Marx ne nous a pas laissé une théorie
achevée de la formation de la conscience de classe du prolétariat. Du
même fait, il ne nous a pas laissé une théorie achevée du parti. Il
y a dans ses œuvres des éléments fragmentaires d'une telle théorie
mais ces éléments paraissent souvent comme contradictoires, puisqu'ils
mettent en lumière tantôt l'un et tantôt l'autre aspect de la
formation de cette conscience de classe qui prévalent dans l'analyse
marxiste. Tantôt l'élément qui conclut à la maturation subjective du
prolétariat à long terme - en fonction de la condition prolétarienne
elle-même, c'est-à-dire en fonction de la position que le prolétariat
occupe dans le processus de production capitaliste, et dans la société
bourgeoise en général. Et tantôt l'élément qui met en avant
l'immaturité subjective immédiate du même prolétariat, - en fonction
du poids de la misère, de l'aliénation, de l'abrutissement et surtout
de l'asservissement à l'idéologie de la classe dominante qui résultent
de la même condition prolétarienne.
A Lénine revient le mérite
historique d'avoir combiné ces éléments épars pour formuler
une théorie cohérente de la formation de la conscience de
classe prolétarienne, théorie qui constitue le sous-bassement
de sa théorie d'organisation. Beaucoup de malentendus formulés
à l'égard de cette théorie d'organisation, et beaucoup de
procès d'intention injustifiés intentés à Lénine tout au
long du vingtième siècle, proviennent du refus de comprendre
ce point de départ théorique.
Certes, lorsqu'on parle d'une théorie léniniste de
l'organisation, on a tendance à se référer exclusivement à
la brochure " Que faire ? " et à ramener plus d'un
quart de siècle d'activité inlassable dans le domaine de
l'organisation aux seuls principes énoncés dans cet ouvrage.
Pour autant qu'on ne voit pas en Lénine un Machiavel hypocrite,
qui passe délibérément sous silence une partie de ses
intentions lorsque " la conjoncture est défavorable "
; pour autant qu'on lui reconnaît le minimum de bonne foi et de
cohésion idéologiques, sans lesquelles la discussion de ses idées
perd tout son sens, cette tentative simplificatrice est évidemment
infondée. Il y a dans l'œuvre de Lénine une constance de
certains thèmes-clé qu'on trouve exposés de la manière la
plus nette et la plus convaincante dans " Que faire
?".
Mais au fur et à mesure que son expérience s'enrichit - avant
tout l'expérience des luttes révolutionnaires du prolétariat
russe de 1905-6 et de 1917, et dans une mesure non négligeable
l'expérience du mouvement ouvrier international pendant et au
lendemain de la première guerre mondiale - Lénine intègre
dans sa théorie d'organisation une série d'éléments supplémentaires,
qu'on trouvera surtout élaborés dans les écrits sur la
faillite de la social-démocratie 1914-1916,, dans l'" Etat
et la Révolution " et d'autres écrits fondamentaux de
l'année 1917, dans les documents des premiers congrès de
l'Internationale Communiste et dans " La Maladie Infantile
". C'est l'ensemble de ces éléments regroupés autour des
thèses fondamentales de " Que Faire ? ", et les
corrigeant par certains aspects, qui constituent la théorie léniniste
dans ce domaine, et non pas un moment de celle-ci, limité dans
le temps.
Une autre remarque liminaire concerne la tentative de tant de
critiques de réfuter la théorie léniniste de l'organisation
en s'appuyant sur les pratiques bureaucratiques de l'URSS post-léniniste...
Il s'agit d'une erreur méthodologique manifeste.
Certes, l'unité de la théorie et de la pratique que les
marxistes réclament - et que Lénine aurait été le premier à
assumer pour son propre compte - permet de confronter
constamment les théories avec leurs résultats pratiques. Mais
elle exige que la preuve soit apportée que ces résultats découlent
de la théorie, - et non de facteurs différents, voire de théories
opposées. Condamner un manuel de chirurgie parce qu'un
chirurgien a raté une opération après avoir fait ses études
sur la base de ce manuel n'est pas un procédé scientifique très
sérieux. Il faut encore apporter la preuve que c'est
l'application des théories exposées dans le manuel qui a causé
la mort du malade, - et non un des mille facteurs différents
qui peuvent influer sur le déroulement de l'intervention
chirurgicale, à l'insu du théoricien, ou par suite d'un refus
délibéré de suivre l'enseignement reçu.
Finalement, il est nécessaire de distinguer ce qui, dans la théorie
léniniste de l'organisation, possède une valeur universelle,
c'est-à-dire s'applique à l'ensemble de l'époque de la crise
générale du capitalisme, et découle ainsi de l'ensemble des
caractéristiques fondamentales de la société bourgeoise, de
la production capitaliste et de la nature de classe du prolétariat,
- et ce qui n'est qu'accidentel, découlant de conditions spécifiques
du temps et de l'espace. Pour ne donner qu'un seul exemple :
combien de fois n'a-t-on pas cité le passage de " Que
Faire ? " contre l'élection des comités du parti, et en
faveur de leur désignation par le Centre, comme preuve des
attitudes foncièrement " anti-démocratiques " de Lénine
?
On oublie d'ajouter que Lénine justifie ces propositions
exclusivement par les conditions de clandestinité difficiles
dans lesquelles se trouve le jeune parti social-démocrate
ouvrier de Russie ; que la brochure " Que Faire ? "
proclame en même temps la nécessité de l'élection et de la
publicité les plus larges de tous les comités et de tous les
mandataires du Parti, dès que le minimum de libertés démocratiques
est assuré, et que les Thèses du IIe Congrès de
l'Internationale Communiste réaffirment le principe de l'éligibilité
de tous les comités, ne faisant de nouveau explicitement des
exceptions que pour les conditions de clandestinité extrême.
La théorie léniniste de la formation de la conscience de
classe prolétarienne part de la distinction, essentielle pour
le marxisme, de la classe en soi et de la classe pour soi, que
le jeune Marx avait déjà établie dans " Misère de la
Philosophie ". De cette distinction découlent le concept
de l'existence objective des classes sociales, indépendamment
de leur niveau de conscience, et le concept de lutte de classe
objective, indépendamment du niveau d'auto compréhension des
intérêts historiques des classes en présence. Ces deux
concepts de classe objective, et de lutte de classe objective,
sont indispensables pour la cohésion interne du matérialisme
historique et pour comprendre la fameuse définition du "
Manifeste Communiste " : " Toute l'histoire de
l'humanité est une histoire de luttes de classes ".
Il est évident que les esclaves de l'Antiquité et que les
serfs du Moyen-Age avaient encore beaucoup moins conscience de
leurs intérêts de classe historiques que les travailleurs
britanniques ou américains d'aujourd'hui. Nier le caractère de
luttes de classe à de grands affrontements entre le Capital et
le Travail, à de grandes actions de classe du prolétariat
comme par exemple la grève générale italienne du 14 juillet
1948 ou les grèves générales belges de 1950 et de 1960-61,
sous prétexte que la conscience des prolétaires engagés dans
cette bataille n'était pas à la hauteur des exigences de
l'histoire, ou que ceux-ci se battaient pour des objectifs
politiques qui ne sortaient pas du domaine de la démocratie
bourgeoise, c'est enterrer ce concept de classe objective et de
lutte de classe objective, et mettre un point d'interrogation
sur tout le matérialisme historique. Ce ne serait plus
l'existence sociale qui déterminerait la conscience, mais la
conscience, - et elle seule - qui permettrait de juger de la réalité
d'une lutte sociale impliquant des millions d'individus.
Mais de même que la théorie léniniste de l'organisation
s'inscrit en faux contre les écarts de ce subjectivisme extrême,
elle s'oppose résolument à l'objectivisme non moins mécanique
qui, sous prétexte que la lutte de classe est pour Marx le résultat
inévitable de l'existence de la société capitaliste et des
antagonismes qui la déchirent, voit dans la conscience le
reflet automatique de l'existence sociale, et efface ainsi la
particularité essentielle de la lutte de classe prolétarienne,
celle qui la distingue de toute lutte de classe du passé : à
savoir l'obligation dans laquelle se trouve la classe ouvrière
de substituer à une société et une économie régies par des
lois aveugles et objectives la construction délibérée d'une
société et d'une économie nouvelles régies par la direction
consciente des producteurs associés.
Dès lors que la construction du socialisme ne peut être le résultat
automatique ni de la lutte de classe au sein de la société
bourgeoise, ni de la simple libération des éléments de la
nouvelle société présents au sein de la société ancienne,
mais d'une organisation consciente des producteurs, le niveau de
conscience de ces producteurs déterminera dans une mesure appréciable
les chances de succès de l'entreprise.
En d'autres termes : de la distinction établie par Marx entre
le concept de classe en soi et de classe pour soi, Lénine a déduit
la distinction du concept de lutte de classe élémentaire - résultat
spontané inéluctable des contradictions de classe que le mode
de production capitaliste lui-même introduit au sein de fa société
bourgeoise - et de la lutte de classe révolutionnaire, qui
seule permet de transformer la première en un assaut réussi
contre l'économie capitaliste et l'Etat bourgeois, et dont la réussite
dépend essentiellement du niveau de conscience, d'organisation
et de direction du prolétariat.
Certes, le reproche de " volontarisme " si souvent
dirigé contre Lénine est injustifié, car dans sa théorie, la
lutte de classe révolutionnaire n'est jamais séparée mécaniquement
de la lutte de classe élémentaire. Elle ne peut être que le
produit de celle-ci, dans certaines conditions historiques
objectives, nettement délimitées. Contrairement aux
populistes, Lénine n'a jamais cru que la simple " volonté
révolutionnaire " ou " éducation révolutionnaire
" pouvaient produire une révolution victorieuse sous le
tsarisme. Il a toujours eu soin de préciser que cette "
volonté " et cette " éducation " devaient
partir de la lutte de classe élémentaire d'une classe sociale
spécifique, le prolétariat, auquel le développement du
capitalisme en Russie allait attribuer des capacités de lutte
et d'organisation dont ne disposait aucune classe sociale de la
Russie pré-capitaliste.
Il n'a pas manqué non plus de préciser que ce n'est que dans
des conditions historiques bien déterminées - conditions
permettant de produire périodiquement des crises pré-révolutionnaires,
du fait des contradictions accumulées au sein de la société
russe sous le tsarisme - que l'effort de transformer la lutte de
classe élémentaire en lutte de classe révolutionnaire pouvait
porter ses fruits.
En dehors de ces prémisses, qui seules permettent d'expliquer
comment la lutte de classe courante peut produire une "
classe en soi ", peut produire la conscience de classe prolétarienne,
l'œuvre d'une avant-garde révolutionnaire ne pouvait avoir de
succès. Il sera intéressant d'examiner les fondements socio-économiques
de ces prémisses, dans le cadre du matérialisme historique ;
nous y reviendrons plus loin. Mais retenons pour le moment
simplement ceci : ce qui distingue la théorie léniniste de
l'organisation d'autres théories mécanistes ou volontaristes,
ce n'est pas qu'elle nie les liens évidents entre lutte de
classe élémentaire du prolétariat et lutte de classe révolutionnaire,
ni qu'elle conteste que la première constitue la précondition
de la seconde(qu'une ampleur majeure de la première ne peut que
faciliter l'éclosion de la seconde).
Ce qui la distingue, c'est qu'elle conteste les liens
automatiques et spontanés entre la première et la seconde,
qu'elle estime que la seconde ne découlera de la première que
si aux conditions objectives qui doivent présider à son éclosion
s'ajoutent une série de conditions subjectives qui n'en sont
pas le corollaire fatal. C'est là que nous rencontrons tout
l'approfondissement de la théorie marxiste de la formation de
la conscience de classe prolétarienne que Lénine a pu apporter
par sa théorie de l'organisation.
Le niveau précis de conscience du prolétariat n'est ni le
produit automatique de sa place dans le processus de production,
ni le produit automatique de son expérience (donc de l'ampleur
de ses luttes passées et présentes). Il résulte d'un ensemble
de facteurs beaucoup plus complexes, dont seule l'interaction
permet d'expliquer en définitive pourquoi, à une époque déterminée,
dans un pays déterminé, ce niveau est ce qu'il est.
La théorie léniniste de la formation de la conscience de
classe prolétarienne explique avant tout que cette formation
représente un processus inégal et discontinu. Ce processus inégal
et discontinu de formation de la conscience de classe prolétarienne
est en premier lieu le reflet du processus historique inégal et
discontinu de formation du prolétariat lui-même.
L'ensemble des ouvriers salariés, tels qu'ils apparaissent à
un moment donné dans un pays déterminé, n'ont pas été
condamnés au même moment et dans les mêmes circonstances à
vendre leur force de travail. Les uns sont des prolétaires
industriels, fils de prolétaires industriels depuis plusieurs générations.
D'autres sont fraîchement arrachés au village natal et à
l'agriculture ancestrale. Les uns sont marqués par la vie et la
discipline collective de la grande usine. D'autres subissent
l'influence corporatiste de la petite entreprise et du travail
semi-artisanal. Les uns sont imprégnés de la civilisation des
grands centres urbains, où la vie collective, en dehors de
l'usine, prolonge tout naturellement les impulsions solidaires
issues du travail industriel lui-même. D'autres subissent le
double effet aliénant de la condition prolétarienne et de
l'habitat semi-rural isolé et atomisant. Les uns sont éduqués,
dès leur enfance, dans des organisations ouvrières. D'autres
sont soumis à l'influence idéologique de la classe bourgeoise
transmise par des organisations cléricales ou " neutres
".
La diversité de la conscience du prolétariat, à un moment déterminé,
est ainsi fonction d'une stratification qui reflète les
origines historiques et les conditions de vie et de travail différentes
de diverses couches prolétariennes.
Aux racines objectives de cette
stratification du prolétariat s'ajoutent des racines
subjectives non moins importantes. Chaque ouvrier ne subira pas
de la même façon et au même degré l'influence idéologique
de la classe dominante. Des différences d'expérience,
d'intelligence, de tempérament, de caractère feront réagir
différemment différents membres d'une même classe sociale,
soumise aux mêmes forces d'exploitation et d'oppression. Tôt
ou tard la grande majorité de la classe s'engagera dans la
lutte - mais le fait que les uns le font plus tôt que d'autres,
et comprennent mieux la portée générale de cette lutte, a évidemment
une importance décisive sur le comportement quotidien des uns
et des autres - surtout en dehors des périodes de grandes
luttes. Si la stratification sociale du prolétariat a des
causes objectives, la stratification subjective aboutit, en
conjonction avec elle, au caractère discontinu du développement
de la conscience de classe. Celui-ci résulte à son tour d'une
caractéristique fondamentale de la société capitaliste et de
la condition prolétarienne, qu'il faut rappeler à ce propos.
La classe ouvrière subit l'exploitation capitaliste non pas en
fonction d'un quelconque choix idéologique préalable, mais en
fonction d'une obligation économique inéluctable à laquelle
elle ne peut pas échapper, dans des conditions " normales
". Elles ne peuvent pas cesser de travailler en permanence,
sans être condamnée à mourir de faim (dans les pays néocapitalistes
à législation sociale " généreuse ", les indemnités
de chômage sont impitoyablement supprimées après un certain
temps, si les autorités bourgeoises arrivent à la conclusion
que le mauvais sujet " ne désire pas travailler").
C'est dire qu'elle ne peut lutter en permanence et qu'en dehors
des luttes révolutionnaires qui mettent à l'ordre du jour le
renversement du régime capitaliste, toute lutte de classe dans
ce régime débouche inévitablement sur une "
reprivatisation" partielle de la classe, une fois terminé
le combat. Seuls les éléments les plus conscients, les plus énergiques,
les plus obstinés, résisteront à cette tendance à en revenir
à la " lutte pour l'existence ", à la " vie
privée ", qui résulte de la structure même de la société
et de l'économie capitalistes.
Cette même structure objective se reflète également par une
structure mentale, idéologique, par une tendance à l'intériorisation
et à l'acceptation quotidienne des rapports de production
capitalistes. Même les ouvriers les plus " réfractaires
" achètent du pain, payent des loyers et des impôts,
reproduisent ainsi tous les jours les rapports marchands qui
constituent le fondement du mode de production capitaliste, et
n'y voient que du feu. Et ils ont mené, pendant des décennies,
des luttes de classe farouches, y compris des luttes politiques
(comme celle des Chartistes britanniques), y compris des
insurrections (comme celle des ouvriers de Lyon), sans pour cela
comprendre que le capitalisme serait impossible sans la généralisation
des rapports marchands, sans la transformation de la force de
travail en marchandises, et des moyens de production en capital.
Un effort d'information et de formation théorique est
indispensable pour percer à jour tous les secrets et tous les
mystères de l'exploitation capitaliste. Cet effort par définition,
ne peut être qu'individuel (ou dans le meilleur des cas,
entrepris par des groupes restreints d'individus). II ne peut être
le produit immédiat de l'expérience. Or, la grande masse
n'apprend que par l'expérience. Arrivée à son stade suprême,
celui de l'élaboration et de l'assimilation de la théorie
scientifique, la formation de la conscience de classe du prolétariat
devient donc inévitablement un processus individualisé et
individualisant (c'est d'ailleurs un des mécanismes essentiels
par lesquels l'ouvrier aliéné et déshumanisé peut commencer
à conquérir une individualité indépendante. Mais ceci, c'est
une autre histoire). Il devient du même fait un processus de
différenciation au sein de la classe ouvrière.
Le concept léniniste de conscience de classe prolétarienne
porté à son plus haut niveau s'appuie aussi sur le rôle
relativement autonome de la théorie marxiste dans le processus
historique. Il implique, en d'autres termes, l'impossibilité
d'aboutir à une conscience globale de la condition prolétarienne
et des conditions de son dépassement - à une conscience
globale du capitalisme et du socialisme - sur une base purement
expérimentale, empirique, pragmatique.
L'expérience des travailleurs et de groupes sectoriels de
travailleurs est forcément une expérience fragmentaire et
fragmentée de la réalité sociale, limitée par l'horizon précis
dans lequel se déroule leur existence : quelques entreprises,
quelques quartiers, quelques villes. Les luttes qui partent de
cette expérience immédiate sont de ce fait marquées du sceau
d'une conscience parcellisée qui reflète - même en s'efforçant
de le nier - le travail parcellisé qui est le propre du prolétariat,
avec son corollaire inévitable de réification, d'aliénation
et de " fausse conscience ".
Le caractère inévitablement corporatiste de ces luttes
implique que la conscience de classe élémentaire qui résulte
des luttes de classe élémentaires comporte de nombreux aspects
qui sont en contradictions avec une lutte de classe au sens
profond et historique du terme. Car cette conscience parcellisée
reproduit des divisions au sein du prolétariat, qui résultent
des conditions même de la production capitaliste et que la
bourgeoisie s'efforce de maintenir à tout prix. Le prolétariat
ne devient une classe pour soi - ne se " constitue en
classe ", pour reprendre la formule de Marx - que dans la
mesure où ces facteurs de division sectorielle, corporatiste,
localiste, régionaliste, nationaliste, raciste, cèdent le pas
à la conscience unificatrice des intérêts communs de tous les
prolétaires indépendamment de leurs particularités de métier,
d'occupation, de qualification, d'habitat, de race, de religion,
ou de nationalité.
Mais si, à une certaine étape de son développement, le mode
de production capitaliste favorise incontestablement l'éclatement
de luttes unificatrices et générales de la classe ouvrière,
il s'en faut de loin que ces luttes suffisent pour substituer à
la conscience fragmentaire et parcellisée une conscience
globale, totalisante, de toutes les contradictions capitalistes
et de toutes les conditions de victoire du socialisme. Indépendamment
des facteurs mentionnés plus haut, qui entravent la formation
d'une telle conscience globalisante, il y a le simple fait que
ces luttes généralisées ne sont que des moments "
ponctuels " de l'existence ouvrière, qui ne se produisent
qu'une ou deux fois pendant la vie de chaque génération ouvrière
(et dans certaines générations même pas une seule fois : cf.
l'Allemagne entre 1933 et 1968 !). Dans ces conditions,
l'origine purement empirique d'une telle conscience de masse,
fondée exclusivement sur ce qui a été effectivement vécu,
rend les facteurs qui déterminent le caractère fragmentaire de
la conscience ouvrière infiniment plus puissants que les
facteurs qui jouent en sens inverse.
Une des idées-maîtresses de " Que faire ? " qui
conserve toute sa valeur universelle aujourd'hui comme au moment
où cet ouvrage à été rédigé, c'est que le prolétariat ne
peut accéder à une conscience globale de la réalité
capitaliste - de sa propre existence - qu'à travers une
pratique sociale globalisante c'est-à-dire qu'à travers une
pratique politique. Plus exactement : que seule peut accéder à
cette conscience de classe portée à sa plus haute expression
cette minorité de la classe ouvrière prête et capable de
poursuivre une activité politique permanente même dans les périodes
de recul du mouvement de masse, même dans les phases de "
reprivatisation " de la majorité des travailleurs, même
dans les phases de montée de l'influence de l'idéologie
bourgeoise et petite-bourgeoise au sein de la classe ouvrière.
Voilà le fondement matérialiste de la nécessité d'un parti
d'avant-garde proclamée par Lénine.
La manière dont Lénine privilégie délibérément cette
praxis politique, qui soulève constamment tous les aspects de
la réalité capitaliste, opposée à la praxis trade-unioniste
(" économiste ") qui se contente d'agiter les
travailleurs sur l'exploitation et l'oppression immédiates,
subies dans leur propre entreprise, quartier, ville, (et à la
limite : région, pays) est à la base d'innombrables
malentendus et interprétations malveillantes. Les fondements théoriques
de cette conception sont pourtant manifestes. Ce que Lénine
conteste - et ce qu'ont contesté avant lui Marx et Engels, sauf
peut-être dans quelques phrases de leurs œuvres de jeunesse,
encore en général isolées de leur contexte - c'est que
l'accumulation graduelle et discontinue de l'expérience immédiate
aboutit "en fin de compte" à reproduire une analyse
théorique, que seul un effort particulier avait pu produire
initialement (évidemment dans un contexte historique déterminé
en dernière analyse par l'existence préalable de la société
bourgeoise et de la lutte de classe prolétarienne).
Cent grèves pour des revendications immédiates, même menées
avec le plus grand acharnement du monde, n'aboutiront pas nécessairement
à une conscience de classe globalisante, socialiste. Il suffit
d'étudier l'expérience des luttes de classe en Grande-
Bretagne pendant la deuxième moitié du XIXème siècle, l'expérience
des luttes de classes aux Etats-Unis pendant la période
1940-1970, pour s'en apercevoir immédiatement.
Seule une activité qui dépasse celle des luttes " économistes
" peut en définitive aboutir à une conscience qui dépasse
celle du trade-unionisme. On peut difficilement accepter les prémisses
de la dialectique matérialiste, de la théorie marxiste de la
connaissance, et contester le bien-fondé de cette thèse de Lénine.
La nécessité d'un parti ouvrier d'avant-garde découle donc de
la nécessité de mener en permanence pareille activité, et de
l'impossibilité dans laquelle se trouve la masse ouvrière dans
son ensemble de la mener de manière continue, en régime
capitaliste, en fonction de sa propre stratification objective
et des puissants obstacles subjectifs qui empêchent une
accumulation constante, graduelle, continue de conscience de
classe en son sein.
La parti d'avant-garde fonctionne ainsi objectivement comme la mémoire
collective de la classe ouvrière, celle qui empêche que les
connaissances accumulées pendant les phases de luttes généralisées
se perdent dans les phases consécutives inévitables de recul
de ces luttes, celle qui assure la continuité de l'accumulation
de conscience dans les conditions de discontinuité de l'activité
politique des masses.
Ainsi, le concept de parti d'avant-garde nous ramène à celui
de la périodicité des luttes de classe généralisées, du
caractère cyclique des grandes explosions ouvrières. Nous découvrons
ainsi un fondement matérialiste supplémentaire de la théorie
léniniste de l'organisation. Car l'organisation séparée de
l'avant-garde ouvrière est fonction des tâches à accomplir.
Elle est un instrument de travail pour aboutir à une fin précise
: transformer les explosions ouvrières généralisées en
assauts réussis contre l'économie capitaliste et l'Etat
bourgeois ; renverser avec succès le système capitaliste et
mettre à sa place un Etat ouvrier - la dictature du prolétariat
- qui entame avec succès la construction d'une société
socialiste.
L'organisation de l'avant-garde, de manière séparée de la
masse, n'est pas le seul modèle d'organisation ouvrière
possible. Elle est fonction d'une perspective historique précise
: celle de l'inévitabilité d'explosions révolutionnaires à
moyen ou à long terme, qui ne se transformeront en révolutions
victorieuses que grâce à l'activité de l'avant-garde organisée.
En dehors de cette actualité de la révolution, l'organisation
séparée de l'avant-garde ne se justifie qu'en fonction de
mobiles purement idéologiques, qui risquent de dégénérer en
sectarisme. Lorsque les seules luttes prévisibles sont des
luttes partielles, l'accumulation graduelle d'expériences reste
seule possible pour de larges masses et le seul rôle médiateur
que l'avant-garde pourrait jouer serait celui de transmission
des connaissances par la propagande et l'éducation - un rôle
qui ne justifie pas une organisation séparée et qui se laisse
réaliser au sein d'organisations de masse, à condition que
celles-ci respectent un minimum de démocratie intérieure.
Il faut souligner à ce propos
que Lénine n'avait une vue précise de l'actualité de la révolution,
avant 1914, que pour la seule Russie (et quelques autres pays
d'Europe orientale). En fonction de cette perspective, il
s'abstint de prôner l'organisation séparée de l'avant-garde
par rapport aux partis sociaux-démocrates de masse avant le 4
août 1914. Il se contenta de promouvoir une coordination assez
relâchée entre divers courants de gauche au sein de la IIème
Internationale, surtout à l'occasion des discussions qui éclatèrent
quant à l'attitude à adopter envers la guerre impérialiste
qui s'annonçait. Ce n'est que lorsque l'éclatement de cette
guerre l'eut convaincu que le système capitaliste mondial était
passé dans une phase historique de crise générale, qui
mettait des révolutions à l'ordre du jour dans un grand nombre
de pays, qu'il étendit le principe de l'organisation séparée
de l'avant-garde à l'ensemble du globe et qu'il se prononça
pour la création de l'Internationale Communiste.
Le caractère cyclique des explosions de grandes luttes
d'ensemble du prolétariat, qui sont potentiellement révolutionnaires,
découle de la complexité des circonstances nécessaires pour
ébranler profondément la société bourgeoise et pour amener
les travailleurs à dépasser le stade des luttes pour les
revendications immédiates. Ce n'est qu'exceptionnellement que
l'ensemble des facteurs nécessaires se trouveront réunis, tant
les facteurs objectifs (crise profonde des rapports de
production capitalistes) que les facteurs subjectifs (désunion
et paralysie croissantes des classes dominantes ;
affaiblissement de l'appareil de répression ; mécontentement
croissant des masses laborieuses atteignant le niveau d'une
sourde colère ; sentiment grandissant que les motifs du mécontentement
ne peuvent obtenir des remèdes par la voie des réformes
graduelles et de divers procédés de redressement " légaux
", mais exigent une action directe ; confiance grandissante
des masses dans leur propre force, c'est-à-dire leur capacité
de déclencher pareille action, etc..).
Il est évident que vu les tendances profondes à l'intériorisation
des rapports capitalistes, et à la reprivatisation d'une masse
d'ouvriers, au lendemain de luttes partielles, tendances inhérentes
au mode de production capitaliste lui-même, le concours de
circonstances qui rend la situation mûre pour les explosions révolutionnaires,
ou potentiellement révolutionnaires, ne peut être
qu'exceptionnel. Pour les mêmes raisons - auxquelles s'ajoute
dans ce cas le poids de la défaite et du scepticisme qu'elle
engendre - une explosion échouée, qui n'a pas atteint son but,
ne peut être suivie à brève échéance, par une autre vague
montante de luttes généralisées, mais sera suivie par un déclin
de combativité des masses, jusqu'à ce qu'un nouveau faisceau
de conditions favorables déclenche une nouvelle montée.
Nous parlons ici d'" explosions ", non pas dans le
sens d'événements isolés, mais de phases de luttes de classes
se radicalisant et se généralisant progressivement, en
opposition avec des phases de luttes éparses, réduites et
autour d'objectifs seulement immédiats (nous ne pouvons pas
traiter ici les rapports qui existent entre le cycle économique
et le cycle des luttes de classes, mais nous indiquerons
seulement en passant que ces rapports ne sont pas ceux d'une
relation mécanique et directement causale).
Le rôle que l'organisation d'avant-garde a à accomplir par
rapport à des explosions périodiques de luttes généralisées
doit être examiné à la fois pour les phases préparatoires
des luttes potentiellement révolutionnaires et pour les phases
de luttes généralisées proprement dites. Il s'agit d'un
double aspect du rapport dialectique " avant-garde/masses
" qui est à élucider. Mais la nature même de la révolution
socialiste, de la prise du pouvoir par la destruction de
l'appareil d'Etat bourgeois implique la nécessité d'une action
consciemment centralisatrice de luttes éparpillées,
fussent-elles d'une ampleur colossale.
Si la société bourgeoise peut effectivement commencer à se désintégrer
à la périphérie, dans des phases de crise révolutionnaire
aiguës, cette désintégration ne peut jamais aboutir à la
dissolution automatique de l'Etat bourgeois. Celui-ci doit être
consciemment détruit. Lorsque cette destruction ne s'est pas
effectuée, un processus contre-révolutionnaire peut être
entamé avec succès même par des forces numériquement
restreintes, s'opposant à des masses très nombreuses. Le rôle
joué par des débris de l'armée impériale, pendant les
semaines décisives de novembre 1918 - mars 1919 en Allemagne,
en est la meilleure illustration, aux conséquences historiques
les plus tragiques.
Le rapport entre l'avant-garde et la masse en période non-révolutionnaire
est avant tout un rapport pédagogique de médiation.
L'organisation d'avant-garde ne fonctionne pas seulement comme
la mémoire collective de la classe, mais elle s'efforce
constamment de communiquer les connaissances accumulées grâce
aux luttes et aux expériences passées au nombre le plus élevé
possible de prolétaires.
Quand nous parlons de processus pédagogique, nous n'oublions évidemment
pas le caractère dialectique de ce processus, dans lequel il
n'y a pas une vérité toute faite qui est transmise de manière
passive à une foule censée être ignorante, mais bien un métabolisme
d'expériences, un flux et un reflux constant d'impressions et
d'idées, entre la masse moins politisée et l'avant-garde
organisée. Ce n'est que lorsque ce flux est fermement établi
dans les deux sens que l'avant-garde a définitivement surmonté
le risque de devenir une secte ou une chapelle, qu'elle joue
vraiment le rôle de mémoire et d'accumulateur d'expériences
collectives de toute la classe.
La médiation entre le programme, résumant tous les
enseignements des luttes passées et leur généralisation théorique,
et la masse dont les préoccupations restent circonscrites
autour d'objectifs immédiats, ne peut se faire exclusivement à
l'aide d'une pédagogie littéraire - bien que Lénine ait
souligné à juste titre que ce qui sépare le révolutionnaire
du réformiste ou du centriste, c'est que le révolutionnaire
poursuit la propagande révolutionnaire et la préparation de la
révolution même dans les phases non révolutionnaires. Cette médiation
exige également une forme spécifique d'action. Le " grand
plan stratégique " de Lénine contenu dans " Que
Faire ? " qui consiste à transformer le parti
d'avant-garde en confluent et stimulant de tous les mouvements
de protestation et de rébellion contre le régime établi qui
ne sont pas objectivement réactionnaires, a été plus tard étendu
par lui vers le concept de revendications transitoires, repris
par Trotsky dans son Programme de Transition en 1938.
La stratégie des revendications transitoires implique l'élaboration
de revendications qui, tout en partant des préoccupations immédiates
des masses, ne sont pas réalisables et assimilables dans le
cadre du régime capitaliste. Lorsqu'elle deviennent des mobiles
d'actions généralisées de la classe ouvrière, elles tendent
donc à briser les cadres de l'économie capitaliste et de
l'Etat bourgeois. Ce n'est que si les masses se posent immédiatement
de tels buts pour leurs actions que celles-ci pourront
difficilement être résorbées par le régime, par l'octroi de
réformes. Or, elles ne se poseront pas de tels buts au moment
d'une grève générale si elles n'y ont pas été systématiquement
préparées à l'avance, tant par la propagande que par des
" actions exemplaires " et par la formation en leur
sein de cadres ouvriers qui incarnent tout ce processus de médiation
et qui le transmettent quotidiennement à leurs compagnons de
travail.
Ce serait croire au miracle que de supposer la masse capable de
trouver, d'instinct, au moment d'une grande explosion révolutionnaire,
les revendications nécessaires pour faire triompher la révolution
et capable de trouver la parade aux mille et une manœuvres réformistes
qui ont permis l'étranglement de toutes les explosions révolutionnaires
en Europe Occidentale, malgré des rapports de force momentanément
fort favorables à la révolution.
La centralisation du parti, sur laquelle Lénine insista avec
tant de force dans le débat autour de " Que Faire? "
est avant tout une centralisation politique, la compréhension
du fait que la masse ouvrière n'accédera à la conscience de
classe à son niveau le plus élevé qu'à condition de dépasser
l'horizon étroit des expériences nées de luttes partielles,
à condition en d'autres termes de centraliser ses expériences.
L'aspect purement organisationnel de cette centralisation est
secondaire dans le raisonnement de Lénine, et encore fortement
influencé par les conditions spécifiques d'illégalité dans
lesquelles se construisit la social-démocratie russe.
La faiblesse de l'argumentation de Rosa Luxembourg contre Lénine,
c'est qu'elle concentre son feu sur l'aspect organisationnel de
la centralisation léniniste, en méconnaissant largement son
aspect politique. Ce faisant, elle est obligée de suggérer une
théorie de la formation de la conscience de classe prolétarienne
différente de celle de Lénine, beaucoup plus simpliste et
beaucoup plus optimiste à la fois, qui considère que cette
conscience de classe ne peut être qu'une fonction de la lutte
et que la lutte suffit pour en assurer la formation.
L'expérience historique et notamment celle de la révolution
allemande, s'inscrit en faux contre cette thèse. Même les
luttes les plus larges, les plus tumultueuses, les plus longues
(qu'on pense à la période d'agitation et de luttes de masse
presque ininterrompues de 1918 à 1923) n'ont manifestement pas
suffi pour assurer d'elles-mêmes un niveau de conscience
suffisamment élevé aux masses ouvrières allemandes pour leur
permettre d'accomplir une révolution victorieuse.
Comme ces luttes sont condamnées au déclin périodique, une théorie
qui voit la formation de cette conscience comme simple fonction
d'une expérience de lutte discontinue, sans rôle accumulateur,
centralisateur d'expériences, et mémoire collective du parti
d'avant-garde, condamne cette formation à opérer un tragique
travail de Sisyphe.
Pour rendre justice à Rosa Luxembourg il faut ajouter que dès
1914, et surtout dès l'éclatement de la révolution allemande,
elle avait parfaitement compris que la différenciation idéologique
du prolétariat ne serait pas automatiquement surmontée par
l'ampleur des luttes elles-mêmes. C'est pourquoi elle prôna
l'organisation séparée de l'avant-garde ouvrière, concept
qu'elle inclut dans ses écrits programmatiques tels que "
Que veut la Ligue Spartacus ? ". On peut donc dire qu'à ce
propos elle était également devenue léniniste, à la fin de
sa vie.
Lorsque nous examinons les rapports " avant-garde/masses
" en période révolutionnaire, le tableau change et les
insuffisances des débats 1902-3 apparaissent au grand jour.
C'est surtout à propos de ces insuffisances que Lénine a
apporté d'importants correctifs à sa théorie de
l'organisation, après 1905 après août 1914, et surtout en
1917.
L'expérience historique a en effet démontré que l'existence
d'un parti social-démocrate organisé (pour la terminologie de
Lénine des années 1902-1903) n'est point une garantie du rôle
objectif qu'il jouera dans la crise révolutionnaire. L'histoire
nous a offert l'exemple de nombreux partis ayant pendant des années,
affiché leurs convictions marxistes, qui, au moment d'une crise
révolutionnaire, non seulement ne se sont pas efforcés de
conduire celle-ci jusqu'à la conquête du pouvoir par le prolétariat,
mais se sont même efforcés de freiner par tous les moyens
l'ardeur révolutionnaire de ce même prolétariat, voire ont
pris l'initiative d'organiser de manière délibérée la
victoire de la contre-révolution. Le comportement de la
social-démocratie allemande pendant la crise révolutionnaire
en 1918-1919 en est l'exemple le plus typique - mais nullement
le seul. L'arrivée au pouvoir de Hitler n'est que le résultat
final de l'étranglement de la révolution allemande, étranglement
dans lequel la responsabilité historique des Noske, Ebert,
Scheidemann fut écrasante.
Rosa Luxembourg et Trotsky avaient pressenti une telle éventualité
plus tôt que Lénine, dès les années 1903-1906. Ils avaient,
en d'autres termes, compris que les mêmes masses ouvrières
qui, dans des conditions de fonctionnement " normal "
du capitalisme, étaient fortement influencées par l'idéologie
bourgeoise et petite-bourgeoise, pouvaient dans des moments de
crise révolutionnaire, faire preuve d'une initiative, d'une
combativité, d'un élan révolutionnaire dépassant de loin
ceux de militants éduqués pendant des années dans la théorie
marxiste.
Lorsque nous examinons le bilan de l'histoire des luttes de
classe depuis 1914, nous retrouvons cette leçon non pas une
fois ou deux, mais littéralement des dizaines de fois. Enumérer
toute la liste des explosions révolutionnaires où les partis
ouvriers ont été débordés par l'activité révolutionnaire
des masses, c'est dresser la liste de pratiquement toutes les
crises révolutionnaires qui se sont succédées dans les pays
impérialistes - et de pas mal de crises dans les pays
semi-coloniaux et coloniaux également.
Est-ce à dire que l'histoire a démontré que l'initiative
spontanée des masses (y compris des masses non organisées) est
une condition suffisante de victoires révolutionnaires, et
qu'il suffit d'éliminer les " freins organisés "
pour qu'elle puisse assurer la chute du capitalisme ? Nullement.
Car le bilan historique est double à ce propos. D'une part, les
masses se sont avérées, à de nombreux moments "plus révolutionnaires
" que les partis. Mais ces mêmes masses se sont également
avérées incapables d'assurer par elles-mêmes, le renversement
du capitalisme.
En l'absence d'une avant-garde organisée qui conquiert l'hégémonie
politique en leur sein et qui concentre leur énergie sur des
objectifs précis - destruction de l'appareil d'Etat bourgeois ;
prise en mains des moyens de production et leur organisation sur
un mode socialisé ; construction d'un nouveau pouvoir - leurs
assauts les plus courageux, leurs victoires même les plus
audacieuses, resteront sans lendemain. L'exemple le plus
tragique et le plus convaincant à ce propos a été fourni par
l'expérience espagnole de juillet 1936.
Une série de conclusions se dégage par conséquent de ce bilan
historique qui permet une mise au point de la théorie léniniste
d'organisation - mise au point que Lénine lui-même effectua au
cours de la période 1914-1921. Avant tout, il est clair que la
dialectique " masses/partis " se complique et s'étend,
à la lumière du 4 août 1914. Elle devient "
masses-partis ne suivant pas une ligne révolutionnaire-partis révolutionnaires
". L'existence de partis n'est plus une garantie contre la
résorption de la classe ouvrière par l'idéologie
petite-bourgeoise et bourgeoise. Au contraire, elle peut devenir
le moteur et le véhicule de cette résorption, ainsi que ce fut
le cas pour la social-démocratie d'abord, d'une série de PC de
masse (en France, Italie, Grèce,etc..) ensuite.
Il ne s'agit plus d'opposer simplement et mécaniquement "
l'organisation " à la " spontanéité " mais
d'examiner à quelles conditions théoriques et pratiques
l'organisation élève la conscience de classe du prolétariat,
stimule son hostilité à l'égard de la société bourgeoise
dans son ensemble, prépare son intervention massive dans des
crises révolutionnaires, dans le sens de leur approfondissement
et de leur généralisation, et éduque ses propres militants
(l'avant-garde) dans le sens d'une intervention dans les crises
orientée vers leur transformation en révolutions socialistes
victorieuses.
Ensuite, il est clair que l'ampleur de l'activité des masses,
au moment de crises révolutionnaires, ne permet pas d'enfermer
le processus historique dans le seul rapport réciproque "
partis-masses inorganisées ". Toute crise révolutionnaire
dans un pays même moyennement industrialisé a jusqu'ici
presque toujours abouti à la création de formes
d'auto-organisation des masses (soviets, conseils ouvriers),
embryons du futur pouvoir prolétarien et instruments immédiats
d'une dualité de pouvoir de fait.
L'aspect profondément révolutionnaire de ces organes
d'auto-organisation et d'auto-gouvernement des masses, c'est
qu'ils embrassent précisément l'ensemble du prolétariat et
des exploités, y compris cette partie d'entre eux qui reste
inorganisée ou inactive pendant les périodes " calmes
" ou de luttes de classes seulement partielles. Lénine a
saisi l'importance-clé du phénomène des soviets avec un peu
de retard sur Trotsky qui y voyait dès 1906 la forme
d'organisation générale de la future révolution russe
victorieuse, et la forme d'organisation universelle des révolutions
prolétariennes.
Mais il la comprit à fond et non seulement de manière "
opportuniste " et aux seuls moments révolutionnaires comme
le lui reprochent des critiques contemporains malveillants. Et Lénine
comprit mieux que Trotsky la dialectique particulière "
soviets-parti révolutionnaire " que ce dernier n'assimila
à fond qu'en 1917 : s'il est impossible d'avoir une révolution
dans un pays industrialisé sans organisation de type soviétique
- ce qui n'implique évidemment pas que la terminologie soit
partout la même - de l'ensemble du prolétariat, il est tout
aussi impossible d'avoir une révolution victorieuse sans qu'au
sein des soviets une avant-garde organisée ne conquière l'hégémonie
politique par un travail d'explication, de propagande et
d'agitation inlassable, sans son action organisatrice,
centralisatrice, sur l'immense énergie des masses libérées au
moment de la crise révolutionnaire.
Ce " rôle dirigeant du parti " n'implique ni le
concept d'un parti unique (qui contredit au contraire le concept
de l'organisation soviétique. Car celle-ci, dans la mesure où
elle doit être l'organisation de l'ensemble des travailleurs,
doit inévitablement refléter la diversité des niveaux de
conscience, d'affiliation idéologique et organisationnelle du même
prolétariat, c'est à dire implique l'inévitable multiplicité
des partis ouvriers et des tendances ouvrières), ni celui d'une
hégémonie acquise par des mesures administratives ou répressives.
L'histoire de la révolution russe le confirme : l'emploi de
telles mesures a toujours été en proportion inverse de l'hégémonie
politique que détenait le parti bolchevique au sein du prolétariat
et des masses les plus larges. Aussi longtemps que cette hégémonie
- acquise par la supériorité de sa ligne politique et par sa
capacité de convaincre les masses de celle-ci - était acquise,
il ne devait avoir recours à aucune mesure répressive au sein
de la classe ouvrière et de l'organisation soviétique elle-même
(sauf des mesures d'auto-défense contre ceux qui avaient, au
sens littéral du mot, déclenché la lutte armée contre le
pouvoir des soviets). Toute mesure administrative et répressive
qu'il fut amené à prendre au sein de la classe ouvrière résulta
d'un déclin préalable de son influence politique prépondérante
au sein de secteurs déterminés de celle-ci.
On peut chercher des causes à ce déclin dans telle ou telle
erreur politique conjoncturelle commise par les dirigeants
bolcheviks, à tel ou tel moment précis; le débat, à ce
propos, dure depuis un demi-siècle, et il ne se terminera pas
de si tôt. Mais pour quiconque étudie cette époque historique
avec un minimum de sens objectif, il est évident que les
raisons essentielles de l'isolement progressif des bolcheviks au
sein des masses en 1920-21 ne résident pas dans tel ou tel
aspect secondaire de la situation ou de la politique de Lénine,
mais dans des conditions objectives qui déterminaient à leur
tour une passivité grandissante des masses. (Nous n'en tirons
évidemment pas la conclusion menchevique, qu'il aurait mieux
valu " ne pas prendre le pouvoir dans un pays arriéré
", ni la conclusion apologétique pour le stalinisme selon
laquelle " le socialisme ne pouvait se construire en Russie
qu'avec des moyens barbares, terroristes ". Tout dépend du
degré relatif d'activité des masses ; une politique correcte
du parti aurait pu, après 1923, relancer celle-ci puissamment).
C'est ici qu'on peut reconnaître combien se trompent tous ceux
qui, suivant la Posa Luxembourg de 1903 - celle de 1918 était déjà
plus prudente ! - croient encore aujourd'hui que le recours à
l'activité des masses est le seul remède historique aux
risques de bureaucratisation conservatrice du parti. Dans le cas
de l'URSS du moins, la passivité croissante des masses a précédé
(et dans une large mesure déterminé) la bureaucratisation
croissante du parti. Et l'on peut reconnaître à Lénine ce mérite
historique que si l'on compare le degré d'activité des masses
dans les soviets dirigés politiquement par les bolcheviks et
celle d'autres soviets, la durée de fonctionnement réelle des
soviets en Russie avec celle du fonctionnement d'organismes de
type soviétique dans les pays où des bolcheviks ne furent
point hégémoniques au sein de la classe ouvrière, l'existence
et " le rôle dominant " d'un parti révolutionnaire
d'avant-garde du type léniniste non seulement ne peuvent pas être
considérés comme antithétiques avec une organisation autonome
des masses dans des organismes de type soviétique, mais lui
assurent au contraire une existence plus longue et un
fonctionnement meilleur et plus efficace.
Il est clair qu'au cours du débat
1902-3, Lénine avait sous-estimé les dangers qui pouvaient naître
pour le mouvement ouvrier du fait de la constitution d'une
bureaucratie en son sein. Il concentrait à cette époque son
feu sur l'intelligentsia petite-bourgeoise et sur les "
trade-unionistes " à l'horizon étroit. Ayant mieux
assimilé l'expérience, déjà à cette époque fort ambiguë,
de la social-démocratie allemande, Rosa Luxembourg put, mieux
que Lénine, pressentir que le danger le plus grand de
conservatisme et d'adaptation au statu quo n'allait surgir ni de
l'une ni des autres mais de l'appareil social-démocrate lui-même.
Installé dans des organisations de masse et dans les prébendes
de la " démocratie bourgeoise ", cet appareil avait
en réalité déjà " réalisé le socialisme pour son
propre compte ". Il allait adopter une orientation
fondamentalement conservatrice, rationalisée par la nécessité
de " défendre l'acquis ". Le révisionnisme et le réformisme
trouvent là leurs racines matérielles et sociales, autant
qu'idéologiques. Cette "dialectique des conquêtes
partielles " a ensuite été étendue par la bureaucratie
stalinienne à l'échelle internationale.
A la lumière de l'expérience historique, Lénine saisit
beaucoup mieux, à partir de 1914, le rôle-clé que la
bureaucratie des organisations ouvrières risque de jouer dans
la transformation de celles-ci d'un instrument pour propulser
des révolutions socialistes, en un instrument de défense du
statu quo social. Dans sa lutte contre la social-démocratie
internationale, il accorda une importance essentielle à
l'analyse de sa bureaucratisation. Dès 1918, il saisit à fond
le danger de bureaucratisation du premier Etat ouvrier, et
consacra une bonne partie des dernières années de sa vie à un
combat contre ce danger.
Ce faisant, Lénine éleva d'ailleurs ce problème du domaine idéologique
et psychologique (" les habitudes bureaucratiques ",
" les méthodes bureaucratiques ", " la mentalité
bureaucratique ") au niveau social. Pour lui, la
bureaucratie est une couche sociale qui défend des intérêts
sociaux déterminés (essentiellement dans le domaine de la rétribution,
du mode de vie, des revenus. C'est pourquoi elle n'est pas une
classe sociale, elle n'occupe pas une place particulière et
historiquement nécessaire dans le processus de production,
ainsi que l'ont fait, du moins à une époque déterminée de
leur histoire toutes les classes sociales). Et dès 1918, il
transporte une bonne partie de ce raisonnement dans le domaine
de l'Etat soviétique et dans la lutte contre la déformation
bureaucratique de celui-ci.
On a soulevé contre Lénine le reproche que le modèle
d'organisation du parti qu'il avait prôné aurait facilité le
processus de bureaucratisation en URSS. Comme ce reproche lui
avait été effectivement opposé dès 1902-3, il prend, après
coup, une apparence d'analyse prophétique. Nous avons déjà répondu
plus haut à l'objection selon laquelle Lénine aurait prôné
un modèle d'organisation non-démocratique. Mais toute la
question du modèle d'organisation possible des partis ouvriers
mérite une analyse plus détaillée.
Pour autant qu'on écarte le club de discussion ou le
rassemblement informel et discontinu d'individus, l'histoire
nous a fourni deux modèles essentiels d'organisation de partis
ouvriers : celui fondé sur la sélection individuelle des
militants, d'après leur niveau de conscience individuel et leur
activité ; et celui des sections fondées sur la
circonscription électorale, rassemblant tous ceux qui affirment
leur adhésion aux principes socialistes. Ces deux modèles,
l'un " large ", l'autre " étroit ",
recoupent assez bien la division de la social-démocratie russe
entre " mencheviks " et " bolcheviks ".
Lequel de ces deux modèles s'est avéré le plus démocratique
? Nous dirons, à la lumière de l'expérience historique,
que le premier s'est bureaucratisé bien plus rapidement que le
second, et qu'en se bureaucratisant, ce dernier s'est d'ailleurs
foncièrement reconverti vers le premier modèle.
Il n'est pas difficile de comprendre qu'un rassemblement d'un
grand nombre de membres passifs - généralement absents aux réunions
- sans niveau de conscience et " engagement " élevés,
est bien plus facilement manipulable par un appareil ou par des
démagogues individuels, qu'une communauté d'activistes communément
engagés par toute leur vie dans la lutte pour une même cause,
qui juge l'efficacité de chacun à la lumière de la
contribution qu'il apporte pour la défense de cette cause. Plus
un parti " large " charrie d'éléments passifs, et
plus il facilite la bureaucratisation. Plus un parti
d'avant-garde est composé exclusivement de militants actifs, et
plus grande est la garantie contre la bureaucratisation. C'est
d'ailleurs en noyant les éléments conscients et actifs dans un
grand nombre d'adhérents passifs, que Staline a grandement
facilité la bureaucratisation du parti bolchevik après la mort
de Lénine,- comme Lénine en avait déjà exprimé la crainte
dans son fameux " Testament ".
Le problème de la bureaucratisation du parti ouvrier - phénomène
social facilité ou entravé par un modèle d'organisation déterminé,
mais nullement causé par celui-ci - est étroitement lié à
celui de la démocratie ouvrière, c'est-à-dire à la
possibilité du contrôle des membres sur l'appareil, et de l'élaboration
de la ligne politique en fonction des intérêts de classe à défendre
(et non à des fins d'intérêts sectoriels, ou pis encore, à
des fins d'auto-justification, danger qui menace toute
organisation dans une société fondée sur la production
marchande et la division sociale du travail).
A ce propos également, le bilan historique est clair. Du vivant
de Lénine, le parti bolchevik fut un parti vivant et démocratique,
traversant périodiquement des débats de tendance passionnés
permettant l'expression d'opinions en désaccord avec celles de
la direction (ou de sa majorité), n'excommuniant point des
positions oppositionnelles, permettant à l'expérience de
trancher les divergences tactiques. On peut affirmer, sans se
tromper, que ce parti fut plus démocratique, et permit des débats
de tendance plus systématiques, que n'importe quel parti
ouvrier important dans l'histoire, - et certainement que les
partis sociaux-démocrates.
Il est vrai qu'au moment où l'isolement des bolcheviks fut le
plus grand, au moment de l'introduction de la NEP, Lénine
proposa et fit admettre l'interdiction des fractions dans le
parti. Il ne le proposa d'ailleurs que pour des raisons
conjoncturelles et comme mesure passagère, et point comme
question de principe. On peut penser que cette décision fut
erronée,- et à la lumière de l'histoire, nous estimons
qu'elle l'était effectivement, parce qu'elle permit à Staline
d'étouffer progressivement le droit de tendance, et de ce fait
toute démocratie intérieure dans le parti.
Mais ceux qui citent triomphalement ce " péché " de
Lénine comme confirmant son " péché originel " prétendument
anti-démocratique oublient par trop facilement qu'au même
moment où Lénine s'engagea en faveur de la suppression du
droit de fraction, il confirma solennellement le droit de
l'oppositionnel Chliapnikov de faire imprimer ses vues
oppositionnelles et de les faire distribuer aux frais du parti
à chaque membre du parti, à des centaines de milliers
d'exemplaires : qu'on nous montre donc un seul parti social-démocrate
où cela a été pratiqué, nous ne disons pas systématiquement,
mais même occasionnellement!
Et au même Xe Congrès du PCR, où fut prise la décision
d'interdire les fractions, Lénine reconfirma non moins
solennellement le droit de tendance, en s'opposant à un
amendement de Riazanov qui voulut interdire qu'on élise à
l'avenir le comité central selon des plate-formes de tendances.
Si des divergences fondamentales éclatent, on ne peut pas
interdire qu'elles soient tranchées devant l'ensemble du parti,
s'exclama-t-il (" œuvres Complètes ", tome 32, p.267
de l'édition allemande, Dietz Verlag, Berlin 1961). C'est à
partir du moment où la bureaucratie a interdit de telles
discussions, et ce droit de tendance, que le parti a cessé d'être
l'instrument révolutionnaire que Lénine avait forgé.
Un autre argument a encore été cité pour justifier la "
tendance bureaucratique inhérente " aux conceptions
d'organisation bolchévistes. C'est que Lénine lui-même a dû
s'opposer à son propre " appareil ", chaque fois
qu'il esquissa un tournant vers le " mouvement révolutionnaire
des masses ", avant tout en avril 1917. Ceux qui défendent
cette conception oublient un petit détail : c'est que dans ce
drame historique il n'y avait pas que trois personnages
principaux : le héros " positif " : les masses révolutionnaires
; le " traître " : l'appareil central du parti ; et Lénine,
oscillant entre les uns et l'autre. Il y avait encore des
milliers de militants ouvriers de base bolcheviks. C'est
l'engagement résolu de ces travailleurs d'avant-garde qui a
permis aux " Thèses d'avril " de Lénine de triompher
si rapidement de la résistance de la majorité du Comité
Central, au début de la révolution russe. C'est l'absence de
cette couche médiatrice décisive qui a empêché Lénine de réaliser
le même succès en 1922-23, au cours de son " dernier
combat " contre Staline.
Nous voilà donc revenus à une catégorie sociologique, au lieu
de considérations psychologiques et purement idéologiques.
C'est cette catégorie de travailleurs d'avant-garde, incarnant
la conscience de classe du prolétariat, presque seuls dans des
phases de recul ou de stagnation du mouvement de masse, en
communion intime avec la majorité de leur classe lorsque ce même
mouvement de masse atteint son niveau le plus élevé, qui
constitue le chaînon central de la conception léniniste
d'organisation. Nous résumerons cette conception en affirmant
qu'elle réussit à construire une union des éléments de
continuité et de discontinuité, de pédagogie et
d'apprentissage permanent des éducateurs, de centralisation et
de démocratie, qui sont inhérents à la lutte prolétarienne.
Elle incarne ainsi la tradition humaniste et révolutionnaire la
plus valable de l'histoire contemporaine.
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