grande majorité de la paysannerie voit
s'aggraver les charges qui s'abattent sur elle. De plus, l'Etat
se décompose, se morcelle en une série de pouvoirs régionaux : «
les seigneurs de la guerre ». Ces pouvoirs régionaux ressemblent
plus à une forme de gangstérisme qu'à une forme quelconque de
pouvoir d'une société moderne.
La révolution de 1911 (« la première
révolution chinoise ») qui instaura la république n'aboutit qu'à
approfondir la désagrégation du monde chinois. La nouvelle
classe dominante, la bourgeoisie, révéla rapidement sa faillite.
Le prolétariat devait prendre la relève. Pour Trotsky (4), comme
dans la Russie de 1917, la classe ouvrière réaliserait le
processus de la révolution bourgeoise dans le même mouvement où
s'instaurerait la dictature du prolétariat. Le prolétariat
entraînerait derrière lui la paysannerie pauvre dans une
alliance qui préserverait l'hégémonie de la classe ouvrière.
Dix ans après la première révolution avortée,
apparaît l'organisation qui allait, à travers de multiples
vicissitudes et détours, réaliser lès tâches historiques de la
bourgeoisie en même temps qu'instaurer la dictature du
prolétariat et faire qu'à son tour « la Chine ébranle le monde »
avec la deuxième grande révolution prolétarienne du XXe siècle.
Mais, en attendant, à sa création, en 1921, le Parti communiste
de Chine n'a que 57 membres...
II. LE P.C.C. ET LA
REVOLUTION DE 1925-27
Parti sur une base numérique modeste, le
P.C.C. ne connaîtra de développement important qu'à partir de la
révolution de 1925. Ainsi, à son quatrième congrès, en janvier
1925, le parti ne compte que 995 membres !
Rapidement, il va subir les aléas de la
politique du P.C. d'Union Soviétique en voie de stalinisation.
Ainsi, dès 1924, sous la pression de l'Internationale
Communiste, les membres du P.C.C. vont entrer, à titre
individuel, dans le Kuomintang.
Le Kuomintang, créé en 1905 par Sun Yat-sen,
représente le parti de la bourgeoisie nationale, à l'origine
progressiste et anti-impérialiste. Mais si la bourgeoisie
nationale a pu apparaître à certains moments comme une force
anti-impérialiste, au moment où les communistes entrent en son
sein, sa faiblesse, sa peur des masses la poussent à se jeter
dans les bras de l'impérialisme et à s'allier aux notables
ruraux: pour la révolution elle n'est plus qu'un corps mort.
Bien plus, elle va bientôt se transformer en bras séculier de la
contre-révolution.
A partir de 1924 le P.C.C., sous l'impulsion
de l'Internationale Communiste, exprime de grandes illusions à
l'égard du potentiel anti-impérialiste du Kuomintang, et lui
donne l'hégémonie dans le futur processus révolutionnaire. C'est
l'époque où Staline, en train de devenir maître de l'appareil du
P. C. d'Union Soviétique et de l'Internationale Communiste,
élabore avec Boukharine la théorie de la révolution par étapes
qui distinguait nettement une première étape
démocratique-bourgeoise dans laquelle, pour la Chine, le
Kuomintang (le parti de la bourgeoisie) devait être totale.
Après la réalisation de cette étape, on
pourrait passer à la lutte pour la révolution socialiste (5),
mais après seulement ! Pendant la première étape le P.C.C. ne
devait être que l'aile gauche, disciplinée, du Kuomintang. Mais
le Kuomintang (dirigé après la mort de Sun Yat-sen en 1925 par
Tchang Kaï-chek) était-il prêt à réaliser le processus de
révolution bourgeoise? La révolution de 1925-27 allait donner
une cruelle réponse à cette question.
En 1925, la Chine entre dans la tourmente
révolutionnaire; en quelques mois le P.C.C. acquiert une
influence de masse ouvrière, décuple le nombre de ses membres et
se place à la tête de puissants syndicats ouvriers : c'est la
deuxième révolution chinoise.
La puissance du P.C.C. se manifeste,
notamment, lors de la grève générale de Shanghaï des 21 et 22
mars 1927 qui libère la ville avant l'arrivée de l'armée du
Kuomintang. Un mois après, c'est le retournement sanglant du 12
avril 1927; Tchang Kaï-chek écrase le mouvement communiste à
Shanghaï : la contre-révolution débute. Le P.C.C. est décimé, en
même temps que le mouvement ouvrier est écrasé.
La bourgeoisie montre ses limites et se range
dans le camp de la contre-révolution. Le P.C.C. paie très cher
ses erreurs d'appréciation: il est chassé des villes et son
influence sur la classe ouvrière est brisée La responsabilité de
l’Internationale Communiste et de Staline est totale. C'est
Moscou qui a décidé de l'alliance avec le Kuomintang et surtout
de la subordination du P.C.C. au Kuomintang
Il serait trop long d'entrer dans les détails
des positions de l'Internationale Communiste face à la
contre-révolution: schématiquement, à l'opportunisme, à la
subordination à la bourgeoisie, succède une politique
aventuriste qui se manifeste, notamment, dans l'établissement du
soviet de Canton qui est rapidement écrasé. On impose une
insurrection paysanne (« la révolte de la moisson d'automne » -
1927), dirigée par Mao, qui tourne à la déroute.
Le P.C.C. écrasé est éliminé des villes. Il
n'y rentrera qu'avec la révolution triomphante en 1948-49, et ne
retrouvera plus son hégémonie sur la classe ouvrière. La classe
ouvrière ne jouera plus directement qu'un rôle marginal dans le
cours de la révolution chinoise (la troisième révolution) qui
aboutira à la République Populaire de Chine, en 1949.
III. L'APPARITON ET LES
ASPECTS DU COURANT MAOÏSTE
Fin 1927 début 1928, il ne reste du puissant
mouvement révolutionnaire que des débris d'armées paysannes qui
refluent en désordre. L'un des groupes d'armée est dirigé par
Chu-Teh, futur commandant en chef de l'armée rouge, un autre par
un cadre communiste de 34 ans qui vient d'être exclu des organes
dirigeants du parti : Mao Tsé-toung.
Mao Tsé-toung, fils d'un paysan riche, membre
du Parti depuis sa fondation, était « le spécialiste » au sein
du P.C.C. des questions paysannes à une époque où ces questions
paraissaient secondaires. Il avait insisté sur le potentiel
révolutionnaire important que représentait la paysannerie pauvre
dans deux rapports célèbres mais qui au moment de leur parution
n'eurent aucun écho dans le Parti : « Les Classes de la Société
chinoise » (mai 1926) et « Etude sur le Mouvement paysan dans
la province de Hunan » (mars 1927).
Organisateur des masses paysannes dans la
région du Hunan, dirigeant de l'insurrection paysanne de la «
moisson d'automne » (sur ordre de la direction du P.C.C. et de
l'I. C. - il semble que lui-même ait été en désaccord avec cette
ligne aventuriste), il se retrouve fin 1927 à la tête d'une
petite troupe paysanne. C'est avec ces forces limitées que va se
constituer un P.C. axé exclusivement sur le milieu paysan. A la
limite du Kiangsi et du Hunan, Mao organise le « Soviet de
Kiangsi » qui administre une région paysanne Sous l'hégémonie du
P.C. C'est à partir de la formation de ce « soviet » que les
traits originaux du maoïsme apparaissent.
On peut les résumer schémàtiquement comme
suit:
1. Pour Mao, après l'écrasement de la
révolution en 1927, le rôle révolutionnaire prépondérant revient
à la classe la plus opprimée de la société chinoise : la
paysannerie pauvre.
2. Le P. C. C. va incarner en milieu paysan
les intérêts du prolétariat. D'où l'importance de l'éducation
politique marxiste de base, la lutte très dure que le P.C.C. a
mené contre les tendances dissolvantes du milieu paysan
petit-bourgeois, et aussi le rappel constant de l'hégémonie du
prolétariat dans un parti où, dès 1929, il n'y avait plus que 3%
d'ouvriers et, dans les années qui vont suivre encore moins.
3. Le P.C.C. avec ses cadres marxistes, sa
formation idéologique prolétarienne, va se substituer au
prolétariat absent, réussira à ne jamais se dissoudre dans la
paysannerie et à se transformer en un groupe dirigeant d'une
vaste jacquerie paysanne comme l'histoire de la Chine en a
connues tellement (6).
4. Le P, C. C. va nouer avec les masses
paysannes des rapports complexes : l'hégémonie du Parti dans le
soviet est totale; mais d'autre part le P.C.C. parvient, à
conquérir une influence et un soutien profonds dans la
paysannerie: il réalise une réforme agraire radicale, abolit les
dettes...
5. L'instrument clé de la politique du P.C.C.
est l'Armée Rouge. L'Armée Rouge est constituée par la
paysannerie en armes éduquée dans le cadre d'une idéologie
prolétarienne. Par son comportement en milieu paysan, cette
armée rompt avec les pratiques des armées traditionnelles
(brigandage).
6. Mao et les dirigeants du P.C.C.
assimilèrent les leçons des erreurs de la révolution de 1925-27
et ils défendirent, toujours, l'autonomie du P.C.C. et de
l'armée, refusant de fusionner les troupes communistes, avec
celles du Kuomintang et même à l'époque de l'invasion japonaise.
Pour cette raison; le P.C.C. et son armée ont toujours
réprésenté une menace contre la bourgeoisie et son organisation,
le Kuomintang. D’où les tentatives d'écrasement militaire du
Soviet de Kiangsi.
7. La politique de classe du P.C.C. fut
marquée du sceau de l'ambiguïté. Jamais il n'a essayé de
reconquérir systématiquement une influence sur la classe
ouvrière dans les villes (7). Par rapport à la paysannerie, le
P.C.C a oscillé entre le soutien à la paysannerie pauvre et à la
paysannerie moyenne. Son programme agraire a reflété les
fluctuations de sa position de classes: radical au début de la
période du Soviet de Kiangsi (distribution de terres), puis plus
modéré lorsque le P.C. C. essaie d'obtenir le soutien de la
paysannerie moyenne voire riche, notamment pendant la lutte
anti-japonaise. Alors on ne distribue que les terres des
propriétaires collaborateurs, et on limite le taux de la rente.
8. La position de Mao face à la IIIe
Internationale et au stalinisme fut aussi fort ambiguë: le
P.C.C. n'a jamais exprimé, publiquement, le moindre désaccord.
Bien plus, les textes maoïstes ont donné l'apparence d'une
orthodoxie stalinienne, stricte. Mais derrière cette façade
d'unité, le P.C.C à en fait déterminé, d'une façon autonome, une
ligne politique sensiblement différente de l'Internationale
Communiste, tout au moins en ce qui concerne la Chine.
L'autonomie du P.C.C. et de l'Armée Rouge, l'importance
primordiale de la paysannerie sont deux des éléments clés qui
différencient la ligne du P.C.C. par rapport à l'orthodoxie
stalinienne. Sur d'autres problèmes, la ligne du P.C.C. semble
suivre les directives de l'Internationale Communiste: par
exemple sur la révolution par étapes. Mais sur ce point
également, on trouve d'énormes différences entre la théorie et
la pratique du P.C.C, (8).
De 1927 à 1934, le P.C.C. ne représente
qu'une force limitée à l'échelle dû pays et de plus constamment
harcelée dans ses territoires par les armées de plus en plus
nombreuses de Tchang Kaï-chék. Les quatre premières campagnes du
Kuomintang échouent, mais la cinquième qui mobilise 1 million de
soldats et qui organise le blocus du Soviet oblige l’Armée Rouge
à quitter ses bases et à commencer la célèbre « longue marche »»
(1934-35). Une armée rouge de cent mille soldats quittent le
Kiangsi et après un an de marche et combats héroïques atteint le
Shenshi, au nord de la Chine, où Mao avec les survivants (ils
sont 10.000) réorganise un soviet qui exercera son autorité sur
2 millions de paysans. Un peu plus d'un an après, l'invasion
japonaise changeait une nouvelle fois et radicalement la
situation.
IV. LA GUERRE ANTIJAPONAISE
(1937-45)
L'invasion des armées japonaises en 1937
représente une ultime tentative de l'impérialisme de transformer
la Chine en une colonie. La brutalité de la conquête, les
nombreuses exactions, la désindustrialisation de la côte
dressent tout le peuple chinois contre l'occupant. En se
montrant la force la plus conséquente contre l'impérialisme
japonais, le P.C.C. prit un nouvel essor.
Le Kuomintang n'opposera aux forces
d'agression qu'une résistance limitée et, malgré la formation
d'un « front uni anti-japonais » avec le P.C.C., il passera plus
de temps à pourchasser les communistes qu'à faire la guerre
contre l'occupant. Seule la guérilla organisée par le P.C.C.
dans le nord de la Chine sera efficace sans, toutefois, parvenir
à déloger les armées japonaises des villes. Mais la campagne,
dans ces régions, est dominée par le P.C.C.
L'essor prodigieux du P.C.C. est attesté par
les chiffres: en 1945, à la fin de la guerre, le P.C. aura 1,2
million de membres; une armée de 900.000 hommes et administrera
des territoires habités par 90 millions d'habitants. Ce
prodigieux développement donnera au P.C. les forces qui, en
s'appuyant sur l'insurrection paysanne, permettront la conquête
révolutionnaire de la Chine.
Car l'invasion de la Chine n'a pas seulement
permis l'essor du mouvement communiste, elle a aussi mis à jour
les faiblesses de la société chinoise et accéléré le processus
de désagrégation commencé au XIXe siècle (notamment par l'effet
de la désindustrialisation des villes côtières, la perte par de
nombreux paysans de leurs terres. Pendant la guerre
anti-japonaise, et dans le but d'unifier sous son autorité un
maximum de couches sociales, le P.C.C., on l'a vu, met une
sourdine à son programme agraire radical, se contente de limiter
le taux de l'impôt et la rente et de distribuer les terres des
propriétaires collaborateurs. Il se fait même le défenseur de la
propriété capitaliste. Bref, il freine les aspirations de la
paysannerie pauvre, qui est assoiffée de terre et qui pousse
dans le sens d'une réforme agraire radicale.
La ligne du P.C.C. est exprimée dans le texte
célèbre de Mao « La Nouvelle Démocratie » (1940) où se
manifeste, de nouveau, la nature complexe du maoïsme. Pour Mao,
le régime de « la nouvelle démocratie » qui doit être pour
longtemps le régime de la Chine, n'est ni prolétarien, ni
bourgeois, mais l'union des quatre classes «anti-impérialistes»
et «antiféodales»: le prolétariat, la paysannerie, la petite
bourgeoisie et la bourgeoisie nationale. On en revient avec
cette théorie aux errements staliniens sur la révolution par
étapes dont la première phase aboutissait à un Etat as-sexué (ni
prolétarien, ni bourgeois), inexistant, non seulement dans la
théorie marxiste, mais aussi dans la réalité des sociétés des
XIVe et XXe siècles! Mais cette théorie exprime deux différences
marquantes avec l'orthodoxie stalinienne: 1) c'est le
prolétariat qui doit assurer l'hégémonie dans cette alliance de
classes ; 2) cette révolution, pour Mao, se rattache à la
révolution socialiste mondiale.
De plus, dans les faits, l'Armée Rouge,
instrument de la révolution, reste sous l'hégémonie complète du
P.C. Le P.C.C. exprime ainsi sa détermination de ne pas se
laisser écraser une nouvelle fois par le Kuomintang.
V. - LA TROISIEME
REVOLUTION CHINOISE (1945-49)
En dehors des territoires dominés par le P.C.
(dans le Nord), la société qui sort de la guerre est
complètement désagrégée. De nombreux paysans se trouvent obligés
de vendre leur terre - ainsi la guerre et l'immédiat
après-guerre créèrent d'une part une nouvelle couche de
propriétaires parasitaires et spéculateurs et, d'autre part, une
énorme masse de paysans expropriés. Cette polarisation de la
société signifia une ultime exaltation des contradictions
sociales et fut l'accoucheuse de la troisième révolution
chinoise (9).
De plus, la corruption se généralise. La
Chine est soumise à une gigantesque inflation: 1 dollar
américain qui valait 36.000 dollars chinois en juin 1247, en
valait 13 millions en août 1948. Le régime dictatorial se
faisant de plus en plus oppressif, la situation économique de
toutes les classes de dégradant, la base sociale du régime de
Tchang Kaï-chek se réduit rapidement comme peau de chagin. La
situation en est arrivée à un tel point, à la veille de
l'instauration de la République populaire, que la bourgeoisie
elle-même est expropriée par les « quatre familles » liées à
Tchang Kaï-chek, qui finissent par contrôler toute l'économie
chinoise (ou plutôt ce qui en restait dans les territoires non
libérés!).
Dans cette situation de désagrégation
accélérée se développe une gigantesque insurrection paysanne
(1946) qui va trancher le nœud gordien de la révolution et qui
ne laisse au P.C. qu'une seule possibilité: prendre la tête de
cette insurrection, réaliser la réforme agraire, écraser le
régime du Kuomintang et prendre le pouvoir dans toute la Chine.
Les liens entre les masses et le P.C.C. étaient trop profonds
pour que les dirigeants communistes choisissent une autre issue.
Aussi, après avoir hésité quelque temps, le P.C.C. franchit le
Rubicon à l'été 1946 et décide la réforme agraire: c'est le
début de la guerre civile qui en trois ans va amener le P.C. au
pouvoir.
Par une série de campagnes militaires très
habilement menées, l'Armée Rouge, malgré la disproportion
initiale des forces (1 million de soldats dans l'Armée Rouge, 3
millions dans les troupes du Kuomintang) et malgré l'aide
militaire importante que l'impérialisme américain fournit à
Tchang Kaï-chek, écrase les troupes du dictateur. Tchang
Kaï-chek s'enfuit au début 1949 à Formose. La République
populaire de Chine est proclamée le 1er octobre. La troisième
révolution chinoise a vaincu. Le P.C.C. maoïste, après
vingt-deux années de luttes acharnées à la tête des masses
paysannes, instaure la dictature du prolétariat (qui ne sera
ouvertement reconnue que quelques années plus tard!). Le
bouleversement des rapports sociaux commence qui va transformer
de fond en comble l'ancienne société chinoise. Le P.C.C., en
même temps qu'il réalise les tâches de la bourgeoisie, instaure
le pouvoir prolétaire. La dynamique de la révolution permanente,
malgré les hésitations, les ambiguïtés et les limites du
maoïsme, a abouti à l'instauration de la dictature du
prolétariat.
Une nouvelle page de l'histoire des
révolutions sociales s'ouvre. La Chine révolutionnaire fait son
entrée dans l'arène internationale...
(1) Voir notamment l'article
de Sofri, membre du groupe italien « Lotta Continua », dans les
«Temps modernes » (janvier 1972). Voir également les positions
de « Révolution » en France.
(2) II faut tenir compte des différences
régionales: agriculture plus riche au Sud, prédominance de la
petite propriété foncière au Nord ; au Sud, fermiers et métayers
forment la majeure partie de la paysannerie (cf. Ernest Germain,
« La Troisième Révolution chinoise » dans « Quatrième
Internationale », mal-juillet 1950, pp. 22-24),
(3) Sa situation est complexe. Au niveau
villageois, on trouve des combinaisons de modes de production
variés: féodal, semi-féodal, asiatique-ce qui ne signifie pas
que la paysannerie est branchée sur le marché capitaliste.
(4) Léon Trotsky, « L'Internationale
communiste après Lénine », tome II, notamment pages 306 à 311 et
337 à 344.
(5) Voir Trotsky, op cit., et I. Deutscher :
« Le Maoïsme : Genèse et Perspectives », « Temps Modernes »,
octobre 1964.
(6) Deutscher, op cit., pages 677 à 682.
(7) Sur cette question complexe, voir
Deutscher, op cit., pages 673-674.
(8) Toute ambiguïté du maoïsme sur ce point
se trouve dans la formule actuellement utilisée: « révolution
ininterrompue et par étapes ».
(9) E. Germain,, op
cit., page 15. |