L'oeuvre que Lénine a accomplie au
cours de sa vie forme un tout au sein duquel il n'est pas possible de séparer
la théorie de la pratique. Lénine lui-même a déclaré : " Sans
théorie révolutionnaire, pas de pratique révolutionnaire ".
Aucune personne sensée ne peut contester aujourd'hui la signification
historique de la Révolution socialiste d'Octobre ou de la création de
l'Etat soviétique.
Ces événements ont marqué de
manière indélibile l'histoire de notre siècle et celui du siècle
prochain. Mais si l'on se place du point de vue des effets à
longue échéance, la conception théorique qui a rendu possible
ces grands événements devient aussi importante sinon davantage
que les faits eux-mêmes. Car c'est précisément cette
conception qui permettra à la longue d'étendre à l'échelle
de la planète la Révolution d'Octobre, tentative qui a
temporairement échoué du vivant de Lénine et de Trotsky.
Le corps du léninisme, qui développe le marxisme à l'époque
impérialiste, repose sur sept piliers principaux. Ces sept
parties constitutives essentielles du léninisme demeurent aussi
valables aujourd'hui que lors de la mort de Lénine voici
quarante-six ans - et il y a plus : leur signification entière
ne commence à être compris qu'aujourd'hui par des masses sans
cesse grandissantes d'ouvriers, de paysans pauvres,
d'intellectuels révolutionnaires et d'étudiants dans plusieurs
parties importantes du monde.
1. L'IMPERIALISME : DERNIER STADE DU CAPITALISME
La théorie de l'impérialisme en tant que phase suprême du
capitalisme au sein de laquelle la libre concurrence mène à la
création de grands monopoles (trusts, holdings, cartels,
konzerns, et nous pourrions ajouter aujourd'hui les sociétés
multinaltionales), c'est-à-dire à a domination par une petite
poignée de groupes financiers de l'économie et de la société
des pays impérialistes et de leurs satellites coloniaux et
semi-coloniaux.
L'impérialisme ne signifie pas nécessairement la fin de la
croissance économique, le point final de la croissance
des forces productives. Mais il signifie que le capitalisme a
rempli sa tâche historiquement progressive de créer un marché
mondial et d'introduire une division internationale du travail,
et qu'une époque de crise structurelle de l'économie mondiale
s'est ouverte.
Cette crise structurelle, bien qu'elle coïncide parfois avec
les crises conjoncturelles profondes de surproduction (comme ce
fut le cas en 1929-33 et au cours des soi-disant "récessions"
qui suivirent), est caractérisé par deux traits absolument réactionnaires
: dans les parties sous-développées du globe, elle fait
obstacle justement aux processus de libération nationale,
d'unification, d'émancipation agraire et d'industrialisation
que les grandes révolutions bourgeoises du passé ont réalisés
en Occident.
Dans les pays impérialistes eux-mêmes, elle est marquée par
un parasitisme croissant et effroyable (gaspillage à grande échelle
des ressources matérielles et humaines, non seulement à la
suite de guerres, de chômage, de surproduction, etc., mais
aussi par l'augmentation massive des frais de vente et de
distribution, la dégradation systématique de la qualité des
produits, la menace de rupture de l'équilibre écologique et
celles quelle fait peser sur la survie physique même de
l'humanité.
2. LE CARACTERE REVOLUTIONNAIRE DE NÔTRE EPOQUE
La théorie du caractère révolutionnaire de notre époque, de
l'" actualité " de la révolution socialiste découle
directement de la crise structurelle du capitalisme mondial.
Alors que cette crise est permanente (quoique marquée par des
hauts et des bas, des périodes de stabilisation temporaire et
de grande instabilité du capitalisme dans les pays et les
continents clés), il n'existe pas du point de vue léniniste de
" situations révolutionnaires permanentes " : si la
classe ouvrière ne met à profit une combinaison favorable de
circonstances pour conquérir le pouvoir, une défaite de la révolution
crée les conditions préalables d'un retour temporaire de la
classe capitaliste. La révolution socialiste mondiale qui se
trouve à l'ordre du jour depuis la première guerre mondiale
emprunte la forme d'un processus.
La chaîne de pays assujettis par le capitalisme impérialiste
se rompt d'abord en ses maillons les plus faibles (ceux-ci
peuvent être des pays sous-développés comme la Russie et la
Chine, mais il n'existe pas de loi dans la pensée de Lénine prévoyant
qu'il doive en être ainsi).
Pour Lénine, si les travailleurs de chaque pays où se présente
une situation révolutionnaire favorable doivent s'emparer du
pouvoir par tous les moyens possibles, ils doivent considérer
ceci comme un moyen de renforcer les forces révolutionnaires
des pays voisins et à l'échelle mondiale et ils devraient
toujours se considérer eux-mêmes comme un détachement du
mouvement communiste mondial.
3. LE PARTI
La théorie du parti révolutionnaire d'avant-garde qui est basée
sur une compréhension correcte, dialectique, de l'interrelation
entre les luttes de masse objectives et la conscience de classe
sous l'empire du capitalisme.
Défendant et développant les concepts de Marx et d'Engels du
matérialisme historique et dialectique, Lénine rejetait la
croyance mécaniste et naïve que la lutte de classes engendre
par elle-même la possibilité pour la classe exploitée - semée
de toutes les sources principales de la science - de
reconstruire spontanément la théorie marxiste, le produit suprême
de siècles de progrès intellectuels et scientifiques de
l'humanité.
La théorie marxiste, la conscience de classe socialiste,
doivent être injectées de l'extérieur dans la lutte de
classes par les efforts conscients d'une avant-garde révolutionnaire.
Sans pareil effort soutenu, la majorité écrasante de la classe
ouvrière demeure assujettie à l'influence prédominante de
l'idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise. Mais si elle ne
parvient pas à se fondre dans une importante avant-garde ouvrière,
la minorité révolutionnaire n'est pas encore un parti mais
demeure une tentative de construire un tel parti. Lénine
rejetait toutes les conceptions d'avant-garde autoproclamées.
Il s'agissait à ses yeux de soumettre la théorie à l'épreuve
de la pratique, c'est-à-dire la capacité de l'avant-garde de
mener effectivement de larges luttes ouvrières. Et le test suprême
du parti - la direction au cours de la lutte pour le pouvoir -
présuppose la conquête du soutien conscient de la majorité de
la classe ouvrière et des masses laborieuses.
4. LES CONSEILS OUVRIERS
La théorie des conseils ouvriers (soviets) en tant
qu'instruments du pouvoir de la dictature du prolétariat, et en
tant que formes de démocratie supérieures à la démocratie
parlementaire bourgeoise. Comme Marx, Lénine croyait qu'il
existe une période de transition entre le capitalisme et le
socialisme appelée la dictature révolutionnaire du prolétariat.
Pas plus que Marx, Lénine ne croyait possible de renverser le
capitalisme par la voie des réformes graduelles des élections
parlementaires ou de la législation dans le cadre des
institutions bourgeoises. La victoire de la révolution
socialiste présuppose non seulement la propriété collective
des moyens de production mais aussi la destruction de la machine
d'Etat bourgeoise - c'est-à-dire de l'appareil répressif dirigé
contre la grande masse de la population. L'essence de l'Etat
ouvrier, autrement dit de la dictature du prolétariat, ne réside
pas pour Lénine dans quelque cauchemar " totalitaire"
de type 1984 (1), mais, comme il l'a décrit dans " L'Etat
et la Révolution ", dans un système démocratique
centralisé de conseils ouvriers librement élus exerçant
simultanément toutes les fonctions législatives et executives,
comme l'avait fait la Commune de Paris.
Pour Lénine la dictature du prolétariat signifie que pour les
travailleurs et les masses laborieuses jouiront de plus de
libertés démocratiques effectives que sous n'importe quel régime
de démocratie bourgeoise. Elle signifie la jouissance pleine et
sans restrictions de la liberté de presse, de la liberté
d'association et de manifestation pour tous les groupes de
travailleurs (et non seulement pour un seul parti) aussi bien
que les moyens matériels de jouir de ces libertés.
Même en ce qui concerne les classes bourgeoises, Lénine
n'excluait pas par principe la possibilité qu'elles puissent
jouir des libertés démocratiques sous la dictature du prolétariat,
mais il n'était pas prêt non plus à leur en garantir
l'exercice. Dans son esprit ceci était une question de rapport
de forces et de la violence de l'opposition contre-révolutionnaire
à la classe ouvrière victorieuse.
En ce qui concerne le rôle dirigeant du parti au sein des
institutions soviétiques, pour Lénine ceci relevait
strictement de la persuasion politique, de la capacité de
gagner l'allégeance d'une majorité et n'aurait rien à voir
avec une répression systématique de toutes les tendances en présence
(Lénîne n'admit la nécessité de cette répression qu'au
cours des circonstances exceptionnelles de guerre civile,
lorsque la plupart de ces tendances étaient impliquées dans
une violence militaire ouverte contre le gouvernement révolutionnaire).
5. L'INTERNATIONALE
La théorie de l'internationalisme, l'internationale étant la
seule forme d'organisation pour l'avant-garde prolétarienne et
les Etats ouvriers adaptée aux besoins de l'économie mondiale
et de l'humanité laborieuse qu'engendre l'impérialisme. C'est
pourquoi Lénine proclame la nécessité d'une IIIe
Internationale le jour même où il reconnaît que la IIe est
morte. C'est pourquoi jusqu'à la fin, il est un défenseur
passionné du droit à l'autodétermination de toutes les
nations.
C'est pourquoi il proclama la nécessité de l'indépendance de
l'Internationale Communiste par rapport à l'Etat soviétique :
aucune manœuvre de cet Etat (par exemple le fait de conclure
une trêve avec l'impérialisme allemand, l'alliance avec l'Etat
kémaliste en Turquie, etc.) ne devait impliquer quelque
changement d'orientation que ce soit de l'Internationale
Communiste par rapport à sa ligne politique consistant à préparer,
favoriser et assurer partout les meilleures conditions possibles
pour la victoire des luttes révolutionnaires prolétariennes
partout dans le monde.
Pour la même raison, il s'opposait à toute tentative de
russification des républiques soviétiques non russes et considérait
l'attitude des communistes dès pays impérialistes envers les
mouvements nationaux de libération des pays opprimés par leur
propre bourgeoisie comme la pierre de touche de
l'internationalisme.
6. ROLE DU PARTI
La théorie de la centralisation politique, par un parti révolutionnaire
d'avant-garde, de toutes les exigences démocratiques
progressistes des masses et des mouvements de masse, en un flot
unique canalisé vers la révolution socialiste. Alors que Lénine
développa cette conception à une époque à laquelle il
n'acceptait pas encore l'idée de la transcroissance
ininterrompue de la révolution russe en révolution socialiste,
il maintint et développa cette conception pendant les années
de fondation de l'Internationale Communiste, lorsqu'il basa
toute sa pensée sur la stratégie orientée vers la révolution
socialiste mondiale.
Cette conception découle d'une compréhension dialectique de la
stratification des classes ouvrières et des masses laborieuses
en couches possédant des niveaux de conscience différents et
ayant des intérêts immédiats, qu'il s'agit de réunir toutes
(pour autant qu'elles n'aient pas entraîné des causes contre-révolutionnaires)
en vue de créer les conditions propices à une révolution de
masse. Elle découle aussi d'une compréhension profonde de la
nature pntidémocratique et réactionnaire de l'impérialisme
qui non seulement prive la majorité de l'humanité des droits
aussi élémentaires que ceux de l'indépendance nationale et de
la dignité, mais qui tend aussi à ronger dans les pays impérialistes
eux-mêmes les conquêtes mêmes des révolutions bourgeoises démocratiques
du passé.
Mais, contrairement aux opportunistes de toute sorte, la
conception léniniste d'unification de la lutte pour les
revendications démocratiques et les revendications transitoires
n'impliquait en aucune façon le rejet ou ;la subordination de
l'objectif socialiste aux souhaits ou aux préjudices des "
alliés " temporaires ; au contraire, elle se basait sur la
conviction ferme que seule la révolution socialiste victorieuse
pouvait entraîner le triomphe final et décisif des objectifs démocratiques.
7. LE CENTRALISME DEMOCRATIQUE
La théorie du régime intérieur du parti basé sur le
centralisme démocratique, qui ne signifie pas seulement le régime
de la majorité, l'exigence pour les minorités d'appliquer en
pratique les décisions de la majorité, mais aussi des droits démocratiques
entiers de discussion au sein du parti, le droit de former des
tendances, de soumettre des plate-formes politiques collectives
aux congrès du parti, discutées au même titre que celles de
la direction, celui pour les membres d'avoir une information
entière et impartiale sur les divergences politiques qui
apparaissent dans l'organisation, etc., etc.
C'est ainsi, que le Parti Bolchevique et l'Internationale
Communiste fonctionnaient du vivant de Lénine. On peut considérer
comme un indice du fossé qui sépare le léninisme du
centralisme bureaucratique aujourd'hui appliqué en U.R.S.S. et
en Europe de l'Est que la tentative hésitante de la direction
du P. C. Tchécoslovaque d'en revenir en 1968 à certaines de
ces normes léninistes dans un nouveau projet de statuts pour le
XIVe Congrès du Parti devint la cible d'une furieuse campagne
de Brejnev et Cie en tant qu'indice de " tendances droitières
et antisocialistes " au sein de ce parti.
Déjà avant la mort de Lénine beaucoup de ces principes de
base du léninisme, sinon tous, commençaient à être mis en
question par la nouvelle direction stalinienne au sein du
P.C.U.S. et de l'Internationale Communiste. Le dernier combat de
Lénine fut une tentative désespérée de stopper cette
perversion de sa doctrine. Ce révisionnisme n'était évidemment
pas un phénomène purement idéologique. Il reflétait un
profond déplacement social interne de la société russe post-révolutionnaire
et du P.C.U.S.
Sur la base de la passivité croissante de la classe ouvrière
russe - découlant de l'arriération du pays et du recul
temporaire de la révolution mondiale - une couche
bureaucratique parasitaire monopolisa l'exercice du pouvoir et
l'administration de l'Etat et de l'économie. Elle se
"subordonna impitoyablement le parti, le déformant en un
appareil défendant ses propres intérêts particuliers, le cas
échéant contre les intérêts historiques et immédiats de la
révolution mondiale et de la classe ouvrière elle-même. Le
stalinisme a été l'expression idéologique de l'ascension de
cette élite parasitaire. C'est l'antithèse même du léninisme,
doctrine prolétarienne de la révolution socialiste.
LE LEGS DE LÉNINE
L'opposition de gauche autour de Trotsky et, plus tard, la IVe
Internationale, maintinrent et enrichirent le legs du léninisme
au cours des années de réaction et de retrait de la révolution
mondiale. A celles-ci succède aujourd'hui une époque nouvelle
de montée révolutionnaire mondiale. Un nombre croissant
d'ouvriers, d'étudiants et d'intellectuels révolutionnaires et
de paysans pauvres, comprennent la validité du léninisme et
participent à la construction de nouveaux partis révolutionnaires
à l'échelle mondiale. L'avenir appartient au léninisme. C'est
pourquoi il appartient à la IV Internationale.
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