Les incidents lamentables qui se sont produits à
l’U.L.B., à l'occasion de la venue de Garaudy, nous amènent à
préciser une fois de plus les raisons pour lesquelles nous
sommes attachés aux principes de la démocratie ouvrière.
De tout temps, la démocratie ouvrière a été un
principe de base du mouvement ouvrier. La tradition socialiste
et communiste y était fermement attachée, à l'époque de Marx et
Engels comme à celle de Lénine et de Trotsky. Il a fallu la
dictature stalinienne en U.R.S.S. pour que cette tradition soit
ébranlée. La victoire temporaire du fascisme en Europe
occidentale et centrale a également contribué à cet ébranlement.
Mais les racines de cette mise en cause de la démocratie
ouvrière sont plus profondes et plus anciennes. Elles sont liées
aux phénomènes de bureaucratisation des grandes organisations
ouvrières.
LA BUREAUCRATIE CONTRE LA DEMOCRATIE OUVRIERE
Les premiers à saper les principes de la
démocratie ouvrière, ce furent les bureaucrates
sociaux-démocrates et syndicaux, qui ont commencé à espacer les
assemblées générales de leurs membres, puis à les manipuler ou à
les supprimer souvent complètement. Ils ont de même commencé à
limiter ou à supprimer la liberté de discussion et de critique
au sein de leurs organisations. Et ils n'ont même pas hésité à
faire appel à la police (y compris la police secrète) pour
combattre des minorités révolutionnaires. La social-démocratie
allemande en a donné le triste exemple dès la première guerre
mondiale; cet exemple a été suivi partout, dans les années
suivantes.
A ce sujet, la bureaucratie soviétique d'abord,
celle des partis communistes staliniens (ou des syndicats sous
direction stalinienne) ensuite, n'ont fait que suivre ce même
exemple, en l'amplifiant de plus en plus: suppression de la
liberté de discussion et de la liberté de tendance; calomnies et
insultes remplaçant les arguments et la discussion avec des
adversaires de tendance ; emploi massif de la violence physique
pour mettre des adversaires « hors d'état de nuire ». Toute la
vieille garde bolchevique, qui avait dirigé la Révolution
d'Octobre, et la majorité des membres du Comité Central de
Lénine, turent ainsi exterminés par Staline pendant les sombres
années de la « grande épuration » (1935-38).
La jeune génération de militants
anti-impérialistes et anticapitalistes, qui s'éveille
actuellement à la conscience révolutionnaire, renoue
spontanément avec les traditions de la démocratie ouvrière. On a
pu le constater en France, en mai-juin, quand le droit à la
parole de toutes les tendances fut jalousement protégé dans les
assemblées d'étudiants et d'étudiants-ouvriers révolutionnaires.
Mais elle n'est pas toujours consciente de toutes les raisons de
principe et d'efficacité qui plaident en faveur de cette
démocratie ouvrière.
C'est pourquoi elle peut être sensible à une
démagogie d'origine stalinienne, actuellement répandue par
certaines sectes pro-chinoises, qui tendent à laisser croire que
la démocratie ouvrière serait contraire aux « intérêts de la
révolution ». Il est donc nécessaire de réaffirmer avec force
ces raisons.
UN PRINCIPE DE BASE DU MOUVEMENT OUVRIER
Le mouvement ouvrier combat pour l'émancipation
des travailleurs. Mais cette émancipation exige une suppression
de toutes les formes d'exploitation et d'oppression que
subissent les travailleurs. Un refus de la démocratie ouvrière
signifie tout simplement qu'on désire faire perdurer
l'impossibilité dans laquelle se trouvent aujourd'hui des masses
de travailleurs de faire entendre leurs propres opinions.
La critique marxiste de la démocratie bourgeoise
part de l'idée que celle-ci n'est que formelle, parce que les
travailleurs ne disposent pas des moyens matériels pour exercer
les libertés que les constitutions bourgeoises accordent
formellement à tous les citoyens. La liberté de la presse n'est
que formelle quand la possibilité de réunir les centaines de
millions de francs nécessaires à la fondation d'un quotidien
n'existe que pour les capitalistes et leurs agents.
Mais la conclusion qui se dégage de cette
critique de la démocratie bourgeoise, c'est évidemment qu'il
faut créer les moyens qui permettent l'accès de tous les
travailleurs à ces moyens de diffusion d'idées (imprimeries,
salles de réunion, radio-télévision, affiches, etc.). Si l'on
conclut au contraire que seul un parti qui se proclame « parti
dirigeant du prolétariat » - ou même une petite secte qui se
proclame seule « pure révolutionnaire » - a le droit à la
parole, à la presse et à la diffusion de ses idées, à
l'exclusion de toutes les autres tendances de la classe
ouvrière, on risque d'accroître l'oppression politique que
subissent les travailleurs, au lieu de la supprimer.
Les staliniens répondent souvent: l'émancipation
des travailleurs, c'est la suppression du régime capitaliste.
Nous sommes d'accord pour dire que la suppression de la
propriété privée des moyens de production, la suppression de
l'économie fondée sur le profit, la suppression de l'Etat
bourgeois, sont des conditions indispensables à l'émancipation
des travailleurs. Mais qui dit « conditions indispensables » ne
dit pas encore « conditions suffisantes ».
Car dès que le régime capitaliste est supprimé,
la question se pose: qui va administrer les usines, l'économie,
les municipalités, l'Etat, les écoles et les universités ? Si le
droit à l'administration de l'économie et de la société est
réclamé par un seul parti; si celui-ci impose par la terreur un
monopole sur l'exercice du pouvoir; s'il ne permet pas à la
masse des travailleurs d'exprimer leurs avis, leurs critiques,
leurs préoccupations et leurs revendications; s'il les écarte de
cette administration - alors il est inévitable qu'un fossé de
plus en plus profond se creuse entre cette bureaucratie
omnipotente et la masse des travailleurs. Alors l'émancipation
des travailleurs n'est qu'un leurre. Et sans véritable
démocratie ouvrière, dans tous les domaines, y compris celui de
la liberté d'organisation et de presse, une véritable
autogestion ouvrière de l'économie et de la société, une
véritable émancipation des travailleurs, est impossible.
SANS DEMOCRATIE OUVRIERE, PAS D'UNITE D'ACTION
OUVRIERE
Ces raisons de principe sont renforcées par des
raisons d'efficacité. Comme toute classe sociale dans
l'histoire, la classe ouvrière n'est pas homogène. Elle a des
intérêts de classe communs, intérêts immédiats autant
qu'intérêts historiques. Mais cette communauté d'intérêts est
entrelacée avec des différences d'intérêts, qui ont diverses
origines: existence d'intérêts immédiats particularistes (de
métier, de groupe, de région, de corporation, etc.); existence
de niveaux de conscience différente. De nombreuses couches
ouvrières n'ont pas encore pris conscience de leurs intérêts
historiques. D'autres ont été influencées par des idéologies
bourgeoises et petites-bourgeoises. D'autres, encore sont
courbées sous le poids de défaites et d'échecs passés, du
scepticisme ou même de la dégradation provoquée par la société
capitaliste, etc.
Or, le régime capitaliste ne peut être renversé
si l'ensemble des travailleurs n'est pas mobilisé dans l'action
contre lui. Et cette unité dans l'action ne peut être obtenue
que si la diversité des intérêts particuliers et des niveaux de
conscience peut s'exprimer et peut être neutralisée, petit à
petit, par la discussion et la persuasion. La nier ou la
réprimer brutalement ne peut qu'aboutir à briser l'unité
d'action et à rejeter des groupes successifs de travailleurs
dans la passivité, voire vers l'adversaire.
Quiconque a fait l'expérience d'un mouvement
gréviste aura pu constater par l'expérience que la grève la
mieux réussie est celle qui a été préparée et menée par de
nombreuses assemblées de syndiqués, puis de tous les
travailleurs concernés, où toutes les raisons qui plaident en
faveur de la grève ont pu être développées, où toutes les
opinions ont pu s'exprimer, où tous les arguments de l'ennemi de
classe ont pu être démontés. Une grève déclenchée sans pareille
démocratie court beaucoup plus de risques de n'être suivie qu'à
contre-cœur par beaucoup de travailleurs, sinon de n'être pas
suivie du tout.
Ce qui est vrai pour une grève isolée l'est
encore beaucoup plus pour une grève générale ou pour une
révolution. Tous les grands mouvements révolutionnaires des
travailleurs - de la révolution russe au mouvement
révolutionnaire de mai-juin 1968 en France, en passant par la
révolution allemande et la révolution espagnole, pour ne citer
que ces exemples - se sont caractérisés par de véritables
explosions de démocratie ouvrière. De nombreuses tendances
ouvrières coexistaient, s'exprimaient librement par la parole et
par la presse, discutaient devant toute la classe.
Le mot soviet - conseil de délégués ouvriers -
exprime cette unité des contraires: l'unité des travailleurs
dans la diversité de leurs tendances. Dans le IIe Congrès des
Soviets russes qui prit le pouvoir, lors de la Révolution
d'Octobre, il y avait une douzaine de tendances et de partis
organisés différents. Chaque tentative de réprimer cette
démocratie ouvrière - entreprise par la social-démocratie en
Allemagne, par les staliniens en Espagne - a été le signal,
sinon l'expression, du recul et de la défaite de la révolution.
SANS DEMOCRATIE OUVRIERE, PAS D'ORIENTATION
POLITIQUE CORRECTE
L'absence de démocratie ouvrière n'entrave pas
seulement l'unité d'action des travailleurs; elle entrave aussi
l'élaboration d'une orientation politique correcte. Il est vrai
que le mouvement ouvrier dispose d'une arme théorique de choix
pour s'orienter dans les méandres souvent fort compliquées des
luttes économiques, sociales et politiques: le marxisme
révolutionnaire. Mais encore faut-il appliquer cet instrument de
manière correcte. Et cette application n'est un monopole de
personne.
Marx et Lénine étaient sans aucun doute des
personnalités de génie. Mais la vie et l'histoire posent sans
cesse des problèmes nouveaux, qu'on ne peut pas simplement
résoudre à l'aide de textes sacrés. Staline, considéré comme «
infaillible » par de nombreux communistes honnêtes avant sa
mort, a en réalité commis d'innombrables erreurs sans parler de
ses crimes dont certains - concernant la politique agricole -
ont entraîné des conséquences néfastes pendant trois décennies
pour tout le peuple soviétique. Mao Tsé-toung, que d'autres
naïfs considèrent comme « infaillible », a approuvé la politique
d'Aidit, le dirigeant du P.C. indonésien, jusqu'à la veille du
coup d'Etat militaire ; cette politique est du moins
partiellement responsable de la mort de cinq cent mille
communistes et travailleurs indonésiens.
Quant au mythe que le Comité Central d'un parti
a « toujours raison », ou que la majorité de ce comité a «
toujours raison », Mao lui-même l'a rejeté dans la fameuse
résolution du C.C. du P.C.C. sur la révolution culturelle
d'avril 1967.
Mais si aucune personne ni aucun groupe n'ont le
monopole de la vérité et de la sagesse, alors le débat est
indispensable pour déterminer une orientation politique
correcte. Refuser le débat sous quelque prétexte que ce soit (et
le prétexte que l'adversaire de tendance est «
contre-révolutionnaire », voire « agent de l'ennemi », est aussi
vieux que la bureaucratie); le remplacer par l'insulte ou la
violence physique, c'est se condamner à rester prisonnier
d'idées faussées, d'analyses insuffisantes et d'erreurs aux
conséquences débilitantes, sinon catastrophiques.
Le marxisme est un guide pour l'action, dit-on
souvent. C'est exact. Mais le marxisme se distingue du
socialisme utopique par sa prétention à une analyse
scientifique. Il ne vise pas n'importe quelle action. Il vise
une action qui a prise sur la réalité historique, qui la modifie
dans un sens déterminé: celui de la révolution socialiste, de
l'émancipation des travailleurs et de l'humanité tout entière.
Du choc des idées et des tendances jaillit la
vérité pour guider l'action. Une action qu'inspire une pensée «
monolithique », livresque et infantile, non soumise à une
critique libre qui ne peut naître que dans un climat de
démocratie ouvrière, est une action qui se condamne à l'échec
certain : déception et démoralisation des individus, s'il s'agit
de petits groupes; défaites de la classe, s'il s'agit de
syndicats ou partis plus importants, et défaites qui entraînent
souvent une lourde traînée d'humiliations, de privations, de
misères, sinon de morts, pour la masse des travailleurs.
Souvent on objecte dans les milieux staliniens
et néo-staliniens aux arguments que nous avons cites en faveur
des principes et de la pratique de la démocratie ouvrière, que
celle-ci ne peut pas s'appliquer aux « ennemis du socialisme »
au sein du mouvement ouvrier. Certains groupes qui se disent d'extrême-gauche
et anti-bureaucratiques reprennent curieusement une
argumentation analogue pour justifier des chahuts ou des
violences physiques se substituant à des débats avec des
adversaires de tendance.
Les uns et les autres s'exclament: « On ne
discute pas avec les révisionnistes, forces capitalistes et
représentants de l'ennemi ». En pratique, les uns essayent de
remplacer la discussion par la répression, sinon par les
meurtres et l'emploi de blindés contre les travailleurs (des
procès de Moscou à l'intervention en Hongrie et en
Tchécoslovaquie); les autres se contentent, plus modestement,
d'empêcher Garaudy de prendre la parole, sans doute jusqu'au
jour dont ils rêvent où ils utiliseraient des moyens plus
«efficaces», imitant le modèle stalinien.
PAS DE DEMOCRATIE POUR LES « REVISIONNISTES »
La justification révolutionnaire de ces
pratiques inadmissibles relève d'une triple confusion. Tout
d'abord: la liberté de discussion n'est pas un « avantage » que
les marxistes et les révolutionnaires ont à accorder ou à ne pas
acorder aux « révisionnistes ». C'est un droit qu'ils réclament
pour eux-mêmes.
Il faut être aveugle pour ne pas s'apercevoir
que dans la grande majorité des cas, ce sont les
« révisionnistes », sociaux-démocrates ou khrouchtchéviens, qui
occupent les positions de force au sein des syndicats et
d'autres organisations ouvrières. Ce sont les marxistes et les
révolutionnaires qui sont minoritaires et qui réclament le droit
à la libre discussion (qu'on leur dénie trop souvent).
N'est-il pas évident que si, dans les rares cas
où les «révisionnistes» passent eux-mêmes en position
minoritaire, on les empêche de parler, on affaiblira du même
fait le combat pour faire régner la démocratie ouvrière partout
où la bureaucratie reste maîtresse du jeu.
Les dirigeants du P.C.F., au cours des journées
de mai, ont très souvent empêché les étudiants et représentants
de groupes révolutionnaires de discuter dans des assemblées
ouvrières, quelquefois même en utilisant la violence physique.
Les marxistes ont réagi vivement, et essayé, non sans succès, de
convaincre les travailleurs que ces pratiques sont contraires
aux intérêts de la classe ouvrière. Mais s'ils se mettaient à
leur tour à appliquer les mêmes pratiques, leur argumentation
perdrait toute valeur. Les travailleurs les condamneraient comme
hypocrites et faux jetons.
Or, parler des « révisionnistes » en oubliant le
petit détail qu'ils jouissent encore d'une confiance relative et
d'une audience de direction auprès de la majorité des
travailleurs organisés - comme les événements de France viennent
de le confirmer une fois de plus - c'est évidemment se leurrer
et se paralyser d'avance dans la lutte pour arracher cette masse
à leur influence néfaste.
Il est impossible de réussir cette mission des
plus difficiles devant laquelle les marxistes se trouvent placés
en Europe occidentale, sans augmenter le niveau de conscience et
de compréhension politique des travailleurs. Et cela exige des
discussions, et des confrontations idéologiques sans cesse plus
convaincantes. La dénonciation, l'insulte ou le coup de poing ne
convaincront ni l'ouvrier encore embrigadé dans la
social-démocratie, ni l'ouvrier qui suit le P.C. khrouchtchévien
parce qu'il croit que celui-ci reste, malgré tout, communiste.
Ils ne convraincront que les convaincus, c'est-à-dire une infime
minorité.
Finalement, il faut bien préciser qu'appeler les
« révisionnistes » sociaux-démocrates ou khrouchtchéviens
capitalistes ou « agents du Capital » relève d'une dangereuse
confusion, doctrinale.
LES REVISIONNISTES NE SONT PAS DES
CAPITALISTES
Certes, les bureaucraties ouvrières agissent
objectivement dans l'intérêt du Capital, surtout en canalisant
les explosions révolutionnaires périodiques du monde du travail
vers des solutions réformiste, et en étouffant ainsi les
possibilités de renversement du régime capitaliste. Ils agissent
également dans le même sens en influençant les travailleurs, au
jour le jour, dans le sens de la collaboration de classes, en
sapant leur conscience de classe par des idées venues du monde
bourgeois.
Mais la fonction et le rôle objectifs de ces
bureaucraties ne se limitent pas à cela. En suivant leurs
activités réformistes routinières, elles agissent également à
rencontre des intérêts quotidiens du capitalisme. Les
augmentations des salaires et les lois sociales qu'elles
obtiennent - en échange de la promesse de maintenir les
revendications dans les limites qui ne menacent pas les
fondements du régime - réduisent quelque peu le profit des
capitalistes. L'organisation syndicale qu'elles dirigent fait
peser sur les rapports quotidiens entre patrons et ouvriers la
force collective du monde du travail - et, de ce fait, ces
conflits se résolvent dans un sens tout à fait différent de
celui du siècle passé, quand la force syndicale était réduite ou
nulle.
Lorsque l'économie capitaliste est florissante,
ces concessions représentent un prix que la bourgeoisie est
prête à payer en échange de la « paix sociale ». Mais lorsque
l'économie capitaliste est ébranlée, ces mêmes concessions
deviennent rapidement inacceptables par la bourgeoisie. Dans ce
cas, le Grand Capital a intérêt à éliminer complètement les
organisations ouvrières, même les plus modérées et les plus
réformistes. L'existence même des syndicats devient incompatible
avec la survie du régime.
Ainsi se confirme nettement la véritable nature
de la bureaucratie réformiste du mouvement ouvrier, qui n'est
pas une force capitaliste mais une force petite-bourgeoise. Elle
n'est pas composée de propriétaires de capitaux, qui achètent la
forcé de travail pour s'en approprier la plus-value. Elle est
composée d'appointés (des organisations ouvrières ou de l'Etat),
qui vacillent et hésitent entre le camp du Capital et celui du
Travail, penchant tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre, selon
leurs intérêts particuliers et les pressions qui s'exercent sur
eux. Et face à l'attaque de l'ennemi de classe, les travailleurs
d'avant-garde ont tout intérêt à faire l'impossible pour les
obliger à rejoindre leur camp; sinon, la défense commune sera
singulièrement affaiblie.
LES CONTRADICTIONS AU SEIN DU PEUPLE ET LES
CONTRADICTIONS ENTRE TRAVAIL ET CAPITAL
Ignorer ces vérités élémentaires conduit à la
pire des catastrophes. Le mouvement ouvrier l'avait appris à ses
dépens lors de la montée du fascisme. Le «génial» Staline avait
inventé à cette époque la théorie du «social-fascisme»; il n'y
aurait pas de différence entre sociaux-démocrates
«révisionnistes» et fascistes. Il proclama même qu'il fallait
d'abord battre la social-démocratie avant de pouvoir battre les
nazis.
Alors que travailleurs sociaux-démocrates et
travailleurs communistes se tapaient allègrement sur la figure
les uns les autres - la responsabilité des chefs réformistes
fut, en l'occurrence, égale à celle des dirigeants staliniens -
Hitler arriva au pouvoir, massacra des milliers de militants
ouvriers, dissolva toutes les organisations ouvrières et permit
aux sociaux-démocrates et aux communistes de se réconcilier
temporairement et non sans amertume... dans les camps de
concentration. N'aurait-il pas mieux valu se battre ensemble
contre les nazis et les empêcher d'arriver au pouvoir, sans
faire aucune concession sur le plan de la lutte idéologique
contre le révisionnisme ?
A une échelle infiniment plus réduite et moins
tragique, la situation à l'Université peut, du jour au
lendemain, reproduire un dilemme du même genre. Toutes les
tendances de gauche se battent pour faire admettre leur droit de
« faire de la politique » au sein de l'Université. Mais il est
fort possible que l'administration, prenant prétexte d'incidents
comme ceux qui ont entouré la venue de Garaudy, interdise
dorénavant les conférences politiques. Que faudrait-il faire dès
lors, sinon se battre, tous ensemble, pour un minimum de liberté
politique au sein de l'Université? Ne serait-il pas préférable
de respecter dès maintenant les règles de démocratie ouvrière
qui correspondent à l'intérêt commun du mouvement ouvrier et du
mouvement estudiantin de contestation?
En 1957 réagissant après la révélation
officielle des crimes de Staline au XXe congrès du P.C.U.S.
(qu'il approuva à cette époque), Mao Tsé-toung attira
l’attention sur la nécessité de distinguer soigneusement la
manière de régler les divergences au sein du peuple - par la
persuasion, la discussion, l'expérience pratique - et celle qui
est de mise pour les conflits avec l'ennemi de classe. Ce
n'était là que la réaffirmation implicite de la nécessité de
faire régner la démocratie ouvrière « au sein du peuple ».
Mais cette distinction n'a de sens que si elle
s'appuie sur des critères objectifs : l'ennemi, c'est le
capitalisme (et, dans les pays moins industrialisés, le
propriétaire foncier); le peuple, c'est la masse des
producteurs, la masse des salariés-appointés (et dans les pays
semi-coloniaux, la masse des paysans pauvres). Si l'on substitue
à ces critères objectifs des critères subjectifs (« devient
capitaliste et contre-révolutionnaire quiconque n'est pas
d'accord avec chacun de mes tournants tactiques, même s'il a été
pendant vingt ans le Président de la République Populaire de
Chine et le vice-président du Parti Communiste Chinois! »), on
tombe dans l'arbitraire complet. On finit dès lors par effacer
la distinction entre les « contradictions au sein du peuple » et
les « conflits avec l'ennemi de classe », traitant les premières
de plus en plus d'après le modèle des seconds.
Certes, il est impossible d'établir une
séparation absolue et totale entre les deux. Des cas limites
peuvent exister. Nous sommes partisans de discussions franches
au sein d'assemblées de grévistes. Nous ne croyons pas qu'il
faille se contenter de discuter gentiment avec des briseurs de
grève. Dans chacun de ces cas limites, il s'agit cependant de
distinguer des actes (voire des crimes) d'opinions et de
tendances idéologiques. Les premiers doivent être démontrés et
jugés d'après des critères d'intérêt des travailleurs (ou, après
le renversement du capitalisme, de légalité socialiste)
clairement établis et identifiables, pour éviter l'arbitraire.
Les seconds ne peuvent être confondus avec les premiers qu'au
prix d'étouffer la démocratie ouvrière, d’affaiblir la
conscience et la mobilisation des travailleurs, et de paralyser
progressivement sa propre capacité d’orientation politique
correcte.
UNE QUESTION DE RAPPORTS DE FORCES OU UNE
QUESTION DE PRINCIPES ? UNE QUESTION DE RAPPORTS DE FORCES OU
UNE QUESTION DE PRINCIPES ?
Certains proclament péremptoirement: tout cela
n'est qu'une question de rapports de forces ! Quand les
bureaucrates sont les plus forts, ils nous oppriment ; pourquoi
ne pas les opprimer à notre tour, quand nous sommes les plus
forts?
C'est à la fois cynique et naïf. Et quand des
groupes qui se disent « anarchisants », « libertaires » ou «
adversaires de l'organisation » appliquent de telles règles, ils
manquent de logique de manière aberrante. Il est impossible
d'inspirer la moindre confiance, d'obtenir le moindre crédit
chez des masses plus larges, si l'on foule soi-même aux pieds
ses propres principes.
En définitive, l'affaire est fort simple.
Quiconque a confiance dans ses idées et dans les masses;
quiconque est convaincu d'avoir raison, ne craindra le débat
avec personne.
Nous nous faisons forts de défendre nos idées
contre qui que ce soit, et de provoquer une prise de conscience
au moins dans une partie de l'auditoire (seul un auditoire
composé exclusivement de gens dont les intérêts sociaux et
matériels constituent un obstacle infranchissable à la
compréhension risque de ne pas être ébranlé, et encore!).
Empêcher Garaudy de parler, c'est lui procurer une victoire
facile. Le battre à plate couture dans un débat, démontrer
l'inconsistance de son argumentation et le rôle néfaste que son
parti a joué pendant les événements de mai-juin, c'est lui
infliger une défaite cuisante.
Sur le plan psychologique, le refus de la
discussion et le recours aux injures ou aux « arguments
frappants » reflètent le manque de confiance en soi-même, une
timidité et un complexe d'infériorité (ou de culpabilité)
maladifs.
Mais lorsque ces phénomènes de psychologie
individuelle s'expriment collectivement dans des groupes ou des
tendances, le verdict du sociologue rejoint celui du psychiatre
; il s'agit invariablement de tendances qui ont peur des masses,
qui n'ont pas confiance dans les masses, qui désirent se
substituer aux masses, qui veulent empêcher les travailleurs de
s'émanciper eux-mêmes, qui recherchent des avantages de groupes
privilégiés. Et en tant que tels, il faut les combattre, car
leur action est néfaste pour la lutte émancipatrice des
exploités. |