Je crois qu'à ce point du débat, nous devons
enregistrer d'abord ce qui nous paraît être une insuffisance
dans la réponse que Monsieur Bloch-Lainé a donné aux
questions qui lui ont été posées. Ensuite, nous devons
poursuivre le dialogue en répondant aux questions qu'il a lui-même
posées aux socialistes.
Les contradictions
des réformes envisagées
Tout d'abord il me semble qu'il y a une
contradiction fondamentale dans sa réponse. Dans son ouvrage,
M. Bloch-Lainé part d'une constatation, à savoir qu'il y a un
profond mécontentement dans le monde du travail du fait qu'il
se sent simplement gouverné, qu'il sent que son sort est déterminé
par des forces extérieures à lui-même dans la vie
industrielle. Le mécontentement, dit-il, pourrait même aboutir
à des changements à chaud, si on n'intervient pas, à temps,
par des changements à froid, (c'est évidemment écrit avec un
clin d'œil du côté du patronat) : une réforme qui ne modifie
pas essentiellement cette situation d'absence d'auto-détermination
des travailleurs dans la vie économique.
A cet argument qui lui a déjà été posé
dans une question écrite remise par G. Mathieu et par moi-même,
M. Bloch-Lainé n'a pas vraiment répondu. Il estime qu'il faut
commencer une réforme par quelque chose et que, chemin faisant,
on pourrait aller d'une simple consultation ouvrière à des
formes de contrôle ou de gestion. Je lui répète qu'aussi
longtemps que le saut qualitatif n'est pas fait, aussi longtemps
qu'une véritable situation d'auto-détermination n'aura pas été
créée dans le monde du travail le sentiment d'insatisfaction
qu'il souligne dès le départ de son raisonnement subsistera
tout entier. L'ensemble des réformes qu'il propose dans la
mesure où elles ne touchent au droit de libre disposition de
l'outil et du travail des commanditaires de l'entreprise et de
leurs représentants, les « managers », ne supprime en rien
l'aliénation ouvrière et la situation de mécontentement qui
se dégage de cette aliénation.
Autre réponse de M. Bloch-Lainé qui ne peut
pas donner satisfaction. Il dit : au niveau de l'entreprise, il
faut réclamer davantage de pouvoirs pour les travailleurs; mais
on ne peut pas à la fois, réclamer davantage de pouvoirs et
refuser le dialogue. Je crois qu'il y a là un malentendu. Je ne
crois pas qu'il y ait un seul syndicaliste sérieux aujourd'hui
qui se refuse, à priori, à un dialogue. Toute la question est
de savoir quel est le but du dialogue. Si le but du dialogue
reste essentiellement revendicatif, pas seulement sur le plan
des revendications de distribution et de consommation, mais
aussi sur le plan des revendications de structure, alors il n'y
a aucun argument socialiste qu'on puisse lui opposer. Mais si le
but du dialogue est la collaboration, alors son résultat
objectif, c'est l'intégration des syndicats dans le régime
capitaliste.
C'est ainsi qu'il faut comprendre la crainte,
formulée par G. Mathieu et par moi-même, que les réformes
proposées par Monsieur Bloch-Lainé aboutissent à une intégration
encore plus avancée des syndicats dans le régime capitaliste
que celle que nous connaissons déjà aujourd'hui, une intégration
qui serait achevée à tous les niveaux, non seulement au niveau
central des institutions paritaires ou tripartites,
gouvemement-patronat-syndicat, tel qu'elle fonctionne dans des
pays comme la Suède ou les Pays-Bas, mais également au niveau
de l'entreprise. Cette crainte est légitime parce que nous
craignons qu'en agissant comme M. Bloch-Lainé le propose, le
mouvement syndical vendrait son « droit d'aînesse » contre un
plat de lentilles. En échange d'une consultation qui resterait
essentiellement vide de contenu pratique, il abandonnerait la
possibilité pratique d'arracher à des moments déterminés,
conjonctuellement opportuns, des lambeaux de pouvoirs de décision
réelle au Capital. Ce qui doit être l'objectif qu'il devrait
poursuivre au moyen des revendications structurelles.
Pourquoi ce risque est-il réel ? On pourrait
apporter toute une série de preuves, disons empiriques, hélas
très nombreuses, dont quelques-unes ont d'ailleurs été citées
par Monsieur Bloch-Lainé lui-même dans son livre. Il suffit de
rappeler cette malheureuse co-gestion allemande, où
manifestement le représentant syndical au sein du Conseil
d'administration, devenant par surcroît « Arbeitsdirektor »,
c'est-à-dire responsable pour les relations de la direction
avec le personnel, cesse d'être un représentant du monde du
travail pour s'intégrer totalement dans les intérêts du
capital.
Réformes de
fonctionnement néo-capitalistes ou réformes de structures
anti-capitalistes
Je voudrais maintenant élargir un peu le débat
et répondre aux questions que Monsieur Bloch-Lainé pose aux
socialistes de gauche. Il me semble qu'à la base de son
intervention se trou-vent deux problèmes qui sont des problèmes
de philosophie politique, et qui méritent effectivement une réponse
qui soit une réponse claire de la part des socialistes. C'est
d'abord le problème de l'utilité relative des réformes qui ne
touchent pas aux structures elles-mêmes, et de la différence
entre les réformes qui touchent simplement le mode de
fonctionnement du système capitaliste et les réformes qui en
modifient la structure.
Je voudrais illustrer ma réponse à la première
question par une analogie qui est en même temps un rappel
historique. Pendant longtemps, dans beaucoup de pays, la lutte
pour le suffrage universel a été l'objectif politique numéro
un du mouvement ouvrier. On se trouvait, dans mon pays par
exemple, devant le suffrage censitaire qui n'accordait le droit
de vote qu'à la bourgeoisie. Dans des pays comme la Prusse ou
comme l'Autriche, on le trouvait confronté avec le droit de
vote par classe d'électeurs, selon les Etats ou selon les
classes sociales.
Le mouvement ouvrier a opposé à ces
situations manifestement injustes la revendication du suffrage
universel. Il y a eu, dès cette époque, des libéraux modérés
ou même des conservateurs qui ont dit : « Pourquoi tout réclamer
en une seule fois ? Pourquoi ne pas réformer par étapes ?
Commençons à donner une voix à tout le monde, mais donnons
deux voix à ceux qui payent des impôts; et à ceux qui payent
beaucoup d'impôts trois voix; et à ceux qui ont beaucoup
d'enfants, quatre voix, et ainsi de suite». Le mouvement
ouvrier aurait pu répondre à l'époque : «C'est toujours ça
de gagné; les ouvriers qui n'avaient même pas une voix en
auraient au moins une ».
Je ne connais évidemment aucun pays dans
lequel les socialistes auraient refusé de participer à des élections
dans lesquelles on passerait du système censitaire au système
du vote plural. Mais je ne connais pas non plus un seul cas où
des socialistes auraient engagé des négociations, ou auraient
accepté d'abandonner le plan de principe sur lequel ils se plaçaient,
celui du suffrage universel pur et simple, pour dire : «
introduisons des étapes intermédiaires; négocions sur le vote
plural; on va négocier pour le vote par trois voix, deux voix
et une voix, à la place de cinq, quatre, trois, deux et une;
puis on se battra pour deux voix et une voix à la place de
trois, deux et une, pour arriver finalement au suffrage
universel simple. Car la force de frappe que le mouvement
ouvrier obtenait grâce à la défense d'une position de
principe claire, simple et compréhensible pour tout le monde,
qu'était le mot-d'ordre : « Un homme, une voix », était
telle que la mettre en question lui-même, la saper lui-même en
commençant à négocier sur toutes sortes de formules intermédiaires,
aurait, en pratique, affaibli la lutte et éloigné le mouvement
du but, au lieu de l'en rapprocher.
Il y a d'ailleurs des exemples pratiques qui démontrent
que le saut direct du suffrage censitaire ou du suffrage plural,
particulièrement scandaleux, au suffrage universel, a pu être
obtenu dans certains pays, grâce à des actions
extra-parlementaires (la manifestation de grève générale à
Vienne, après la révolution russe de 1905). Le suffrage
universel y a été arraché d'un seul coup, grâce à cette
force de frappe que le mouvement ouvrier avait rassemblée
pendant toute cette période préalable d'agitation, tandis que
dans des pays où tout cela s'est passé par la voie des négociations
et des « dialogues », sans cette constitution de cette force
de frappe, le processus a été beaucoup plus long et
l'aboutissement final a été obtenu dans des conditions
beaucoup plus équivoques.
Je précise : il ne s'agit pas de « refuser
» des réformes octroyées, disons comme moindre mal par le
camp adverse. Si demain le patronat veut accorder le quatrième
des réformes proposées par Monsieur Bloch-Lainé, à savoir
une plus grande publicité, ou l'obligation de publicité sur
les commanditaires réels de l'entreprise, je ne crois pas qu'il
y ait un syndicaliste qui dira : « Nous n'en voulons pas ». Ce
qu'il s'agit de refuser, c'est la substitution à un combat pour
des principes simples et clairs, qui ont une capacité de
mobilisation des travailleurs très réelle, de toute une série
d'étapes intermédiaires qui ne peuvent que semer la confusion
et réduire la force de frappe du mouvement ouvrier.
J'en viens ainsi au deuxième aspect de ce
problème de philosophie politique qui est au fond le problème
fondamental. Si l'on part de l'idée que la structure de la société
capitaliste forme un tout cohérent, on comprend que cette
structure ne peut pas être entamée sur les bords, de manière
imperceptible, ou subreptice ou par petits coups. Toutes les réformes
qui ne touchent pas la structure dé cette société, ne font
qu'en modifier, même qu'en améliorer le fonctionnement. Le but
essentiel du mouvement ouvrier doit être de concentrer ses
efforts sur des combats qui tendent à mettre en question le régime
dans son ensemble, dans ses fondements, dans ses structures.
Si l'on admet, par ailleurs que cette remise
en question pratique ne sera pas possible essentiellement par la
voie de la négociation et du dialogue, mais qu'elle le sera par
la voie de la lutte, et que les moments opportuns à remporter
des victoires dans cette lutte ne peuvent pas se présenter tous
les trois mois, tous les six mois ou tous les ans, mais se présentent
avec une périodicité beaucoup plus irrégulière (disons tous
les sept ans ou tous les dix ans, pour reprendre un vieux schéma
issu de la théorie des cycles, et qui s'applique assez bien à
l'histoire de la plupart des pays d'Europe occidentale au cours
des dernières décennies), alors on comprend les conséquences
néfastes d'un refus de concentration de l'effort du mouvement
ouvrier sur les réformes de structures. Cela signifie alors
qu’on laissera échapper les rares moments où l'on pourrait
en pratique avoir gain de cause, pour se laisser détourner de
ces objectifs vers des objectifs qui, en définitive, ne font
qu'améliorer le fonctionnement du régime.
Je me réfère ici notamment à la première
et à la deuxième des propositions de Monsieur Bloch-Lainé. Ce
n'est pas par hasard qu'il nous dit que ce sont ces propositions
qui ont le plus de chance d'être adoptées par le gouvernement
actuel. Elles me paraissent manifestement améliorer le
fonctionnement du régime capitaliste, ce qui implique
d'ailleurs son renforcement. Il n'est pas étonnant que, dans
ces conditions, le gouvernement capitaliste ait montré de l'intérêt
pour ces réformes. Il pourrait même dans d’autres
circonstances, quand les rapports de force se seront détériorés
pour lui, montrer de l'intérêt pour d'autres aspects des réformes
Bloch-Lainé qui pourraient alors constituer un moindre mal par
rapport à des conquêtes devenues impossibles du mouvement
ouvrier. Dans ces conditions, il me semble évident que le
mouvement ouvrier s'affaiblirait considérablement en acceptant
le repli vers le dialogue, ou vers la négociation sur des
reformes de ce type-là. Et c'est au fond de cela qu'il s'agit :
une négociation plutôt qu'un dialogue purement doctrinal, sur
des propositions qui ne modifient pas au fond la question du
pouvoir dans les Entreprises, alors que la modification de ce
pouvoir devrait être aujourd'hui l'objectif numéro un de ce
qu'on appelle les réformes de structures.
En Belgique nous avons été amenés à
distinguer nettement les réformes de structures
anti-capitalistes, des réformes de structures néo-capitalistes.
Quelques-unes des propositions de Monsieur Bloch-Lainé me
semblent être le type même de ces réformes de structures néo-capitalistes
qui, loin d'arracher au patronat des lambeaux de pouvoir réel
au niveau de l'entreprise, visent plutôt à améliorer le
fonctionnement du régime tel qu'il est, en dernière analyse
dans l'intérêt de ceux qui exercent aujourd'hui ce pouvoir.
Qu'est-ce que cela veut dire concrètement ?
Qu'est-ce que c'est exactement que le contrôle ouvrier,
qu'est-ce que c'est exactement que la gestion ouvrière ? Est-ce
que contrôle et gestion se recouvrent ? Est-ce qu'il faut réclamer
le tout en une fois ? Est-ce que d'un seul saut on peut passer
du régime actuel vers un régime de gestion ouvrière pleine et
entière ? Est-ce que la seule solution de rechange possible à
la concentration de pouvoirs entre les mains de la propriété
privée, c'est la concentration du pouvoir entre les mains de
l'Etat ?
Du point de vue du socialisme de gauche tel
qu'il existe aujourd'hui, avec ses nuances différentes dans les
divers pays d'Europe occidentale, et tel qu'il s'oppose à la
fois au réformisme traditionnel (qui n'est d'ailleurs plus réformiste,
parce qu'il ne combat plus pour aucune réforme sérieuse) et à
toutes les tendances staliniennes ou néo-staliniennes qui n'ont
pas tiré des conclusions doctrinales profondes de l'expérience
de l'Union Soviétique, d'après ce point de vue socialiste de
gauche, l'idée d'un certain partage des pouvoirs au niveau de
la vie économique et au niveau de l'entreprise, est une idée
valable pour une société socialiste.
Le contrôle ouvrier
Nous ne croyons pas qu'il faille concentrer
tous les pouvoirs, ni entre les mains de l'Etat, ni entre les
mains de Conseils ouvriers (ce qui entraîne le danger de l'égoïsme
d'entreprise avec tous ses défauts). Nous croyons qu'il faut
trouver, dans le cadre d'une économie socialiste, un système
de « checks and balances » comparable mais non identique au
système que la bourgeoisie avait élaboré dans le cadre de son
régime, à l'époque de la révolution américaine et surtout
après l'expérience de la Révolution Française. Je crois
qu'en gros, on peut envisager trois pôles de pouvoirs qui évitent
l'arbitraire et l'autocratie de quelque côté que ce soit.
Primo, une démocratisation profonde, réelle
de la vie économique, au niveau national, à savoir, l'élaboration
et la ratification du Plan de manière contradictoire, après
que plusieurs modèles aient été soumis à la masse des
citoyens, ou à la masse des producteurs (on peut ici envisager
plusieurs variantes sur lesquelles je ne veux pas m'étendre) et
que le suffrage universel et la discussion d'assemblée aient
tranché, majorité contre minorité.
Secundo, au niveau de l'entreprise, un pouvoir
qui serait essentiellement celui d'un Conseil ouvrier librement
élu par les travailleurs de cette entreprise, mais qui serait
obligé d'agir dans le cadre du Plan élaboré au niveau
national, qui ne pourrait pas dépasser ce cadre, notamment en
matière de prix de vente et de gros investissements (avec des
aménagements possibles et des différences de régime entre
l'industrie lourde et l'industrie qui travaille pour le marché
des biens de consommation, entre les petites et les grandes
entreprises, etc...).
Tertio, l'indépendance syndicale, une indépendance
syndicale totale par rapport à l'Etat et aux partis qui
permettrait aux travailleurs de défendre de toute manière,
quelles que soient les décisions prises au niveau national, et
quelles que soient les décisions prises par le Conseil ouvrier
au niveau de l'entreprise, leurs intérêts en tant que
consommateurs contre ce qu'ils considéreraient être des abus,
des injustices, et des situations inacceptables dans lesquelles
on les aurait placés. Je suis également partisan du maintien
du droit de grève et de la possibilité pratique de faire grève
dans un régime socialiste, parce que sans ce droit de grève,
je ne dis pas qu'il faut y pousser systématiquement, mais sans
ce droit de grève, sans la menace de ces grèves, l'autonomie
syndicale ne serait pas réelle et la possibilité de défense
des intérêts des travailleurs, en tant que consommateurs,
deviendrait minime. Cette défense s'impose même contre les
dirigeants des entreprises élus par les travailleurs eux-mêmes
parce qu'il y a là une séparation de fonction qui implique inévitablement
une diversité de comportement.
Mais tout ce qui précède n'a évidemment de
sens qu'à partir du moment où l'emprise de la propriété privée
sur l'outil et sur le travail a été brisée une fois pour
toutes, à partir du moment où le capitalisme a été renversé
et où le pouvoir de décision économique et politique
appartient aux travailleurs, à l'échelle de l’entreprise et
à l'échelle de la nation. Parler de co-gestion ou de «
partage de pouvoirs » alors que le Capital reste le maître
cela signifierait paralyser l'action ouvrière par la
collaboration de classe et perpétuer le pouvoir du Capital.
Comment peut-on avancer aujourd'hui des
revendications qui vont dans le sens général de mise en
question du pouvoir du capital sur le travail, au niveau de
l'entreprise ? Je crois que beaucoup de choses que Gorz a écrites
à ce sujet dans son livre « Stratégie ouvrière et néo-capitalisme
» sont tout-à-fait valables. J’ajouterai
tout au plus deux exemples à ceux qu'il a cités.
Le contrôle ouvrier est posé lorsque les
syndicats réclament non pas une forme quelconque de co-gestion
dans le cadre du régime capitaliste (revendication qui serait
contraire, à la nature même de l’organisation syndicale, à
sa fonction de défense des intérêts des travailleurs) mais
lorsqu'ils réclament l'ouverture des livres de comptes
patronaux pour pouvoir discuter en connaissance de cause; ou du
moins avec un minimum de connaissance au niveau national et au
niveau de l'entreprise, des rapports entre salaires, profits,
productivité et prix.
Dans un rapport présenté hier au Conseil économique,
les auteurs reconnaissent un fait évident : seuls les salaires
sont aujourd'hui connus exactement dans la société
capitaliste; les revenus des autres classes sociales, et
notamment les revenus réels des entreprises et du Capital sont
totalement inconnus du fait de l'évasion et de la fraude
fiscale. Ainsi toute discussion sur une quelconque politique des
revenus, qui part de cet état d'infériorité dans lequel se
trouvent les syndicats du fait qu'ils ne connaissent même pas
les revenus des autres classes de la société, ne peut être
qu'un marché de dupes et doit être rejeté par le monde du
travail L'ouverture des livres de comptes, qui implique, bien sûr,
la suppression du secret commercial et du secret bancaire,
devrait être posée comme condition préalable à tout débat
au niveau national sur les grandes masses macro-économiques.
Autre exemple : il faut réclamer le droit de
contrôle c'est-à-dire le droit de veto de l'organisation
syndicale au niveau de l’entreprise, sur toute une série d'opérations
qui impliquent de la manière la plus immédiate le phénomène
du travail aliéné, à savoir l'organisation du travail, la
structure des équipes les droits disciplinaires des chefs d'équipe,
la division du travail au niveau de l'entreprise et ses
modifications, les cadences et les rythmes de travail, le calcul
des primes de rendement collectives l’organisation d'écoles
d'apprentissage (parce que vous avez là un aspect tout à fait
fondamental de l'aliénation qui est la déformation systématique
de la connaissance et de la mentalité ouvrière sous prétexte
de « formation professionnelle »). Toutes ces revendications
ont la portée d'une véritable politique de contrôle ouvrier,
d'une véritable politique d'offensive ouvrière qui mettrait en
question réellement, au niveau de l'entreprise, le droit de
disposition du capital sur l'outil et sur le travail. A partir
du moment où les syndicats accepteraient pareille orientation
et déclencheraient une campagne d'éducation et de mobilisation
des travailleurs autour de ces objectifs, cette politique
pourrait aboutir réellement à des prises de conscience et à
des combats qui deviendraient rapidement des combats contre le régime
capitaliste dans son ensemble, et contre l'aliénation du
travail dans son ensemble.
*****
La question posée par Monsieur Bloch-Lainé
concernant la frontière entre le bon et le mauvais réformisme
me permet de faire une remarque au sujet du livre de mon ami
André Gorz, livre que je trouve admirable à beaucoup de points
de vue, mais qui comporte aussi quelques lacunes. Cette
terminologie dans l'introduction est effectivement une
terminologie qui me paraît peu précise. Personnellement je ne
crois pas qu'il faille choisir entre le « bon » et le «
mauvais » réformisme et il me serait difficile de me classer
moi-même dans la catégorie des « bons » réformistes; je
considérerais cela comme un reproche ou même une insulte plutôt
que comme une définition.
Le problème posé dans le domaine de la
philosophie politique c'est celui de l'ambiguïté des réformes
partielles. Il s'agit d'un problème complexe dans l'histoire
politique des dernières soixante-quinze années, et je ne crois
pas qu'on puisse l'écarter d'un geste de la main.
Si nous réexaminons aujourd'hui certaines
discussions qui ont eu lieu il y a près d'un siècle, (on a célébré
cette année le centenaire de la Première Internationale, et
c'est effectivement dans le cadre de cette Internationale que
cette discussion est née), on peut se demander si les torts et
les raisons sont aussi évidemment répartis qu'on le pensait
jadis. Aujourd'hui tous les socialistes sont partisans du
suffrage universel. J'en ai parlé tout à l'heure et n'ai évidemment
pas changé d'avis à ce propos. Mais quand on relit aujourd'hui
les espoirs que les premiers socialistes avaient placés dans le
suffrage universel, ce qu'ils ont cru pouvoir conquérir, grâce
à cette conquête, je ne dis pas en un siècle ou en un demi-siècle,
dans l'espace d'une ou deux décennies, il faut bien reconnaître,
sans pour cela donner raison aux anarchistes, que nous sommes très
loin du compte !
En pratique, l'ambiguïté de ce suffrage
universel est très claire. On a donné, avec le droit le vote
tous les quatre ans, une illusion d'égalité politique et une
illusion de souveraineté à la masse des citoyens, qui ne
correspond pas du tout à la situation réelle pour toute une série
de raisons économiques et sociales, que nous connaissons très
bien. Le cas le plus évident se manifeste aux Etats-Unis, où
tous les quatre ans, les citoyens ont tout au plus à choisir
entre deux millionnaires, qui n'ont, tous les deux, rien de
commun avec l'intérêt de la masse du peuple. Et même si on
regarde la situation des pays d'Europe qui possèdent un vieux
mouvement ouvrier structuré qui rend le choix un tout petit peu
plus réel, disons dans le cas de la Grande-Bretagne, de
l'Italie ou dans celui de la Belgique on doit constater que
cette ambiguïté reste tout de même très, très réelle.
En présentant un seul aspect des choses,
c'est-à-dire en appliquant une règle de logique mécanique, «
tout pas en avant nous approche du but », on oublie que la vie
réelle est beaucoup plus compliquée, et que la question peut
être aussi formulée ainsi : Un pas en avant, dans la mesure où
il conduit à une interruption, a un arrêt du mouvement, risque
de nous éloigner et non pas de nous rapprocher du but ! ».
C'est pourquoi j'appliquerai un critère plus complexe que le
critère de M. Bloch-Lainé, et même sur ce plan-là je ne suis
pas entièrement d'accord avec ce qu'a dit Gilbert Mathieu. Je
ne crois pas qu'on puisse classer les réformes partielles en
deux catégories : celles qui rapprochent du but et qui seraient
donc par principe bonnes, même si le rapprochement est infinitésimal;
et celles qui éloignent du but et qui seraient par nature
mauvaises.
Je ne suis donc pas non plus entièrement
d'accord avec la formule qui consiste à dire : tout ce qui
accroît le pouvoir syndical à l'entreprise, de n'importe
quelle manière et sous n'importe quelle forme, est par définition
bon. Je formulerai une règle un peu plus complexe : tout ce qui
rapproche du but, ou tout ce qui augmente le pouvoir des
syndicats à l'entreprise, est possible à condition que cela
permette d'élever le niveau général de conscience de la
classe ouvrière, à condition que cela permette le maintien de
sa combativité et de sa capacité de remettre périodiquement
en question le régime capitaliste dans son ensemble. Mais tout
ce qui, sous couvert d'être un tout petit pas vers le but, peut
avoir pour conséquence la démobilisation permanente ou même périodique
des travailleurs, tout ce qui débouche sur l'abaissement du
niveau de conscience, la confusion, l'illusion que quelque chose
de fondamental est changé alors qu'il n'y a eu aucun changement
fondamental, me paraît être négatif. Je veux dire que dans
cas, les côtés positifs de ces réformes pour le mouvement
ouvrier restent inférieurs aux côtés négatifs.
Prenons un exemple précis. On a parlé d'égoïsme
d'entreprise, d’intégration du syndicalisme dans
l'entreprise. Aussi bien M. Bloch-Lainé que Gilbert Mathieu,
ont accepté cette intégration comme un fait établi, et en ont
conclu que tout le monde, à l'entreprise, a intérêt à
augmenter ou à stabiliser le niveau de l’emploi. Est-ce
vraiment si évident que cela, notamment pour les directeurs ?
Je ne le crois pas. Je crois que c'est une simple question de
calcul et qu'il y a des moments dans la vie d'une entreprise, où
les directeurs ont intérêt à réduire le volume de l'emploi,
lorsque cela augmente la rentabilité (il y a beaucoup de
moments dans la vie d'une entreprise, où l'accroissement de la
rentabilité peut dépendre de la réduction du niveau de
l'emploi).
Mais si vous avez créé parmi les
travailleurs ou même parmi les syndicalistes, un esprit
d'identification de leurs intérêts avec ceux de l'entreprise,
vous pouvez aboutir à des situations qu'on a connues dans le
passé, où les syndicats eux-mêmes se transforment en agents
patronaux ou en agents de la direction pour couvrir ou pour
faciliter le licenciement d'une certaine partie du personnel,
sous prétexte que c'est indispensable pour la rentabilité,
pour la capacité concurrentielle de l'entreprise. Vous avez là
un exemple concret d'un accroissement de pouvoir des syndicats
dans le cadre de l'Entreprise, qui peut faciliter le développement
d'un état d'esprit manifestement négatif. L'intérêt général
des travailleurs, du syndicalisme et de la lutte des classes
exige qu'il n'en soit pas ainsi et que la solidarité collective
des travailleurs pour la sécurité de l'emploi, implique aussi
une solidarité contre les licenciements.
Je répète donc, je considère comme
contre-indiqué non seulement les réformes qui éloignent du
but, mais aussi les reformes qui s'en rapprochent de manière si
infinitésimale qu'elles ne modifient en rien, structurellement,
la situation d'aliénation dans laquelle se trouvent
travailleurs et syndicats, tout en créant comme séquelles aux
états d'esprit, une mentalité, une baisse du niveau de
conscience, qui rendent plus difficile la lutte pour l'objectif
du contrôle ouvrier. Voilà une réponse précise à votre
question. C'est seulement dans le cadre de cette dialectique
beaucoup plus complexe que le simple mouvement linéaire que la
réticence justifiée de beaucoup de syndicalistes devant une série
de vos propositions peut être comprise.
Quant à votre proposition numéro quatre,
comme G. Mathieu l'a déjà dit, je crois que personne, dans le
monde du travail, n'y sera opposé. Toute réforme du caractère
opaque du capital, toute réforme qui va dans le sens de la
publicité sur les réels détenteurs du pouvoir économique,
est toujours saluée par le mouvement ouvrier.
Je me permettrai même de vous faire une
suggestion à ce sujet, qui est encore plus modeste, mais qui
vous montre que lorsqu'il s'agit de choses vraiment intéressantes,
tout pas en avant nous intéresse, même de tous petits pas : si
on pouvait obtenir ce qui existe déjà aux Etats-Unis, et ce
qui a joué un rôle pour que toute la lumière se fasse sur la
concentration réelle du capital, à savoir le simple droit
d'enquête du Parlement, droit qui implique celui de citer
devant une Commission Parlementaire des hommes d'affaires et de
les obliger de témoigner sous serment, on aurait obtenu une réforme
très utile. Les grandes enquêtes que le Congrès américain a
faites sur la concentration économique, celle du T.N.E.C. des
années 38-39, celle sur la concentration dans l'industrie sidérurgique
en 1946, celle de l'industrie pétrolifère faite en 1949, si je
ne me trompe pas, toutes ces enquêtes sont éminemment utiles
pour une connaissance de la concentration capitaliste.
Si on pouvait ne retenir que cela, que cette
petite chose-là, le droit d'enquête du Parlement allant jusqu'à
obliger les hommes d'affaires à répondre à n'importe quelle
question que peut poser n'importe quel membre de cette
Commission parlementaire, étant donné la composition des
Parlements en Europe occidentale, je crois que ce serait une
excellente chose. J'ajouterai tout de suite, qu'étant donné précisément
la composition des Parlements en Europe occidentale, il est peu
probable qu'on nous donne cette réforme !
En ce qui concerne vos réformes, numéro un,
numéro deux, numéro trois, je crois que la seule attitude à
prendre, pour le mouvement ouvrier, c'est une attitude de
neutralité. Ces réformes se situent en réalité à l'intérieur
de la classe bourgeoise, à l'intérieur du droit bourgeois.
Nous ne sommes évidemment pas défenseurs du statu quo, mais
nous n'avons aussi aucune raison de vanter ou de travailler pour
une rationalisation de ce régime, qui en améliore le
fonctionnement. Or, les trois premières de vos réformes sont
des réformes typiques de rationalisation néo-capitaliste, qui
sont peut-être inévitables, mais que nous n’avons ni à
combattre ni à favoriser, que nous devons considérer comme se
déroulant dans un monde qui nous est hostile.
L'exemple que G. Mathieu a donné me paraît
très probant. Est-ce vraiment notre intérêt que 2%
de la population puisse démocratiquement ou non démocratiquement,
déterminer qui va gérer les entreprises ? Je ne crois pas que
nous ayons une idée à défendre pour ou contre l'autocratie,
ou pour ou contre la « démocratie » dans ce cadre extrêmement
limité des 2%.
La reforme de l’enseignement, c'est une
autre histoire, mais même à ce propos j'ai l'impression
qu'aussi longtemps que le régime sera ce qu'il est, et que l'inégalité
des fortunes sera ce quelle est, je vois mal qu'il y ait
quelques d'ouvriers
qui accéderont finalement à ce genre de profession (directeurs
banquiers, etc.) où la sélection ne se fait pas seulement au départ,
mais ou elle se fait aussi par ceux qui offrent l'emploi et où
un certain nombre de garanties, disons morales sinon politiques
sont exigées, avant qu'on ne trouve accès à des postes de
direction dans les entreprises.
Pour terminer, je voudrais dire à M.
Bloch-Lainé qu'il y a un point d’information, un des piliers
de son ouvrage, qui ne me paraît pas fondé du tout. Tout ce
complexe de catégories managers, directeurs, commanditaires,
petits actionnaires, me semble être couvert par une grande
confusion d'esprit. Les enquêtes empiriques que je connais démontrent
le contraire de ce qu'on affirme en général. La véritable
ligne de séparation ne passe pas entre d’une part les
managers et d'autre part ce que vous appelez les commanditaires
et qui déjà aujourd'hui vivent en véritable symbiose avec les
grands managers, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai
dans un instant, et la masse des petits actionnaires.
Aucune réforme institutionnelle ne pourra
modifier cette situation aussi longtemps que vous n'attaquerez
pas la propriété elle-même. Aux Etats-Unis, la situation est
très claire : il n'existe pas de grande « corporation », dont
le manager, s'il est vraiment capable, ne soit pas devenu au
bout de sa carrière un grand actionnaire, parce qu'une partie
importante de sa rétribution se fait notamment sous forme
d'options d'achat d'actions, se fait sous forme d'octrois
gratuits d'actions dans l'Entreprise, et le groupe privilégié
d'actionnaires a tout intérêt d'associer et d'intégrer les
meilleurs éléments de ce personnel de gestion et de renouveler
ainsi périodiquement le sang qui coule dans les veines
quelque-fois un peu fatiguées des sommets de la classe
bourgeoise.
Ce qui s'opère, c'est une forme extrême de
concentration capitaliste, mais qui avait été prévue depuis
très longtemps par Marx et les marxistes. Au bout du processus,
il n'est plus nécessaire de posséder 50% ou 40% ou 35% du
capital pour contrôler une entreprise; il suffit très souvent
d'en posséder deux, trois ou quatre pour cent. Mais il faut évidemment
s'entendre : deux, trois ou quatre pour cent de capitaux de 500
milliards d'anciens francs ou d'un milliard de dollars. Dans ce
cas, je crois qu'il est difficile de présenter les pauvres
malheureux qui ne possèdent que 2, 3% ou 4%
de ces capitaux énormes comme autre chose que comme de
grands capitalistes et comme des gens qui emploient et utilisent
leur propriété comme base de contrôle et de commande sur des
biens de production et sur des hommes, et qui, justement,
peuvent le faire dans un rayon d'action beaucoup plus large que
celui de leur propriété au sens strict du terme même. A cela,
vos réformes ne changeront rien. Comme l'a dit G. Mathieu :
dans une certaine mesure, vous légitimez cette situation par
les réformes que vous proposez. Cette légitimation, je ne vois
pas en quoi elle correspond à l'intérêt du mouvement ouvrier.
****
1°) Comment
Mandel envisage-t-il les réformes de structures
anti-capitalistes, croit-il que le capitalisme pourra supporter
ces réformes et les conçoit-il comme un plan de mobilisation
de classe des travailleurs contre le régime capitaliste ? Le
camarade Mandel a très bien défini le contrôle ouvrier.
Trotsky qui fut un des premiers à en avoir fait un mot d'ordre,
le considérait comme inacceptable par les capitalistes et
considérait que ce mot d'ordre n'était qu'une mobilisation de
classe pour le double pouvoir : d'un côté les soviets ou
Conseil, de l'autre, ce qui reste de l'Etat bourgeois, double
pouvoir qui doit se dénouer rapidement : pouvoir des
travailleurs, pouvoir capitaliste. Le camarade Mandel qui s'est
mis d'accord avec André Gorz, croit-il que des éléments ou
des lambeaux de pouvoir peuvent se maintenir au sein du régime
capitaliste en attendant la prochaine offensive ouvrière ou le
camarade Mandel pense-t-il que seule la mobilisation de la
classe ouvrière, sur des objectifs de classe, peut par la force
renverser le capitalisme ?
2°)
Concrètement comment envisager les rapports entre Conseils
ouvriers et Syndicats ? Les syndicats sembleraient ne pas devoir
présenter de candidats aux Conseils s'ils doivent rester
contestataires.
3°) Le problème
de la planification dans le sens qu'a dit Mandel est une réforme
de l'enseignement, peut-on accepter que pour dans 15 ans ... il
y ait tant d'ouvriers professionnels et d'ouvriers spécialisés
? Est-il sûr que les ingénieurs et cadres soient achetés ?
N'y a-t-il pas un phénomène de prolétarisation des cadres ?
4°)
Que pense Ernest Mandel de l'association Capital-Travail ou des
distributions d'actions aux ouvriers ?
*****
Le sens des réformes
de structures
Bien entendu, je conçois des réformes de
structure anti-capitalistes comme ne pouvant être que des
objectifs de mobilisation de classe des travailleurs contre le régime
capitaliste. A mon point de vue, d'après la logique de ces réformes
de structure anti-capitalistes, la lutte pour ces objectifs
aboutit à une situation de dualité de pouvoir. Cette situation
de dualité de pouvoir ne peut déboucher que soit sur la défaite
du capitalisme et la victoire du socialisme, soit sur la défaite
des travailleurs et la consolidation du capitalisme.
Cependant, les camarades qui croient qu'ils
ont tout résolu en posant la question de cette manière, me
semblent fortement sous-estimer deux aspects essentiels du problème.
Premièrement, il n'est nullement démontré à priori (et je
crois que l'expérience a démontré que ce n'est d'ailleurs pas
si facile que ça à réaliser dans les faits), que les
travailleurs se mobilisent sur des objectifs de réformes de
structure anti-capitalistes qui, à première vue, paraissent
abstraites et pas en rapport avec les préoccupations immédiates.
Cela exige donc deux formes de médiation.
D'abord la recherche de revendications transitoires ou de
revendications de réformes de structure anti-capitalistes, qui
correspondent à des situations données, ressenties comme
inacceptables par les masses laborieuses, et qui ne peuvent pas
tenir une fois pour toutes dans un manuel, qui doivent vraiment
faire l'objet d'une recherche permanente. La deuxième médiation
est celle de l'éducation et d'une propagande systématiques.
L'expérience de mon propre pays m'a convaincu qu'il ne suffit
pas que quelque part dans un journal, ou dans un parti, il y ait
un groupe d'avant-garde qui répète semaine après semaine,
mois après mois, et année après année qu’il faut le contrôle
ouvrier pour qu'on obtienne une grève générale pour le contrôle
ouvrier. Cela exige des formes de propagande et d'éducation pénétrant
réellement dans les larges masses, qui sont pratiquement irréalisables
si on ne réussit pas à utiliser comme instrument le mouvement
syndical ou au moins une partie du mouvement syndical. Cela
aussi réclame alors à son tour toute une stratégie d'éducation
et de persuasion de l'avant-garde ouvrière en vue d'effectuer
cette action.
Deuxièmement : André Gorz dit que la révolution
comme on l'a conçue dans le passé, disons la révolution
catastrophique qui s'identifie avec des situations de défaite
dans une guerre, et qui prend l'image de la Russie en 1917, de
l'Allemagne de 1918, ou de l'Italie de 1943-44, est peu probable
dans les années à venir. Je suis d'accord avec Gorz sur ce
point. Je crois, heureusement d'ailleurs, qu'il est peu probable
que nous aurons une guerre universelle et qu'il est moins
probable, si par malheur nous devions l'avoir dans les années
à venir, qu'au cours d'une telle guerre universelle, on pourra
encore connaître des situations comme celle de 1917.
Depuis un certain nombre d'années j'ai acquis
la conviction que le schéma qu'il faut avoir devant les yeux,
si on veut avoir un point de référence historique, c'est plutôt
le schéma de juin 1936 en France, c'est-à-dire de la manière
dont s'est déclenchée la grève générale de 1936, pas dans
une période de crise économique, plutôt au lendemain de la
reprise économique dans un contexte politique tout à fait
particulier, et qui se rapproche dans une certaine mesure de
celui que nous avons connu, dans mon pays en 1960-61. Le travail
essentiel de l'avant-garde, de la gauche ouvrière, doit être
celui de préparer les travailleurs pour des situations de ce
genre, pour pouvoir, à ce moment-là, arracher dans la lutte
une série de positions de puissance, d'éléments de dualité
de pouvoir, qui débouchent bien entendu sur une lutte accentuée
sur le terrain social et éventuellement sur la conquête du
pouvoir par les travailleurs.
Conseils ouvriers et
syndicaux
On me demande si dans la société socialiste,
étant donné les rapports entre Conseil ouvrier et syndicats,
les syndicats ne devraient pas présenter des listes de
candidats au Conseil s'ils veulent rester contestataires. Je
dois dire que c'est un point de droit constitutionnel socialiste
qui n'est malheureusement pas encore d'une grande actualité, en
France. Sans vouloir me prononcer définitivement, mes préférences
vont plutôt à une solution différente dans la mesure où je
suis partisan de la multiplicité des partis sous le socialisme,
surtout dans les pays à tradition de démocratie ouvrière, je
crois que ce sera plutôt de la compétence des partis
politiques de présenter des candidatures aux Conseils ouvriers.
Les syndicats, quant à eux, doivent maintenir leur situation
d'autonomie envers tous ceux qui exercent la gestion, aussi bien
envers l'Etat et le gouvernement au niveau national, qu'envers
le Conseil ouvrier au niveau de l'Entreprise.
Les réformes de
l'enseignement
A propos de la réforme de l'enseignement.
Elle ne peut pas être détachée de l’ensemble des réformes
de structure anti-capitaliste. Dans la mesure où vous continuez
à vivre dans une économie dans laquelle ce sont les propriétaires
du capital, les grands trusts, qui déterminent les grandes
lignes des investissements et que vous ne disposez pas d'arme réelle
pour modifier la structure de ces investissements si vous
appliquez une politique d'enseignement qui ne correspond pas aux
besoins des capitalistes ce que vous risquez de produire, c'est
le chômage intellectuel, c'est-à-dire toute une masse de gens
qui ne trouveront pas d'emplois. Il me paraît difficile de
mettre la charrue devant les bœufs.
Vous pouvez appliquer une certaine réforme de
l'enseignement, dans le cadre du régime actuel, qui consiste à
démocratiser l'enseignement moyen et supérieur pour donner ce
qu'on appelle l'égalité de chances aux fils de toutes les
classes sociales. Mais pour le reste, la structure
professionnelle qui découlera de votre enseignement, réformé
ou non, correspondra toujours plus ou moins à la demande de
main-d'œuvre. Le jour où elle ne correspondrait plus à cette
demande, cela risque de provoquer des dégâts pour les diplômés
issus de cet enseignement.
L'association
Capital-Travail
Un dernier mot sur la question de
l'actionnariat ouvrier. Je suis évidemment adversaire de
l'actionnariat ouvrier. Je ne crois pas qu'on puisse résoudre
le problème de la justice distributive en matière
d'accroissement des patrimoines et des propriétés des
entreprises par la voie de l'actionnariat ouvrier. Des mille
difficultés pratiques et théoriques qu'on rencontrerait sur la
voie d'un tel actionnariat, je n'en citerai que deux. Que
faites-vous des fluctuations de l'emploi ? Que faites-vous d'une
situation qui reste ouvrière, qui n'est pas attachée à une
entreprise comme le serf était attaché à la glèbe ? Chaque
travailleur possèdera-t-il un tiers d'action de l'entreprise A
où il aura travaillé pendant trois ans, plus un quart d'action
de l'entreprise B où il aura travaillé pendant deux ans, plus
un cinquième d'action de l'entreprise C, etc. etc. Cela conduit
à une situation qui est difficile à concevoir du point de vue
technique. Je sais bien que des propositions ont été faites
d'un genre « investissement trust » global, et de distribution
de parts de cet « investissement trust » plutôt que de
distribution de parts de chaque entreprise. Mais c'est là une
solution inacceptable du point de vue des capitalistes, car cet
investissement trust finirait par contrôler la plupart des
entreprises.
Enfin, au bout du compte, la possibilité d'égaliser
de cette manière la part de toutes les classes sociales dans
l'accroissement du patrimoine de la société est tout à fait
utopique. En pratique les expériences peu nombreuses d'ailleurs
qui ont eu lieu en la matière (je pense à l'expérience
Volkswagen en Allemagne occidentale) ont montré que dans l'écrasante
majorité des cas, les travailleurs qui reçoivent des actions
les considèrent non comme un investissement ou comme un
patrimoine, mais comme un simple moyen d'accroissement des
revenus salariaux, c'est-à-dire qu'ils essaient de les vendre,
en profitant des hausses en bourse. C'est d'ailleurs
parfaitement logique, car en possédant des actions pour 500 ou
pour 1.000 Francs vous n'êtes pas devenu capitaliste. Il en
serait tout à fait différemment si vous déteniez des actions
pour 500.000 Francs ou pour 1 million. Mais il est évidemment
impossible d'attribuer à chaque travailleur des parts d'une
telle ampleur. Avec ou sans actionnariat ouvrier, les
travailleurs restent donc Gros-Jean comme devant, soumis à tous
les aléas de la condition prolétarienne, caractérisée par
l'instabilité d'existence et par l'obligation de fournir du
travail aliéné.
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