Il
y a onze ans, nous avons formulé le diagnostic suivant de la
situation économique internationale:
«
Le dilemme devant lequel est placé l'Etat à l'age du
capitalisme en déclin, c'est le choix entre la crise et
l'inflation. La première ne peut être évitée sans que la
seconde soit accentuée... La capacité de résistance monétaire
— qui est définition limitée dans le temps — paraît ainsi
l'obstacle insurmontable auquel se heurte à la longue
l'intervention modératrice de l'Etat dans le cycle économique.
La contradiction entre le dollar, instrument anticyclique aux
Etats-Unis, et le dollar, monnaie de compte sur le marché
mondial, est devenue insurmontable. » [1]
Ce
diagnostic n'a pas été contredit par les événements. Il
exprime un dilemme que la plupart des commentateurs bourgeois de
l'actuelle crise monétaire ne semblent pas encore comprendre.
La
cinquième phase d'une crise devenue permanente
En
fait, la crise du système monétaire international érigé à
Bretton-Woods, à la fin de la deuxième guerre mondiale, est
devenue une crise quasi permanente. Elle en est à sa cinquième
étape, depuis 1967. Mais alors que les premiers coups pleuvèrent
sur la livre sterling, puis sur le franc français, et que le
dollar semblait mis à l'aise par l'arrêt des ventes d'or par
les Etats-Unis, cette fois-ci, c'est le dollar lui-même qui est
entrainé dans la tourmente. « L'étalon-dollar », que
d'aucuns s'évertuèrent à condamner comme une ponction
permanente sur les richesses de l'Europe capitaliste au profit
de l'Amérique capitaliste, n'a même pas duré deux ans.
De
ce côté de l'Atlantique, les experts bourgeois feignent de
croire que tout le mal provient du déficit de la balance des
paiements aux Etats-Unis. Il suffirait de « mettre de l'ordre
» dans la maison du dollar pour que tout soit pour le mieux
dans le meilleur des mondes bourgeois.
Les
protagonistes faussement naïfs de cette thèse oublient qu'en
1970, avec un budget militaire record et un taux d'inflation monétaire
de 6 % par an, 25 % de l'appareil productif des Etats-Unis était
reste non utilisé. Ils oublient, en d'autres termes, que les
racines du mal ne sont pas l'inflation mais les contradictions
internes du régime capitaliste. L'absurde survie de la propriété
privée des moyens de production et du caractère marchand des
produits fait que ces produits ne peuvent parvenir chez les «
derniers consommateurs » que s'ils sont vendus, et encore
vendus à un prix qui assure à leur propriétaire le profit
moyen.
Aussi
bien l'inflation que la guerre du Vietnam ne sont, en dernière
analyse, qu'une conséquence de ce mal permanent qui ronge le
capitalisme en déclin : l'écart de plus en plus large entre la
capacité de production de la société et le pouvoir d'achat
des travailleurs. La formidable pyramide d'inflation a été érigée
— bien longtemps avant la guerre du Vietnam, qui n'a fait
qu'accélérer sa croissance — pour surplomber cet écart.
Devant les six millions de chômeurs aux Etats-Unis, malgré
l'inflation les banquiers européens qui donnent à Washington
le bon conseil d'arrêter l'inflation, méritent évidemment le
mot de Cambronne. Ou serait aujourd’hui l'économie
capitaliste européenne avec 12 ou 15 millions de chômeurs aux
Etats-Unis ?
Mais
pas moins naïfs sont ceux, de l'autre côté de l'Atlantique,
qui feignent de ne pas comprendre tout ce remue-ménage. «
Simple question technique de spéculation », proclament-ils
pour se consoler. Vraiment ? Dans une société fondée sur la
propriété privée, donc sur la concurrence, les riches (peu
importe qu'il s'agisse d'affairistes ou de banquiers,
d'industriels ou de' rentiers) sont amenés à se défaire de
toute monnaie qui se déprécie systématiquement. Si le dollar
est en crise, ce n'est pas seulement qu'il se déprécie, c'est
surtout qu'il se déprécie plus vite que d'autres monnaies (à commencer par le deutsche
mark et le franc suisse). Ce n'est pas la spéculation, c'est le
rythme inégal de l'inflation qui a fini par briser le système
des taux d'échange fixes établis à Bretton Woods.
L'aspect
le plus remarquable de cette affaire, c'est que les principaux
auteurs de cette dernière spéculation, ce sont les sociétés
multinationales, c'est-à-dire avant tout les grosses sociétés
américaines qui ont des filiales multiples à l'étranger. Ce
sont donc les capitalistes américains eux-mêmes qui spéculent
contre le dollar, comme ce furent les capitalistes britanniques
qui spéculèrent contre la livre sterling il y a cinq ans. Le
Capital n'a décidément qu'une seule patrie : celle du maximum
de profit réalisable rapidement.
Les
uns et les autres se trompent, ou plus exactement, trompent leur
public, parce qu'ils ne présentent qu'une partie de la réalité,
qui est précisément fondée sur le dilemme insurmontable,
rappelé plus haut.
La
suprématie ouest-allemande ne restera pas incontestée
L'Allemagne
fédérale détient aujourd'hui un montant absolu de réserves
de change supérieur à celui des Etats-Unis. La remontée
sensationnelle de l'impérialisme ouest-allemand vers une
position d'hégémonie dans l'Europe capitaliste, déjà signalée
par le rôle du cabinet de Bonn lors de la dernière crise monétaire,
est cette fois-ci ouvertement affichée. Les banquiers allemands
ont en fait décidé tout seuls de dévaluer le dollar : voila
le sens profond de la crise de la semaine dernière. Qu'ils
puissent faire cavalier seul, qu'ils puissent l'emporter : voila
la mesure de ce qu'il y a de change dans le monde capitaliste,
depuis dix ans.
Mais
leur victoire n'est point rassurante pour les capitalistes
d'outre-Rhin. Ils n'ont pas réussi à entraîner leurs associés
de la « petite Europe » dans l'entreprise de consolidation monétaire.
Même les post-gaullistes se disent — un peu tard — que
mieux vaut une « grande Europe » chancelante, avec un
contrepoids britannique à l'hégémonie allemande, qu'une «
petite Europe » sous la coupe permanente de Francfort et de la
Ruhr. Le Marché Commun connaît la crise la plus grave de son
histoire. Le projet d'intégration monétaire et industrielle
— qui devrait permettre de créer une monnaie européenne
prenant la relève de la livre sterling et, qui sait, peut-être
même du dollar, comme monnaie de réserve internationale —
semble sérieusement compromis.
C'est
que dans la tourmente monétaire, et vu le stade seulement
initial atteint par l'interpénétration européenne des
capitaux, chaque crise monétaire déclenche les réactions
classiques de « l'égoïsme sacré », si caractéristique du régime
de la propriété privée. Nous nous permettons encore une fois
de citer ce que nous ecrivions, cette fois-ci en 1968 :
«
Si l'inflation — aussi longtemps qu'elle reste modérée —
n'est pas incompatible avec un fonctionnement plus ou moins
normal du capitalisme des monopoles dans les principaux pays impérialistes,
elle risque de perturber de plus en plus les échanges mondiaux
dés qu'elle provoque une crise grave du système monétaire
international, par le biais de l'inflation des monnaies de réserve
internationales. C'est l'étape qui s'ouvre maintenant dans
l'histoire du néo-capitalisme. Les puissances impérialistes
chercheront et appliqueront des remèdes partiels, reflétant
chacun, outre le désir de réformer le système lui-même, des
intérêts particuliers à chaque étape précise. L'inflation
elle-même ne sera pas jugulée. » [2]
Les
capitalistes français, qui avaient déjà profité de la dévaluation
du franc pour améliorer leurs positions sur les marchés —
avant tout en Allemagne — espèrent élargir encore une fois
leurs débouchés, grâce à la fixité de la parité du franc.
Ce calcul est myope. La politique de stabilisation monétaire décidée
par le cabinet de Bonn — sous la pression des banques —
risque de se traduire par une récession en Allemagne. Et une récession
allemande signifie non pas une expansion mais un déclin des
exportations françaises.
‘L'ouvrier
paiera’
Toute
la fragile manoeuvre stabilisatrice actuellement engagée —
beaucoup plus fragile encore qu'en automne 1968 et qu'en 1969
— a au fond un seul but : faire payer les frais de la « lutte
contre l'inflation » par la classe ouvrière, avant tout par la
classe ouvrière américaine et ouest-allemande. Alors que
l'inflation est la cause et non la conséquence des
revendications salariales, celles-ci sont prises comme cibles
privilégies des « stabilisateurs ». Sur ce point du moins,
l'administration Nixon et le régime de Pompidou, M. Heath et le
professeur Schiller, sont unanimes : « les syndicats doivent
modérer leurs revendications ».
La
crise monétaire se combinant avec un ralentissement sérieux de
la croissance économique (trois des pays impérialistes majeurs
sont actuellement en récession : les U. S. A., la
Grande-Bretagne et l'Italie, et un quatrième, le Japon, vient
de la frôler de près), les marges de manoeuvres des «
conciliateurs sociaux » se rétrécissent singulièrement.
C'est l'attaque ouverte déclenchée contre le droit de grève
en Grande-Bretagne. Ce sont les menaces à peine voilées d'un
attaque similaire aux Etats-Unis. En Allemagne, la « garde »
social-démocrate va charger à fond, dans les semaines qui
viennent, pour « ramener à raison » les syndicalistes pris
entre deux feux: celui de la pression « modératrice », venant
de Bonn, et celui de la pression radicalisante venant de la base
(grèves sauvages et grèves d'avertissement d’automne 1969 et
d'automne 1970).
Il
est bon de le rappeler : tout ce qui se passe dans l'économie
capitaliste n'est pas le simple résultat de mécanismes
automatiques. La lutte de classe y est pour beaucoup, la lutte révolutionnaire
y intervient également. La crise actuelle ne provient pas
seulement des réserves qui s'épuisent et des contradictions
internes du régime qui s'aggravent. Elle reflète aussi la
lutte héroïque des masses populaires vietnamiennes, qui a coûté
des dizaines de milliards de dollars à l'impérialisme. Elle
reflète aussi la flambée révolutionnaire de mai '68 en
France, l'automne chaud en Italie, les grèves sauvages en
Allemagne et dans beaucoup de pays d'Europe, la montée de la
combativité ouvrière en Grande-Bretagne tout au long de l'année
1970. Elle est à l'image d'un système économique et social de
plus en plus contesté dans ses fondements mêmes.
La
longue période d'expansion et de « prospérité » néo-capitaliste
a vécu. Les vaches maigres succèdent aux vaches grasses. Et si
les vaches grasses n'ont pas empêché mai '68, les vaches
maigres nous prépareront encore d'autres surprises. «
L'ouvrier paiera? » Mais la classe ouvrière occidentale n'est
pas prête à payer. Elle n'est pas démoralisée. Sa combativité
n'est pas en déclin. Elle n'a pas subi de grosses défaites. Le
déclin du dollar annonce la montée des luttes ouvrières, y
compris celle des travailleurs américains. La crise monétaire
internationale qui s'aggrave, c'est une sérieuse invitation à
opposer la lutte internationale des travailleurs aux spéculations
internationales du Capital.
[1]
« Traité d'Economie marxiste », Paris, Julliard, tome II, pp.
192-93.
[2]
« Quatrième Internationale » , numéro de janvier 1969,
p. 34.
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