Il
y a quelque chose d'indécent dans le spectacle de ceux qui, après
avoir momifié l'enseignement de Lénine, n'hésitent point à présenter
le plus grand révolutionnaire de notre siècle comme un "bonhomme
pas méchant du tout", en somme un social-démocrate comme un
autre, et "grand réaliste politique" avec ça.
Que des adversaires avérés du
léninisme s'efforcent de dénaturer les idées d'un homme
qu'ils craignent encore davantage que son "œuvre
pratique", cela n'a rien d'étonnant. Après tout, des
porte-parole de la bourgeoisie des Etats-Unis ont émis
l'opinion qu'ils échangeraient volontiers quelques centaines
"d'agitateurs violents" américains contre quelques
centaines de "communistes soviétiques" bien disciplinés.
Et M. Simonet (1), qui ne trouve aucune difficulté à
collaborer avec Jackie Nagels (2), craint comme la peste ces
"débiles mentaux" et "meneurs
professionnels" qui s'imaginent appliquer les idées de Lénine
à notre époque et au sein de "son" université.
Il est un fait que l'Union Soviétique bureaucratisée sert de
repoussoir pour les masses de jeunes ouvriers et étudiants
radicalisés d'Occident. Elle permet de ce fait d'augmenter la
cohésion interne de la société capitaliste contemporaine.
Tandis que les "agitateurs", armés de conceptions léninistes,
et qui s'évertuent à développer dans les pays impérialistes
un mouvement révolutionnaire autonome, adapté aux conditions
de notre époque sont autrement dangereux pour la stabilité de
cette société dont ils peuvent faire surgir à la surface
toutes les contradictions profondes et explosives.
Que les causes profondes de ces explosions résident dans les
contradictions sociales, et non dans les agitateurs qui les
"révèlent", nos adversaires bourgeois et réformistes
sont évidemment trop aveuglés par leurs intérêts de classe
ou trop malhonnêtes pour l'admettre.
Mais qu'ils reconnaissent le rôle de révélateurs que peuvent
jouer les militants d'avant-garde organisés, c'est un hommage
qu'ils rendent malgré eux à Lénine. C'est un hommage qui est
plus approprié au centième anniversaire de sa naissance que la
tentative de ses pseudo-héritiers de le transformer en un
simple politicien rusé. C'est en défendant là théorie
d'organisation de Lénine qu'on démontrera le mieux l'actualité
du léninisme. Car c'est cette théorie d'organisation qui est
incontestablemient son apport essentiel au développement du
marxisme.
QU'EST-CE QUE CEST QUE CETTE THEORIE D'ORGANISATION?
D'aucuns cherchent à présenter cette théorie comme une série
de recettes techniques, afin d'assurer l'efficacité des
militants ouvriers. Il y a incontestablement de telles
"recettes" d'organisation chez Lénine; mais elles ne
constituent ni l'essentiel ni surtout le fondement théorique de
sa conception d'organisation.
Celle-ci s'appuie sur deux théories principales : une théorie
de la formation de la conscience de classe au sein de la classe
ouvrière ; une théorie de l'organisation de combat tendue vers
la préparation d'une révolution sociale.
Lénine part d'une constatation que toute l'histoire du
mouvement ouvrier ne peut que confirmer. Si la lutte de classe
entre ouvriers et capitalistes est une conséquence inévitable
de la division de la société capitaliste en classes aux intérêts
opposés les unes aux autres ; si des formes diverses
d'organisation ouvrière sont des conséquences inévitables de
cette lutte de classe au sein du régime capitaliste,
l'apparition d'une conscience de classe socialiste, d'une
conscience claire de la nécessité de pousser la lutte de
classe jusqu'au renversement du régime capitaliste et à la
construction d'une société sans classes, n'est point un résultat
automatique ou fatal de la lutte de classe ou de l'organisation
de classe elles-mêmes.
Nous avons connu dans l'histoire l'exemple de la classe ouvrière
anglaise, pendant toute la seconde moitié du XIXe siècle, ou
de la classe ouvrière des Etats-Unis, au cours des trente-cinq
dernières années, qui ont mené d'innombrables grèves, qui
constituent de puissants syndicats, et qui néanmoins, dans leur
immense majorité, restent prisonnières d'idées politiques
bourgeoises, restent enfermées dans l'horizon de la société
capitaliste.
Cela n'est pas étonnant quand on constate les énormes efforts
que la société bourgeoise entreprend, par le truchement de
l'enseignement, de l'Eglise, de la presse, de la radio-télévision,
de la publicité et de mille autres instruments directs et
indirects, pour façonner les idées de la grande masse
laborieuse d'un pays capitaliste. Et c'est encore moins étonnant
quand on comprend à sa juste valeur l'effet qu'un travail épuisant,
énervant, parcellaire, doit exercer sur la capacité d'un
travailleur de comprendre tous les ressorts fort complexes de la
société qui façonnent sa vie quotidienne. Il en saisit
souvent quelques-uns (par exemple que le patron l'exploite).
Pour les saisir tous, il faut soit une expérience longue et
différenciée, soit une "contre-éducation" que seule
une organisation révolutionnaire peut lui procurer. En soi,
l'insuffisance du niveau de conscience de classe de la grande
masse ne serait pas si grave si celle-ci était confrontée avec
une époque historique très longue sans crises révolutionnaires
importantes. On pourrait alors espérer qu'à travers de
nombreuses expériences partielles, petit à petit une fraction
croissante des travailleurs accéderait à cette conscience de
classe socialiste ou politique.
Mais dès lors qu'on s'attend à des crises révolutionnaires à
brève ou moyenne échéance, on ne peut plus s'en remettre à
un tel espoir (d'ailleurs la plupart des fois vain). Il faut
dans ce cas que tous ceux qui ont déjà acquis la conscience de
classe politique - qui sont déjà devenus des marxistes révolutionnaires
- s'organisent pour élever le niveau de conscience des ouvriers
avancés, afin de les préparer au maximum aux grands combats à
venir. Cette tâche ne peut être accomplie que par une
organisation de combat d'avant-garde.
Lénine crut dès 1902 qu'une révolution approchait en Russie;
l'histoire ne lui a pas donné tort. Il était convaincu dès
1914 que des révolutions éclateraient dans les années à
venir dans un grand nombre de pays du monde; cela aussi a été
confirmé par l'histoire. C'est pourquoi il mit à l'ordre du
jour la construction d'une telle organisation d'avant-garde dès
1902 en Russie, et dès 1914 à l'échelle internationale.
LÉNINE SE MEFIAIT-IL DES MASSES ?
Y a-t-il, sous-jacente à cette conception, un mépris des
masses et de leur capacité d'action spontanée ? Ceux qui
l'affirment doivent soit dénaturer l'œuvre de Lénine, en
passant délibérément sous silence tout ce qui contredit leur
affirmation, soit présenter Lénine comme un vulgaire
opportuniste qui dit blanc un jour pour dire noir le jour
suivant.
En réalité, Lénine n'avait pas moins d'enthousiasme, pas
moins d'admiration pour les élans de combat des masses que Rosa
Luxemburg ou que Trotsky. On peut citer à ce propos des
dizaines de passages de ses écrits. Contentons-nous d'une seule
citation : "La grève grandiose déclenchée au mois de mai
(1912 - E. M.) par le prolétariat de Russie et les
manifestations de rue qui s'y rattachent, les tracts révolutionnaires
et les discours révolutionnaires prononcés devant les foules
d'ouvriers ont montré avec éclat que la Russie est entrée
dans une phase d'essor de la révolution. Cet essor n'a pas été
un coup de tonnerre dans un ciel serein. Non, il était préparé
depuis longtemps par toutes les conditions de la vie russe : les
grèves de masse provoquées par le massacre de la Lena et
celles observées à l'occasion du 1er mai n'ont fait que
marquer son avènement définitif. Le triomphe momentané de la
contre-révolution était indissolublement lié au déclin de la
lutte des masses ouvrières. Le nombre des grévistes donne une
idée de l'étendue de cette lutte, idée approximative il est
vrai, mais absolument objective et précise (...). L'essor révolutionnaire
des masses impose de grandes responsabilités à tout ouvrier
social-démocrate, à tout démocrate honnête. Soutenir de
toutes les manières le mouvement naissant des masses (il
faudrait dire aujourd'hui : le mouvement révolutionnaire des
masses qui a commencé) et assurer son extension sous les mots
d'ordre du parti, appliqués sans réserve : c'est ainsi que la
Conférence nationale du P.O.S.D.R. (Parti Ouvrier Social-Démocrate
de Russie) a défini ces responsabilités. " (Lénine,
" Œuvres ", tome XVIII, pp. 100, 107.)
Quiconque lira ces lignes de bonne foi n'y trouvera pas la
moindre parcelle de méfiance à l'égard du mouvement spontané
des masses. Personne n'y trouvera le moindre indice qu'il révât
d'une "révolution sur commande", soigneusement manœuvrée
et téléguidée par son parti.
Non, Lénine savait mieux que quiconque que les grandes
explosions de colère et de lutte des masses laborieuses
ne peuvent partir d'après un horaire préétabli, ni être
minutieusement préparées dans les moindres détails. Sans de
telles explosions spontanées, il n'y a jamais eu et il n'y aura
jamais de véritable révolution. Lénine, qui était un vrai révolutionnaire,
connaissait à fond cette nature de toute révolution.
Ce qui le séparait des "spontanéistes", ce n'était
pas un mépris ou une sous-estimation de l'action spontanée des
masses. C'était la compréhension des limites de cette spontanéité,
qui, par elle-même, ne peut pas renverser l'Etat bourgeois et
l'économie capitaliste.
D'abord parce que cette spontanéité est discontinue, peut
retomber aussi vite qu'elle a démarré, et ne peut laisser
qu'un goût de cendres, si les trésors d'expérience qu'elle dégage
auprès de nombreux travailleurs ne sont pas systématisés
consciemment, et cristallisés sous forme de cadres organisés.
Ensuite parce que cette spontanéité est inorganisée en face
d'un ennemi supérieurement organisé et centralisé, et qu'elle
risque donc de disperser ses énergies dans des dizaines de
combats partiels, qui seront successivement contenus et brisés
par un adversaire jouissant à fond des avantages de la
centralisation.
Enfin, parce que la révolution socialiste réclame un degré
d'organisation et de conscience élevé, à substituer au mélange
d'anarchie et d'autoritarisme qui caractérisent le capitalisme
des monopoles. Sans une longue expérience d'organisation et de
programme révolutionnaires, les travailleurs d'avant-garde ne
trouveront pas brusquement, à l'heure H, les ressources nécessaires
pour effectuer cette œuvre de reconstruction délibérée de
toute la société.
Pour Lénine, l'organisation révolutionnaire permet d'unifier
les expériences de luttes partielles, de faire accumuler ces
expériences par des travailleurs jadis enfermés dans l'horizon
étroit d'une entreprise, d'une ville, d'une région, et de dégager
ainsi une conscience politique, qui résulte précisément de
cette "centralisation" politique.
PARTI D'AVANT-GARDE ET PARTI DIT DE MASSE
Les adversaires de Lénine affirment que le type d'organisation
qu'il a créé n'est pas démocratique, ou, en tout cas, moins démocratique
que le type d'organisation social-démocrate en usage dans les
partis dits de masse. Cet argument part d'une confusion entre démocratisme
formel et démocratie réelle.
Dans les partis social-démocrates, les instances supérieures
sont toujours élues par des congrès, tandis que Lénine
admettait, pour des conditions de clandestinité et seulement
pour ces conditions-là, des exceptions aux règles d'élection.
Mais dans la pratique du parti bolchevik, du vivant de Lénine,
ces exceptions ont été pratiquement nulles. Le parti de Lénine
était un parti vivant et démocratique, où de très nombreuses
luttes de tendance se déroulaient, tant au sommet qu'à la
base, où les membres étaient informés des différends au sein
des organes dirigeants, et pouvaient trancher ces différends
par des votes, après des discussions parfaitement démocratiques.
La caricature que Staline a faite du centralisme démocratique -
notamment la règle introduite à partir de 1927, qu'une minorité
battue dans un congrès devait non seulement renoncer à défendre
ses opinions en public jusqu'à l'ultérieure période de
discussion, mais devait renoncer à ses idées, devait les
abjurer comme fausses - ne peut s'appuyer sur aucun précédent
dans les écrits ou dans les actes de Lénine.
Mais le fond du problème n'est pas là. La différence entre le
modèle de parti léniniste, et le modèle social-démocrate
d'un parti d'adhérents admis sur la base d'un simple paiement
de cotisation, c'est que le type de parti léniniste est cent
fois plus démocratique.
Toute démocratie réelle présuppose en effet un large degré
d'égalité de chances de participer aux décisions, un large
degré d'égalité d'accès aux informations. Or, le type de
parti léniniste est fondé sur le rassemblement de militants
actifs, et de seuls militants actifs. Il est clair qu'entre de
tels militants, les possibilités de participer à des débats,
de juger avec leur propre tête, et de trancher d'après leur
propre expérience, sont beaucoup plus élevés que dans des
"partis d'inscrits", où la grande masse des adhérents
est entièrement passive, ne possède pas le minimum de
connaissances ou d'expériences pour pouvoir participer à un débat
tant soit peu réel, n'a aucun intérêt à y participer, et
constitue donc une masse de manœuvre idéale entre les mains de
bureaucrates ou de carriéristes, qui peuvent la manipuler comme
bon leur semble dès qu'une opposition les menace (sans parler
du fait qu'une telle masse a tendance à se transformer en
simple clientèle de dignitaires capables de distribuer des prébendes).
LES CONCEPTIONS D'ORGANISATION LENINISTES SONT-ELLES
"RESPONSABLES" DE LA DICTATURE STALINIENNE?
Dans "L'Etat et la Révolution", et dans ses autres écrits
théoriques sur l'Etat, Lénine prône une forme supérieure de
démocratie : la démocratie des conseils ouvriers, élus
librement par tous les travailleurs. C'est une démocratie dans
laquelle tout groupe de travailleurs jouirait de possibilités
pratiques de se faire entendre, de s'exprimer, de s'organiser,
d'avoir accès aux imprimeries et aux salles de réunion, au delà
de tout ce qui existe sous la démocratie parlementaire
occidentale.
L'idée de restreindre ces droits aux seuls membres d'un parti
unique au pouvoir, et même aux seuls dirigeants centraux de ce
parti, ne lui est jamais venue à l'esprit. La Russie des
Soviets, attaquée par la violence contre-révolutionnaire des
armées blanches è l'intérieur, par une douzaine d'armées
d'intervention étrangères, n'a point appliqué ce schéma de
manière intégrale. Mais elle a incontestablement connu,
pendant les premières années de son existence - et
paradoxalement : quand elle était plus faible et plus menacée
! - une véritable démocratie soviétique, l'existence de
plusieurs partis, des élections libres et
"contestataires" pour les soviets, une presse
d'opposition, une démocratie très large au sein du parti
bolchevik lui-même.
Il est vrai que les restrictions de cette démocratie soviétique
ont commencé a été appliquées déjà du vivant de Lénine.
Mais la cause fondamentale n'en réside pas dans les conceptions
léninistes d'organisation. La cause fondamentale réside dans
le déclin d'activité politique des masses ouvrières russes,
épuisées par des années de guerre, de guerre civile et de
privations, déçues par le reflux de la révolution
internationale dont elles avaient espéré un secours décisif,
limitées aussi dans leur capacité d'auto-gouvernement par un
niveau de culture et de qualification insuffisant. La théorie léniniste
d'organisation ne prend tout son sens - c'est Lénine lui-même
qui a souvent insisté sur cet aspect de la question - qu'en
liaison avec une classe ouvrière en activité. Si ce niveau
d'activité tombe, le reflux révolutionnaire est inévitable.
Par un concours de circonstances imprévu, ce reflux révolutionnaire
n'a pas ramené au pouvoir la classe bourgeoise, déjà trop
affaiblie internationalement pour pouvoir restaurer le
capitalisme en Russie. Le pouvoir qui glissa des mains des
travailleurs tomba dans celles d'une couche bureaucratique de
plus en plus privilégiée. C'est là qu'il faut chercher les
racines du stalinisme, et non dans les "erreurs" de Lénine
en ce qui concerne la théorie d'organisation.
Pendant la dernière période de sa vie, Lénine est de plus en
plus conscient de l'énorme puissance de la machine
bureaucratique dont il se voit encerclé. Il se demande avec
effroi si cette couche bureaucratique n'étouffera pas les vrais
communistes. C'est lui, le premier, qui caractérise l'Etat soviétique
comme un "Etat ouvrier bureaucratîquement déformé".
C'est lui qui proclame que l'appareil d'Etat est
"effroyablement bureaucratis". C'est lui qui proclame
qu'il faut "écarter Staline" de sa position de
pouvoir, vu l'énorme concentration de puissance bureaucratique
qu'il a réussi à réunir dans ses mains. C'est lui qui offre
à Trotsky une alliance politique contre la fraction
stalinienne, pour le treizième congrès du parti.
Son dernier combat, c'est pour la démocratie soviétique qu'il
veut le mener. Et si ce combat est perdu, ce n'est pas à cause
de la théorie léniniste du parti, ce n'est pas à cause de
l'existence du parti bolchevik, mais c'est à cause du fait que
le parti au pouvoir n'est plus cet instrument révolutionnaire
d'avant-garde que Lénine avait forgé, mais s'est déjà
largement confondu avec la bureaucratie d'Etat.
La renaissance du léninisme, qui est en cours aujourd'hui de
par le monde, y compris en Union Soviétique, remettra à
l'honneur au sein du mouvement ouvrier, et au sein des futures révolutions
victorieuses, ces principes à la fois généreux et efficaces
qui ont été ceux de Marx avant d'être devenus ceux de Lénine.
L'émancipation des travailleurs ne peut être que l'œuvre des
travailleurs eux-mêmes. La révolution socialiste a pour but de
donner tout le pouvoir aux producteurs associés et non à un
parti quelconque. La dictature du prolétariat est synonyme du régime
de la Commune de Paris, c'est-à-dire de conseils ouvriers élus
au suffrage universel.
L'avant-garde organisée acquiert une hégémonie au sein des
masses laborieuses exclusivement grâce à sa capacité de
persuasion politique, grâce à son programme et à sa ligne
politique supérieures, grâce au dévouement et à l'énergie
majeure de ses membres, mais pas en utilisant la répression ou
la violence à l'égard du reste des masses laborieuses.
Notes de la rédaction:
(1) Président du Conseil d'Administration de l'Université
Libre de Belgique (ULB) à l'époque.
(2) Dirigeant du Parti communiste belge. |