Le Drapeau Rouge du 1er mai 1970 poursuit
l'effort de transformer Lénine en social-démocrate bon teint.
Jacques Moins se sert à ce propos de l'exemple de la paix de
Brest-Litovsk. Avec « audace et réalisme » Lénine y aurait
découvert la stratégie de la coexistence pacifique. Pour servir
sa thèse, Moins est obligé de dénaturer la pensée et l'action de
Lénine en 1918 en trois aspects principaux.
Se référant à la paix de Brest-Litovsk, Moins
passe sous silence que pour Lénine, cette paix fut une paix
mauvaise, monstrueuse, expression de la rapacité de
l'impérialisme, qu'il fallait accepter la mort dans l'âme
puisqu'elle impliquait l'asservissement de millions de
travailleurs et de paysans sous la botte de l'impérialisme
allemand. Il fallait l'accepter parce qu'on n'avait pas la force
de battre l'armée impériale; mais il ne venait pas un instant à
la pensée de Lénine de proclamer cette paix d'asservissement
comme une excellente chose, une étape sur la voie du socialisme
et de l'émancipation du genre humain.
Lénine n'était pas un opportuniste et ne mentait
pas aux masses. On ne peut en dire autant des staliniens et
khrouchtchéviens qui, se drapant dans le manteau de « léninistes
», travestissent la nature des compromis qu'ils concluent avec
l'impérialisme (quelquefois inévitables, et quelquefois fort
évitables), et les présentent comme des acquis du genre humain.
On cherchera en vain une ligne de ce genre dans les écrits de
Lénine sur la paix de Brest-Litovsk.
Jacques Moins passe ensuite sous silence le fait
que, pour Lénine, la paix de Brest-Litovsk ne fut qu'un
compromis passager. Au VIIe Congrès du P.C.R., il reprend la
formule de Biatanov: « Céder de l'espace pour gagner du temps ».
La Russie soviétique était faible, désarmée. Il fallait gagner
du temps pour modifier les rapports de force; reconstituer une
nouvelle armée, l'Armée Rouge; attendre que mûrisse la
révolution internationale, et notamment la révolution allemande.
Lénine l'a dit et redit: tous les compromis avec la bourgeoisie
internationale ne sont que des armistices entre deux combats. On
est loin d'une « stratégie de coexistence pacifique ».
Finalement, Moins élimine complètement le cadre
plus général dans lequel se place la paix de Brest-Litovsk, et
tout le « réalisme » de Lénine: celui de la poursuite tenace du
but: la révolution mondiale, mise à l'ordre du jour par l'époque
de crise générale du capitalisme. Les adversaires de la paix de
Brest-Litovsk dans les rangs des bolcheviks ne différaient pas
de Lénine, parce qu'ils mettaient au premier plan les intérêts
de la révolution mondiale, tandis que Lénine leur aurait opposé
le principe de la « coexistence pacifique ». Non, la différence
entre Lénine et ceux qui combattaient à ce moment sa politique,
ne porta que sur les moyens tactiques pour atteindre le tout.
Lénine affirmait qu'on n'aiderait pas mais qu'on
affaiblirait les progrès de la révolution internationale, en
permettant au militarisme allemand d'abattre la jeune République
des Soviets. Cet argument, fort valable, se place dans le cadre
de la même stratégie vers la révolution internationale.
Qu'est-ce que cela implique? D'abord que Lénine
et Trotsky ne cessèrent pas un seul instant leur agitation
publique en faveur de la révolution allemande, même au moment où
ils signèrent la paix avec l'impérialisme allemand. Et cette
agitation s'est avérée extrêmement efficace, tel qu'en témoigne
par exemple le général Ludendorff qui a constaté
rétrospectivement que c'était par ce biais que le « virus
révolutionnaire » s'est infiltré dans l'armée allemande.
Ensuite, que loin d'appeler les communistes
allemands à aligner leur propagande et leur action sur la
manœuvre diplomatique du gouvernement soviétique, Lénine et
Trotsky n'attendaient qu'une poursuite accélérée de leur action
révolutionnaire en Allemagne (de même qu'ils s'attendirent à ce
que les révolutionnaires français, britanniques, italiens
poursuivent sans relâche la lutte contre leur propre
bourgeoisie).
Qu'on compare cette attitude avec celle de
Staline, Khrouchtchev ou Brejnev, qui non seulement cessent
toute propagande révolutionnaire dirigée contre un gouvernement
impérialiste avec lequel ils concluent un accord temporaire;
mais qui de plus réclament un alignement servile des P.C. de
chaque pays sur la manœuvre diplomatique temporaire de URSS
(p.ex. en 1940, les communistes allemands, en pleine
clandestinité, étaient obligés de proclamer Churchill - et non
Hitler - comme ennemi impérialiste numéro 1 « pour ne pas nuire
au pacte germano-soviétique »).
Toute la différence entre l'opportunisme et le
réalisme révolutionnaire est là. Le révolutionnaire réaliste
Lénine proclame: « Les intérêts de la révolution internationale
exigent que le pouvoir des Soviets, ayant renversé la
bourgeoisie dans un pays donné, vienne en aide à cette
révolution, mais en choisissant une forme d'assistance en
rapport avec ses forces. » L'opportuniste khrouchtchévien
proclame au contraire: « La modification de la situation
internationale » permet de substituer la stratégie de la
coexistence pacifique à celle de la révolution internationale.
Le but stratégique, ce n'est plus la révolution, c'est la
défense de la paix.
Personne de sensé, parmi les marxistes
révolutionnaires, n'a jamais réclamé de l'U.R.S.S. qu'elle fasse
des interventions militaires en faveur de la révolution
internationale, au delà de ses frontières (les dirigeants
soviétiques, si férus de « coexistence pacifique », n'ont point
hésité à effectuer - pareille intervention en Hongrie et en
Tchécoslovaquie, sous prétexte de défense du « camp socialiste
», soit dit en passant).
Ce qu'on peut reprocher aux dirigeants de la
bureaucratie soviétique, et à ceux qui ont puisé dans cette
source suspecte une étrange version du « léninisme » que Lénine
aurait été le premier à récuser, c'est qu'ils cherchent à
freiner, à empêcher, ou même à combattre les efforts
d'émancipation révolutionnaire des masses laborieuses de par le
monde, sous prétexte que ces efforts risquent de «provoquer» la
guerre mondiale ou d'« accroître la tension internationale».
Sous-jacente à cette théorie est la conception
selon laquelle seules seraient admissibles les révolutions
contre lesquelles l'impérialisme est dans l'incapacité de réagir
par la violence. Pareille conception devrait condamner a
posteriori la révolution russe, la révolution yougoslave, la
révolution chinoise, la révolution vietnamienne, la révolution
cubaine, contre lesquelles l'impérialisme a chaque fois
déclenché une riposte militaire. Mais elle n'est pas plus
valable pour le présent et l'avenir qu'elle ne le fut pour le
passé.
Car la lutte révolutionnaire des masses, issue
de contradictions sociales devenues irrépressibles, ne peut pas
plus se déclencher sur commande qu'elle ne peut être arrêtée sur
commande. Cette lutte révolutionnaire se heurtera toujours à la
violence contre-révolutionnaire. Et le seul choix qu'ont dès
lors les tenants de la ligne de la coexistence pacifique, c'est
soit de s'effacer devant le processus révolutionnaire de leur
propre pays (comme le firent les khrouchtchéviens cubains, de
1954 à 1958), ou pire encore, de le combattre ouvertement (comme
le firent les staliniens espagnols de 1936 à 1938), soit de
s'intégrer dans le processus révolutionnaire... en oubliant
(momentanément) la stratégie de la coexistence pacifique.
Faut-il identifier les rapports entre Etats avec
la stratégie des organisations révolutionnaires? Pas
complètement. Entre Etats, y compris des Etats de nature sociale
différente, des accords, des armistices, des trêves sont
inévitables, que des organisations révolutionnaires n'ont à
imiter ni dans le domaine de la propagande, ni dans celui de
l'action.
Si par « coexistence pacifique » on veut dire
cette banalité, qu'un Etat ouvrier doit pouvoir conclure des
accords commerciaux, des accords d'armistice et des traités de
paix avec des Etats bourgeois, il n'y aurait pas de quoi
fouetter un chat. A condition cependant qu'on n'implique pas que
du même fait, il cesse sa propagande en faveur du renversement
du pouvoir bourgeois dans les autres pays. A condition qu'on
n'implique pas qu'il cesse de dénoncer publiquement tous les
actes de brigandage, d'oppression, d'exploitation, tous les
actes de diplomatie secrète, dont se rendent coupables les
gouvernements capitalistes, même ceux avec lesquels il vient de
conclure une paix. A condition qu'on n'implique pas que du même
fait, les révolutionnaires de ces pays doivent cesser, ne fût-ce
qu'un seul jour, leurs efforts patients et imperturbables de
dresser les masses de leur pays contre leur gouvernement
bourgeois, et de préparer ainsi une révolution socialiste. Mais
ce sont ces conceptions-là que les khrouchtchéviens veulent
introduire en contrebande sous le couvert du « léninisme ». Et
avec elles, Lénine n'a vraiment rien à voir. |