L’histoire
de l’avant-garde révolutionnaire est intimement liée à l’histoire
de la révolution, au flux et au reflux du mouvement révolutionnaire de
masse. Certes, l’organisation marxiste révolutionnaire n’est pas un
simple reflet de la réalité mouvante de la lutte de classe. Elle représente
une sélection de militants qui, tant par leur niveau de conscience que
par leur niveau d’activité, sont capables d’être en avance sur le
mouvement de masse lorsque celui-ci est engagé dans une phase de déclin.
Cette
précisément cette capacité de l’organisation léniniste de
maintenir la continuité du programme, même dans des périodes
de déclin, qui constitue un des arguments les plus puissants en
faveur du parti révolutionnaire d’avant-garde. Elle fait
également d’un tel parti –
ou même d’un noyau d’un tel parti – un des
principaux moteurs de reprise de la lutte même des masses,
contrairement à une légende tenacement colportée par les
spontanéistes et antiléninistes de tout genre.
Il
n’empêche qu’il n’y a jamais eu d’organisation
révolutionnaire qui ait pu réussir des percées vers le parti
révolutionnaire de masse dans des phases de recul du mouvement
révolutionnaire de masse. Sans être le reflet mécanique de ce
mouvement, l’organisation d’avant-garde est en définitive
déterminée par lui, tant sur le plan objectif que sur le plan
subjectif. Dans les phases classiques de recul de la révolution
– de 1907 à 1912, en ce qui concerne la révolution russe, de
1927 à 1943 en ce qui concerne la révolution mondiale – le
poids des défaites, de la passivité des masses, du
découragement des cadres, est plus fort que l’enthousiasme de
jeunes, attirés par la justesse du programme
révolutionnaire.
Trotsky
l’avait bien compris. Il résumait ainsi les causes de la
stagnation relative du mouvement trotskyste internationale
pendant les dix premières années de son existence (causes qui
s’appliquent d’ailleurs également au cinq années
suivantes) : « Oui, il faut se poser la question
pourquoi nous ne progressons pas en correspondance avec la
valeur de nos conceptions… Nous ne progressons pas
politiquement. Oui, c’est un fait qui est l’expression
d’un déclin général du mouvement ouvrier au cours des
quinze dernières années. Voilà la cause la plus générale.
Lorsque le mouvement révolutionnaire recule en général,
lorsqu’une défaite succède à une autre, quand le fascisme
s’étend sur le monde entier, quand le
« marxisme » officiel constitue l’organisation de
tromperie la plus puissante des ouvriers, etc., il s’ensuit
inévitablement que les éléments révolutionnaires doivent
travailler contre le courant historique général, même si nos
idées, nos explications, sont aussi sages et aussi exactes
qu’on pourrait l’exiger.
Mais les
masses ne sont pas éduquées par des pronostics, par une
conception théorique, mais par une l’expérience générale
de leur vie. Voilà l’explication la plus générale – toute
la situation est contre nous. Il faut qu’il y ait un tournant
dans la réalité des classes, dans les sentiments, dans les
préoccupations des masses ; un tournant qui nous donnera
la possibilité d’un important succès politique »
(« Fighting against the Stram », in Fourth
International, May 1941, p.125).
Ces paroles,
prononcées en avril 1939, résument parfaitement la situation
que notre mouvement a connue pendant toute la période
historique qui s’étend jusqu’à la fin de la deuxième
guerre mondiale : période de recul général de la
révolution, même s’il y avait quelques poussées temporaires
de la révolution, comme en Espagne et en France au milieu
des années 30. Dans quelques pays d’Europe occidentale et
d’Amérique du Nord, après une brève flambée au lendemain
de la deuxième guerre mondiale, ce recul – non seulement de
la lutte de classe révolutionnaire mais même de la lutte de
classe ouvrière tout court – s’est d’ailleurs poursuivi
plus longtemps encore, plaçant de ce fait l’avant-garde
révolutionnaire dans des conditions d’isolement les plus
précaires.
Dans une
période historique de recul de la lutte de classe
révolutionnaire, la tâche fondamentale consiste à défendre
le programme et à former des cadres qui sauvegarderont la
continuité du programme, de l’expérience acquise pendant les
phases culminantes de la lutte révolutionnaire communiste du
passé. C’est à cette tâche que Trotsky et le mouvement
trotskyste international se sont attelés fondamentalement
depuis leur expulsion de l’Internationale communiste.
Cela ne
signifie pas qu’ils en étaient condamnés à n’avoir
qu’une activité purement propagandiste. Le rôle joué par
les trotskystes américains dans la grève des transports à
Minnéapolis en 1934 ; le rôle des trotskystes belges dans
l’organisation de la grève des mineurs en 1932 ; le
rôle des trotskystes espagnols et européens dans la première
poussée des Brigades Internationales en 1936 ; le rôle
des trotskystes vietnamiens dans l’organisation de la lutte
anti-impérialiste à Saïgon en 1937-38 ; le rôle des
trotskystes hollandais dans l’appui au mutins de la flotte des
Indes néerlandaises en 1933-34 ; le rôle joué par les
trotskystes dans plusieurs pays occupés d’Europe dans la
lutte contre l’impérialisme nazi notamment, pour désagréger
l’armée nazie ; tous ces faits témoignent d’un effort
systématique pour dépasser l’activité purement
propagandiste et prendre des initiatives dans la lutte de classe
révolutionnaire elle-même.
Mais dans un
contexte historique profondément défavorable, ces initiatives
ne pouvaient être que l’exception et non la règle. Elles
n’avaient qu’une valeur épisodique et ne pouvaient aboutir
à une véritable accumulation primitive des cadres. A la
longue, la succession des défaites, le recul du mouvement des
masses et non les quelques succès isolés, déterminaient la
dynamique générale de notre mouvement.
Le premier
grand tournant historique se place au cours des années 1940 et
est déterminé par la victoire de la révolution yougoslave et
celle de la révolution chinoise. A l’échelle mondiale, la
succession des défaites a pris fin. Une nouvelle montée de la
révolution mondiale commence.
Elle n’est
pas universelle ; en Europe capitaliste, les poussées
révolutionnaires de l’immédiat après-guerre sont
étouffées par la trahison stalinienne et social-démocrates
(collaboration ministérielle en France, en Italie, en
Belgique ; désarmement des partisans grecs, etc.). Aux
Etats-Unis, après une courte flambée de grèves économiques
intenses, c’est la loi Taft-Harley, une contre-offensive
farouche du Grand capital, le maccarthysme, et le long déclin
du mouvement ouvrier. Mais le poids de la révolution chinoise
et l’essor de la révolution coloniale qu’elle détermine
sont tels qu’à l’échelle mondiale, le système capitaliste
est infiniment plus faible en 1950 qu’en 1940 ou en 1930, que
les rapports de forces globaux entre les classes se
détériorent au dépens du Capital et au profit des forces
anticapitalistes (prolétariat industriel international plus
paysans pauvres des pays coloniaux et semi-coloniaux).
Cependant,
les possibilités du parti révolutionnaire, de l’organisation
révolutionnaire ne seront pas une fonction directe des rapports
de forces globaux entre les classes. Quatre facteurs les
déterminent en dernière analyse dont un seul subit
l’influence directe de l’activité des révolutionnaires.
Ces quatre facteurs sont le niveau atteint par la crise du
système capitaliste international ; le niveau
d’activité du prolétariat et des masses laborieuses en
général ; le niveau de conscience de classe atteint par
ce prolétariat et par ces masses ; et le niveau
d’activité, de conscience révolutionnaire et d’autonomie
organisationnelle d’une avant-garde assez large des masses.
Or, ces quatre facteurs ne découlent pas automatiquement l’un
de l’autre.
Saut pour
des aveugles, la détérioration de la situation mondiale du
point de vue du Capital international, de l’impérialisme,
était évidente au début des années 1950. Non seulement le
capitalisme avait perdu la possibilité d’exploiter une partie
importante de l’Europe, non seulement la victoire de la
révolution chinoise venait lui arracher le pays le plus peuplé
du monde, non seulement ses anciens empires coloniaux étaient
secoués par des mouvements de masse et des insurrections de
plus en plus violentes, mais la péninsule coréenne, le tour
puissant impérialisme américain, qui semblait avoir réduit à
l’état de satellites des pays comme la Grande-Bretagne, la
France, l’Allemagne occidentale, le Japon et l’Italie,
venait de recevoir une correction exemplaire de la part du
peuple chinois, pourtant épuisé par quinze années de guerre
ininterrompue. Dien-Bien-Phu, la guerre d’Algérie, la Sierra
Maestra sont les échos immédiats de cet échec sanglant de
l’impérialisme devant le Yalu.
Mais cette
détérioration des rapports de force globaux entre les classes
(dans laquelle la reconstruction rapide de l’économie
soviétique et ses succès technologiques au cours des années
1950, jouaient un rôle non négligeable) n’impliquait pas
automatiquement une montée parallèle de luttes
révolutionnaires de masse dans le monde entier. C’est au
cours des années 1950 que le développement inégal des trois
secteurs de la révolution mondiale devint apparent.
La
révolution coloniale était engagée dans une montée
ininterrompue qui allait durer près de quinze années. La
révolution socialiste dans les pays impérialistes subit un
temps d’arrêt qui était d’une même durée. Quant à la
révolution politique dans les Etats ouvriers bureaucratiquement
déformés et dégénérés, elle connut des hauts et des bas,
avec cependant une ligne montante du début des années 1950
jusqu’à la révolution hongroise, et une ligne descendante de
1956 jusqu’au milieu des années 1960.
Encore moins
pouvait-on de la détérioration globale des rapports de forces
aux dépens de l’impérialisme et de la poussée continue de
la révolution coloniale, conclure automatiquement à un essor
automatique de la conscience de classe prolétarienne vers le
niveau le plus élevé, celui de l’assimilation du marxisme
révolutionnaire.
D’abord le
prolétariat international et surtout le prolétariat européen
qui avait si longtemps constitué l’essentiel de son
avant-garde, sortait d’une longue période de défaites. Son
niveau de conscience moyen en 1945 était bien plus bas qu’il
ne l’était en 1935 ou en 1923.
Ensuite,
tandis que le fascisme avait subi une défaite écrasante, et
que son élimination en Europe avait stimulé incontestablement
une confiance croissante des travailleurs dans leurs propres
forces, le stalinisme, lui, était loin d’être éliminé
comme élément nocif, déformant ou paralysant la conscience de
classe du prolétariat international. C’est au contraire au
lendemain de la deuxième guerre mondiale qu’il atteignit le
point culminant de son influence.
La victoire
militaire de l’URSS, l’assimilation structurelle des pays du
« glacis soviétique », la position prédominante
conquise dans leurs pays respectifs sur le mouvement ouvrier de
partis communistes comme celui de France, d’Italie, du
Brésil, de l’Inde et de l’Indonésie, le fait que trois
révolutions successives – la révolution yougoslave, chinoise
et vietnamienne – étaient dirigées dans les faits par des
partis sortant de l’orbite stalinienne, tout cela ne pouvait
que renforcer temporairement l’emprise et la force
d’attraction du stalinisme sur les larges masses,
l’avant-garde révolutionnaire et la jeunesse dans de nombreux
pays.
Certes,
notre mouvement avait vite compris la dynamique différente de
l’extension du mode de production non capitaliste par des
interventions militaro-bureaucratiques du Kremlin d’une part,
et l’extension internationale de la révolution dirigée par
des partis sortis de l’orbite internationale du stalinisme
d’autre part. Dans le premier cas, la bureaucratie se trouvait
renforcée ; dans le deuxième cas, elle était confrontée
avec une force sociale antagoniste au sein même
de « son » domaine.
Nous en
avions tiré la conclusion que la crise internationale du
stalinisme allait être nourrie puissamment par l’extension
internationale de la révolution, même quand sa direction
était, entre les mains de partis communistes. Et la rupture
entre le Kremlin et le PC yougoslave ; la crise
sino-soviétique et les répercussions de la guerre du Vietnam
ne peuvent que confirmer la justesse de ce diagnostic.
Néanmoins,
il y avait quelque chose de profondément déroutant pour une
mouvement trotskyste, éduqué à dénoncer avant tout le rôle
contre-révolutionnaire des partis staliniens, à se trouver
brusquement confronté avec des révolutions – fussent-elles
des révolutions déformées – dirigées par des partis
communistes.
L’histoire
permet aujourd’hui de dresser un bilan. Ce qui s’est passé
en Yougoslavie, en Chine et au Vietnam, constitue l’exception
et non la règle. Entre la pression des masses révolutionnaires
d’une part, et les attaches conservatrices des appareils
bureaucratiques avec le Kremlin, d’autre part, (sans parler
des liens croissants de ces appareils avec les apanages de la
démocratie bourgeoise dans de nombreux pays), la seconde
s’est avérée décisive dans la plupart des cas.
Ce n’est
que dans des conditions exceptionnelles, que nous avons souvent
précisées (1), que le corset bureaucratique éclate, ne fut-ce
que partiellement, pour obliger ces partis à sortir de
l’orbite stalinienne et à se transformer en partis
centristes, capables de diriger un mouvement révolutionnaire de
masse.
Finalement,
le déplacement du centre de gravité de la révolution mondiale
vers les pays coloniaux et semi-coloniaux n’était évidemment
pas favorable à l’affirmation de la conscience de classe
politique du prolétariat à son niveau le plus élevé. Par la
force des choses, le prolétariat de ces pays était d’un
poids réduit par rapport à d’autres couches de la population
laborieuse (paysans pauvres, semi-prolétariat rural). Son poids
dans l’ensemble du processus de la révolution mondiale était
de ce fait beaucoup plus restreint que celui qui marqua la
montée de 1917-1923, centrée sur l’Europe, ou même de la
période de 1935-1938.
En outre, il
s’agissait d’un prolétariat dont les traditions marxistes
et communistes étaient réduites, dont les cadres avaient été
décimés dans la période de réaction précédent cette
montée révolutionnaire, et qui, du moins dans un cas – celui
de la Chine – était même réduit largement à la passivité
par suite des effets combinés de l’occupation japonaise, de
la terreur du Kuo Min-Tang et de l’orientation politique
adoptée par le PC chinois.
Pour toutes
ces raisons, la montée révolutionnaire internationale, à
partir de 1949 se caractérise par la prédominance de la
demi-conscience, du centrisme. Ce sont des partis centristes qui
dirigent la lutte révolutionnaire en Chine et au Vietnam. Ce
sont des tendances centristes qui sont nourries par les premiers
effets de la montée de la révolution coloniale et des débuts
de la crise du stalinisme.
Certes,
l’organisation révolutionnaire progresse, surtout
géographiquement ; le nombre de pays où le mouvement
trotskyste est actif est double de celui dans lesquels il
l’était pendant la période de réaction précédente. Mais
ces progrès sont encore réduits, purement quantitatifs, ne
modifiant nulle part la nature fondamentalement propagandiste de
l’activité, sauf au Ceylan et en Bolivie, où il acquiert
pendant toute une phase un rôle dirigeant d’importants
secteurs du mouvement des masses (à Ceylan, il dirige la grève
générale de 1953, en Bolivie, il dirigea des parties du
prolétariat minier).
C’est dans
ces conditions que la Quatrième Internationale esquissa le
tournant vers l’intégration dans le réel mouvement de masse
de chaque pays, dont l’entrisme fut une des manifestations
(pas la seule). Ce tournant correspondait à la dynamique
réelle du mouvement révolutionnaire à cette étape – et
notamment des limites étroites dans lesquelles restait
enfermée la dialectique avant-garde révolutionnaire/mouvement
de masse large – ainsi qu’à la forme prédominante que
prirent les progrès de la conscience de classe pendant cette
phase.
La tâche
des marxistes révolutionnaires était de ne pas assister à ce
processus en spectateurs, de ne pas jouer simplement le rôle de
critiques distribuant les étiquettes de
« traîtres » et de « centristes » aux uns et
aux autres, mais d’intervenir pour amener le maximum de
militants à rompre avec les bureaucraties réformistes et
staliniennes, tant sur le plan de la théorie que sur celui de
la pratique et de l’organisation.
Cette
signification fondamentale du tournant opéré par le Troisième
Congrès Mondial et par le Dixième Plénum du Comité exécutif
international ne nous avait pas échappé à l’époque. En
juillet 1954, nous avons écrit ce qui suit :
«… les
victoires de la révolution yougoslave et de la révolution
chinoise représentent une phase initiale de la révolution
mondiale, dominée par la spontanéité et l’empirisme des
directions… Spontanéité des masses, direction empirique,
premier progrès de la conscience vers le marxisme
révolutionnaire, voilà ce qui caractérise la première phase
de la vague révolutionnaire mondiale.
Ces trois
caractéristiques peuvent être réunies en une seule
formule ; la première phase de la révolution mondiale,
c’est la phase du centrisme. Le terme est imprécis et
vague ; il enferme en fait tous les phénomènes de
politique ouvrière au-delà du réformisme et du stalinisme
traditionnels, et en-deçà du marxisme révolutionnaire. En ce
cas, Tito et Mao Tsé-Toung, Bevan et les dirigeants du PS
japonais de gauche, les leaders du 17 juin 1953 (en Allemagne de
l’Est) et les dirigeants des grèves de Vorkhouta, les
premiers dirigeants de courants d’opposition de gauche dans
les partis communistes de masses (Marty, Crispin, etc.) trouvent
tous leur place dans cet assemblage hétéroclite du
centrisme ». (E. Germain : « La révolution
mondiale, de sa phase empirique à sa phase consciente »,
Quatrième Internationale, 12e année, n°6-8
juin-août 1954).
L’expérience
a confirmé que cette analyse était correcte. Jusqu’au milieu
des années 1960 – à deux exceptions près, à Cuba, et au
Japon, le Zengakuren, que nous reprendrons plus loin – tous
les phénomènes de différenciation de masse, tous les progrès
de la révolution mondiale, ont été dirigés par des tendances
centristes, ont pris des formes centristes.
Il faut
ajouter que le tournant du Troisième Congrès Mondial était
également salutaire pour une raison se rapportant à la
composition interne de notre mouvement. La longue période de
recul du mouvement ouvrier international et de défaites de la
révolution avait marqué notre organisation dans la nature
même de ses militants et de ses cadres. Trotsky en était
pleinement conscient et s’exprimait ainsi dans la conversation
précitée avec un camarade anglais :
« Nous
avons des camarades qui venaient à nous… il y a 15 ou 16 ans,
quand ils étaient de jeunes garçons. Maintenant, ils sont à
l’âge mûr et, pendant toute leur vie consciente, ils n’ont
subi que des coups, des défaites et des défaites
terribles à l’échelle internationale ; ils sont plus ou
moins habitués à cette situation. Ils apprécient grandement
la justesse de leurs conceptions, et ils sont capables
d’analyser, mais ils n’ont jamais eu la capacité de
pénétrer, de travailler avec les masses ; ils n’ont pas
acquis cette capacité. Il y a une nécessité impérative à
regarder ce que font les masses » (Fourth International,
mai 1941, page 126).
Cette
capacité d’apprendre à pénétrer dans les masses, à faire
un travail de masse dans les conditions historiques précises
des années qui suivirent 1948, nous ne pouvions l’acquérir,
du moins dans la plupart des pays impérialistes, par un travail
indépendant condamné à rester pendant une longue période
encore un travail essentiellement propagandiste. Grâce à
l’entrisme, l’assimilation de ces capacités nouvelles, que
Trotsky considérait déjà comme si importantes en 1939, a
été essentiellement acquise par notre mouvement.
La situation
a commencé à changer au cours des années 1960, et c’est le
Mai français de 1968 qui a révélé le plus nettement ce
changement. Nous l’avons tous enregistré avec une certain
retard ; le Neuvième Congrès Mondial s’est efforcé de
faire assimiler ce changement à l’ensemble du mouvement
révolutionnaire international.
Le trait le
plus frappant du changement, c’est l’apparition d’une
nouvelle avant-garde révolutionnaire à l’échelle
universelle, ayant échappé complètement au contrôle des
appareils staliniens et réformistes et organisée de manière
autonome. Les premiers signes importants de ce phénomène
nouveau remontent d’ailleurs assez loin : le «mouvement
du 26 juin », qui dirige la guérilla renversant la
dictature de Batista indépendamment du PV et de toutes les
organisations traditionnelles de la gauche cubaine, les
étudiants japonais des Zengakuren qui, indépendamment du PC,
dirigent les luttes puissantes de 1960. Cependant, ces cas
restaient à l’époque isolés. C’est seulement après 1965
que le phénomène commença à connaître une extension
universelle.
Les raisons
de ce changement sont multiples et complexes. Nous nous
limiterons ici à en signaler quelques unes des plus
importantes.
La première
tient à la nature même de la période précédente, c’est à
dire à l’ensemble du processus historique décrit plus haut.
La phase de montée révolutionnaire qui débuta au lendemain de
la deuxième guerre mondiale succéda à une période de
réaction et de baisse considérable de la conscience de
l’avant-garde. La nouvelle phase de la montée de la
révolution mondiale, dans la deuxième moitié des années
1960, succède à une phase où, malgré une alternance de
victoires et de défaites, aucun phénomène de démoralisation
comparable à celui des années 1933-1943 ne pouvait se
répandre dans la jeunesse révolutionnaire.
Sortant du
cauchemar du nazisme et fortement influencée par le stalinisme,
cette jeunesse put, en 1945 et en 1950, continuer à être
canalisée par des tendances traditionnelles. Trempée par de
nombreuses expériences révolutionnaires de la période
précédente : confiante grâce à une série de victoire
spectaculaires (Chine, Dien-Bien-Phu, Cuba, deuxième guerre du
Vietnam), la jeunesse révolutionnaire commença à se libérer
des limites du centrisme, à saisir pleinement la contradiction
entre les énormes possibilités révolutionnaires de
l’époque d’une part et le misérable opportunisme
krouchtchévien et post-krouchtchévien d’autre part (sans
parler de celui des réformistes).
Elle
commença donc à s’orienter dans une direction
révolutionnaire. En l’espace de quelques années, les
appareils traditionnels perdirent presque partout le contrôle
de la jeunesse étudiante et ouvrière organisée.
Un rôle des
plus important doit être ensuite attribué à la crise
internationale du stalinisme. Au lendemain de la deuxième
guerre mondiale, l’appareil stalinien international était au
faite de sa puissance. Il ne fascina pas seulement la jeunesse
d’avant-garde, politiquement frustre et avide seulement
d’action ; il fascina aussi une bonne partie de
l’intelligentsia, avide « d’efficacité » et
prête à sacrifier la plupart de ses principes sur l’autel
d’un « rapprochement » avec la classe ouvrière,
identifiée à une soumission inconditionnelle à l’appareil
stalinien.
Au cours des
années 1950, le monolithisme stalinien reçut des coups mortels
dont il ne se releva plus. La rupture avec la Yougoslavie,
l’expérience titiste, les révélations du 20e
Congrès du PCUS, l’Octobre polonais, la révolution hongroise
et son écrasement par les tanks soviétiques, l’impuissance
des partis communistes non seulement à diriger mais même à
aider efficacement la révolution coloniale, le début de la
controverse sino-soviétique, puis la rupture spectaculaire
entre les deux gouvernements, la naissance d’un courant
castriste indépendant en Amérique latine et d’un courant
chinois dans de nombreux pays surtout en Asie – toute cette
succession de secousses ne laissa plus rien subsister des
« certitudes » faciles d’antan.
Il en
résulta une fermentation considérable, surtout (mais pas
exclusivement) dans les rangs de la jeunesse. Cette fermentation
stimula l’esprit critique, la renaissance d’une recherche
marxiste, la reproduction de la littérature jadis excommuniée.
Tout cela favorisa grandement l’apparition d’une nouvelle
avant-garde révolutionnaire autonome dans de nombreux pays,
apparition qui fut par ailleurs accélérée par une longue
période de politique droitière des krouchtchéviens et
post-krouchtchéviens.
Les
phénomènes particuliers à la révolte des étudiants,
analysés ailleurs (2), coincidant avec la perte d’emprise des
vieux appareils sur la jeunesse d’avant-garde, contribuèrent
à donner à celle-ci une base sociale et une force de frappe
massive, qui commencèrent à créer une situation
qualitativement différente de celle des périodes
antérieures.
Finalement,
depuis dix-huit mois, un processus objectif de la plus haute
importance renforce toutes ces tendances et leur donne des
possibilités beaucoup plus larges de s’affirmer. Après avoir
trouvé pendant près de deux décennies son centre de gravité
dans le secteur de la révolution coloniale, la révolution
socialiste internationale se révèle dans les pays
impérialistes, la révolution politique monte à nouveau dans
plusieurs Etats ouvriers.
Cet
élargissement du processus révolutionnaire mondial ne signifie
nullement que la révolution coloniale soit en déclin ; au
contraire, il l’aide à surmonter un piétinement et un recul
découlant de la contre-offensive impérialiste de la période
1962-1967, et lui facilite un nouvel essor.
Mais cette
nouvelle phase de la montée de la révolution mondiale est du
même fait marquée par un poids beaucoup plus grand du
prolétariat industriel, par un niveau de conscience plus
élevé que celui de la phase précédente, et par des
possibilités d’assimilation beaucoup plus larges du marxisme
révolutionnaire par les combattants d’avant-garde qui luttent
à la pointe de la révolution.
Certes, si
des quatre facteurs déterminant les possibilités d’expansion
de l’organisation marxiste-révolutionnaire, trois se trouvent
radicalement modifiés dans un sens favorable – une nouvelle
détérioration de la situation du capitalisme international, un
nouvel essor de la combativité des masses, l’apparition
d’une avant-garde largement indépendante des organisations
traditionnelles, et capable d’avoir une impact réel sur
certains secteurs des masses – la quatrième reste encore
largement défavorable.
Le niveau de
conscience moyen des larges masses ouvrières reste, du moins
dans les pays impérialistes et dans les Etats ouvriers
d’Europe, plus bas que dans les périodes révolutionnaires
les plus ferventes du passé. Ces masses restent dans une large
mesure sous le contrôle des organisations traditionnelles,
qu’elles réussissent bien à déborder de temps en temps dans
l’action, mais sans vues claires d’une stratégie de
rechange et des objectifs révolutionnaires pour lesquels la
lutte pourrait être engagée tout de suite.
C’est
même là la contradiction principale de la nouvelle phase dans
laquelle est entrée la construction du parti révolutionnaire.
Celui-ci peut acquérir rapidement une force numérique et un
impact social beaucoup plus élevé que dans le passé. Il ne
peut pas encore libérer des secteurs clés du prolétariat
industriel du contrôle des appareils traditionnels pour les
regrouper sous le drapeau de la révolution.
L’évolution
en France, depuis un an, est l’expression la plus ramassée de
cette contradiction ; nous la retrouvons aussi, avec des
variantes diverses, en Italie et au Japon, en Grande-Bretagne et
en Argentine, sans parler du cas des Etats-Unis où cette
contradiction est aujourd’hui la plus frappante.
Cependant,
on ne peut séparer complètement l’évolution de
l’avant-garde et celle de la classe. La formation d’une
avant-garde autonome favorise la cristallisation d’éléments
plus critiques et plus combatifs au sein du prolétariat. Ils y
trouvent un écho, notamment pour tout ce qui se rattache à la
sensibilité plus grande des travailleurs en ce qui concerne la
crise des rapports de production capitalistes eux-mêmes.
L’écho
que la campagne pour le contrôle ouvrier commence à trouver
dans les entreprises d’un nombre croissant de pays
impérialistes indique nettement que le niveau de conscience des
masses n’est pas non plus un facteur statique et que la
surface, apparemment plus calme et plus conformiste que celle de
la jeunesse, peut cacher des transformation moléculaires qui
peuvent provoquer de brusques explosions.
Devant les
possibilités mais aussi les contradictions de cette nouvelle
étape, il fallait déterminer de nouvelles priorités.
C’était là la formation essentielle du Neuvième Congrès
Mondial. Le choix était simple ; ou bien poursuivre une
routine déterminée par la situation au sein des organisations
de masse traditionnelles et des manifestations déformées,
centristes, de la montée révolutionnaire, caractéristiques de
la phase historique précédente de la révolution
mondiale ; ou bien, s’orienter carrément vers ce qu’il
y a de plus progressif et de plus prometteur dans la nouvelle
étape, c’est à dire la nouvelle avant-garde
révolutionnaire jeune et chercher, à partir du renforcement
rapide que nos organisations peuvent ainsi acquérir, à engager
avec plus de chances le combat pour la construction d’un
nouvelle direction des luttes ouvrières, au sein même des
entreprises et des syndicats.
Le mouvement
n’hésita point à choisir le deuxième terme de
l’alternative, le seul qui permette d’exploiter à fond les
possibilités nouvelles ouvertes par la montée révolutionnaire
à l’étape présente.
Ce tournant
n’est pas seulement un tournant vers la création
d’organisations indépendantes, capables de servir de pôles
d’attraction pour les militants de la nouvelle avant-garde qui
ne sont plus ni réformistes ni staliniens, et qui cherchent à
se regrouper nationalement et internationalement.
Il implique
aussi un changement d’accent quant aux formes d’activités
principales du mouvement. Dans ce sens, il revêt la même
importance que le tournant esquissé par le Troisième Congrès
Mondial, mais à une étape plus avancée de construction de
l’Internationale.
Au
Troisième Congrès Mondial, il s’agissait de rompre avec une
activité essentiellement isolée et de s’intégrer dans le
mouvement révolutionnaire de masse. Au Neuvième Congrès
Mondial, il s’est agi de rompre avec une pratique
essentiellement propagandiste, c’est à dire qui est centrée
sur la critique des trahisons et des erreurs des directions
traditionnelles, même lorsqu’elle est accompagnée d’une
large participation à l’action et de passer à une phase où,
au sein d’un mouvement de masse plus large, nous sommes
capables de prendre des initiatives révolutionnaires et de
faire la démonstration pratique qu’une orientation
révolutionnaire est possible et payante.
Notre
capacité de devenir un pôle d’attraction au sein de la
nouvelle avant-garde jeune et d’y conquérir l’hégémonie
politique est à ce prix. Car cette avant-garde ne sera jamais
conquise par des idées et des programmes seuls. Elle sera
conquise par des idées et des programmes incarnés dans des
organisations capables d’en démontrer la valeur par les
actions qu’elles dirigent.
Le tournant
du Neuvième Congrès Mondial n’a pas été proclamé de
manière arbitraire. Il résulte de l’expérience du mouvement
lui-même, dans sa quasi-totalité. Il représente une exigence
ressentie profondément par les cadres et les militants, quel
que soit le secteur géographique où ils sont engagés.
Qu’il
s’agisse des activités exemplaires que les marxistes
révolutionnaires ont pu développer pour organiser un mouvement
de masse contre la guerre du Vietnam qui ne reste pas enfermé
dans les pièges du pacifisme, qu’il s’agisse de la
participation à la révolte étudiante, qu’il s’agisse de
l’effort d’orienter plusieurs secteurs de la révolution
coloniale sur la voie de la lutte armée, qu’il s’agisse de
la nécessité de réorienter l’avant-garde étudiante vers la
construction d’organisations révolutionnaires du
prolétariat, qu’il s’agisse de la nécessité de faire
redémarrer la lutte ouvrière des les pays impérialistes vers
des objectifs du programme de transition, avant tout celui du
contrôle ouvrier, qu’il s’agisse de la nécessité de
cimenter une unité d’action révolutionnaire entre
l’avant-garde étudiante et intellectuelle, et l’avant-garde
ouvrière, dans les Etats ouvriers bureaucratisés, qu’ils
s’agisse de la participation à l’explosion révolutionnaire
de Mai 68 en France – partout les marxistes révolutionnaires
ont ressenti le besoin de ne plus se contenter de rédiger des
revues et des journaux intéressants, de ne plus se limiter à
lutter pour des résolutions d’opposition correctes dans les
syndicats ou les assemblées d’usines, mais de prendre
audacieusement en leurs propres mains la direction de mouvements
de plus en plus divers, afin de leur frayer une issue vers des
solutions socialistes.
Il y a
évidemment un risque dans ce tournant, comme il y a avait un
risque dans le tournant de 1951. Ce risque, c’est une
sous-estimation de l’emprise réelle que les vieux appareils
traditionnels continuent à exercer sur les masses ouvrières,
moins d’ailleurs dans les pays semi-coloniaux et les Etats
ouvriers bureaucratisés que dans les pays impérialistes.
Cette
sous-estimation pourrait provoquer une rigidité dans
l’agitation, qui risquerait sous certaines conditions de
glisser vers le sectarisme à l’égard des organisations de
masse. Malgré le pourrissement de leur direction – qui, dans
bien des cas, est infiniment plus avancé que par le passé –
ces organisations, surtout syndicales, continuent à exercer une
autorité incontestable sur des millions d’ouvriers.
Pour la
construction du parti révolutionnaire, c’est une question de
vie ou de mort que de ne pas abandonner ce terrain de combat
principal qu’est celui des entreprises et des syndicats à la
bureaucratie et à ses satellites.
Mais, quelle
que soit la flexibilité tactique et organisationnelle qu’il
faut conserver, et sur laquelle les cadres nationaux et
internationaux devront veiller avec une sensibilité aiguë de
tous les tournants brusques de la situation, le saut qualitatif
que notre mouvement est en train d’effectuer conserve toute
son importance.
La percée
du marxisme révolutionnaire vers la création de partis
révolutionnaires de masse n’est pas encore possible, ce sera
la tâche de la prochaine étape. Mais dès cette étape, la
percée est possible vers la construction d’organisations
d’avant-garde capables d’initiatives autonomes dans la lutte
révolutionnaire.
L’histoire
démontrera que ces initiatives pourront exercer une influence
non négligeable sur le comportement, l’activité et le niveau
de conscience de masses beaucoup plus larges. Dans ce sens, le
Neuvième Congrès Mondial est le congrès qui commence la
transformation du mouvement trotskyste d’un groupe de
propagande en une organisation de combat, déjà capable de
diriger efficacement des actions révolutionnaires
d’avant-garde.
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