Au moment où naquit le P.O.B. - en
1885 - le syndicalisme belge n'était qu'une très faible force,
souffrant en outre de tous les méfaits de l'esprit de clocher, n'ayant
aucun rapport avec ce qui allait devenir le modèle du syndicalisme, le
"syndicalisme centralisé" à l'allemande.
En 1890, Vandervelde relève,
en dehors des mineurs, l'existence de 78 syndicats comprenant
ensemble 15.700 membres. "Les mineurs, dit-il, sont les
seuls à constituer une force relativement grande" : 49.000
syndiqués. "Encore, ajoute-t-il, est elle divisée en deux
organisations : Les Chevaliers du Travail (surtout à Charleroi)
et la Centrale des Mineurs".
Quelques années plus tard - en 1911 - Deman note que
"nombre de prétendus syndicats des mineurs ne sont au fond
que des caisses d'épargne de l'espèce la plus primitive".
Mais il note aussi que, grâce aux éléments les plus
conscients du P.O.B., "depuis trois ou quatre ans est
apparu un fort courant de centralisation syndicale".
En fait, c'est au P.O.B., qui était né non comme un parti au
sens moderne du terme mais comme une confédération
d'organisations ouvrières ("une union d'ouvriers organisés,
de purs coopérateurs, de syndicalistes, etc." comme le définit
Lénine en 1913), qui avait créé en 1898 une Commission
syndicale, que l'on doit l'organisation des travailleurs, à
l'entreprise, dans le syndicat, et surtout la création d'un
mouvement syndical moderne unifié sur la base de centrales
nationales.
Et l'on peut dire que dès l'origine jusqu'à, surtout, la
seconde guerre mondiale et puis encore jusqu'à aujourd'hui (à
l'exception des périodes '44-'47 et '56-'64) le contrôle de
l'appareil réformiste fut à peu près total sur l'organisation
syndicale, et par elle sur le mouvement ouvrier organisé (1).
Il y eut bien, à l'origine, des résistances au nom de
"l'indépendance syndicale" de la part de certains
syndicats nés en dehors du P.O.B. (comme Les Chevaliers du
Travail dans le Hainaut ou le Syndicat du Textile à Verviers)
ou de certaines tendances (comme celle de L'Exploité à partir
de 1911), mais elles furent incapables de renverser le courant.
De la même façon, la tentative des communistes (après qu'en
août 1924, la Commission Syndicale eut décidé que "la
fonction de dirigeant syndical de quelque grade que ce soit, est
incompatible avec la qualité de membre du P.C.") de créer
des syndicats révolutionnaires, n'aboutit généralement qu'à
renforcer le poids des réformistes sur les organisations de
masse que les éléments les plus radicaux avaient abandonnées (2).
On ne retrouve guère dans l'histoire du mouvement ouvrier belge
la tradition du syndicalisme révolutionnaire qui marqua profondément,
pendant un long moment, l'histoire du syndicalisme français.
La tradition réformiste.
Au contraire, dès les premières années de son histoire, le
syndicalisme en Belgique fut influencé par le réformisme
"à la belge" caractérisé par le poids du "crétinisme
coopératif" (l'expression est de Deman qui, dès 1911,
rappelait que 63% des membres du Parti étaient des coopérateurs,
et que le mouvement coopératif qui, disait-il, "dès le début
a pris en remorque les syndicats et les organisations
politiques" avait - déjà - "fait renaître l'esprit
de la petite bourgeoisie au sein des masses prolétariennes
qu'il a organisées").
Cette importance primordiale d'organisations, non de lutte de
classe mais de défense des prolétaires en tant que stricts
consommateurs, a développé très tôt une bureaucratie profondément
conservatrice, obsédée par l'unique souci de défendre les
conquêtes partielles et le poids que lui avaient donné ses
"Maisons du Peuple", ses coopératives, ses sociétés
de secours mutuels, etc.
Déjà, en 1888, trois ans seulement après la fondation du
P.O.B., Defuisseaux dénonçait le Conseil Général du P.O.B.
qui, disait-il, "est systématiquement contre la grève générale
parce qu'il ne voit dans le mouvement ouvrier qu'un moyen de créer
des coopératives, nouvelles exploitations industrielles où
chacun peut se tailler de bons appointements".
A cette influence du "crétinisme coopératif" vint
s'adjoindre assez vite celle du "crétinisme
parlementaire". Sur la question essentielle qui permet
fondamentalement de distinguer le réformiste du révolutionnaire,
la conscience de la nature de classe de l'Etat et, par conséquent,
de la nécessité de la dictature du prolétariat, les
socialistes belges opérèrent très vite leur choix.
Et bien avant même qu'ils ne se rangent dans le camp des
"participationnistes" (en 1910)! "Si nous voulons
le Suffrage Universel, c'est pour éviter une révolution"
écrivait César de Paepe en 1890. Et quatre ans plus tôt, si
le Congrès du Parti se prononçait en faveur de la grève générale
comme moyen d'action primordial, il ajoutait qu'elle devait être
légale et pacifique.
A cette tradition profondément et traditionnellement réformiste,
ne s'est guère opposée jusqu'ici, du moins au niveau d'une
large avant-garde de masse, une réelle tradition de pensée révolutionnaire,
moins encore marxiste (3). Et cela rend, encore aujourd'hui,
beaucoup plus difficile chez nous que dans beaucoup d'autres
pays, le combat idéologique à l'intérieur du mouvement
ouvrier organisé.
La tradition de l'action directe.
Pourtant, en 1913, Rosa Luxembourg parlait de la "véritable
fascination" qu'exerçait "l'exemple belge". Ce
n'était évidemment pas au caractère traditionnellement réformiste
du mouvement ouvrier belge qu'elle faisait allusion, mais à une
autre caractéristique, déjà à l'époque elle aussi
traditionnelle : l'immense propension de la classe ouvrière
belge à recourir
à l'action directe à portée objectivement révolutionnaire.
Cette tradition est née surtout en Wallonie et plus particulièrement
dans le Hainaut. Dès 1868, des grèves importantes s'y
produisirent dans les mines. D'autres l'année suivante dans le
Borinage et chez Cockerill, à Seraing. D'autres encore à
Charleroi en 1872 qui rassemblèrent 25 à 30.000 mineurs. Puis,
en 1886, éclatait la première grande grève politique pour le
Suffrage Universel qui, partie de Liège, s'étendit très vite
au Borinage et à Charleroi et prit des aspect nettement
insurrectionnels. "L'idée de la grève générale pour
arracher le Suffrage Universel fut ainsi répandue dans le
monde" (Louis de Brouckère).
Rares sont les régions du monde capitaliste développé qui
connurent une aussi longue tradition d'actions directes plus ou
moins généralisées : 1887 (mines et métallurgie : un
mouvement de trois semaines qui toucha les mineurs du Hainaut et
de Seraing et partiellement les métallurgistes), 1891 (100.000
mineurs), grèves générales de 1893, 1902, 1913, arrêts de
travail et émeutes de 1912 (un peu partout dans le pays, mais
surtout à Liège). Ce recours à l'action directe par une
classe ouvrière politiquement très frustre éveilla au départ
la méfiance des éléments politiquement les plus conscients. Même
Engels n'était pas tendre. Il écrivait avec humeur que
"les Wallons ne comprennent que l'émeute où ils sont
presque toujours battus".
Cette incompréhension empêcha pendant un temps les éléments
révolutionnaires, obsédés à juste titre par le souci
d'organisation et leur mépris pour la conception anarchiste de
la grève générale, de s'appuyer sur ce qu'Engels encore
appelait "l'impatience irrépressible" des masses
wallonnes. Beaucoup alors ne pouvaient encore voir que cette
tradition naissante d'action directe n'était plus "un
vieux relent belge mais une transition vers quelque chose de
nouveau" (Lénine à Inessa Armand, en 1917). Après la
guerre de 14-18, la tradition se perpétua, malgré le plus
souvent l'opposition ou le sabotage du parti ouvrier : grèves générales
des mineurs de 1920, 1923, 1924, 1932, 1935, 1937, 1959, grèves
des métallurgistes de 1919, de 1925-26, de 1957, grèves
"sauvages" de la période '45-47 et de l'année 1970.
"La cause de cette tendance à l'action directe doit être
recherchée à la fois dans une conscience de classe élémentaire
très prononcée (produit d'une tradition prolétarienne
vieillie), renforcée par la tradition démocratique
petite-bourgeoise de "défense des droits acquis" ;
dans la longue absence de droits ou d'égalité politique même
formelle du prolétariat (SU simple ne datant que de 1919) ;
dans les salaires de misère et les longues périodes de chômage
d'avant 1914, revenant à l'ordre du jour dès 1919 ; dans le
sentiment de puissance d'un prolétariat qui constitue depuis très
longtemps la grande majorité de la population wallonne et la
majorité absolue de la population belge.
Le "tournant" vers les "hauts salaires" -
après 1944 n'a pas pu contrecarrer cette tendance, dans la
mesure où les travailleurs ont eu la conviction que les améliorations
de conditions de vie et de travail furent arrachées par la
force et l'action syndicales.(4)
La tradition bureaucratique.
Cette combativité exceptionnelle de l'avant-garde de la classe
ouvrière belge, sa volonté répétée d'aller au delà d'où
voulaient la conduire ses dirigeants n'empêcha nullement que,
durant toute la période de l'entre deux-guerres, le contrôle
de l'appareil réformiste sur le mouvement syndical se maintint
intact. L'adhésion massive de la classe ouvrière au syndicat
socialiste après la guerre (125.000 affiliés en 1914, 688.000
en 1920), donna d'ailleurs très vite aux dirigeants syndicaux
une place déterminante dans la bureaucratie social-démocrate,
dont ils devinrent très vite les représentants les plus
typiques et les plus droitiers.
Chlepner rapporte qu'en 1924. E. Vandervelde lui disait :
"Contrairement à ce qu'on croit, ce ne sont pas toujours
les hommes politiques qui, dans notre Parti, se prononcent en
faveur de la participation au pouvoir. Ils savent par expérience
combien la présence au gouvernement d'hommes favorables à
leurs tendances, facilite leur tâche dans la lutte
quotidienne." Et ce n'est pas par hasard que le premier
bourgmestre socialiste fut Joseph Dejardin, président
du Syndicat des Mineurs, et qu'un autre dirigeant des mineurs,
Achille Delattre, devint ministre du Travail en 1935 (5).
Ce n'est pas par hasard non plus qu'en avril 1939, la C.G.T.B. désapprouva
publiquement le refus du Congrès du P.O.B. d'accepter la
participation au ministère Pierlot.
Dès l'après-guerre, la bureaucratie syndicale s'efforça, périodiquement
et souvent avec acharnement, de renforcer le poids de l'appareil
dirigeant sur les organismes de base. Cela se manifesta d'abord
à la suite des grèves de l'époque '20-21, au moment où
commençait à se poser le problème du respect des accords réalisés
en commissions paritaires. Par ailleurs... il y avait eu la
longue et dure grève d'Ougrée-Marihaye, qui avait duré sept
mois (de mars à octobre 1921) et qui, conduite par Julien
Lahaut, alors secrétaire régional des métallurgistes, avait
été trahie par les dirigeants syndicaux et le P.O.B. Le
conflit s'était terminé par l'arrestation de Julien Lahaut,
suivie de son exclusion de l'organisation syndicale.
Au congrès de 1922, l'un des dirigeants des métallurgistes,
Joseph Bondas, défendit la thèse selon laquelle il fallait
accorder à la Commission syndicale "le droit de décider
du déclenchement de la grève et surtout de la reprise du
travail".
En 1924, après la grève des mineurs du Borinage, où une fois
de plus, la bureaucratie avait imposé aux grévistes la fin de
leur lutte (après avoir d'ailleurs refusé d'organiser la
solidarité active réclamée par la Centrale du Borinage),
Achille Delattre, président de la Centrale des Mineurs - dans
un livre consacré à la grève - demandait qu'on rompe avec la
méthode "qui consiste - écrivait-il - à prendre toujours
et constamment les directives en bas" et qu'on réserve à
l'avenir aux dirigeants le soin de décider de la fin d'un
conflit.
En 1937, le Congrès de la C.G.T.B. (nouveau nom de la
Commission syndicale) décidait que la C.G.T.B. "peut, à
n'importe quel moment, décider, de sa propre autorité, qu'il y
a lieu de cesser la lutte et de reprendre le travail".
Cette décision intervenait après qu'en 1936, à l'initiative
des dockers d'Anvers (qui avaient débrayé contre l'avis de
leurs dirigeants), les travailleurs belges se soient lancés
dans cette grève générale réclamée par la J.G.S. et
l'"Action Socialiste" et qu'avait refusées obstinément
la Commission syndicale et, à une faible majorité, le Conseil
général du P.O.B.
Malgré les chocs qui éclatèrent sporadiquement, entre les
deux guerres, entre la classe ouvrière et ses dirigeants,
ceux-ci ne furent pas assez forts pour ébranler durablement la
confiance de la grande masse des travailleurs. Et cela d'autant
plus qu'à plusieurs reprises, la bureaucratie réformiste (écartée
du pouvoir par la bourgeoisie une fois sa fonction essentielle
accomplie : briser l'élan combatif dé la classe) sut mobiliser
- certes de façon très partielle - la classe ouvrière, réalisant
du même coup une double opération : renforcer ses chances
d'accroître son poids dans l'Etat bourgeois en élargissant son
capital de confiance au sein de la classe ouvrière. Les couches
d'avant-garde qui se heurtèrent à diverses reprises aux
appareils réformistes, et surent se lancer dans la lutte indépendamment
de leurs dirigeants, fuirent incapables, durant toute
l'entre-deux guerres, de maintenir un cadre organisationnel
autonome et d'arracher l'organisation syndicale au contrôle de
la social-démocratie (6)
Il fallut l'effondrement de l'appareil syndical réformiste lors
de l'éclatement de la seconde guerre mondiale pour qu'une
profonde modification s'opère dans le mouvement syndical.
Au lendemain de la guerre, les secteurs d'avant-garde de la
classe ouvrière refusèrent de s'organiser à nouveau au sein
de la vieille C.G.T.B. et rejetèrent la tutelle des
bureaucrates réformistes (7). Le P.C. avait constitué ses
Comités de Lutte Syndicale (C.L.S.) particulièrement implantés
chez les mineurs, dans le Borinage et à Bruxelles (8). A Liège
et chez les métallurgistes de Charleroi étaient apparus de
nouveaux dirigeants ayant à leur tête André Renard. Ils se
caractérisaient surtout alors par une profonde méfiance à l'égard
de la " politique " et un fort souci d'indépendance
syndicale non seulement vis-à-vis de l'Etat bourgeois mais
encore à l'égard de tout parti fut-il révolutionnaire.
Aussi par l'accent primordial mis sur "l'action
directe" (9). A Charleroi, les mineurs du Syndicat Unique
des Mineurs du Bassin de Charleroi étaient dirigés par un
militant trotskyste. Dans les Services Publics s'était créée
en 1942 une nouvelle organisation : le Syndicat Général des
Services Publics, influencé en partie par les idées du M.S.U.
de Renard, en partie par le P.C. (surtout dans la région
bruxelloise), même dans les syndicats se réclamant à nouveau
de la C.G.T.B. reconstituée, les tendances non réformistes étaient
nombreuses, notamment au port et chez, les métallos d'Anvers.
En avril 1945 (après un échec des négociations avec la
C.S.C.), la fusion des diverses tendances fut votée par un
congrès commun. Le Bureau désigné ne comptait qu'une minorité
de représentants de la C.G.T.B. (7 sur 15). La déclaration de
principe reprenait la plupart des positions doctrinales des
"renardistes" ; indépendance syndicale, action
directe, etc. (10).
Pourtant, quelques années plus tard, la bureaucratie réformiste
avait repris en main l'appareil de la F.G.T.B. En février 1948,
les représentants du P.C. furent exclus du Bureau et, peu de
temps après, ils démissionnaient du Comité national. En 1949,
la constitution de l'Action Commune sanctionnait le nouveau
rapport de forces (11).
La responsabilité de cette "reprise en main" repose,
en grande partie, sur la politique de la direction du P.C. qui
épousa toutes les variations de la politique stalinienne. Au
lendemain de la "libération", le P. C. . s'associa à
toutes les mesures anti-ouvrières : désarmement des partisans,
mobilisation civile, blocage des salaires. Il préconisa
"l'union de tous les démocrates" et lança le mot
d'ordre "produire d'abord". Il s'opposa aux actions
directes de la classe, choisissant de s'allier à la bourgeoisie
plutôt qu'à la nouvelle avant-garde de masse qui s'était dégagée
en Wallonie.
C'est ainsi qu'on vit le P.C. se retrouver aux côtés des
anciens bureaucrates de la C.G.T.B. pour dénoncer les militants
du M.S.U. C'est l'époque où l'on pouvait lire dans la presse
communiste que "dans les régions liégeoises, quelques
provocateurs trotskystes, sous le couvert d'un prétendu
syndicat des métallos, tendent à s'opposer à la reprise du
travail. Organisant des piquets de grévistes armés, ils vont même
jusqu'à vouloir provoquer des bagarres" (12).
Le tournant de la situation internationale, les modifications
des relations entre l'U.R.S.S. et les démocraties bourgeoises,
provoqua un renversement complet de la politique du P.C.B. : il
se lança alors dans le sectarisme le plus effréné, qui acheva
de ruiner son crédit dans les larges secteurs de l'avant-garde
wallonne. Cette politique sectaire se poursuivit jusqu'au congrès
de Vilvorde (décembre 1954) et aboutit à la liquidation des
chances du P.C. d'ébranler à nouveau le monopole de la droite
réformiste sur la F.G.T.B. (13).
Le seul courant de masse à l'intérieur de l'organisation
syndicale qui maintint une relative indépendance à l'égard de
la bureaucratie réformiste fut le courant renardiste. Ce
courant fut à la tête de la plupart des luttes ouvrières de
l'après-guerre, celles des années 1944-45, la grève générale
de 1950 contre le retour de Léopold III au pouvoir, les luttes
contre les 24 mois de service militaire.
A partir de 1954, et surtout à partir de la grève des métallurgistes
de 1957 déclenchée contre la volonté du P. S. B. (alors au
pouvoir) et de la droite syndicale. Renard fit figure de leader
de l'avant-garde de la classe ouvrière. Des milliers de
militants, en Wallonie, furent formés sur la base d'idées qui
n'étaient plus celles du réformisme "à la belge"
des années d'avant-guerre.
Son action aboutit à faire du mouvement syndical non plus
l'aile droite du mouvement ouvrier, mais son aile gauche - et à
l'obliger à dépasser son programme - et en Wallonie, dans son
action, les seuls objectifs "alimentaires". Malgré
ses ambiguïtés, le programme des réformes de structure déplaçait
la lutte syndicale vers des objectifs qui dans la logique du
combat, pouvaient se révéler "transitoires".
Mais les limites du courant "renardiste" apparurent
clairement au cours et au lendemain de la grande grève 60-61.
Le refus de mener la lutte de tendance à une échelle
nationale, la tentation perpétuelle - dans toute l'histoire du
renardisme - du repli sur Liège, sur les métallurgistes, ou
sur la Wallonie, les compromis passés avec la droite à
diverses reprises sur la base du respect des "zones
d'influence "aboutissaient à laisser, dans de très larges
secteurs de la classe ouvrière, la conduite des luttes aux
mains de dirigeants qui n'étaient nullement disposés à les
mener (14).
Le refus de poser la question essentielle du pouvoir,
d'affronter l'adversaire de classe ailleurs que dans les
entreprises (le refus notamment de "la marche
sur Bruxelles") ne pouvait que faire de 60-61 une de ces
"occasions manquées" que Renard pourtant avait su
voir dans le passé (Vers le Socialisme par l'Action). Le refus
d'organiser politiquement la masse des travailleurs qui avaient
pris conscience de l'impasse du réformisme (le choix de moyen
adéquat que fut le M.P.W.) ne pouvait, à moyen terme, que
rejeter l'avant-garde qui s'était dégagée dans les années
1957-61 vers un P.S.B. de plus en plus intégré à l'appareil
d'Etat capitaliste, vers Fapolitisme, vers le nationalisme
wallon.
Après la mort de son leader, le courant " renardiste
" s'est liquéfié. Plusieurs de ses vieux leaders sont
aujourd'hui rentrés dans le giron réformiste, d'autres qui
continuent à se réclamer du " renardisme " ont mis
le doigt dans l'engrenage des "programmations
sociales" et des "concertations". On ne
recommencera pas l'expérience du "renardisme".
Mais pour les militants révolutionnaires, un même problème
continue à se poser : l'absence d'un syndicalisme de combat a
pesé lourdement sur les actions directes qui en 1970 ont amorcé
le renouveau des luttes ouvrières. Le combat pour la
construction du parti révolutionnaire passe à nouveau par la
reconstitution d'une gauche syndicale, instrument indispensable
pour que les luttes de la classe ouvrière s'insèrent dans le
cadre d'une stratégie révolutionnaire.
Notes:
(1) Nous n'envisageons ici que l'évolution du syndicalisme
"socialiste" qui a regroupé, du moins jusqu'à ces
toutes dernières années, l'ensemble des travailleurs les plus
conscients. Ce n'est que depuis peu d'années qu'on a vu apparaître
dans le cadre du syndicalisme chrétien des tendances
s'orientant vers des positions de classe.
(2) Le P.C.B. s'essayera, à nouveau après la deuxième guerre
mondiale, de maintenir - après leur exclusion de la F.G.T.B. en
1950 - les syndicats " uniques " des mineurs et de la
pierre. Ceux-ci s'étiolèrent rapidement et finiront au bout de
quelques années par se dissoudre, après le tournant effectué
par le P.C. à son congrès de 1954.
(3) "De tous les mouvements ouvriers européens, le
mouvement ouvrier belge a eu la tradition marxiste la plus réduite...
En fait, il n'y eut que trois brèves périodes de début d'établissement
d'une telle tradition : la période 19301-1935 ("L'Action
socialiste" et la première pénétration du P. C. dans les
milieux intellectuels) ; l'immédiat après-guerre 1944-1947 où
cependant cet éveil d'intérêt doctrinal fut neutralisé et
pratiquement éliminé par la dégénérescence stalinienne et
l'pportunisme vulgaire de la politique du P.C." (...)
(E.Mandel). Cette absence de véritable tradition marxiste n'a
guère été compensée par l'influence majeure d'autres théories
socialistes. Ni les dirigeants du mouvement ouvrier, ni leurs
opposants de gauche ne se placèrent généralement pas sur le
terrain de la théorie. Et c'est avec raison qu'en 1911, de
Brouckère et Deman remarquaient déjà que le révisionnisme
belge n'avait donné naissance à aucun Bernstein. Les réformistes
belges ne théorisaient nullement leur révisionnisme, ils se
contentaient de "le mettre en pratique". "Tous
sont d'accord sur un point, notait Deman, ils ne portent au fond
pas le moindre intérêt à la théorie, pas même à celle du révisionnisme."
Et c'est une constante dans l'histoire du mouvement ouvrier de
notre pays que les marxistes durent généralement non pas
livrer combat à une "théorie révisionniste" mais
bien à "une tactique réformiste, dont le seul caractère
théorique est l'absence de toute théorie."
(4) Cette tradition, faut-il l'ajouter, n'eut pas partout la même
force. Jusqu'à cette année, peut-on dire, la classe ouvrière
flamande (à part quelques exceptions coomme les dockers
d'Anvers), en restait largement à l'écart. Le mouvement
ouvrier flamand, qui avait été pourtant le premier à
s'organiser (avant même la fondation du P.O.B.), avait très
vite ressenti les effets du déclin de l'industrie à domicile.
Le retard de l'industrialisation de la Flandre, les formes de
cette industrialisation entre les deux guerres (entreprises
moyennes), les caractéristiques de la nouvelle classe ouvrière
flamande, sa dispersion (rien de comparable aux communes rouges
de la Wallonie construites autour d'une industrie), sa jeunesse,
son côté peu citadin, expliquent à suffisance pourquoi,
jusqu'à ces dernières années, le prolétariat flamand était
resté le plus souvent insensible à "l'exemple belge"
- en fait "l'exemple wallon". Mais la responsabilité
des dirigeants ouvriers est venue s'ajouter à ces causes
objectives. Quand s'amorça l'industrialisation de la Flandre,
la dégénérescence de la social-démocratie (évolution qui
avait suscité beaucoup moins de résistance en Flandre qu'en
Wallonie) était si avancée qu'on ne pouvait s'attendre à ce
que le P.O.B. développe réellement, chez les nouveaux
travailleurs flamands, une conscience de classe. La voie choisie
pour le développement du syndicalisme fut celle du syndicalisme
"alimentaire", la même à peu de chose près que
celle où s'étaient engagés les syndicats chrétiens (qui
alors commençaient à abandonner leur rôle initial de
syndicats "jaunes", purement antisocialistes").
Sur un tel terrain de concurrence, le mouvement socialiste belge
ne pouvait que courir à un échec. Les syndicats chrétiens
disposaient en outre d'autre atouts : la préférence que leur
accordait la bourgeoisie, la coalition avec le clergé, et la
symbiose avec le mouvement national flamand dont les
socialistes, soucieux de ne pas s'aliéner la bourgeoisie libérale
francophone, s'étaient refusés à comprendre le caractère
populaire et progressiste.
(5) Il exista jusqu'à la seconde guerre mondiale une
imbrication très étroite entre l'appareil syndical et
politique du P.O.B. La tradition est maintenant établie, écrivait
Léon Delsinne en 1936, chaque fois qu'une question sociale ou
politique importante pour les syndicats est à l'ordre du jour,
elle est débattue par les deux organismes (la Commission
Syndicale et le P.O.B.) réunis en une seule assemblée.
:
(6) Ce contrôle n'échappa partiellement que dans certains
secteurs minoritaires, comme les dockers d'Anvers ou les mineurs
de Charleroi et du Borinage.
(7) Après l'occupation de la Belgique par les armées de l'impérialisme
allemand, un certain nombre de dirigeants syndicaux s'enfuirent
à Londres, d'autres (dans le Bâtiment, le Transport, les
Diamantaires, le Textile, etc.) suivirent le président du
P.O.B., Henri Deman, et collaborèrent avec l'Union des
Travailleurs Manuels et Intellectuels, créée par l'occupant ;
d'autres encore abandonnèrent à peu près toute activité
syndicale. Ceux - plutôt rares en fin de compte - qui travaillèrent
dans la clandestinité, s'accrochèrent souvent à la remorque
du P.C. et pratiquèrent comme lui une politique d'Union Sacrée
qui excluait toute allusion à la lutte de classe.
(8) Quelques mois après le Congrès de Fusion de 1945, il
existait encore sept centrales " communistes "
professionnelles (S.U.). Quatre restaient importantes:
Mines (33.700 membres), Pierre (7.145 membres) - elles subsistèrent
après 1950 - Textile (12.000 membres) et Transports (4.000
membres). Les trois autres (Vêtement, Cuirs et Peaux,
Alimentation) ne comportaient qu'un effectif réduit. Sur le
plan régional, les S.U., à cette époque, restaient forts à
Charleroi (16.700 membres non fusionnés), à Verviers, à
Alost, Arlon et dans le Brabant wallon.
(9) Les nouveaux dirigeants furent à la tête des grèves pour
l'accroissement des salaires et du ravitaillement des
travailleurs (grève des cent mille en 1941) et contre la déportation
(grève de novembre 1942 notamment, qui eut lieu quelques mois
après le retour d'André Renard d'Allemagne où il était
prisonnier de guerre). Ils fondèrent, en août 1942, le
Mouvement Métallurgiste Unifié - qui devint, en 1944, le
Mouvement Syndical Unifié (M.S.U.). Ils créèrent des Conseils
d'usine dans la plupart des entreprises du bassin liégeois et
mirent sur pied des "corps francs syndicaux". Leur
influence s'étendit dans les vallées de l'Ourthe et de l'Amblève,
à Charleroi (chez les métallurgistes, mais aussi dans tes
Services publics et les grands magasins), à Namur et dans le
Centre. Ils parvinrent parfois à attirer au M.S.U. des
militants des C.L.S., malgré l'opposition des dirigeants du
P.C. Lors dé la fusion à Liège, on estimait s que leur
tendance représentait 49 contre 21 à l'ancienne
C.G.T.B., 18 au S.G.S.P. et 12 au S.U. En décembre 1945, le
M.S.U. non unifié comptait encore plus de 20.000 membres à
Charleroi.
(10) Un débat eut lieu sur l'interdiction ddu cumul des mandats
syndicau et politiques prônée par le M.S.U. La plupart des délégués
semblaient favorables à cette interdiction. Mais une motion de
compromis l'emporta par 487 voix contre 432 et 6 abstentions.
(11) Le rôle de L'"Action Commune" sera à plusieurs
reprises remis en cause par les délégués wallons dans les
congrès de la F.G.T.B., notamment au congrès de novembre 1953
et au lendemain de la grève des métallurgistes de 1957. Après
la grève de 60-61, l'Action Commune liégeoise fut dissoute
pratiquement, puis officiellement (par 72 des voix au
Congrès régional de la F.G.T.B.) en 1964. Malgré la rentrée
d'éléments P.S.Bistes à la direction de la F.G.T.B. liégeoise;
ceux-ci n'ont pas, encore osé soumettre àu congrès régionale
une révision de la décision de 1904. En Flandre, la
situation était déja très différente dès 1949 : il ne
s'agissait que d'institutionnaliser une situation de fait : la
fusion intime de la bureaucratie F.G.T.B. et P.S.B. (voir
Major).
(12) Renard fut accusé à nouveau de "trotskysme" en
1946 par Van Acker. Le même Van Acker prit à nouveau la tête
de l'antirenardisme en 1957, au moment où éclatèrent les grèves
de métallurgistes qui donnèrent le signal de la reprise de la
combativité ouvrière en Belgique. Premier Ministre, Van Acker
prit la parole à là radio pour " stigmatiser l'action
antigouvernementale et anti-nationale que mènent certains
anarchistes et autres agitateurs dirigeants des métallurgistes".
(13) De 1946 à 1954, le recul du P.C. fut considérable. Il
passa de plus de
100.000 membres à 14.000 membres et d'un résultat électoral
de 12,7 à 3,5. (14) Peu avant sa mort, André Renard tenta,
pour la première fois depuis les années de l'immédiate après-guerre,
d'organiser une tendance syndicale à l'échelle wallonne. Ce
fut l'expérience des " groupes syndicaux " du M.P.W.
qui auraient dû permettre de mener la lutte de tendance (et
aussi une lutte pour la démocratisation des syndicats) non plus
seulement au sommet (dans les comités et les congrès) mais à
la base, dans les entreprises mêmes. L'expérience - qui se
heurtait à une contre-offensive de la droite particulièrement
virulente - fut abandonnée très vite après la mort de Renard.
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