Les grèves très combatives des appointés de la
sidérurgie liégeoise et des employés de l'industrie pétrolière
illustrent une thèse que nous défendons depuis de nombreuses
années. L'évolution du capitalisme aboutit à une homogénéité
sociale croissante de tous ceux qui sont obligés de vendre leur
force de travail.
Différents courants de la sociologie bourgeoise,
et différents courants - à la fois courants réformistes et
courants ultra-gauche - qui s'obstinent à nier ces faits sont
confrontés à une réalité qui contredit de plus en plus leurs
schémas. On l'avait déjà constaté lors de mai 68 en France et
lors du «mai rampant» en Italie. Nous venons d'en vivre une
nouvelle confirmation, à une échelle plus modeste, dans ce pays.
QU'EST-CE QUE LE PROLETARIAT?
La théorie marxiste des classes sociales ne part
pas de critères simplistes et péremptoires. En dernière analyse,
chaque classe sociale se définit par la place qu'elle occupe
dans la production. Mais ceci n'est vrai qu'en dernière analyse.
Et la situation objective fait que plus l’industrie progresse,
la division du travail se développe en son sein, de même que
l'application de la science et de la technique à la production.
Le propre du capital, c'est qu'il s'approprie les fruits de
cette division du travail et de cette technologie.
C'est pourquoi, dit Marx, il faut de plus en
plus prendre en considération la capacité de travail collective
de l'entreprise, à laquelle participent tous ceux qui sont
indispensables à la production. Il y classe explicitement le
technologue et l'ingénieur. A notre époque, il faudrait y
ajouter une bonne partie de ceux qui travaillent dans les
laboratoires de recherche, surtout dans l'industrie chimique ou
électronique. Sans leur travail, la production s'arrêterait tout
autant que sans le travail des ouvriers manuels.
POURQUOI LA CONSCIENCE DES EMPLOYES EST-ELLE
EN RETARD SUR CELLE DES OUVRIERS?
La situation objective d'une classe sociale
n'implique pas automatiquement qu'elle ait conscience de sa
situation ou de ses intérêts de classe immédiats, pour ne pas
dire de ses intérêts historiques. L'idée selon laquelle Marx et
Lénine auraient désigné sous le terme de prolétaires les seuls
ouvriers manuels est absolument fausse. De nombreuses citations
le contestent de la manière la plus nette. Pour Marx et Lénine
sont des prolétaires tous ceux qui sont contraints de vendre
leur force de travail parce qu'ils ne possèdent pas de capital
et n'ont pas d'accès direct aux instruments de travail ou aux
réserves de vivres.
Marx écrit textuellement: «Chaque travailleur
salarié n'est pas un travailleur productif; chaque producteur
n'est pas un travailleur salarié» La notion de prolétariat -
c'est-à-dire de la classe des travailleurs salariés - est donc
par définition plus ample que celle des travailleurs manuels.
Par ailleurs, Marx a aussi précisé que la notion
de travailleur productif est plus vaste que celle de travail
manuel.
La conscience des employés n'était pas seulement
fonction de leur place générale dans le processus de production.
Elle était aussi fonction des avantages matériels dont ils
jouissaient par rapport aux ouvriers: traitements beaucoup plus
élevés (qui permirent souvent d'accumuler un petit capital,
insuffisant pour survivre mais suffisant pour arrondir la
pension); situation beaucoup plus stable (licenciements beaucoup
plus rares et préavis plus longs) ; niveau de consommation plus
élevé; possibilités plus grandes d'accéder à la hiérarchie
capitaliste proprement dite, etc., etc.
Il faut ajouter le fait que beaucoup de
fonctions d'employés sont axées sur l'exploitation de l'ouvrier
(chronométreurs, organisateurs du travail, surveillants) ou la
réalisation de la plus-value (services de vente, de crédit, de
financement) plutôt que sur la production à proprement parler.
La troisième révolution technologique a modifié
cette situation de fond en comble. Avant tout, la proportion des
employés occupés dans des activités indispensables à la
production augmente considérablement. Dans les procédés
semi-automatiques et automatiques, les différences entre ces
employés et les ouvriers manuels tendent à disparaître. Un
ouvrier qui guide (ou surveille) un train de laminoir
automatique, est-ce d'ailleurs un ouvrier ou un employé ? On
peut discuter à l'infini pour répondre à cette question. La même
remarque s'applique par exemple aux électroniciens.
Symboliquement, l'érosion de la frontière entre
ouvriers et employés s'exprime par le fait que des couches de
plus en plus nombreuses d'ouvriers se battent pour un statut de
paiement mensuel des salaires, et pour des préavis de
licenciement identiques à ceux des employés. Les succès obtenus
sur cette voie, s'ils restent modestes, indiquent clairement la
tendance.
CE QUI EST EN TRAIN DE CHANGER
Jadis, l'ouvrier allait à l'école jusqu'à l'âge
de 12 ans, l'employé jusqu'à l'âge de 18 ans. Aujourd'hui,
l'ouvrier va à l'école jusqu'à 16-17 ans et l'employé ne va pas
toujours à l'université. A ce propos aussi, la distance
disparaît.
La tension des revenus entre ouvriers et
employés si elle reste réelle, a également tendance à se
réduire. Il y a des ouvriers qualifiés qui reçoivent des
rémunérations supérieures à celles de certains employés.
L'éventail des revenus suit davantage celui des branches
d'industrie que celui de la profession manuelle ou
intellectuelle. Un employé dans le vêtement souffre des bas
salaires généralisés dans ces secteurs. Un ouvrier de
l'industrie sidérurgique ou pétrolière profite des salaires
relativement élevés qui caractérisent ces branches.
D'après les statistiques de l'O.N.S.S., au
deuxième trimestre de 1970, 15,8% des ouvriers manuels gagnaient
plus de 15.000 F par mois; 42,3% des employés gagnaient moins
de 15.000 F. Chez les femmes - qui subissent une discrimination
scandaleuse en matière de rémunération - la différence est
encore plus nette : 11,6% des ouvrières gagnent plus de 10.000
F; 53,7% des employées gagnent moins de 10.000 F par mois.
De même le niveau de consommation et le mode de
vie qui séparèrent jadis l'ouvrier et l'employé les rapprochent
aujourd'hui. L'ouvrier en casquette est aujourd'hui aussi rare
que l'employé à chapeau-boule. Le dimanche au stade de football,
ou le samedi soir, à la sortie du cinéma dans les quartiers
ouvriers, bien malin celui qui distinguerait l'ouvrier de
l'employé en regardant l'habit, qui ne fait décidément plus le
moine.
Quant aux chances d'avancement individuel -
cette grande illusion de l'employé d'il y a un demi-siècle -
elles ont pratiquement disparu: les directions des entreprises
ne sont plus accessibles qu'aux titulaires de diplômes
universitaires. Pour un employé âgé de 40 ou 45 ans, le
licenciement peut être aussi tragique que celui d’un ouvrier; se
recaser avec le même traitement est devenu pratiquement
impossible.
LES RESULTATS DES CHANGEMENTS
Tous ces changements - de même que l'érosion de
l'épargne par suite des dévaluations et inflations successives -
ont considérablement réduit l'écart entre la conscience de
l'employé et celle de l'ouvrier. Le taux de syndicalisation des
employés augmente. Dans certains pays, dont la Belgique, dont
aussi la Grande-Bretagne, des catégories d'employés se situent
parmi les couches les plus combatives du prolétariat. On les
rencontre nettement à la gauche et non plus à la droite du
mouvement syndical.
On a déjà connu ce phénomène dans le passé (par
exemple le syndicat des employés à Bruxelles, au lendemain de la
première guerre mondiale). Mais à ce moment il s'agissait de
minorités relativement réduites, qui reflétaient le niveau
d'instruction et de culture plus élevé de l'avant-garde des
employés. Aujourd'hui, c'est une masse plus large qui est
organisée et qui peut être en-traînée dans la lutte syndicale.
Il serait prématuré d'affirmer que toute
différence entre employés et ouvriers manuels ait déjà disparu
(d'ailleurs, les différences entre diverses couches d'ouvriers
manuels restent importantes). Il serait encore plus illusoire de
supposer que tous les employés aient acquis la conscience
syndicale (pour ne pas dire la conscience de classe politique).
Mais c'est le sens de l'évolution qui est important. C'est cette
évolution que nous avons voulu mettre en lumière. |