1. L'introduction
à l'économie politique
de Rosa Luxemburg est née directement de son activité de
professeur à l'École Centrale du parti social-démocrate à
Berlin. Ouverte le 15 novembre 1906, cette école, qui reçut
quelque cinquante élèves par semestre, compta Rosa Luxemburg
parmi ses professeurs à partir du 1" octobre 1907. Elle y
remplaça Hilferding et Pannekoek auxquels la police prussienne
avait interdit tout enseignement politique ; ses cours portèrent
sur l'économie politique et l'histoire économique. A partir de
1911, elle donna en outre un cours sur l'histoire du socialisme,
en remplacement de Franz Mehring.[1]
L'idée de faire éditer ses
conférences lui vint, semble-t-il, en 1908. Mais, entre-temps,
le sujet qui allait lui permettre d'apporter sa contribution
personnelle à l'histoire de la théorie économique marxiste -
le problème de l'impérialisme, ou, pour reprendre son propre
titre, celui de L'Accumulation du Capital - l'absorba
de plus en plus matériellement et intellectuellement.
L'Accumulation du Capital
parut en 1913, et c'est, sans doute, seulement après avoir
achevé son magnum opus, que Rosa reprit la rédaction
de son Introduction à l'économie politique. De
nouveau interrompue par l'éclatement de la guerre, elle
poursuivit l'élaboration de L'Introduction pendant son
séjour en prison, à Wronke, en Posnanie, en 1916-1917.
Paul Levi, qui était son exécuteur
testamentaire, voulait éditer les Œuvres complètes de Rosa,
mais L'Introduction fut publiée comme un ouvrage à part. Sans
doute pensait-il qu'il ne s'agissait pas d'un livre achevé.
Voici ce qu'il écrivait dans la préface de l'édition
allemande de 1925:
« Ces feuilles de Rosa
Luxemburg sont dues aux conférences qu'elle a tenues à l'école
du parti social-démocrate. Elles sont manuscrites ; mais le
style trahit bien souvent le fait qu'il s'agit d'un discours écrit.
L'ouvrage n'est pas non plus complet. Il y manque notamment les
parties théoriques sur la valeur, la plus-value, le profit,
etc., c'est-à-dire ce qui est exposé dans « Le Capital » de
Karl Marx sur la fonction du système capitaliste. L'état du
manuscrit posthume ne permet pas de saisir les raisons de ces
lacunes. Est-ce la fin abrupte de sa vie qui a empêché Rosa
d'achever ce qu'elle avait entrepris ? Est-ce dû au fait que
les bandits, gardiens de « l'ordre», qui avaient pénétré
dans sa maison, ont volé entre autres les parties manquantes du
manuscrit ? Le manuscrit posthume offre en tout cas des indices
certains que le texte, tel qu'il se présente aujourd'hui, ne
peut pas être considéré comme achevé. [2]
Paul Frölich, un des
principaux disciples de Rosa Luxemburg, est, cependant, plus précis
que Paul Levi. Dans sa biographie de Rosa, il écrit :
« Nous connaissons le plan
d'ensemble de l'ouvrage d'après une lettre envoyée à l'éditeur
I.H.W. Dietz, écrite à la prison militaire des femmes de
Berlin, le 28 juillet 1916. Voici quels en étaient les
chapitres prévus :
- Qu'est-ce que l'économie
politique ?
- Le travail social.
- Éléments d'histoire économique
: la société communiste primitive.
- Id. le système économique
féodal.
- Id. la ville médiévale et
les corporations artisanales.
- La production marchande.
- Le travail salarié.
- Le profit capitaliste.
- La crise.
- Les tendances de l'évolution
capitaliste.
En l'été 1916, les deux
premiers chapitres étaient prêts pour l'impression, tous les
autres étaient des brouillons. Parmi les manuscrits laissés
par Rosa Luxemburg, on n'a cependant retrouvé que les chapitres
1, 3, 6, 7 et 10. Paul Levi les a publiés en 1925,
malheureusement avec beaucoup d'erreurs, des modifications
arbitraires et en omettant des remarques importantes. » [3]
Il faut souligner cependant que
si, comme l'affirme Paul Levi, les problèmes de la valeur et de
la plus-value ne sont pas traités de manière systématique
dans les chapitres qui nous sont parvenus, ils sont éclaircis
de manière satisfaisante dans les chapitres relatifs à la
production marchande et à la loi des salaires.
2. On connaît peu un sujet qui
mériterait plus d'attention de tous ceux qui se passionnent
pour l'histoire du marxisme, du socialisme ou même, en général,
du mouvement ouvrier et des luttes sociales entre 1880 et 1914 :
à savoir la manière dont le marxisme a été accueilli,
compris et assimilé par ceux qui se disaient, à l'époque,
marxistes. Il est clair aujourd'hui que le progrès inexorable
des idées de Marx au sein du mouvement ouvrier international,
qu'Engels célébra en termes chaleureux vers la fin de sa vie,
fut plus apparent que réel. Le Capital [4]
lui-même ne connut qu'une diffusion difficile en dehors de
l'Allemagne. Quant à la version allemande, tandis que
s'achevait la 7e édition du tome I, peu avant la mort d'Engels,
les tomes II et III n'étaient diffusés, en 1914, qu'à
quelques milliers d'exemplaires. Il n'est certes pas exagéré
d'affirmer que l’œuvre maîtresse de Marx a davantage été
lue au cours de ces dix dernières années qu'au cours du
premier demi-siècle qui suivit sa rédaction.
Aux difficultés de diffusion
du Capital - dues à la fois à l'hostilité de la
science académique et au niveau de culture encore trop bas de
la masse ouvrière pour saisir cette oeuvre aux abords austères
- s'ajoutent les lenteurs de publication des autres oeuvres économiques
de Marx. Les Théories de la plus-value ne seront mises
en vente qu'entre 1904 et 1910. Quant aux Manuscrits de 1844
et aux Grundrisse, Rosa n'a même pas pu les lire : ils
furent publiés longtemps après son assassinat. Aujourd'hui
encore, des centaines de pages de travaux économiques de Marx
n'ont pas encore paru.
Ce furent surtout des «
vulgarisateurs » qui eurent à satisfaire la soif de
connaissance des travailleurs socialistes. Parmi eux, Karl
Kautsky occupe incontestablement la première place. Sa brochure
La doctrine économique de Karl Marx (« Karl Marxens
ökonomische Lehre ») connut quatorze éditions en langue
allemande jusqu'en 1912, et de nombreuses Mitions dans diverses
langues européennes. [5]
Ce fut de ce véritable manuel que deux générations
successives de socialistes tirèrent l'essentiel de leurs
connaissances économiques marxistes.
Or, comparée à L'Introduction
de Rosa, la brochure de Kautsky frappe par son caractère schématique
et simplificateur. En disciple appliqué, Kautsky se contente de
résumer la doctrine de Marx en langage « plus facilement compréhensible
», sacrifiant en partie la richesse dialectique d'une pensée
à la fois nuancée à l'extrême et capable des généralisations
les plus audacieuses. De cette synthèse magistrale de
l'abstrait et du concret, Kautsky ne tire qu'un enchaînement de
syllogismes.
Certes, face aux assauts des révisionnistes
qui mettront en avant l'atténuation progressive des
contradictions économiques et sociales du capitalisme [6],
Kautsky défendra l'orthodoxie, et Rosa et Lénine se référeront
à lui pendant une décennie. Mais, mises à part quelques
lueurs de génie [7],
cette orthodoxie routinière recouvre mal un vice fondamental,
qui montera à la surface à partir de 1910 et dont toute
l'ampleur apparaîtra lors de l'éclatement de la première
guerre mondiale. A la conception matérialiste de l'histoire qui
fait de la lutte de classes le moteur du processus historique,
et qui conçoit la révolution sociale comme l'issue du conflit
entre les forces productives et les rapports de production,
Kautsky substitue un déterminisme économique de plus en plus
fataliste, dans lequel les « nécessités économiques »
finissent par condamner à l'échec les luttes révolutionnaires
du prolétariat. [8]
Après l'univers desséché de
Kautsky, L'Introduction à l'économie politique de
Rosa Luxemburg agit comme un bain de fraîcheur. Renouant avec
la méthode de Marx plutôt qu'avec l'exposé du Capital,
elle nous fait toucher du doigt le même enchevêtrement de
l'histoire et de la théorie économique, du concret et de
l'abstrait, la même capacité d'analyse et de généralisation
qui sait éviter tout schématisme sans tomber dans l'empirisme
banal. Il suffit de comparer la brochure de Kautsky - pourtant
une de ses œuvres les plus valables - avec le livre de Rosa,
pour saisir toutes les différences de tempérament,
d'imagination, de sensibilité, de capacité de synthèse théorique
entre les deux personnages.
Rosa fut-elle la première à
modifier l'enseignement de la théorie économique marxiste tel
qu'il fut pratiqué pendant deux décennies par l'école de
Kautsky ? Il faudrait de nombreuses recherches pour répondre à
cette question. En Autriche, en Belgique, aux Pays-Bas, aux États-Unis [9],
en Italie et en France, il semble bien que ce fut la tradition
inaugurée par Kautsky qui triompha et provoqua des ravages dans
la manière même de concevoir le marxisme, y compris à l'époque
initiale de l'Internationale Communiste. En ce qui concerne la
social-démocratie russe, en revanche, bien des indices font
supposer qu'il n'en fut pas ainsi. Nous savons, par exemple, qu'à
la fameuse école de Capri de la social-démocratie russe,
Bogdanov a fait un cours d'économie politique en 1908-1909, et,
d'après ce que nous a communiqué feu notre ami Roman
Rosdolsky, ce cours aurait révélé beaucoup de similitudes méthodologiques
avec celui de Rosa. S'agit-il d'une coïncidence ou d'une
influence mutuelle ? Bogdanov s'est-il inspiré de Rosa ?
Rosa a-t-elle été influencée par Bogdanov ? Existe-t-il des
modèles d'exposés plus anciens, dont découleraient ces deux
introductions ? Il est impossible de répondre aujourd'hui à
ces questions.
3. Certains passages de L'Introduction
à l’économie politique ont soulevé des critiques, les
uns à tort, les autres à juste titre. Toute la première
partie de l'ouvrage s'efforce de répondre à la question : «
Qu'est-ce que l'économie politique ? » La réponse à cette
question, qui restreint l'application de cette science au mode
de production capitaliste (plus exactement, à toutes les sociétés
qui connaissent une production marchande) a semblé à d'aucuns,
dont Lénine, restreindre démesurément le champ de cette
science.
Il nous semble cependant
certain qu'avec le dépérissement de la production marchande
disparaissent tous les problèmes traditionnellement rattachés
à l'étude des phénomènes économiques. [10]
Il n'y a plus de problèmes de valeur d'échange, de circulation
monétaire, d'équivalences, de capital ou d'accumulation des
capitaux, de fluctuations conjoncturelles, de termes d'échange
ou de balance des paiements : tous ces problèmes découlent en
effet du dédoublement des marchandises en valeurs d'usage et
valeurs d'échange, qui est le résultat de leur nature sociale
particulière. A partir du moment où les produits du travail ne
sont plus que des valeurs d'usage, et que les équilibres à établir
(ou à rétablir) ne sont plus que de nature physique (optimum
alimentaire ; aménagement physique du territoire ; économie de
matières premières, etc.), l'économie politique semble se
dissoudre en d'autres disciplines scientifiques: la science de
l'organisation, celle des communications, la cybernétique, la médecine
préventive, la physiologie alimentaire, les disciplines
polytechniques, etc.
Marx et Engels, bien que
restreignant, eux aussi, l'application de l'économie politique,
et sa critique, telles qu'ils l'avaient conçue, au seul domaine
de la production marchande (le sujet du Capital, c'est
évidemment la marchandise et le mode de production capitaliste,
et non « les phénomènes économiques en général »,
abstraction faite du mode de production spécifique dans lequel
ils apparaissent), ajoutent cependant que l'économie du temps
de travail est et restera le fondement de toute société
humaine. [11]
Ceci suscite une certaine ambiguïté. Puisque la loi de la
valeur n'est que « la forme particulière » sous laquelle opère
l'équilibre plus général du temps de travail en régime de
production marchande, ne pourrait-on pas ramener les « lois de
l'économie politique », de leur forme particulière propre au
mode de production capitaliste, à un contenu plus général -
applicable à toutes les sociétés humaines ?
On sait que Marx lui-même
s'est vigoureusement inscrit en faux contre cette hypothèse [12].
L'ambiguïté est fondée sur une confusion. En effet, comme
Rosa Luxemburg le précise à juste titre, la nécessité même
de la science économique surgit de l'opacité des phénomènes
économiques, en régime de production marchande. C'est parce
que la nature de la valeur d'échange n'éclate pas
automatiquement d'une liste de prix ; c'est parce que la nature
de la plus-value ne se dégage pas automatiquement de la lecture
d'une feuille de paye d'un ouvrier; c'est parce que
l'explication des crises conjoncturelles ne ressort pas immédiatement
de la lecture des fluctuations des cours des actions en Bourse
(ou de celle des indices de la production industrielle) qu'une
discipline scientifique s'organise progressivement afin de découvrir
les secrets de ces phénomènes.
Dès que les phénomènes de la
production marchande disparaissent pour faire place à
l'organisation consciente de la vie économique, fondée sur la
satisfaction des besoins, il n'y a plus de « mystères économiques
» particuliers à résoudre. Les seules « lois » qu'on
pourrait découvrir, ce sont des banalités ou des tautologies
du genre de : « l'humanité ne pourra jamais consommer plus de
produits qu'elle n'a à sa disposition (la consommation ne
pourra jamais dépasser la somme de la production courante et
des stocks) » ; « sans le maintien ou l'accroissement du
pare des machines, la production et la consommation finiront par
diminuer » ; « si toute la production courante est
consommée, le pare des machines ne pourra être accru », etc.
Dès qu'on s'efforce de couler ces banalités en formules fondées
sur des dépenses de travail, on se heurte d'ailleurs à des
difficultés insurmontables ; ou plus exactement on est tenté
de se laisser glisser imperceptiblement en arrière, vers des «
lois » inspirées par la production marchande.
Ainsi, il n'y a aucune
proportionnalité nécessaire entre le taux de croissance du
produit social et sa répartition, entre fonds de consommation
et fonds d'accumulation ; une société communiste d'abondance
peut en effet disposer de réserves de productivité considérables
(de connaissances scientifiques non appliquées à la production
courante, parce que la collectivité avait délibérément préféré
éviter un effort d'investissement supplémentaire) qui font
qu'un accroissement même léger du temps de travail global
consacré à la fabrication de machines et d'usines peut accroître
bien plus fortement la masse des biens de consommation. Et, à
partir du moment où nous ne calculons plus en valeur, le but
n'est évidemment pas de « rétablir » un quelconque « équilibre
» dans les dépenses de travail dans chaque branche, mais
simplement d'atteindre, aux moindres frais de travail globaux,
un assortiment désiré de masses physiques de
produits.
Si Rosa Luxemburg a raison
contre ses critiques dans sa définition de l'objet de l'économie
politique, elle a tort dans son élaboration de la théorie
marxiste des salaires. Ou, plus exactement, elle fait des
concessions excessives à la thèse de la paupérisation
absolue, attribuée à Marx par ses critiques bourgeois et révisionnistes,
et que le fondateur du socialisme scientifique n'a jamais défendue
sous cette forme.
Entendons-nous bien : restant
dans l'orthodoxie marxiste bien établie, Rosa rejette résolument
la « loi d'airain des salaires » de Lassalle, d'inspiration
malthusienne et ricardienne. Avec Marx, elle souligne que c'est
l'accumulation du capital et non le mouvement démographique
qui enfle et rétrécit périodiquement l'armée de réserve
industrielle. Avec Marx, elle distingue deux parties dans la
valeur de la force de travail : une partie qui doit satisfaire
des besoins purement physiologiques, et une partie qui
correspond aux besoins historiquement acquis par la classe ouvrière,
besoins qui dépendent autant des particularités historiques
nationales que du niveau de civilisation matérielle atteint
dans un pays donné et de la force organisée de la classe ouvrière.
Rosa insiste même, à juste
titre, sur le fait que c'est seulement grâce à l'organisation
syndicale et socialiste des travailleurs, et grâce à leur
lutte de classes, que la force de travail est vendue à sa
valeur (et non en dessous de sa valeur), et qu'une série de
besoins culturels sont définitivement intégrés dans le «
minimum vital » que le salaire est censé satisfaire. Elle voit
là « la grande signification économique de la social-démocratie
» (du mouvement ouvrier). Et, avec Marx, Rosa Luxemburg insiste
particulièrement sur l'importance de la part relative
qui revient aux producteurs dans la répartition de la valeur
nouvelle qu'ils ont produite. La réduction tendancielle de
cette part, la paupérisation relative du prolétariat est, à
juste titre, conçue comme une loi historique dont seule
l'abolition du régime capitaliste pourrait supprimer le jeu -
alors que l'organisation syndicale efficace peut, dans certaines
conditions historiques, réussir à arrêter la tendance à la
baisse des salaires réels dans le cadre de ce régime.
Mais Rosa se trompe lorsqu'elle
dit que « le salaire réel a la tendance constante de tomber
vers le minimum absolu, vers le minimum d'existence physique,
c'est-à-dire qu'il existe une tendance constante du capital
d'acheter la force de travail en dessous de sa valeur. Seule
l'organisation ouvrière crée un contre-poids à cette tendance
du capital ». Sous cette forme absolue et sans réserves, la
formule est inexacte.
On pourrait discuter sur le
fait de savoir si une telle tendance existe dans l'hypothèse
abstraite d'une société capitaliste homogène à l'échelle
mondiale. Mais dans le monde réel, dominé par d'énormes différences
de productivité et de niveau d'industrialisation entre diverses
nations capitalistes, la tendance mentionnée par Rosa n'existe
pas. Elle impliquerait un nivellement mondial des salaires,
avant l'apparition de puissantes organisations syndicales (ou,
ce qui revient au même, un nivellement international de l'armée
de réserve industrielle, avec des difficultés plus ou moins équivalentes
pour l'organisation des travailleurs, confrontés avec une masse
équivalente de chômeurs). La réalité, bien mise en lumière
par Marx, c'est évidemment qu'il y a de forts écarts de
salaires entre différents pays capitalistes, et qu'en général,
si le niveau de productivité d'une nation capitaliste est en
moyenne supérieur à celui de ses voisins, le niveau de
salaires tendra également à être supérieur.
Ceci ne s'explique pas parce
que le niveau des salaires est fonction du niveau de productivité
industrielle, comme l'affirment les économistes bourgeois. Il
faut faire intervenir les fluctuations de l'armée de réserve
industrielle pour comprendre cette corrélation. Dans les pays
« vides », sous-peuplés, et à grandes réserves de terres
non occupées, le niveau élevé de la productivité n'est pas
la cause niais la conséquence des hauts salaires, fonction
d'une pénurie aiguë de main-d'œuvre. Dans les pays qui ont été
industrialisés les premiers, le niveau plus élevé des
salaires est fonction du fait qu'ils exportent une partie
importante de leur production industrielle, c'est-à-dire que
les emplois supprimés par l'accumulation du capital le sont
surtout à l'étranger, alors que les emplois nouvellement créés
le sont à l'intérieur. Ce n'est que dans les pays capitalistes
qui commencent à s'industrialiser qu'on peut, dès lors, parler
d'une tendance du capital à faire tomber le salaire vers le
minimum physiologique, parce que l'armée de réserve
industrielle a tendance à s'y maintenir en permanence à un
niveau très élevé. Pour la même raison, l'organisation
syndicale des travailleurs s'y heurte à des difficultés
majeures.
4. Toute L'introduction à
l'économie politique se laisse résumer en trois triades hégéliennes:
la production primitive de valeurs d'usage aboutit à la
production marchande qui reproduira une production pour les
besoins, mais en y incorporant l'essor colossal des besoins et
des potentialités de l'homme, rendu possible grâce à la
production marchande ; l'organisation de la production dans les
communautés primitives aboutit à l'anarchie de la production
capitaliste, qui conduira à la planification socialiste de
demain, infiniment plus complexe et plus variée que
l'organisation de jadis ; la propriété collective primitive
aboutit à la propriété privée généralisée sous le
capitalisme, qui conduit à la propriété collective de demain
(propriété collective qui se distinguera cependant de la
propriété collective primitive par le fait que la collectivité
ne sera plus un petit groupe consanguin, une horde, un clan ou
une tribu, mais une collectivité très large, une nation, un
continent, voire l'humanité tout entière).
L'enchaînement de ces trois
triades est manifeste. C'est le développement de la production
marchande au sein de la collectivité primitive qui désagrège
celle-ci, y accentue la différenciation sociale, y dépose les
germes de l'appropriation privée du surproduit social et des
moyens de production. D'autre part, c'est le déclin de la
propriété privée - par suite de la concurrence capitaliste
elle-même -, c'est la socialisation objective de plus en plus
avancée de la production sous ce même capitalisme, qui le
rendent mûr pour être remplacé par une société socialiste.
Mais cet enchaînement n'est pas graduel, évolutif et fatal. Il
s'opère à travers des crises et des explosions violentes ;
l'action des classes sociales y joue un rôle décisif. Les
collectivités primitives ne se désagrègent pas
automatiquement. Leur destruction s'opère le plus souvent par
le fer et par le feu des conquérants, et ce chemin est tracé
non seulement dans le sang des victimes mais encore dans celui
des résistants. Les références de Rosa à l'extermination des
Indiens d'Amérique par les Espagnols, à la barbarie de
l'esclavage des Noirs, au prix colossal que le colonialisme a
imposé au genre humain, ont un écho étonnamment moderne. Là
aussi, un monde sépare L'Introduction, conçue en
1908, des commentaires de Kautsky de 1886, où le « tiers monde
» (les deux tiers du genre humain) restait pratiquement absent.
De même, les contradictions de
la société marchande généralisée, c'est-à-dire du capitalisme,
ne sont-elles pas décrites comme débouchant sur un écroulement
automatique de celui-ci mais comme devant susciter la réaction
des exploités, des prolétaires ; c'est leur lutte de classe
qui peut substituer une société socialiste à la société
capitaliste.
L'explication des différences
fondamentales entre une économie fondée sur la production de
valeurs d'usage, destinées à satisfaire les besoins des
producteurs, et une économie fondée sur la production de
marchandises, occupe la majeure partie de l'ouvrage. Rosa
Luxemburg s'efforce de développer la logique différente de ces
deux systèmes économiques. Là prévaut forcément la
planification, l'organisation consciente du travail ; ici on
aboutit inévitablement à la concurrence, à l'absence
d'organisation planifiée, à l'anarchie. Les formes
transitoires de l'une à l'autre sont disséquées avec une
grande attention, notamment la transition de l'entraide mutuelle
vers le travail gratuit fourni par une partie de la société au
profit exclusif d'une autre partie. [13]
Les lecteurs qui compareront
ces analyses à l'évolution du capitalisme depuis le début du
XXe siècle se demanderont si Rosa Luxemburg n'a pas affaibli sa
démonstration en oubliant de mentionner l'essor du «
capitalisme organisé », du capitalisme des monopoles. Elle
aurait pu maintenir le parallélisme intégral de la démonstration
: de même que les éléments de la future production marchande
généralisée commencent par éclore au sein de l'économie
fondée sur la production de valeurs d'usage, de même les
premiers éléments de la future économie planifiée, fondée
sur la satisfaction des besoins de tous, commencent à se développer
au sein même de cette production marchande généralisée
qu'est le capitalisme. Et de même que la production marchande
n'a pu se développer pleinement et manifester toutes ses
possibilités qu'en rejetant la vieille peau de la communauté
villageoise, de même l'économie d'abondance de demain ne
pourra se réaliser pleinement qu'en sortant du cocon dans
lequel la production capitaliste marchande – production pour
le profit et non par la satisfaction des besoins - la tient
encore prisonnière.
Les données empiriques dont
Rosa Luxemburg pouvait disposer en 1908 à propos de l'essor des
trusts, des cartels et du capital financier étaient déjà
assez abondantes. Le Capital financier de Hilferding
n'apparaîtra qu'un an après que Rosa eût commencé la rédaction
de L'Introduction, à Noël 1909, et il s'appuie sur
une bibliographie importante. Les publications théoriques de la
social-démocratie internationale, notamment la revue Neue
Zeit, contiennent de nombreuses références au mouvement
de la concentration des capitaux. [14]
D'ailleurs Rosa elle-même n'avait-elle pas mis l'accent sur ce
phénomène dans ses polémiques avec Edouard Bernstein et
Konrad Schmidt, en 1899 ? [15]
Pourquoi ce mouvement n'est-il pas décrit dans L'Introduction
?
Il est possible que la partie
du manuscrit qui, selon Paul Levi, ne nous est pas parvenue,
contenait effectivement des développements à ce propos. Mais
un fait nous frappe. Dans L'Accumulation du Capital, le
phénomène des trusts, cartels et holdings, et l'analyse des éléments
d' « organisation » qu'il introduit dans l'anarchie du
capitalisme - notion qui joue un rôle si important dans l’œuvre
de Lénine, par exemple tout au long de L'impérialisme,
stade suprême du capitalisme - n'occupe pas non plus une
place importante ; il est à peine mentionné. Il est donc
vraisemblable de supposer que ce phénomène ne préoccupait guère
Rosa Luxemburg au cours de la période 1908-1914, du moins du
point de vue théorique.
On peut expliquer cette absence
d'intérêt par deux raisons essentielles. D'abord, ce qui intéresse
Rosa (ce sera d'ailleurs le leitmotiv de L'Accumulation
du Capital) c'est le fonctionnement du capitalisme dans
son ensemble, c'est-à-dire les caractéristiques spécifiques
du mode de production capitaliste qui le distinguent de tous les
modes de production antérieurs. Généralisation de la
production marchande ; concurrence universelle et anarchie de la
production ; péréquation du taux de profit qui distribue le
capital entre diverses branches industrielles de façon à rétablir
l'équilibre de la division du travail ; exploitation de plus en
plus accentuée (du moins du point de vue relatif) du Travail
par le Capital grâce au jeu de l'armée de réserve
industrielle ; crises de surproduction inévitables : voilà
comment Rosa résume elle-même ce fonctionnement au début du
dernier chapitre de ce livre. La question qui l'intéresse,
c'est celle de savoir comment le capitalisme peut fonctionner malgré
l'anarchie de la production. Cette question est sous-jacente à
toute L'introduction à l'économie politique. Dans le
cadre de cette question, le problème de savoir si la
concurrence oppose quelques milliers d'industriels grands ou
moyens les uns aux autres, ou si elle n'oppose plus que quelques
trusts tout-puissants, lui paraît d'importance secondaire.
Comme Marx, elle voit dans la concurrence elle-même une
condition essentielle d'existence du capitalisme ; mais les formes
de cette concurrence, et l'ampleur des forces qu'elle met en
jeu, ne changent en rien le fond du raisonnement.
Cependant la question : «
Comment le capitalisme peut-il fonctionner ? » en soulève
logiquement une autre : « Quelles sont les barrières absolues
au fonctionnement du capitalisme ? » Nous rencontrons cette
question en conclusion du présent ouvrage ; elle constitue le
sujet de L'Accumulation du Capital. Or, on sait que
pour répondre à cette question, Rosa Luxemburg a eu recours à
une simplification conceptuelle qui est sans doute à la source
des erreurs d'analyses contenues dans L'Accumulation du
Capital: le concept de classe capitaliste formant un tout,
le concept du capitalisme réduit à un seul capital. [16]
Ici nous avons la deuxième raison du manque d'intérêt
manifesté par Rosa pour le phénomène de la formation des
monopoles capitalistes.
A partir du moment où l'on
raisonne sur les « grands ensembles », sur les données macroéconomiques
de revenu global du Travail et de revenu global du Capital, la
question de savoir comment le revenu du Capital se distribue
entre les différentes fractions de la classe bourgeoise apparaît
de nouveau comme secondaire. La question de savoir si le degré
de concentration du capital modifie la répartition du revenu
n'est même pas soulevée, car, dans la théorie marxiste, cette
modification opère aux dépens des secteurs non monopolisés de
la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, plutôt qu'aux dépens
de la classe ouvrière (ce n'est qu'indirectement que
l'apparition des monopoles peut réduire la part du Travail dans
la répartition du revenu, par une modification des « rapports
de force entre les combattants » au profit du Capital).
Dans le domaine de la
production, la concurrence est la loi du capitalisme ; dans le
domaine de la répartition des revenus (de la réalisation de la
plus-value, de l'accumulation du capital), le problème de la
concentration ne se pose pas. Voilà la démarche théorique de
Rosa Luxemburg qui semble l'amener à négliger le phénomène
des monopoles.
La supériorité de l'analyse
de Hilferding et de celle de Lénine qui la complète, est
manifeste. Et ici s'impose une remarque méthodologique. Ce qui
fait justement la force de L'Introduction, c'est la
manière magistrale dont Rosa, suivant l'exemple de Marx,
distingue l'évolution des structures de leur révolution, de
leur renversement. L'histoire n'est compréhensible qu'en
tant que combinaison de ces deux mouvements. Les révolutions
sociales sont inconcevables sans ce travail de sape préalable
de l'évolution. [17]
Mais ces analyses minutieuses que Rosa applique à la société
primitive et à la société féodale, ces transformations
qu'elle décrit au sein de la communauté du village, les étapes
successives de la décomposition de la propriété
collective du sol qu'elle distingue - toute cette finesse
analytique disparaît brusquement lorsqu'il s'agit de décrire
l'évolution du capitalisme. Ici, il ne semble y avoir de la
place que pour des contradictions immuables. L'effort
d'adaptation à des fins d'auto-conservation, s'il n'est pas nié,
ne mérite même pas une place dans l'analyse des tendances d'évolution
fondamentales, des lois de développement.
Il n'y a plus, au fond, qu'un
seul mouvement essentiel, celui de la destruction des secteurs
non-capitalistes de l'économie (artisanat et paysannerie petite
et moyenne des pays industrialisés ; l'ensemble des secteurs
productifs autochtones des pays non-industrialisés). Lorsque ce
mouvement est achevé, la machine doit s'arrêter. Que le
mouvement lui-même transforme la machine; que le capitalisme
des monopoles fonctionne partiellement de manière différente
que le capitalisme de la libre concurrence - tout en conservant
les traits essentiels de celui-ci et du capitalisme en général [18]
- voilà ce que Rosa ne semble pas admettre.
L'adaptation du capitalisme,
c'est sa capacité de résoudre ses contradictions fondamentales,
avaient proclamé Bernstein et les révisionnistes. Le
capitalisme est incapable de résoudre ses contradictions
fondamentales, donc il ne peut s'adapter, riposte Rosa Luxemburg [19].
Pour survivre, le capitalisme s'adapte constamment aux progrès
de la technique et aux fluctuations de la lutte de classes mais,
ce faisant, il ne résout aucune de ses contradictions
fondamentales et suscite même de nouvelles contradictions :
telle est la réponse plus correcte qu'il faut apporter aux révisionnistes.
Lénine l'avait apportée dans sa brochure sur L'Impérialisme.
Elle s'impose aujourd'hui, avec une méthode identique, dans la
phase actuelle d'évolution du capitalisme.
Mais dans l'erreur même, la
puissance intellectuelle et le souffle révolutionnaire de Rosa
Luxemburg se détachent mieux encore de la médiocrité de tant
d' « orthodoxes » qui restent dans le vrai. Car la tentative
de simplifier à l'extrême, qu'est-ce, sinon un effort de
saisir le mouvement historique à très longue distance plutôt
que de se laisser fasciner par des mouvements conjoncturels ?
Du grand débat avec les révisionnistes,
Rosa avait dégagé la conclusion qu'un excès d'attention pour
les fluctuations à court terme risquerait de détourner
l'attention des grandes conflagrations qui s'annonçaient. Les
guerres impérialistes et les révolutions - ces deux
cataclysmes sociaux auxquels les économistes, même «
marxistes », ne se référaient plus qu'avec des haussements d'épaule
à la fin du siècle passé, comme à des cauchemars que
« l'évolution » économique » avait chassés définitivement
du domaine du possible - restent au centre de ses préoccupations.
Elle en pressent l'avènement dans sa description des conflits
inter-impérialistes de plus en plus aigus, du poids de plus en
plus important du militarisme, sur lequel débouche L'Accumulation
du Capital. Si elle n'a pas vu toutes les crêtes qui
conduisent de la plaine aux cimes, elle a eu le mérite de
discerner celles-ci alors qu'elles restaient cachées dans les
nuages pour la grande majorité des socialistes de son époque.
Nous avons dit que la question
« Comment le capitalisme peut-il fonctionner ? » débouche
sur une autre : « Quelles sont les barrières absolues au
fonctionnement du capitalisme ? » La dernière partie du livre
est consacrée à la réponse à cette question. Nous y
retrouvons en résumé la thèse que Rosa allait développer
dans L'Accumulation du Capital : le capitalisme arrive
à son développement ultime lorsqu'il a supprimé tout milieu
non-capitaliste, tant au sein des nations occidentales que sur
la surface du globe, par l'intégration dans le mode de
production capitaliste de tous les producteurs des pays
coloniaux et semi-coloniaux. Cela étend d'une part les
richesses du capital, et cela augmente d'autre part la misère
des masses populaires à l'échelle mondiale. Ainsi s'accentue
la contradiction entre la tendance expansionniste innée dans le
capital, et la possibilité d'expansion effective du marché
capitaliste. Plus on s'approche du moment où le monde entier
est industrialisé sous le capitalisme, plus l'expansion
capitaliste se ralentit. Si l'humanité tout entière est divisée
en capitalistes et en travailleurs salariés, le capitalisme ne
peut plus fonctionner.
En d'autres termes : pas
d'expansion capitaliste sans milieu non-capitaliste. Si dans L'Introduction,
la démonstration de cette thèse se tient au niveau de quelques
formules vagues [20],
dans L'Accumulation du Capital Rosa cherchera à en
apporter la preuve en s'efforçant de démontrer que la réalisation
de toute la plus-value produite est impossible sans milieu
non-capitaliste, que, sans ce milieu, il y aura toujours un résidu
de biens de consommation invendables en régime capitaliste.
Nous n'avons pas l'intention de
résumer ici toute la controverse ouverte par cette thèse de
Rosa. A notre avis, Rosa se trompe quand elle affirme, sur la
base des schémas de reproduction de Marx, que dans le cadre de
la reproduction élargie il y a nécessairement un reliquat
invendable de biens de consommation. La fonction des schémas de
reproduction n'est pas d'analyser les lois de développement du
capitalisme, ni de souligner les contradictions du système.
Ils doivent démontrer pourquoi et comment l'équilibre de la
production capitaliste peut être établi périodiquement, malgré
l'anarchie de la production capitaliste. Ils relèvent de la
problématique du « capital dans son ensemble », tandis que
les crises et les mouvements conjoncturels relèvent de la problématique
des « capitaux multiples », c'est-à-dire de la concurrence,
dont les schémas font précisément abstraction. La réalité
du monde de production capitaliste, c'est l'unité de ces deux
problématiques. Voilà ce que Rosa a perdu de vue, en partie
parce qu'elle n'avait pas eu la possibilité d'étudier systématiquement
les variations du plan du Capital [21].
Mais si la thèse de
l'impossibilité de réaliser toute la plus-value en
reproduction élargie, sans intervention d'acheteurs
non-capitalistes, est indéfendable du point de vue théorique,
il est par contre évident que ces acheteurs ont joué et jouent
encore un rôle essentiel pour expliquer l'expansion historique
concrète par laquelle le mode de production capitaliste est
passé depuis 1750 jusqu'à nos jours. En d'autres termes : ce
que Rosa Luxemburg a fourni, ce n'est pas une théorie marxiste
des crises ni une théorie marxiste des limites internes du mode
de production capitaliste, mais bien une théorie de la
croissance capitaliste [22].
Lorsqu'elle affirme que sans échanges
avec un milieu non-capitaliste, le rythme d'expansion
capitaliste se ralentirait, elle dévoile un des aspects d'une
telle théorie générale marxiste de la croissance économique
en mode de production capitaliste. Paradoxalement, Lénine
aussi, dans son analyse, parallèle à celle de Rosa, met en
relief un des aspects de cette expansion : le transfert de
sur-profits coloniaux. Dans nos travaux, nous insistons depuis
plusieurs années sur le fait que ces deux hypothèses ne révèlent
que deux aspects particuliers d'un phénomène beaucoup plus général
: la croissance capitaliste présuppose des différences de taux
de profit, c'est-à-dire différents niveaux de productivité et
différents taux de plus-value dans différents secteurs de l'économie.
Il importe peu de savoir si ces secteurs sont des continents,
des pays, des régions ou des branches d'activité (agriculture,
différentes branches industrielles, etc.). L'essentiel, c'est
qu'il y ait dénivellement. Sans ce dénivellement, il y aurait
effectivement tendance du mode de production capitaliste à
connaître un taux de croissance déclinant, à s'orienter vers
une stagnation séculaire.
Mais la nature même de la
concurrence capitaliste fait qu'une péréquation intégrale du
taux de profit et de productivité entre tous les secteurs est
une utopie. La même force fondamentale, à savoir la
concurrence (la concurrence entre capitalistes de même que la
concurrence entre le Capital et le Travail), qui pousse vers la
péréquation tendancielle du taux de profit, pousse aussi vers
la suppression tendancielle de cette égalité du taux de profit
entre diverses branches (régions, pays). Les investissements
capitalistes, l'accumulation du capital sous le fouet de la
concurrence, recherchent systématiquement les possibilités
d'obtenir des surprofits. C'est cette recherche qui commande en
dernière analyse la croissance économique sous le capitalisme.
Lénine et Rosa Luxemburg ont mis, à juste titre, l'accent sur
l'exploitation des colonies (et de l'agriculture) en tant que
sources de sur-profits pour les monopoles capitalistes. Mais
l'innovation technologique (l'exploitation d'une avance
technologique), la jouissance d'une réserve de main-d’œuvre,
la brusque chute de la composition organique du capital, un
brusque relèvement du taux de la plus-value (par suite de
guerres, de destruction des syndicats, etc.) peuvent tous être
des sources équivalentes de sur-profits.
Le fait d'avoir posé la
question représente en lui-même un grand pas en avant. C'est
toute l'originalité et le mérite de Rosa, qu'elle ne se soit
pas contentée des formules générales sur les contradictions
inhérentes au mode de production capitaliste, que Kautsky avait
simplement copiées chez Marx, mais qu'elle ait cherché à
poser des questions, là où Kautsky et son école ne voyaient
que des réponses. Comment ces contradictions se
manifestent-elles à la longue, si le régime capitaliste
perdure encore pendant quelques décennies ? Quelle est la
structure du système capitaliste international qui remplace
dans la vie réelle l'abstraction méthodologiquement nécessaire,
utilisée par Marx, d'un système capitaliste « pur » ?
Comment la croissance du mode de production capitaliste
s'est-elle opérée dans les faits ?
Que les réponses qu'elle a
apportées à ces questions soient insuffisantes et en partie
erronées, c'est, en définitive, moins important que le fait
qu'elle ait compris qu'il y avait là effectivement des
questions, auxquelles Marx lui-même n'avait pas apporté des réponses.
Il fallait du génie pour poser ces questions, dans le cadre de
la problématique marxiste. Aucun marxiste ne niera plus que
Rosa Luxemburg avait du génie.
Notes
[1]
J. P. Nettl : « Rosa Luxemburg », London, Oxford University
Press, vol, 1, pp. 389-392.
[2]
Paul Levi. Vorwort. « Einführung in die Nationaloekonomie »,
p. V. E. Laub'sche Verlagsbuchhandlung, Berlin, 1925.
[3]
Paul Froelich : « Rosa Luxemburg-Gedauke und Tat », Éditions
Maspero, Paris, 1965, pp. 189-190.
[4]
Le tome II du «Capital» fut publié par Engels en première
édition en 1885 et connut une deuxième édition en 1893. Le
tome III fut publié par Engels en 1894.
[5]
La vingtième édition en langue allemande parut en 1921.
[6]
Voir p. ex. Edouard Bernstein: « Socialisme théorique et
Social -Démocratie pratique», Paris, Stock, 1900.
[7]
P. ex. les conclusions des «Origines du Christianisme», dans
lesquelles il soulève la question d'une dégénérescence
bureaucratique possible du mouvement ouvrier ; les articles
sur la révolution russe de 1905, dans lesquels il prévoit
les répercussions internationales de cette révolution, tant
pour déclencher une série de révolutions bourgeoises en
Asie qu'en jouant le rôle de «détonateur» de la révolution
prolétarienne en Europe («Neue Zeit»).
[8]
Kautsky expliqua p. ex. l'échec «inévitable» de la révolution
prolétarienne en Allemagne au lendemain de la première
guerre mondiale par la désorganisation de la production,
provoquée par la guerre et la défaite.
[9]
La méthode de vulgarisation de Kautsky était généralement
suivie dans les exposés des marxistes néerlandais
(Pannekoek. Gorter, H.R. Holst, etc.), belges (De Brouckère
et De Man), américain (Boudin), français (Rapport, les
guesdistes), italiens, etc., avant la première guerre
mondiale.
[10]
Nous avons traité de ce problème dans notre «Traité d’économie
marxiste», vol. IV, pp. 264-266, Paris, 1969, Union générale
d'Éditions, collection « 10/18 ».
[11]
Cf. Karl Marx : « Grundrisse der Kritik der politischen
Oekonomie » (Fondements de la Critique de l'Économie
politique), tome I, pp. 110-111, 312-315. Éditions Anthropos,
Paris 1967.
[12]
Cf. l'introduction de Marx à la deuxième édition du tome 1
du « Capital », dans laquelle il cite, en l'approuvant, le
passage du « Viestnik Evropy » (Messager d'Europe) de mai
1872, où il est dit explicitement que, pour Marx, il n'existe
pas de lois abstraites de la vie économique, applicables au
passé et au présent.
[13]
Nous nous sommes efforcés d'examiner le même phénomène
dans notre « Traité d'Économie marxiste », vol. I, pp.
32-34.
[14]
Voir dans la «Neue Zeit» de la période 1900-1910 notamment
les articles sur l'organisation des trusts aux États-Unis,
sur l'industrie de construction électrique en Allemagne, etc.
[15]
Rosa Luxemburg : « Réforme sociale ou Révolution », Petite
Collection Maspero, pp. 13-58, Paris, 1969.
[16]
Marx précise par contre explicitement que le capitalisme
n'est concevable qu'en tant que «plusieurs capitaux», c'est-à-dire
qu'en tenant compte de la concurrence («Le Capital», tome
II. p. 16, Éditions sociales, Paris 1928). C'est seulement
dans le cadre de la concurrence que les lois de développement
du capitalisme peuvent être discernées.
[17]
Kautsky développe cette même idée, fût-ce de manière
assez mécaniste, dans ses commentaires sur le programme
d’Erfurt («Das Erfurter Programm», pp. 104-110, Dietz,
Suttgart, 1908, 9e édition).
[18]
Dans le programme du P.C. dont il rédigea le projet, soumis
au 8, Congrès, Lénine fait précéder la description de
l'impérialisme par celle du capitalisme, contenue dans
l'ancien programme du Parti, et introduit ce passage par les
paroles suivantes : « La nature du capitalisme et de la société
bourgeoise, qui domine encore dans la plupart des pays civilisés
et dont l'évolution conduit Inévitablement à une révolution
communiste mondiale du prolétariat. avait été définie
correctement... dans les dispositions suivantes de notre
ancien programme. » (Lénine : « Oeuvres », tome XXIX, pp.
115-116, Mitions sociales, Paris 1962.)
[19]
« Réforme sociale ou Révolution », pp. 48-29, Petite
Collection Maspero, Paris 1969.
[20]
Dans sa préface à «L'Accumulation du Capital», Rosa
indique: « Lorsqu'en janvier de cette année (1912 E.M.), après
les élections pour le «Reichstag». j'ai de nouveau commencé
à rédiger, du moins en une esquisse, cette popularisation de
la doctrine économique de Marx, je me suis heurtée à une
difficulté imprévue. Je n'ai pas réussi à présenter avec
une clarté suffisante le processus d'ensemble de la
production capitaliste dans ses rapports concrets ainsi
qu'avec sa limite historique objective.» C'est alors qu'elle
décida de rédiger «L'Accumulation du Capital».
[21]
Cette question est étudiée minutieusement par Roman
Rosdolskv : « Zur Entstehungsgeschichte des Marxschen
'Kapital'», Band I, pp. 24-78, Europaeische Verlagsanstalt,
Frankfurt, 1968.
[22]
J.-P. Nettl : « Rosa Luxemburg », tome II, p. 839. Nous
avions émis la même idée dans notre «Traité d'Économie
marxiste» dès 1962 (voir dans l'édition actuelle, tome III,
pp. 28-29, 34-36).
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