I.
LE SENS DU TOURNANT DE LA SITUATION MONDIALE EN 1968
Les thèses sur la nouvelle montée de la révolution
mondiale que nous présentons au Congrès résument en six
points essentiels le tournant profond qui s'est produit dans la
situation mondiale en 1968 :
1. La
contre-offensive impérialiste, déclenchée au lendemain de la
victoire de la révolution cubaine, a été mise en échec de
manière décisive par la lutte héroïque des masses populaires
vietnamiennes. Cette contre-offensive, dirigée essentiellement
contre la révolution coloniale avait pour but d'empêcher à
tout prix que ne se reproduisent les conditions permettant la
transcroissance de cette révolution en révolution socialiste.
Elle avait commencé par marquer des points importants, avant
tout les coups d'Etat militaires victorieux au Brésil, au
Congo-Kinshasa et en Indonésie qui ont déterminé des points
d'arrêt momentanés de la révolution coloniale dans trois de
ses épicentres principaux. L'intervention contre-révolutionnaire
massive de l'impérialisme américain au Vietnam représentait
en quelque sorte le point culminant de cette contre-offensive.
Elle a échoué avant tout grâce au courage et à la combativité
indomptables des masses vietnamiennes qui, depuis l'offensive du
Têt 1968, sont passées à l'attaque contre les forces armées
américaines et leurs fantoches, et les ont obligées de se
retirer d'une grande partie des campagnes, où un nouveau
pouvoir d'Etat, élu par les paysans pauvres, commence à être
mis en place. L'ampleur imprévue du mouvement anti-guerre aux
Etats-Unis, que les marxistes-révolutionnaires essayent
actuellement de faire pénétrer au sein de l'armée impérialiste
qu'il faut décomposer, a joué un rôle important, bien que
subsidiaire, dans le même sens. C'est l'ampleur du mouvement
international de solidarité avec la révolution vietnamienne
qui a obligé le Kremlin à lui accorder également une aide matérielle
importante, bien que sans commune mesure avec ses possibilités
et avec l'engagement des forces impérialistes.
2. La résistance victorieuse du peuple
vietnamien a coïncidé avec un ralentissement général de la
croissance de l'économie des pays impérialistes. La succession
des récessions japonaise, italienne, française, britannique,
ouest-allemande a débouché sur un premier mouvement de chute
du taux de croissance de l'économie américaine en 1967-68 et
conduira à une nouvelle récession américaine, sans doute
cette année ou l'année prochaine. Ce ralentissement de la
croissance de son économie a réduit la marge de manœuvre de
l'impérialisme, déjà entamée par ailleurs par les coûts et
les pertes imprévues de la guerre du Vietnam. Il en a résulté
un durcissement général du Capital devant la classe ouvrière,
sauf au Japon. Aux Etats-Unis, les salaires réels ont même
cesse d'augmenter depuis plus de deux ans. En Allemagne
occidentale, la première récession depuis la fin de la 2e
guerre mondiale a fait baisser aussi pour la première fois la
masse salariale globale. En France et en Italie, le taux de
croissance des salaires, considérable au début des années
1960, s'est nettement ralenti à partir des récessions dans ces
pays. En Grande-Bretagne, la politique réactionnaire de blocage
des salaires, puis la politique des revenus du gouvernement
Wilson, ont même par moment fait baisser les salaires.
3. II s'en est suivi un changement général
de climat socio-économique en Europe occidentale qui a contribué
à l'éclatement de la révolution de mai 1968 en France. Dans
la plupart des pays impérialistes, un chômage massif des
jeunes a réapparu résultant de la coïncidence du
ralentissement de la croissance économique et de la poursuite
de la 3e révolution industrielle, marquée par un accroissement
exceptionnel de la productivité. Ce chômage a joué un rôle
important pour transférer vers les entreprises l'esprit de révolte
sociale manifestée par les étudiants sur les barricades. L'éclatement
des premières luttes révolutionnaires de grande ampleur en
Europe occidentale depuis vingt ans n'est ni un phénomène épisodique,
ni un phénomène limite a un seul pays. Un climat social de pré-Mai
s'établit en Italie et en Espagne, et même un pays comme la
Grande-Bretagne évolue dans cette direction, fût-ce à un
rythme plus lent. Ainsi, l'interrelation entre les trois grands
secteurs de la révolution mondiale, telle qu'elle se
manifestait au cours des vingt dernières années, se trouve
profondément
modifiée. Le prolétariat des pays impérialistes est de
nouveau appelé à jouer un rôle
important, sinon prépondérant, au sein de ce processus global,
dans les années à venir.
4. La défense victorieuse de la révolution
vietnamienne, puis la relance de la lutte révolutionnaire dans
les pays impérialistes, a donné à la révolution coloniale le
temps de dépasser les résultats les plus débilitants des échecs
temporaires subis dans la période 1962.1967. La reprise a
d'abord été nette dans le sud-est asiatique ou l’influence
de la révolution vietnamienne a été la plus immédiate. Elle
s'étend aujourd’hui progressivement à plusieurs secteurs de
la péninsule indienne - à commencer par le Bengale occidental
et oriental - puis à certains secteurs du monde arabe. Mais en
Amérique latine et en Afrique se multiplient également les
signes que cette reprise est soit imminente, soit qu'elle a déjà
commencé.
5 Stimulé par la révolution vietnamienne et
par la montée révolutionnaire en France, le mûrissement des
conditions de la révolution politique dans les Etats ouvriers
bureaucratiquement déformés ou dégénérés, déterminé en
dernière analyse par les contradictions internes de la société
de ces pays, s'est également accélère. L éclatement de
larges luttes de masses en Tchécoslovaquie et en Yougoslavie en
a été la manifestation la plus importante. Mais il faut aussi
classer dans la même catégorie des phénomènes comme le débordement
très large de la direction maoïste par des masses de « gardes
rouges» au cours de la dernière phase de la « révolution
culturelle » en Chine et la réapparition d'une opposition
communiste articulée en U.R.S.S., dont les manifestations ne
sont plus seulement littéraires et idéologiques, mais
directement politiques. En aggravant la crise des partis
communistes internationalement, les différentes péripéties de
la crise du système de domination de la bureaucratie soviétique
ont desserre davantage le contrôle bureaucratique de ces partis
sur des secteurs considérables du mouvement de masse qu'ils
contrôlaient ou qu'ils contrôlent encore, favorisant ainsi la
réapparition de groupes d'avant-garde autonomes, disposant
d'une capacité d'initiative révolutionnai^.
6 L'apparition de cette vaste avant-garde révolutionnaire
jeune, qui a des causes socio-politiques propres que la crise du
stalinisme a simplement accentuées, permet d'envisager de manière
plus concrète, et avec des perspectives de succès importants
à plus courte échéance, la tâche historique centrale de
notre époque : la solution de la crise de direction du prolétariat
mondial. Si la montée révolutionnaire en France et en Tchécoslovaquie
en 1968 a pu être, une fois de plus, endiguée par des forces
contre. révolutionnaires, c'est évidemment parce que dans les
deux pays une direction révolutionnaire adéquate, disposant
d'une autorité suffisante dans les masses, faisait défaut.
Cependant, l'ampleur de la montée révolutionnaire a été
telle que, dans les deux cas la trahison des directions
bureaucratiques n'a pas pu briser net le mouvement,.et que
celui-ci regroupe sur la base de l'expérience acquise des
forces conscientes et organisées, sans doute plus importantes
en France qu'en Tchécoslovaquie, mais dont le renforcement
marque dans les deux pays l'ouverture d'une étape nouvelle dans
le processus de
formation d'une nouvelle direction révolutionnaire.
Le même phénomène peut et doit se répéter dans les années
devant nous dans une série de pays, et marquer ainsi une percée
de la IVe Internationale, du moins au niveau de l’avant-garde.
Ces six facteurs nouveaux, pris dans leur
ensemble, expliquent un véritable renversement de la situation
mondiale. Il faut les considérer comme un tout cohérent,
chaque facteur renforçant les autres.
Ce que cette modification reflète au niveau
historique, c'est une nouvelle détérioration des rapports de
forces entre l'impérialisme et les masses laborieuses, ainsi
qu’entre les appareils bureaucratiques qui canalisent le
mouvement de masse et ce mouvement lui-même. Dans ce sens, des
remarques faites par divers camarades de notre mouvement, qui
ont comparé l'année 1968 aux grandes années révolutionnaires
de 1848 et de 1919, sont tout à fait justifiées, avec, en
plus, que jamais auparavant on n’a connu une participation de
masses aussi large aux grèves générales de France et de Tchécoslovaquie
(ainsi que d'ailleurs aux grèves générales de 24 heures qui
se sont succédé depuis lors en Italie), ni une extension en
tache d'huile littéralement aux cinq continents dune explosion
révolutionnaire comme celle des étudiants français.
Indépendamment des péripéties immédiates
de ces mouvements, il est clair qu’ils reflètent des crises
sociales extrêmement profondes et que ceux qui, comme la
bourgeoisie et les appareils bureaucratiques comptent sur leur résorption
rapide par une combinaison de réformes et de répression, se
trompent lourdement. Mars 1969 l'a déjà confirmé pour la
France, et nous en verrons sans doute bientôt une confirmation
en Tchécoslovaquie également. Des mouvements d'une telle
ampleur ne peuvent être endigués ou brisés en l'espace de
quelques semaines ou de quelques mois. Ils se poursuivront au
moins pendant plusieurs années, augmentant de ce fait les
chances que le processus de construction d'une nouvelle
direction révolutionnaire mûrisse avant que le pendule ne
renverse fondamentalement son mouvement.
De ce fait, la bourgeoisie impérialiste et la
bureaucratie soviétique, chacune dans leurs sphères
respectives de domination, se trouvent placées devant un véritable
dilemme : tant l'assouplissement que le durcissement de leur
politique risque d'alimenter le processus révolutionnaire et
d'en stimuler l'expansion. C'est ce dilemme qui explique en
dernière analyse la crise de direction- qui se manifeste tant
dans les principales capitales impérialistes qu'à Moscou. Mais
la meilleure illustration de ce dilemme est offerte par les
tergiversations des dirigeants de l'impérialisme américain
confrontés avec l'échec de leur guerre contre-révolutionnaire
au Vietnam.
Aussi bien l'impasse militaire manifeste dans
laquelle ils se sont fourvoyés que les frais exorbitants de
cette guerre — parmi lesquels il faut classer en bonne place
le réveil d'un nouveau radicalisme de masse aux Etats-Unis, qui
menace à la longue tout l'équilibre politique et social de la
principale forteresse impérialiste — incitent les dirigeants
de 'Washington à en finir avec la sale guerre du Vietnam.
L'impopularité de cette guerre auprès de la majorité de la
population laborieuse des Etats-Unis, déjà apparue avant et au
cours de la campagne électorale de 1968, rend cet arrêt impérieux
pour l'administration Nixon qui court au-devant d'une défaite
électorale certaine si elle poursuit l'intervention au Vietnam.
Mais devant la combativité exemplaire des
masses vietnamiennes et l'impossibilité de transformer son
retrait du Vietnam en un « match nul » politique,
Washington est obligé de constater que ce retrait conduit à
une impasse analogue à la poursuite de la guerre. Car, sans même
prendre en considération l'encouragement que ce retrait représenterait
pour les masses révolutionnaires sur d'autres continents, le
Pentagone note qu'il risque de stimuler considérablement
l'insurrection armée dans plusieurs pays asiatiques, avant tout
dans ceux limitrophes du Vietnam.
De tous ces pays, c'est l'Indonésie où la
lutte armée des masses se réveille et la Thaïlande, où elle
a déjà dépassé le stade initial de la consolidation des
noyaux armés, qui inquiètent le plus l'impérialisme. En Thaïlande,
l'impérialisme américain doit faire face à trois fronts de guérilla,
dans le nord, le nord-est et le sud. Les sources bourgeoise»
estiment que s'il y a quatre mille combattants armés, il y a un
nombre inconnu de milliers de cadres communistes politiques,
administratifs et propagandistes avec des paysans qui
soutiennent la révolte (Far-Eastem Economic Review, 23 janvier
1969). Selon The Economist de Londres du 29 mars 1969, les guérillas
thaï ont déjà commencé à lever des impôts — que les
plantations de caoutchouc payent, ce qui en dit long sur les
rapports de forces !
Pour Washington, la Thaïlande est la plaque
tournante de tout son système militaire dans le sud-est
asiatique, qui couvre un rayon allant des Philippines jusqu'au
Bengale. Des centaines de millions de dollars y ont été dépensés
pour construire quelques-unes des bases aéronavales les plus
puissantes du monde. Là se trouvent déjà près de 100.000
soldats américains; il s'agirait d'y ramener le gros des
troupes du Vietnam, si ce recul est décidé. Mais quel serait
le sens de ce recul, s'il les implique, après un bref
intervalle, dans une guerre qui deviendrait de plus en plus l'équivalent
de la guerre.
Les hésitations de Nixon ne reflètent donc
pas seulement les limites personnelles des plus médiocres de
l’individu. Elles reflètent les difficultés inextricables
dans lesquelles l'impérialisme s'est empêtré dans le sud-est
asiatique. La guerre du Vietnam est coûteuse; mais se retirer
risque de coûter aussi cher que d'y rester; et le» masses américaines
sont de moins en moins prêtes à payer l'un ou l'autre prix.
C'est dans cette situation que certaines voix
se sont élevées au sein de la bourgeoisie américaine pour réviser
sa politique à l'égard de la Chine. Nous ne croyons pas comme
le font certaines tendances du mouvement ouvrier international,
que cela reflète une volonté de Washington de s'associer à la
Chine contre l'U.R.S.S. qui resterait son ennemi n° 1. Dans une
situation de réveil révolutionnaire en Europe, l'impérialisme
n'a vraiment aucun intérêt à pousser Moscou et les dirigeants
des P.C. européens à revoir leur politique de « coexistence
pacifique», bien au contraire- Nous croyons que ces manœuvres
reflètent l'espoir qu'en échange d'une fin de leur mise en
quarantaine, les dirigeants de Pékin joueraient le même rôle
de frein au mouvement révolutionnaire en Thaïlande, en Indonésie
et en Birmanie que Moscou a joué et joue en France et en
Italie. Mais outre que cet espoir peut s'avérer illusoire —
disons prudemment: peut, et non nécessairement: doit — parce
que la ferveur révolutionnaire des masses jeunes en Chine et la
situation intérieure dans le P.C. chinois pourraient fort bien
déjouer ces calculs, il reste qu'il est peu probable que les
masses indonésiennes et thaïlandaises se laissent démobiliser
sur simple ordre de Pékin, après une expérience riche en
luttes s'étendant sur plusieurs années, après avoir connu le
prix terrible qu'elles paieraient pour la défaite, symbolisé
par les massacres indonésiens de 1965, et après avoir pu
constater par l'exemple vietnamien combien la lutte révolutionnaire
est payante même contre l'armée la plus puissante du monde !
Le dilemme de l'impérialisme est donc réel,
et indique de la manière la plus ramassée l'amélioration de
la situation internationale du point de vue de la révolution
mondiale depuis dix-huit mois.
II. — LA CRISE QUI SECOUE
LA SOCIETE IMPERIALISTE EST UNE CRISE SOCIALE GLOBALE
Quelles est la signification historique de Mai
1968 en France ? Qu'annonce-t-il pour les autres pays impérialistes
dans les mois et les années à venir ?
Certains sociologues bourgeois, allègrement
suivis par les réformistes et les néo-réformistes de tout
cru, ont affirmé qu'il n'y avait pas de véritable crise révolutionnaire
en France, puisque ce pays ne se trouvait pas dans une phase de
crise ou de récession économique, mais plutôt dans une phase
de reprise. Ils ne semblent pas comprendre que cet argument —
que personne n'a d'ailleurs invoqué en mai ou au début de
juin, et pour cause ! — se retourne en réalité contre tous
les apologistes ouverts ou voilés du capitalisme.
Il est en effet impossible de nier que nous
avons assisté en France à la grève générale la plus ample
de toute l'histoire du capitalisme, qui laisse loin derrière
elle non seulement Juin 36 mais même les grèves les plus
larges en Allemagne entre 1918 et 1923. Il est de même
impossible de nier que cette grève générale a entraîne, dans
un mouvement de contestation des structures sociales, non
seulement le prolétariat de la grande industrie et des services
publics, — c'est-à-dire la partie la mieux organisée et la
plus consciente de la classe ouvrière — mais encore des
couches marginales et les nouvelles classes moyennes,
techniciennes, qui, pour la première fois dans l’histoire de
l'Europe capitaliste, se sont jointe» dans leur grande majorité
à une remise en question du régime.
Or, si tout cela se produit alors qu'il n'y a
ni grave récession économique ni misère prononcée, cela reflète
dès lors une crise sociale plus profonde, une crise sociale
globale, un refus de la part de la majorité des forces vive»
de la nation d'accepter le régime capitaliste et l'Etat
bourgeois. Et cela laisse présager des explosions encore plus
violentes si, aux causes fondamentales, structurelles, de la
crise, devait s'ajouter une conjoncture économique déclinante.
Il est utile de rappeler à ce propos qu'entre
la révolution de 1848 et la réaction de la fameuse « Préface
à sa Contribution à la Critique de l’Economie politique »,
Marx a modifie ses vues sur les causes profondes des révolutions
sociales. Dans ses écrits sur la révolution de 1848, puis dans
ses « Luttes de classe en France », il rattachait
les révolutions sociales encore étroitement à des crises économiques
de surproduction. Mais dans la « Préface de la
Contribution à la Critique dé l’Economie politique »
il précise la nature de l’époque de révolution sociale de
manière beaucoup plus profonde :
« A un certain stade de leur développement,
les forces productives matérielles de la société entrent en
contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce
qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de
propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors.
De formes de développement des forces productives qu'ils étaient,
ces rapports en deviennent des entraves. Alors s ouvre une époque
de révolution sociale. »
Et encore :
« Pas plus qu'on ne juge un individu sur l'idée
qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque
de bouleversement sur sa conscience de soi : il faut, au
contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de
la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces
productives sociales et les rapports de production. »
Ce que Mai 1968 a révélé en un éclair,
c'est le fait que, malgré le long boom de l'économie impérialiste,
cette contradiction fondamentale, loin de s être atténuée,
s’est exacerbée au point où, pour la première fois, des
millions de travailleurs la Prennent comme cible essentielle de
leur action. Car c'est bien la l'aspect nouveau de la montée révolutionnaire
qui se développe actuellement en Europe occidentale : elle y
conteste de plus en plus directement, pour la première fois
dans l’histoire des rapports antagonistes entre le Capital et
le Travail, le pouvoir du capital, de ses représentants et de
son Etat, de commander aux hommes et aux machines. Rien ne peut
être plus fondamentalement révolutionnaire dans la société
dominée par le capital monopoleur.
Cette révolte instinctive ou, dans le
meilleur des cas, semi-consciente des masses laborieuses contre
les rapports de production capitalistes, ne tombe évidemment
pas du ciel. Elle résulte en dernière analyse de
l’aggravation sensible de la contradiction entre le développement
des force productive et la survie de la survie de ces rapports
de production. La crise des rapports de production capitalistes
éclate dans tout le développement économique des quinze dernières
années : dans l’impossibilité croissante d’assurer
l’essor de la science et de la technologie dans le cadre de la
propriété privée, et la nécessité qui en découle pour le
Capital d’imposer une socialisation croissante de ces frais,
voire de la majeure partie des investissements productifs sur
lesquels ils débouchent ; dans l’impossibilité de
contenir ces mêmes forces productives dans les cadres de
l’Etat bourgeois national, tout aussi désuet que la propriété
privée. Sans cette socialisation croissante des coûts de développement,
et sans l’apparition des sociétés multinationales, la 3e
révolution industrielle n’aurait pas pu se produire dans le
cadre du régime capitaliste.
A la crise de la propriété et à la
crise de l’Etat bourgeois national, et de l’économie
capitaliste « nationale », s’ajoute la crise des
rapports hiérarchiques du travail. Ce n’est pas par hasard si
ce sont les étudiants et les chercheurs qui ont été sensibles
les premiers au caractère mystificateur de la justification de
ces rapports par l’argument de la compétence. Mais au fur et
à mesure que la 3e révolution industrielle chassera
le travail non-qualifié de la vie industrielle et qu’elle élèvera
le niveau de qualification et de culture de la classe ouvrière,
sa révolte contre ces rapports hiérarchiques deviendra tout
aussi aiguë, sinon plus aiguë encore que celle des
travailleurs intellectuels et des étudiants aujourd’hui.
Si nous accordons aujourd’hui une telle
importance au problème du contrôle ouvrier, c’est parce que
la lutte pour cette revendication transitoire peut et droit
constituer le pont indispensable entre les nécessités
objectives de la crise révolutionnaire qui monte en Europe
capitaliste, et le niveau de conscience encore insuffisant des
masses. Entre l’absence d’une direction révolutionnaire et
l’insuffisance de ce niveau de conscience, il y a une
interaction qu’il ne faut pas mésestimer. Le prolétariat a
besoin d’une direction révolutionnaire pour renverser le
capitalisme et prendre le pouvoir. Il ne suivra cette direction
révolutionnaire que s’il atteint un certain degré de maturité
de conscience révolutionnaire. La direction révolutionnaire
peut à son tour contribuer au processus de maturation de cette
conscience, en fournissant les médiations nécessaires entre ce
que les travailleurs sentent confusément et ce qu’ils doivent
comprendre, médiations sous forme de mots d’ordre et de thèmes
de propagande d’abord, sous forme d’expériences de luttes
ensuite. Croire que les travailleurs sont prêts à sauter
d’un seul coup des objectifs immédiats à la conquête du
pouvoir, qui implique notamment la gestion des entreprises par
eux-mêmes, dans le cadre d’une planification socialiste,
c’est se fier à des illusions. La campagne pour le contrôle
ouvrier, et la lutte pour l’arracher, seront l’école
indispensable pour convaincre l’avant-garde ouvrière de la nécessité
tant de cette autogestion que de cette planification.
En insistant sur la nature de la crise qui
frappe actuellement la société impérialiste en tant que crise
globale – avant tout en Europe occidentale, en tant que crise
des rapports de production capitalistes, seule explication qui
est, en définitive, capable d’intégrer des phénomènes
comme la révolte universelle des étudiants et des jeunes, nous
ne cherchons nullement à sous-estimer la portée des
modifications qui sont intervenues dans la situation économique
de l’impérialisme, et qui ont contribué à provoquer le
retournement de la situation à partir de 1968.
Le ralentissement de la croissance se révèle
également dans la succession des récessions depuis 1964, dans
l’approfondissement de la crise du système monétaire
international, qui est étroitement lié aux moyens utilisés
par le Capital pour empêcher la transformation des récessions
en de graves crises économiques, dans l’extension du phénomène
de la capacité de production excédentaire qui frappe
actuellement des branches aussi nombreuses de l’industrie
capitaliste mondiale que l’industrie charbonnière, l’industrie
textile, l’industrie sidérurgique et l’industrie pétrochimique.
Il se révèle également dans le ralentissement de la
croissance d’industrie qui ont en grande partie porté la
longue phase d’expansion des deux dernières décennies.
L’exemple de l’industrie automobile est à ce propos
particulièrement significatif. Dans les six pays du Marché
commun, le taux de croissance annuelle du parc automobile reste
stable de 1955 à 1963, fluctuant autour de 16,6% par an. Puis
il passe rapidement à 13,9% en 1964n 12,3% en 1965, 10,9% en
1966, 9% en 1967, 8,2% en 1968 et la Commission de Bruxelles prévoit
qu’il continuera à baisser vers 6,6% au début des années
1970. Même en chiffres absolus, l’augmentation annuelle qui
avait atteint 3 millions de voitures entre 1961 et 1966 baisse
depuis lors et se stabilisera sans doute autour de 2,5 à 2,7
millions de voitures.
La baisse lente mais constante du taux de
profit, la concurrence internationale exacerbée, la
concentration du capital accélérée, y compris sous sa forme
de concentration internationale, se poursuivent fatalement dans
ce cadre. Des experts capitalistes prévoient que d’ici quinze
à vingt ans, quelque 250 ou 300 compagnies multinationales
domineront l’économie capitaliste internationale. Il n’y a
plus de chasses gardées devant la férocité de cette lutte de
concurrence, propulsée par les besoins de mise en valeur de
capitaux qui dépassent souvent le demi-milliard ou le milliard
de dollars. Tandis que la pénétration américaine s’accentue
en Europe occidentale, des trusts européens partent à
l’assaut du marché des Etats-Unis, Volkswagen et Fiat
s’assurent une place prépondérante sur le marché automobile
du Brésil et de l’Argentine, cependant que le Japon conquiert
des positions de plus en plus fortes non seulement dans l’est
de l’Asie mais même en Australie, et que son trust de
l’acier le plus puissant devient le deuxième du monde,
capable même de contester la première place à l’US Steel
Corp, depuis plus d’un demi-siècle prédominante dans
l’industrie sidérurgique mondiale.
Dans ces conditions, les efforts capitalistes
de réorganiser tant bien que mal les structures politiques et
juridiques pour contenir cette dynamique redoutable de la
concentration capitaliste, telle la création du Marché commun
européen, apparaissent comme déjà dépassés. Encore plus
pitoyables sont les tentatives des partis krouchtchéviens, imités
par des groupes maoïstes, de se faire les défenseurs de la
« souveraineté nationale » devant cette poussée
d’internationalisation du capital. La seule riposte possible
à cette poussée ne peut être que celle d’une organisation
internationale, voire mondiale, de l’économie capitaliste, de
l’économie socialisée et réorganisée sur une base
consciente. Les thèses les plus audacieuses des marxistes-révolutionnaires
d’il y a trente ans apparaissent aujourd’hui comme des lieux
communs, tant les besoins économiques et sociaux ressentis par
des millions de travailleurs et de jeunes en réclament la réalisation.
C’est surtout aux camarades japonais et
nord-américains de tirer de cette expérience exaltante de Mai
68 en France, et de tout ce qu’elle implique pour l’Europe
capitaliste, les conclusions qui s’imposent. La France n’est
pas le pays capitaliste qui possède l’industrie ou l’économie
la plus avancée ; elle ne l’a d’ailleurs jamais été.
Mais c’est le pays où, pour reprendre la phrase d’Engels,
« les luttes des classes ont été menées chaque fois,
plus que partout ailleurs, jusqu’à la décision complète, et
où, par conséquent, les formes politiques changeantes, à
l’intérieur desquelles elles se meuvent et dans lesquelles se
résument leurs résultats, prennent les contours les plus nets ».
Ces contours les plus nets, dans la phase actuelle de nouvelle
montée de la révolution mondiale, c’est Mai 68 qui les ont révélés,
et nous les retrouverons dans les années à venir, dans la
plupart des pays impérialistes importants.
III - LA MONTEE DE LA
REVOLUTION POLITIQUE DANS LES ETATS OUVRIERS BUREAUCRATIOUEMENT
DEFORMES OU DE SES A LA LUMIERE DE L'EXEMPLE TCHECOSLOVAQUE
Les thèses rappellent comment, au lendemain
de l'écrasement de la révolution hongroise, un climat « réformiste »
s’est graduellement établi en URSS et dans la plupart des
pays dits de démocratie populaire, et quels ont été les
facteurs qui ont sapé les illusions des masses de voir leurs
objectifs – qui restent foncièrement pareils à ceux de la révolution
hongroise – réalisés progressivement, par voie de réformes
octroyées d’en haut, par une aile « éclairée »
de la bureaucratie. Nous ne reprendrons pas ici toute cette
analyse. Nous nous contenterons d’indiquer qu’avec le recul
de ces illusions en URSS et en Europe orientale, certains
tendances dans le mouvement ouvrier international, qui
manifestaient des illusions analogues, commençaient également
à s’en défaire. L’exemple le plus important à ce propos
est celui d’Isaac Deutscher qui, vers la fin de sa vie, se
rapprochait de l’inévitabilité d’une révolution politique
antibureaucratique en URSS et en Europe orientale, concept dont
il s’était écarté une vingtaine d’année auparavant.
Pour compléter l’analyse des thèses, il
est utile aujourd’hui de mettre à nu les mécanismes qui ont
déterminé la montée de la révolution politique
anti-bureaucratique en Tchécoslovaquie, puis entraîné
l’intervention militaire de la bureaucratie soviétique. Ces mécanismes
sont sans aucun doute une indication de ce qui arrivera en URSS
dans les années à venir.
L’origine de la crise du pouvoir de la
bureaucratie en Tchécoslovaquie a été objective :
l’arrêt total de la croissance économique au début des années
1960 et la transformation, en moins de dix ans, de la République
socialiste tchécoslovaque, d’un pays à l’avant-garde de la
technologie industrielle et scientifique en Europe en un pays
qui était en train de rater la 3e révolution
industrielle. Dans les conditions d’apathie politique généralisée,
provoquée par le régime policier de Gottwald et de Nowotny et
accentué encore par le retard de la déstalinisation par
rapport à plusieurs pays voisins, cette crise objective
provoqua une division au sein de la bureaucratie tchécoslovaque.
Une aile dite « libérale » se dégagea, partisan
d’un système de gestion et de planification économiques plus
« efficaces ». Cette aile technocratique devait
exiger des mesures de « libéralisation » politique et idéologique, partant de ses objectifs économiques. Il est en
effet impossible d’accroître l’indépendance et l’esprit
d’initiative des cadres de l’économie, s’il n’existe
pas un minimum de liberté de discussion et de défense
d’opinions non-conformistes sur le plan idéologique, donc
aussi politique.
L’aile
technocratique de la bureaucratie reçut un appui rapide de la
part des écrivains, des savants et des journalistes, couches
qui souffraient le plus de l’étouffante atmosphère
stalinienne qui s’était appesantie sur un pays de vieille
tradition industrielle et libérale bourgeoise. Face à ce bloc,
les vieux staliniens ne faisaient plus le poids et commençaient
à perdre pied. Leurs tentatives de saboter différents
mouvements de réformes furent déjouées par une première
intervention autonome des masses, celle des étudiants en
octobre 1967, qui dressa l’opinion ouvrière contre les forces
de répression et aboutit au Plénum de janvier 1968 du CC du PC
tchécoslovaque.
Jusqu’à
ce point, nous assistons au déroulement classique d’un
conflit inter-bureaucratique, dans lequel les deux ailes ont
peur de faire réellement appel aux masses et celles-ci restent
dans l’expectative. Il n’y avait pas grand chose
d’attrayant pour les masses ouvrières dans le programme des réformateurs
« libéraux » ; elles pouvaient même craindre
que leur situation matérielle, déjà fort médiocre, allait
encore empirer par suite des conséquences objectives de
quelques-unes des mesures proposées par les technocrates, tels
la hausse des prix des produits de consommation, la réduction
des avantages de la Sécurité sociale, les licenciements dans
les entreprises et la réapparition du chômage. Il faut aussi
rappeler que pendant toute cette phase la question de
l’autogestion ouvrière ne fut point soulevée.
Trois
facteurs ont progressivement modifié la situation et déterminé
une politisation et une activité autonome croissantes des
masses.
D’abord
il y eut la « percolation » de la déstalinisation
vers l’organisation syndicale, le remplacement massif de délégués
syndicaux nommés d’en haut par des délégués élus par les
travailleurs, et la pénétration d’un certain nombre de ces délégués
dans l’appareil syndical lui-même.
Ensuite,
il y eut l’initiative prise par cet appareil de propulser un début
d’autogestion ouvrière – plus exactement de cogestion ouvrière
– dans un certain nombre de grandes entreprises du pays, et la
participation plus large d’un certain nombre de collectifs
ouvriers d’usines aux débats publics sur la réforme économique.
Finalement,
il y eut la pression brutale et cynique de la bureaucratie soviétique
et de ses agents pour imposer au PC et aux travailleurs tchécoslovaques
une direction vomie par l’immense majorité de ceux-ci. Cette
pression provoqua un tournant dans l’attitude des masses
populaires, visible dès le mois de juin 1968 par l’étonnant
succès de la campagne de collecte des signatures à l’appui
de l’équipe Dubcek, organisée par les étudiants. Si les
deux premiers mobiles de politisation de la classe ouvrière tchécoslovaque
étaient des mobiles d’intérêt de classe, le troisième était
un mobile de défense du droit du peuple travailleur à choisir
librement sa direction, sans ingérence de la bureaucratie soviétique.
C’est
en riposte à l’intervention militaire du Kremlin et de ses
satellites que la montée de la révolution politique en Tchécoslovaquie
a atteint son point culminant : l’activité politique de
la classe ouvrière pendant la semaine décisive d’août fut
la plus élevée qu’on ait connue en Europe orientale depuis
la révolution hongroise. Vu la différence de structure sociale
du pays, elle était d’ailleurs beaucoup plus décisive dans
tout le processus de résistance qu’elle ne l’avait été en
Hongrie. Les organes d’autogestion ouvriers, les délégation
syndicales d’usines, certains groupements d’usine et de
quartiers ouvriers du PC, souvent appuyés par des fractions de
l’appareil d’Etat et la plupart du temps entraînés par les
étudiants révolutionnaires, jouèrent le rôle d’organes de
dualité de pouvoir et de mobilisation large des masses. Devant
l’ampleur exceptionnelle de cette mobilisation, qui risquait
de transformer le facile succès de l’opération militaire du
Kremlin en une faillite politique totale, la bureaucratie soviétique
effectua un tournant. Elle abandonna pour le moment l’idée de
substituer à l’équipe Dubcek une équipe plus servile, et se
servit de l’aile libérale de la bureaucratie pour saper la
combativité des masses. Une fois ce principal danger éliminé,
il lui serait relativement facile de se débarrasser des libéraux
capitulards.
Cette tactique du Kremlin s'est heurtée
encore une fois à des obstacles imprévus, surtout grâce au
degré élevé de mobilisation qui caractérisait l'attitude de
la classe ouvrière pendant de longs mois, et aux rapports
multiples que les étudiants révolutionnaires avaient tissés
avec des secteurs ouvriers d'avant-garde. Mais cet interlude
touche maintenant à sa fin. Profitant des « incidents de la
partie de hockey sur glace », vraisemblablement mis en scène
par des provocateurs, la fraction pro-stalinienne a commence à
marquer ces jours-ci des points importants. Le fossé entre l’équipe
Dubcek et les masses commence à se creuser. L'avant-garde
anti-bureaucratique commence à être isolée L'aile marchante
des syndicats commence à se retrancher dans des positions
d’auto-défense purement économique. Même l'expérience de
cogestion ouvrière commence à être profondément dénaturée,
surtout si on sait que plus de 70
des membres de ces conseils ouvriers sont actuellement
des techniciens et des cadres !
Il est probable que, malgré quelques
soubresauts toujours possibles et qui peuvent même être
violents, la montée de la révolution politique
anti-bureaucratique ne trouvera pas d'issue dans les seuls
cadres de la Tchécoslovaquie. Cette issue ne peut venir que
d'une extension internationale de la montée, avant tout en URSS
même. Il faut donc examiner les leçons qu'on peut déduire de
l'expérience tchécoslovaque en ce qui concerne les conditions
de maturation de la révolution politique en URSS même.
Nous ne reprendrons pas ici l'analyse faite préalablement
par notre mouvement des contradictions objectives de la
dictature bureaucratique en URSS, dans le domaine économique,
social, culturel et idéologique. Examinons plutôt, a la lumière
des réactions du Kremlin aux événements tchécoslovaques, ce
qui a réellement inquiète la bureaucratie soviétique, et ce
qui a même provoque des réactions d affolement par moment.
Il est clair que ce n'est pas la « libéralisation
» économique qui a inquiète le Kremlin. Tous ceux qui ont
voulu justifier l'intervention soviétique, en tout ou en
partie, par de prétendus dangers de restauration du capitalisme
résultant de cette « libéralisation », en ont été pour
leurs frais. Comme nous Pavions prévu des l’époque précédant
l'intervention militaire, le Kremlin n'a pas l'intention de
modifier quoi que ce soit dans les réformes économiques
introduites en Tchécoslovaquie. Quant a l'expansion du commerce
avec les pays impérialistes, et même les investissements étrangers
de capitaux, la bureaucratie soviétique pousse elle-même dans
cette voie au moins autant si ce n'est plus que ne le fit l'équipe
Dubcek-Sik.
Les points de mire de l'intervention soviétique
ont été, par ordre d'importance : 1) La modification des
statuts du P.C. rétablissant le droit de tendance ; 2)
L’autorisation d'organisations révolutionnaires indépendantes
du P.C; 3) L’abolition de la censure et du contrôle de
l’appareil central du PC sur toute la presse, la radio et la télévision
ouvrières ; 4) Les pas faits en direction de l'autogestion
ouvrière; 5) Le projet d'introduction d'un véritable fédéralisme,
d'un véritable pouvoir autonome des Républiques tchèque et
slovaque. Ces réformes convergeaient toutes vers un point
central : l'ébranlement du monopole du pouvoir politique de la
bureaucratie. Subsidiairement, les courroies de transmission
entre le Kremlin et la bureaucratie tchécoslovaque — c'est-à-dire
le contrôle exercé sur la police secrète, tes forces de sécurité
et l’armée tchécoslovaque par des agents directs du Kremlin
- devaient, aux yeux de la bureaucratie soviétique, être détendues
ou rétablies à tout prix.
Si nous décalquons cette analyse sur les
tensions politiques et sociales qui montent en URSS, nous
pouvons préciser les voies qu'y emprunte la montée de la révolution
politique de la manière suivante: lutte pour
l'approfondissement de la déstalinisation par les forces
intellectuelles et jeunes qui réclament que toute la vente soit
faite sur les crimes de Staline, que toutes ses victimes soient
réhabilitées, qu’une large liberté de discussion s'établisse
non seulement en matière scientifique (ou elle est irrépressible)
et artistique, mais encore idéologique et politique ; lutte
pour le rétablissement des normes léninistes de la vie intérieure
du parti, notamment pour le rétablissement du droit de tendance
; lutte pour une véritable égalité en droits des nationalités
de l’Union soviétique et pour un système d'Etat réellement
fédéral; défense des intérêts de la classe ouvrière non
seulement en tant que consommateurs mais aussi et surtout en
tant que producteurs, avec poussée vers une planification fondée
sur l'autogestion ouvrière démocratiquement centralisée.
C'est autour de ces poussées de base que doit
s'articuler un programme de transition pour les Etats ouvriers
bureaucratiquement déformés. Ce sont ces poussées qui
commencent à se produire en U.R.S.S., que la bureaucratie soviétique
craint de plus en plus dans son propre pays, que l'ébullition,
notamment en Ukraine ou la cause tchécoslovaque était fort
populaire, a clairement révélées et que l'intervention
militaire en Tchécoslovaquie, loin
de les
avoir étouffées,
les a sans doute
stimulées. Nous venons d’apprendre, par l'intermédiaire
d'un rapport confidentiel transmis par l’ambassadeur tchécoslovaque
à Moscou et auquel le journal Le Monde a fait allusion que plus
de 80 cellules du P.C.U.S. avaient protesté contre
l'intervention militaire en Tchécoslovaquie. Pour la première
fois depuis l'écrasement de l'Opposition de Gauche, une
opposition politique ouverte et publique s'est manifestée en
URSS Voilà un autre aspect dû tournant historique qu'a représenté
l'année 1968.
La bureaucratie au pouvoir dans les Etats
ouvriers n'est pas restée insensible aux forces motrices de la
révolution politique qui monte. Elle a réagi à sa manière,
par une alternance de concessions et de répressions, et
quelquefois par une combinaison des deux. La question que se
sont posés beaucoup de tendances du mouvement révolutionnaire,
à savoir comment mesurer exactement la nature des différents
courants politiques au sein de la bureaucratie, est condamnée
à rester sans réponse, si l'on ne part pas de la conception du
programme de la révolution politique comme un tout cohérent,
visant à établir un régime de démocratie socialiste fondé
sur la propriété collective et l’économie planifiée. En
effet, cette révolution politique devra à la fois assurer
l’exercice démocratique du pouvoir politique par les
travailleurs, la gestion de l’économie par les travailleurs
eux-mêmes, le renversement radical des tendances vers l’inégalité
sociale de plus en plus cristallisée, et le retour vers une
politique inter-nationale visant à appuyer le processus de la révolution
socialiste mondiale.
Dans chacune des tendances du mouvement
communiste international qui se manifestent aujourd'hui sur le
plan international, des réformes progressistes sur certains
plans sont combinées avec des régressions manifestes sur
d'autres. Les titistes prônent des progrès sur le plan de
l'autogestion ouvrière et de la démocratisation politique,
combines avec une régression vers l'inégalité sociale de plus
en plus prononcée et une politique internationale de plus en
plus droitière. Les maoïstes prônent un progrès sur le plan
de l'égalitarisme social et de l'orientation internationale révolutionnaire,
combines avec des régressions manifestes sur le plan de la démocratie
ouvrière et un refus de poser le problème de l'autogestion
ouvrière. Les fidélistes partagent avec nous beaucoup de
conceptions dans le domaine de la lutte contre l'inégalité
sociale et pour un cours vers la révolution mondiale ; ils
peuvent se rapprocher de notre point de vue en matière
d'autogestion ouvrière démocratiquement centralisée, mais ils
ne comprennent pas le problème de la démocratie socialiste.
Seul notre mouvement pré-sente à ce propos une position cohérente,
qui répond à l'ensemble des problèmes fondamentaux posés par
la nécessité de reconstruire les sociétés issues du
renversement du capitalisme sur la base de l'exercice du pouvoir
par les masses laborieuses elles-mêmes.
IV. — QUELQUES
PROBLEMES DE LA REPRISE DE LA REVOLUTION COLONIALE
La reprise de la révolution coloniale, dont
les prodromes ont été très nets depuis un an, pose une série
de problèmes généraux et particuliers, que nous voudrions
rapidement rappeler ici. Les problèmes généraux concernent
les rapports sociaux et politiques entre les différentes
classes et couches sociales, dont la dynamique détermine en
dernière analyse le processus de la révolution coloniale. Les
problèmes particuliers ont trait aux obstacles spécifiques qui
ont empêché pendant la phase précédente un nouveau bond en
avant de la révolution coloniale dans chacun de ces épicentres
principaux : révolution latino-américaine ; révolution arabe
; révolution africaine ; révolution dans le sud-est asiatique
; révolution dans la péninsule indienne. Comme il y a au Congrès
une discussion à part sur la révolution latino-américaine, et
que de nombreuses questions concernant la révolution arabe
peuvent être traitées plus à fond dans la discussion a un
autre point de l'ordre du jour, je dirais quelques mots sur les
problèmes de la révolution africaine et sur ceux de la révolution
dans la péninsule indienne.
D'abord quelques problèmes généraux de la
reprise de la révolution coloniale. Lés thèses rappellent
qu'un des traits principaux de la période qui coïncide avec la
contre-offensive impérialiste 1962-1967 a été l'effondrement
d'une série de directions traditionnelles du mouvement anti-impérialiste,
directions nationalistes bourgeoises ou petites bourgeoises qui
ont progressivement épuisé leur capacité de mobiliser de
larges masses, voire leur crédit politique dans les masses les
plus exploitées de leur pays. La chute successive de Ben Bella,
de Nkrumah et de Sukarno, le déclin du parti du Congrès en
Inde et de la Ligue Musulmane au Pakistan, le déclin du péronisme
poli-tique en Argentine et de l'A.P.R.A. au Pérou, sont les
manifestations les plus nettes de ce processus de décomposition.
Dans d'autres cas, le déclin n'en est qu'au niveau de la perte
d'influence prépondérante au sein de l'avant-garde, comme dans
le cas du nassérisme au sein de l'avant-garde révolutionnaire
arabe. Mais le phénomène en lui-même semble bien être
universel. Toute la mythologie sur le « tiers-monde » au
sens politique du terme, sur le « neutralisme actif » et le
« non-engagement », ainsi que leur reflet kroutchévien
dans la théorie de la « voie de développement
non-capitaliste » mais en même temps non-socialiste s'est
effondré dix ans à peine après la conférence de Bandung.
Sur les causes de cet effondrement, notre
mouvement s'est déjà prononcé, et un bref rappel suffira à
ce propos. L'approfondissement de la crise sociale dans les pays
semi-coloniaux s'est poursuivi après l'octroi ou la conquête
de l'indépendance politique. Les contradictions sociales se
sont exacerbées. Le mouvement de masse a continué à
s'amplifier. Les exemples de la révolution chinoise, cubaine,
vietnamienne, ont exercé une force d'attraction de plus en,
plus nette sur les masses.
Par ailleurs, l'impérialisme a accéléré ce
processus de polarisation en intervenant de manière de plus en
plus ouvertement contre-révolutionnaire. Dans ces conditions,
il n'y avait plus de marge historique pour un anti-impérialisme
bourgeois ou petit-bourgeois limité. La révolution réclamait
d'une part de plus en plus une transcroissance immédiate vers
des mesures socialistes; elle exigeait d'autre part une
mobilisation de plus en plus large des masses dé plus en plus
radicalisées contre l'impérialisme et ses alliés indigènes.
Pour toutes les raisons d'intérêts sociaux et d'oscillations
politiques que nous leur connaissons, les directions
traditionnelles nationales bourgeoises et petites-bourgeoises
nationalistes soit ont été impuissantes à opérer ce virage,
soit s'y sont même de plus en plus résolument opposées.
Ainsi, le sol s'est littéralement dérobé sous leurs pas.
Mais nous savons aussi que le recul du
mouvement de masse, découlant des succès temporaires que l'impérialisme
a pu remporter dans sa lutte contre la révolution coloniale, ne
peut être que d'une durée brève. Tous les motifs économiques,
sociaux et politiques qui stimulent la lutte anti-impérialiste
restent présents. Les équipes réactionnaires installées au
pouvoir avec l'aider ou la tolérance de l'impérialisme sont
incapables de sortir la société semi-coloniale de son marasme
historique. Alors se pose la question : cette nouvelle montée
de lutte de masse, dont les grandes mobilisations étudiantes en
Amérique latine en 1968, la résistance croissante des masses
palestiniennes à l'occupation sioniste, la montée révolutionnaire
au Bengale occidental et oriental, le déclenchement de la lutte
armée en Indonésie et les progrès des guérillas dans une série
de pays du sud-est asiatique) sont les signes précurseurs les
plus nets ; cette nouvelle montée de luttes de masse
sera-t-elle confrontée avec un bloc compact de l'impérialisme,
de l’oligarchie traditionnelle, de la bourgeoisie compradore,
de la bourgeoisie nationale, et des équipes politiques
petites-bourgeoises nationalistes traditionnelles, ou bien
sera-t-elle le signal d'une nouvelle différenciation politique
au sein de ces forces sociales conservatrices, de l'apparition
de nouvelles tentatives de canaliser le mouvement de masse
ressurgi vers des objectifs autres que ceux de la révolution
socialiste ?
Nous ne pouvons pas encore répondre de manière
catégorique à cette question ; mais toute l'expérience du
passé tend à donner à cette question une réponse
affirmative. L'impérialisme, la bourgeoisie nationale, la
petite-bourgeoisie nationaliste, continueront à manœuvrer
aussi longtemps qu'ils survivront et qu'ils auront un minimum de
moyens matériels de manœuvre. L'engagement des forces impérialistes
américaines dans le sud-est asiatique, la nécessité de
regarnir le front européen de l'impérialisme, nettement menacé,
la réduction des réserves dont dispose l'impérialisme,
notamment par suite du ralentissement de la croissance économique
et de la crise du dollar, tout cela renforce la probabilité de
certains replis, de certaines nouvelles tentatives de
canalisation du mouvement de masse. Les divisions qui
apparaissent au sein de. la dictature indonésienne et brésilienne,
la farce électorale en Thaïlande qui a sans aucun doute stimulé
le processus de politisation des masses, la montée de
sentiments et d'actions anti-impérialistes aux Philippines, le
rétablissement de quelques libertés démocratiques, très
limitées il est vrai, au Ghana, et jusqu'aux manœuvres
anti-impérialistes de la junte militaire au Pérou, sont toutes
des indices de nouvelles fissures qui apparaissent au sein des
forces contre-révolutionnaires dans les pays semi-coloniaux.
Mais si nous disons qu'il faut s'attendre à
des manœuvres de ce genre, et qu'il serait illusoire de penser
que les masses, dorénavant, n'auraient plus qu'un choix simple
et clair entre la contre-révolution ouverte d'une part et la révolution
permanente de l'autre, nous devons cependant souligner qu'il ne
faudrait point en conclure qu'il subsiste des chances d'une période
de libertés démocratiques et de climat constitutionnel prolongé,
coïncidant avec la montée du mouvement de masse. A ce propos,
des exemples aussi distants les uns des autres que la répression
sanglante du mouvement des étudiants au Mexique et que la
restauration — toute temporaire, nous l'espérons — de la
dictature militaire au Pakistan indiquent clairement que ni
l'impérialisme ni la réaction indigène des pays
semi-coloniaux n'ont abandonné ce qu'on pourrait appeler « la
ligne de Saint-Domingue » ; ne tolérer à aucun prix et sous
aucune condition une montée du mouvement révolutionnaire qui
crée une situation insurrectionnelle avec des masses années, même
sous une direction libérale-bourgeoise et anti-communiste
traditionnelle. C’est dans ce sens que nous parlons d'une
nouvelle phase historique de la révolution coloniale, et d'un débordement
inévitable de ces vieilles directions par un processus de révolution
permanente.
En ce qui concerne les problèmes spécifiques
de la révolution africaine à son étape actuelle, je me
limiterais à deux remarques. D'abord, nous soumettons à ce
congrès un bulletin de discussion avec trois articles qui
s'efforcent de fournir une analyse marxiste de la guerre civile
au Nigéria, rédigés par des camarades africains eux-mêmes.
Une quatrième contribution, qui nous est venue du Ghana, est
parvenue trop tard pour être incluse dans ce Bulletin ; nous
nous efforcerons de la distribuer au cours du congrès. A
travers cette guerre civile, le marxisme révolutionnaire a été
confronté avec un des problèmes les plus complexés qui se
soit jusqu'ici posé pour lui : le problème de la formation des
nationalités, de l'éclosion du fait national, dans des pays où
n'a existe aucune tradition de lutte nationale-bourgeoise, et où
le tribalisme et le féodalisme ont fourni les structures
politiques essentielles du nationalisme, même si celui-ci
recouvre manifestement des phénomènes d'accumulation primitive
des capitaux. Inutile de souligner les possibilités de manœuvre
ouvertes pour l'impérialisme et la bureaucratie soviétique, du
fait de cet exemple extrême du développement inégal et combiné.
Mais il importe de saisir, au-delà de l'aspect spécifiquement
nigérien de cette question, le problème théorique plus vaste
qu'il soulève dans une société sous-développée comme celle
de la majeure partie de l'Afrique noire. Car on peut être
certain de le retrouver demain dans d autres pays, sur le chemin
de la confrontation de plus en plus résolue qui oppose les
forces révolutionnaires et les forces contre-révolutionnaires
sur le continent africain.
C'est précisément parce qu'elle est le seul
pays de l'Afrique noire qui est économique-ment, socialement et
culturellement beaucoup plus développé, que l'Afrique du sud
occupe une position spéciale dans le processus de développement
de la révolution africaine. Pour cette raison elle constitue un
bastion impérialiste, dont les investissements représentent,
si on y ajoute ceux de la Rhodésie, plus de la somme totale de
tous les investissements impérialistes privés dans le reste de
l'Afrique noire. Pour la même raison il y a un prolétariat
sud-africain particulier, fort similaire au prolétariat agraire
cubain d avant la révolution, qui est en partie prolétariat
industriel et minier et en partie prolétariat des fermes, tantôt
urbanisé et tantôt renvoyé vers ses réserves, qui est à la
fois paysannerie pauvre et prolétariat, et qui possède de ce
fait une capacité objective énorme de rassembler l'immense
majorité de la population sud-africaine dans une lutte armée
anti-impérialiste et anticapitaliste résolue.
Nos propres camarades sud-africains, sur là
base de toute leur expérience, sont arrivés a la conclusion
que telle est la voie à suivre pour un soulèvement qui
s'annonce sans doute le plus dur que l'Afrique ait connu, un des
plus durs que le monde aura connu ou 1 impérialisme peut
s'appuyer sur une couche bourgeoise et petite bourgeoise blanche
large qui se battra par tous les moyens, mais où la combativité
et l'héroïsme des masses seront a la mesure de l'oppression,
de l'exploitation et des humiliations innombrables quelles
subissent et dont elles ont pleinement pris conscience. Aider
nos camarades sud-africains a organiser cette lutte révolutionnaire
est une des tâches les plus importantes des marxistes révolutionnaires
de par le monde.
Les problèmes de la révolution dans la péninsule
indienne se posent aujourd'hui sous une forme différente. Dans
l'immensité de ce sous-continent, où la bourgeoisie nationale
au pouvoir n a même pas réussi à créer les cadres politiques
et juridiques d'un marché national unifie, ou la famine peut régner
dans une région alors qu'il est interdit d’y transporter les
surplus de vivres d'une région voisine, il s’agit avant tout
de modifier une tradition séculaire de soumission et d'apathie
chez les masses les plus exploitées, que, successivement, le
système des castes, la domination colonialiste britannique et
l’idéologie gandhiste de la bourgeoisie ont renforcé ou
consolidé Il est peu probable que dans ce pays immense la révolution
éclate partout a la fois. Il est plus probable que le processus
inégal de mûrissement de la crise révolutionnaire privilégiera
certains Etats comme le Bengale ou le Kerala. C'est de toute façon
à cette éventualité que se prépare activement, dès
maintenant, l'impérialisme américain, qui escompte 1 éclatement
de l’Union indienne.
Vu les dimensions du pays, les forces
politiques cristallisées, le caractère explosif de la misère
dans les grandes villes prolétariennes, il n'y a aucune raison
de prôner plus longtemps que la situation reste ce qu'elle est
de petits soulèvements isolés à la campagne, qui ne peuvent même
pas prendre la forme d'une guérilla organisée, sans parler de
celle d une jacquerie. Il s'agit au contraire de promouvoir des
expériences audacieuses de réveil et d'organisation des
masses, les plus opprimées, les paysans sans terre et les
ouvriers agricoles à la campagne, les intouchables et les
habitants des taudis des grandes villes, pour modifier les
rapports de force sociaux qui restent défavorables au prolétariat
organisé qui risque d'être noyé dans l'océan de la campagne
indienne. Voila où se trouve, à notre avis, la clé de la révolution
indienne.
Toutes les organisations traditionnelles du
mouvement ouvrier indien, y compris le Parti Communiste dit de
gauche, ont failli à cette tâche, notamment parce que leurs
cadres dirigeants provenaient presque sans exception des castes
supérieures et des couches de propriétaires fonciers. Si nos
camarades indiens, après avoir renforcé leur organisation et
formé le nombre de cadres nécessaires pour s'attaquer à
pareille tache, réussissent à rompre avec cette tradition, à
se lancer dans le travail d'organisation et d'action révolutionnaires
parmi ces masses les plus pauvres, alors la nature explosive de
la situation en Inde apparaîtra non seulement à Calcutta ou
parmi les ouvriers de plantation de l'Assam, mais elle pourra
apparaître dans des zones beaucoup plus vastes, qui seront les
berceaux naturels de la révolution indienne. Aujourd'hui encore
ce conseil peut paraître prématuré, car nous en sommes encore
au rassemblement initial des cadres, sans lesquels aucune action
plus large n'est possible. Mais l'expérience nous a enseigné
que ce rassemblement est plus facile et plus adéquat si une
organisation dispose d'un plan stratégique à plus long terme ;
c'est celui-ci qu'il s'agit d'élaborer.
V — LA PLACE DU 9e
CONGRES MONDIAL DANS LE PROCESSUS DE CONSTRUCTION DE LA NOUVELLE
DIRECTION REVOLUTIONNAIR
La IV Internationale se trouve aujourd'hui à
un tournant de son histoire. Ce tournant a été rendu possible
par l'interaction de deux facteurs : la nouvelle montée de la révolution
mondiale, avec un poids beaucoup plus grand des pays impérialistes
et des formes de montée révolutionnaire qui incluent
quelques-unes des formes dites classiques de la révolution
socialiste, avec une intervention plus massive du prolétariat
industriel dans ce processus d'une part ; l'apparition d'une
nouvelle avant-garde jeune à l'échelle mondiale, comptant des
millions d'étudiants, de lycéens, de jeunes ouvriers capables
d'être mobilisés pour des causes anti-impérialistes,
anti-capitalistes et objective-ment révolutionnaires, au sein
de laquelle l'influence des vieilles directions traditionnelles
du mouvement ouvrier est en déclin rapide sinon, par endroits,
en quasi-liquidation, et qui n'ont plus les préjugés anciens
à l'égard du marxisme révolutionnaire et du trotskysme
d'autre part.
La combinaison de ces deux facteurs a
radicalement amélioré les chances de construction de notre
mouvement. Elle a créé des possibilités pour les marxistes révolutionnaires
de combler le vide créé par la passivité criminelle des
khrouchtchéviens et des sociaux-démocrates envers des événements
comme l'agression de l'impérialisme américain à l'égard de
la révolution vietnamienne. Le rôle que nos sections et nos
militants ont pu jouer dans la lutte contre la guerre du Vietnam
dans de nombreux pays du mouvement, aussi distants les uns des
autres que le Japon et la Grande-Bretagne, le Canada et la
Belgique, le rôle qu'ils ont pu jouer dans l'animation et la
radicalisation par étapes du mouvement anti-guerre aux
Etats-Unis, a clairement exprimé ces possibilités nouvelles.
Des militants marxistes révolutionnaires ont organisé des
meetings comptant des milliers d'assistants. Ils ont participé
à des manifestations qui comptaient quelquefois des dizaines de
milliers de participants. Ils ont pu prendre la parole devant
des milliers et des milliers de jeunes.
Mais c'est en France que la jonction d'une
montée révolutionnaire et de l'accumulation primitive de
cadres marxistes révolutionnaires a véritablement symbolisé
la nouvelle étape d'expansion du trotskysme international. Grâce
à l'intervention audacieuse et politiquement adéquate de nos
camarades jeunes en mai-juin, les bases ont été jetées pour
une percée de l'organisation marxiste révolutionnaire qui dépasse
tout ce que notre mouvement a connu dans le/ passé. Cette percée
permet d'envisager un processus accéléré de rassemblement de
jeunes cadres ouvriers, ce qui prépare un nouveau saut
qualitatif, pour autant que les conditions objectives ne se
modifient pas fondamentalement et que de graves erreurs
d'orientation puissent être évitées.
L'exemple de la France, nous en sommes
convaincus, peut rapporter des fruits immédiats dans plusieurs
autres pays, et ce non seulement en Europe. Mais cet exemple
doit surtout être étudié et apprécié par nos sections et
nos militants dans tous les pays pour saisir le tournant de
notre situation et les dimensions nouvelles dans lesquelles se
place dorénavant la question de la construction du parti et de
l'Internationale révolutionnaires.
Certes, quand nous parlons des possibilités
de percée de notre mouvement à l'image de la percée française,
nous devons préciser immédiatement qu'il ne s'agit nullement
de la possibilité d'arriver, à brève échéance, à la
construction de partis révolutionnaires de masse, capables de
diriger sous leur propre drapeau des luttes de masse qui ouvrent
la voie vers la conquête du pouvoir par le prolétariat. Les
forces dont nous disposons sont encore trop exiguës pour
pouvoir, de manière réaliste, esquisser pareille perspective
à court terme pour nos organisations.
Ce dont il s'agit, c'est une percée au-delà
du seuil d' « accumulation primitive » de cadres, c'est-à-dire
une percée qui crée des organisations capables d'intervenir de
manière autonome et audacieuse dans la lutte de classe et la
lutte révolutionnaire. Ce n'est pas encore le parti révolutionnaire
de masse ; c'est déjà le noyau de ce parti. Ce n'est plus un
groupe de propagande, qui se contente de propager notre
programme et nos idées par la parole ou l'écrit, et qui limite
ses interventions à la critique ou à la dénonciation de la
politique des directions traditionnelles traîtres. C'est une
organisation qui est déjà capable de démontrer par Faction
qu'une solution de rechange est possible pour le mouvement de
masse, par rapport à l'orientation réformiste et néo-réformiste
des vieilles directions et qui, de ce fait, devient un pôle
d'attraction pour les forces jeunes et critiques au sein du
mouvement de masse, dont le nombre n'a d'ailleurs jamais été
aussi élevé qu'aujourd'hui.
C'est dans le même esprit qu'il faut aborder
le problème de savoir comment conquérir ou consolider notre hégémonie
dans la nouvelle avant-garde, devant les adversaires auxquels
nous devons faire front et qui sont essentiellement les maoïstes,
les spontanéistes, ou les mao-spontanéistes.
Les obstacles que nous rencontrons sur la voie
de construction du parti révolutionnaire du fait de ces
courants ne provient pas tellement de la force des idées qu'ils
représentent. lis reflètent plutôt des facteurs sociaux qui
agissent en sens opposé à celui de la construction de partis
marxistes révolutionnaires : la force d'attraction de la révolution
chinoise, y compris la « révolution culturelle », qui représente
des dizaines) de millions d'êtres humains d'une part, les
caractéristiques sociales et psychologiques particulières du
milieu étudiant d'autre part, qui ne sont pas de nature à
faciliter la compréhension de la théorie léniniste du parti,
des principes d'organisation et du centralisme démocratique.
Contre ces obstacles, nous devons nous appuyer
sur trois facteurs qui peuvent faire contrepoids, et qui doivent
nous permettre, plus tôt dans certains pays, mais à moyen
terme dans une série importante de pays, de devenir la force
politique principale au sein de la nouvelle avant-garde jeune.
Le premier de ces facteurs, c'est notre supériorité
théorique et politique, qui reste plus que jamais notre atout
principal. Manifestement, les maoïstes et les spontanéistes ne
résistent pas à nos analyses, avec leurs vues dogmatiques et révisionnistes,
confuses et pragmatiques, contre lesquelles les événements
viennent rapidement s'inscrire en faux. Mais pour que nous
puissions exploiter à fond cette supériorité, il faut que
nous restions constamment sur le qui-vive, que nous ne croyions
pas que la simple défense de l'acquis théorique du trotskysme
suffit, que nous abordions franchement tous les phénomènes
nouveaux que la réalité plus que jamais complexe, dialectique,
contradictoire, du monde d'aujourd'hui produit sans cesse.
Au cours des dernières années, notre
mouvement a fait un effort appréciable d'analyse théorique de
phénomènes comme le nationalisme noir aux Etats-Unis, les
contra-dictions économiques du néo-capitalisme, les problèmes
économiques de la période de transition, la sociologie de la révolte
estudiantine. Les premiers jalons ont été posés vers l'élaboration
d'un programme de transition dans les Etats ouvriers
bureaucratique-ment déformés ou dégénérés, d'une, analyse
de la « bourgeoisie bureaucratique » et du capitalisme d'Etat
dans les pays semi-coloniaux, tandis que s'y ajoutent, à ce
congrès, les premiers éléments d'un programme de transition
pour les jeunes. Toutes ces questions nécessitent un
approfondissement constant, une confrontation avec l'expérience
et la pratique, une révision critique par l'apport que peuvent
faire les forces neuves qui apparaissent sur l'arène révolutionnaire,
telles les forces révolutionnaires de gauche dans les Etats
ouvriers, les forces révolutionnaires jeunes dans des pays
entraînés dans le tourbillon de la révolution coloniale, les
forces jeunes dans les pays impérialistes d'Europe, d'Amérique
et d'Asie.
Pour conserver et renforcer notre supériorité
dans ce domaine, il faut plus que jamais nous défaire de tout
dogmatisme, de toute répétition stéréotypée de formules
apprises par cœur, de tout refus d'engager le débat, au niveau
théorique le plus élevé qui convient avec toutes les
tendances idéologiques nouvelles que la montée révolutionnaire
propulse ou fait renaître. L'avant-garde au sein de laquelle
nous combattons pour l'hégémonie politique n'est ni fruste, ni
ignare, ni primitive. Elle est beaucoup plus cultivée que les
avant-gardes similaires des années 1918-1923 ou 1944-1948, non
seulement en ce qui concerne la culture générale mais aussi en
ce qui concerne sa culture politique. Des réponses simplistes
et des formules à l'emporte-pièce ne lui donnent guère
satisfaction. Nous détenons tous les atouts pour qu'elle
admette en sa majorité que nous avons raison. Mais il faut une
lutte constante pour y arriver, et cette lutte comporte le
besoin d'élever constamment le niveau de nos propres
publications et de mieux approfondir la réalité mondiale
d'aujourd'hui et ses grandes tendances historiques.
Le deuxième facteur, c'est la tentative systématique
d'étendre l'organisation révolutionnaire en milieu ouvrier,
par nature moins porté vers le spontanéisme que le milieu étudiant.
Tout ce travail politique ou théorique et organisationnel est
indispensable pour gagner l'hégémonie dans la nouvelle
avant-garde jeune. Il est indispensable mais il ne suffit pas.
L'avant-garde que nous cherchons à conquérir n'est plus
restreinte à une poignée d'individus qui peuvent être séduits
par des idées. Elle a déjà un caractère de masse. Les masses
— c'est là une vérité fondamentale du, marxisme et du léninisme
— ne peuvent être conquises que dans l'action. La percée que
nous pouvons effectuer dans une série de pays nous rend aptes
à agir. C'est de notre capacité d'agir, de prendre
l'initiative, de stimuler et de diriger des actions qui entraînent
dans les faits les parties les plus saines de cette avant-garde,
que dépend dans l'étape qui s'est maintenant ouverte notre
capacité de construire nos organisations.
Il ne s'agit pas de céder à l'activisme étroit
de certaines tendances spontanéistes. Mais il s'agit de
comprendre que la rupture profonde de la nouvelle avant-garde
jeune avec un certain type de politique débilitante, dont les
partis khrouchtchéviens ont fourni des exemples parfaits dans
de nombreux pays, c'est aussi une rupture avec tout ce qui est
purement verbal, littéraire, critique au seul niveau de la théorie,
et ce qui risque de déboucher sur la phraséologie pure. La
jeune génération est assoiffée d'action, notamment parce
qu'elle est révoltée par l'hypocrisie de toutes ces directions
qui pratiquent quotidiennement le contraire de ce qu'elles
affirment dans des proclamations de principe. Son scepticisme à
notre égard est essentiellement un scepticisme à l'égard d'un
courant qu'on sait avoir raison en théorie mais qu'on soupçonne
être incapable de mettre sa théorie en pratique. C'est à ce
propos qu'un tournant décisif est nécessaire. Les nouvelles
conditions dans lesquelles nous travaillons nous offrent dans
plusieurs pays les moyens et l'occasion de passer à l'action.
Il ne faut pas que cet appel soit mal interprété,
qu'il encourage l'aventurisme ou des excès activistes. Avec les
forces réduites dont nous disposons, nous avons le devoir
d'agir avec une économie rigoureuse, qui calcule soigneusement
les risques et ne se pose pas des objectifs d'action qui dépassent
les moyens disponibles, ce qui engendre fatalement la démoralisation.
Mais il faut saisir pleinement, entièrement, ce qui est nouveau
dans les chances qui s'offrent à la IVe Internationale, et ne
pas rater ces chances par routine, scepticisme ou incapacité de
comprendre les changements profonds de la situation objective et
subjective qui sont en cours.
Un jeune dirigeant de ma section, qui possède déjà une expérience riche
du travail de masse en milieu étudiant, a fini un rapport récent
sur le travail jeune par les paroles suivantes : Nous
construirons notre organisation si nous sommés capables de démontrer
à l'avant-garde, par notre pratique même, la nécessité de l'existence de cette
organisation. » Ces paroles résument de manière admirable la
tâche de l'Internationale dans la période qui s'ouvre.
Sous des formes diverses, qui dépendent des
conditions différentes de la lutte révolutionnaire dans chaque
pays, elles s'appliquent au travail déjà en cours des
marxistes révolutionnaires en France et en Bolivie, aux
Etats-Unis et au Japon, en Afrique du sud et en Argentine, en
Grande-Bretagne et en Inde, et dans bien d'antres pays encore.
Si nous sommes capables de réaliser cette orientation avec tout
ce qu'elle implique, alors au prochain Congrès nous pourrons
enregistrer autant de progrès par rapport au Congrès présent
que nous en enregistrons aujourd'hui par rapport au dernier
Congrès Mondial.
|