Le marxisme est essentiellement l'explication de
l'histoire et du développement des sociétés par les rapports et les conflits
entre les groupes sociaux. Si le marxisme du XIXè siècle a été tout entier
axé sur l'étude du groupe fondamental, c'est-à-dire la classe sociale qui a
ses racines dans le processus de production, le marxisme du XXè siècle a été
amené à saisir l'importance de groupes non fondamentaux qui ne sont pas des
classes, qui n'ont pas de racines dans le processus de production, mais qui n'en
jouent pas moins un rôle important dans le développement de notre société de
transition entre le capitalisme et le socialisme.
Parmi ces groupes, disons secondaires, la bureaucratie
occupe incontestablement la place principale. Si le marxisme du XXè siècle a
été amené à découvrir le problème de la bureaucratie, c'est parce que ce
problème, né dans le mouvement ouvrier au cours des années 1898-1899, s'est
développé et a pris sur le plan idéologique une importance de plus en plus
large. Bien entendu, pour que les théoriciens puissent le saisir et l'analyser
dans le domaine idéologique, il a fallu que ce phénomène se soit déjà
manifesté dans la vie et la pratique des organisations ouvrières.
Cet exposé introductif distinguera les deux aspects
fondamentaux du problèmes: l'aspect théorique et l'aspect historique. Nous
essayerons de répondre aux questions suivantes :
- qu'est-ce-que la bureaucratie ouvrière ? Comment
naît-elle et comment se développe-t-elle ? Comment peut-elle dépérir?
- comment ce phénomène s'est-il manifesté
concrètement dans l'histoire du mouvement ouvrier?
- quelles sont les diverses attitudes et réponses que
les différentes tendances du mouvement ouvrier ont apportées à ce
problème nouveau?
1. CONCEPTS DE BASE SUR LA BUREAUCRATIE
GENESE DU PHENOMENE BUREAUCRATIQUE
Le problème de la bureaucratie dans le mouvement ouvrier
se pose, sous l'aspect le plus immédiat, comme le problème de l'appareil des
organisations ouvrières: problème des permanents, problème des intellectuels
petit-bourgeois qui apparaissent à des fonctions de direction moyenne ou
supérieure, au sein des organisations ouvrières.
Aussi longtemps que les organisations ouvrières sont
réduites à des groupes très petits, à des sectes politiques ou à des
groupements d'autodéfense d'une ampleur numérique très limitée, il n'y a pas
d'appareil, il n'y a pas de permanents et le problème ne peut pas se poser.
Tout au plus peut-on soulever à ce niveau la question des rapports avec les
intellectuels petit-bourgeois qui viennent apporter leur aide au développement
de ce mouvement ouvrier embryonnaire, voire de l'autoritarisme de "petits
chefs" ouvriers reflétant la hiérarchie sociale et ses valeurs dans les
rangs de la classe ouvrière. Aussi inquiétant que soit ce phénomène, il n'y
a pas encore là d'assise matérielle qui conditionne sa survie, ni même sa
stabilité.
Mais l'essor même du mouvement ouvrier, l'apparition
d'organisations de masse politiques ou syndicales est inconcevable sans
l'apparition d'un appareil de permanents, de fonctionnaires -et qui dit appareil
de fonctionnaires dit déjà phénomène de bureaucratisation en puissance: dès
le départ, on voit apparaître l'une des racines les plus profondes du
phénomène bureaucratique.
La division du travail dans la société capitaliste
réserve aux prolétaires le travail manuel de production courante, et à
d'autres classes sociales l'assimilation et la production de la culture. Un
travail fatiguant, épuisant aussi bien du point de vue physique
qu'intellectuel, ne permet pas à l'ensemble des prolétaires d'acquérir et
d'assimiler la science objective à ses niveaux les plus développés, ni de
mener une activité politique et sociale permanente: la situation prolétarienne
dans le régime capitaliste est une situation de sous-développement culturel et
scientifique (1).
La suppression totale des appareils dans le mouvement
ouvrier condamnerait celui-ci à un primitivisme tout à fait médiocre et
ferait apparaître sa victoire comme une régression sur le plan culturel et
social par rapport aux réalisations du monde capitaliste. Au contraire, le
socialisme, l'émancipation du prolétariat ne peut être concevable que par
l'assimilation entière de tout ce que la science pré-socialiste a laissé de
valable sur le plan des sciences naturelles et sociales.
Le développement du mouvement ouvrier rend absolument
indispensable la création d'un appareil (2) et l'apparition de fonctionnaires
qui, par une certaine spécialisation, essayent de combler les lacunes créées
par la condition prolétarienne au sein de la classe ouvrière.
Bien sûr, de la façon la plus grossière, on pourrait
dire que c'est avec cette spécialisation nouvelle que naît la bureaucratie:
dès que quelques personnes font professionnellement et en permanence de la
politique ou du syndicalisme ouvrier, il y a sous forme latente une possibilité
de développement du bureaucratisme et de la bureaucratie.
Cette spécialisation provoque sur un plan plus profond
des phénomènes de fétichisation et de réification: dans une société
fondée sur la division du travail, sur une différentiation excessive des
tâches, où les travailleurs font les mêmes gestes toute leur vie, on trouve
dans leur comportement le reflet idéologique de cette situation: ils ont
tendance à considérer leur activité comme un but en soi. De même, les
structures des organisations, conçues au départ comme des moyens, commencent
à être conçues comme des but en soi, en particulier par ceux qui
s'identifient le plus directement et le plus nettement à ces organisations,
c'est-à-dire par ceux qui y vivent en permanence: les individus qui composent
l'appareil, les permanents, les bureaucrates en herbe.
Cela nous amène à la compréhension de ce qui est à la
base idéologique et psychologique de la formation de la bureaucratie ouvrière:
le phénomène de la dialectique des conquêtes partielles.
II - LA DIALECTIQUE DES CONQUETES PARTIELLES
Étant matérialistes, nous ne pouvons pas séparer ce
problème de celui des intérêts matériels immédiats -derrière le problème
de la bureaucratie, il y a celui des privilèges matériels et celui de la
défense de ces privilèges. Mais il est trop simpliste, si on veut comprendre
le problème dans ses origines et son devenir, de le réduire à ce seul aspect
de la défense de privilèges matériels. Le meilleur contre-exemple est le
développement de la bureaucratie dans les partis communistes non au pouvoir
(France ou Italie) ou semi-coloniaux (Brésil), quoique à une certaine époque
(la pire époque du stalinisme), ces phénomènes soient apparus même là à
grande échelle. Aujourd'hui dans les partis communistes de masse, les salaires
des permanents ne sont pas supérieurs à ceux des ouvriers spécialisés et ne
constituent pas des privilèges matériels à défendre.
Par contre, joue a plein le phénomène de la dialectique
des conquêtes partielles: identification du but et des moyens, de l'individu
bureaucratique et de l'organisation, du but historique à atteindre et de
l'organisation, cette identification devenant une cause profonde d'attitude
conservatrice susceptible de s'opposer très violemment aux intérêts du
mouvement ouvrier.
Qu'est-ce que la dialectique des conquêtes partielles
?
Cette dialectique se manifeste dans les comportements de
ceux qui subordonnent la poursuite et la victoire des luttes ouvrières pour
parvenir à la conquête du pouvoir dans les pays capitalistes à la seule
défense des organisations ouvrières existantes; de ceux qui subordonnent sur
le plan international l'expansion de la révolution mondiale et le
développement de la révolution coloniale à la défense statique de l'Union
Soviétique et des États ouvriers. Ils se comportent comme si les éléments de
démocratie ouvrière au sein du monde capitaliste et l'existence d'États
ouvriers étaient des buts en soi, étaient déjà l'achèvement du socialisme.
Ils se comportent comme si toute nouvelle conquête du mouvement ouvrier devait
être subordonnée de manière absolue et impérative à la défense de ce qui
existe. Cela crée une mentalité fondamentalement conservatrice.
La phrase célèbre du Manifeste Communiste: « Les
prolétaires n'ont rien d'autre à perdre que leurs chaînes » est une phrase
très profonde que l'on doit considérer comme une des bases du marxisme: elle
donne au prolétariat la fonction d'émancipation communiste de la société,
car les prolétaires ne possèdent rien à défendre.
Dès que cela n'est plus vrai à cent pour cent, dès
qu'une partie du prolétariat (soit la bureaucratie ouvrière, soit
l'aristocratie ouvrière constituée dans le prolétariat des pays
impérialistes développés) possède une organisation ou un niveau de vie
supérieur à l'état de néant initial, il y a risque de développement d'une
mentalité nouvelle. Il n'est plus vrai que le prolétariat n'ait plus rien à
défendre: dans chaque action nouvelle, il faut peser le pour et le contre:
est-ce que l'action envisagée ne risque pas, au lieu d'apporter quelque chose
de positif, de faire perdre ce que l'on possède déjà?
Cela constitue la racine la plus profonde du conservatisme
bureaucratique dans le mouvement social-démocrate, dès avant la première
guerre mondiale, et dans la bureaucratisation des États ouvriers, même avant
la forme extrême de dégénérescence de l'ère stalinienne.
Cette dialectique des conquêtes partielles doit être
comprise comme une véritable dialectique: ce n'est pas une fausse contradiction
résoluble par une formule, c'est une véritable contradiction dialectique
portant sur ces problèmes réels. Si le conservatisme bureaucratique est
évidemment une attitude nuisible aux intérêts du prolétariat et du
socialisme par son refus de la lutte révolutionnaire dans les pays capitalistes
et par son refus de l'extension internationale de la révolution, sous prétexte
que cela met en danger les conquêtes existantes, le point de départ de cette
attitude, la nécessité de défendre l'acquis, est un problème réel: « celui
qui ne sait pas défendre les conquêtes existantes n'en fera jamais de
nouvelles » (Trotsky) . Mais il est faux de considérer a priori - et c'est là
qu'il y a conservatisme - que tout saut en avant important de la révolution
soit à l'échelle d'un pays, soit à l'échelle mondiale, menace
automatiquement les conquêtes antérieures. Cette attitude caractérise le
conservatisme profond et permanent des bureaucraties tant réformistes que
staliniennes.
Cette dialectique des conquêtes partielles, liée au
phénomène de fétichisation dans une société fondée sur la division du
travail à un niveau excessif, constitue donc une des racines les plus profondes
de la tendance à la bureaucratisation. Cette tendance est inhérente au
développement du mouvement ouvrier de masse dans cette phase historique de
décomposition du capitalisme et de transition vers la société socialiste.
En conclusion, le problème réel n'est donc pas
l'abolition de la bureaucratie par des décrets ou des formules magiques, mais
celui de son dépérissement progressif par la création des meilleures
conditions objectives et subjectives qui permettent la lente disparition des
germes de cette bureaucratisation, qui sont présents dans la société et dans
le mouvement ouvrier pendant toute cette phase historique.
III- LES PRIVILEGES BUREAUCRATIQUES
Il ne faut évidemment pas tomber dans l'erreur opposée
à celle que commet le matérialisme vulgaire, qui serait de réduire le
problème à ses seules origines sociologiques lointaines, en le détachant
totalement de son infrastructure matérielle. Cette tendance au conservatisme de
la part des dirigeants et des permanents des organisations ouvrières n'est pas
sans rapport avec les avantages et privilèges matériels que procurent ces
fonctions. Ces privilèges sociaux sont également des privilèges d'autorité
et de pouvoir, auxquels les individus accordent une grande importance.
a) Si on considère le problème sous sa forme originale,
c'est-à-dire le problème des appareils des premières organisations
ouvrières, des syndicats et des partis sociaux-démocrates avant la première
guerre mondiale, les privilèges bureaucratiques apparaissent de deux manières
:
- Pour des ouvriers et des fils d'ouvriers, quitter le
travail de production courante, surtout dans les conditions de l'époque
(journée de 12 heures avec tout ce que cela comporte, insécurité sociale
totale, etc...) pour devenir permanents d'une organisation ouvrière
représente une ascension sociale incontestable, une émancipation
individuelle certaine, qui est pourtant loin de représenter une situation
idéale: on ne peut parler d'embourgeoisement ni de transformation en couche
sociale privilégiée. Les premiers secrétaires des organisations
ouvrières passaient une bonne partie de leur vie en prison et vivaient dans
des conditions matérielles plus que modestes; mais ils vivaient tout de
même mieux, du point de vue économique et social, que l'ouvrier de
l'époque.
- Sur le plan psychologique et idéologique, il est
évident qu'il est infiniment plus agréable, pour un socialiste ou un
communiste convaincu, de lutter toute la journée pour des idées et des
buts qui sont les siens plutôt que de faire, des heures durant, des gestes
mécaniques dans une entreprise, en sachant qu'on va finalement contribuer
à enrichir la classe ennemie. Il est incontestable que ce phénomène
d'ascension sociale contient en puissance un germe important de
bureaucratisation : ceux qui occupent ces postes veulent continuer à les
occuper, ce qui les entraîne à défendre cet état de permanents contre
ceux qui voudraient les remplacer en opérant un roulement parmi les membres
de l'organisation.
b) Le phénomène d'apparition de privilèges sociaux, au
début très peu matériels, prend déjà une ampleur plus grande lorsque ces
organisations de masse commencent à occuper des positions de force à
l'intérieur de la société capitaliste: il s'agit alors de désigner les
parlementaires, les élus murnicipaux ou les secrétaires syndicaux qui peuvent
négocier à un niveau élevé avec les organisations patronales et donc, dans
une certaine mesure, cohabiter avec elles; il en est de même lorsqu'il s'agit
de désigner des rédacteurs de journaux et des gens qui représentent les
organisations ouvrières dans toute une série d'activités annexes, à
l'intérieur d'un mouvement polyvalent qui essaie d'intervenir dans toutes les
activités sociales et qui s'assimile, dans une certaine mesure, toutes ces
activités.
Il y a là aussi une véritable dialectique, qui ne se
réduit pas à une contradiction banale: par exemple, lorsque le mouvement
ouvrier possède une certaine quantité de journaux et a besoin d'un grand
nombre de rédacteurs, il se trouve placé devant un véritable dilemme. S'il
applique la règle énoncée par Marx pour lutter contre la bureaucratie en
ramenant les traitements des permanents au niveau de ceux de l'ouvrier
qualifié, il risque de se produire une véritable sélection professionnelle à
rebours. Les éléments les plus conscients politiquement accepteront cette
règle, mais les plus talentueux, qui pourraient ailleurs gagner beaucoup mieux
leur vie, seront continuellement tentés par cette solution de facilité. Dans
la mesure où ils ne sont pas suffisamment convaincus sur le plan politique, ils
seront en grande partie menacés d'absorption par le milieu petit-bourgeois et
perdus pour le mouvement ouvrier.
Ce phénomène d'élimination est également vrai pour une
série d'autres professions: dans les municipalités administrées par le
mouvement ouvrier, le même problème se pose pour les architectes, les
ingénieurs ou les médecins. L'application stricte de la règle de Marx risque
d'aboutir dans la plupart des cas à l'élimination de tous ceux dont la
conscience politique est insuffisamment développée.
Dans la société capitaliste, avec tout ce qu'elle
implique comme «valeurs morales» et milieu ambiant, il est impossible de
construire une société communiste idéale, même au sein du mouvement ouvrier.
Cela peut être réalisé à l'intérieur d'un noyau de révolutionnaires
extrêmement conscients; mais dans un mouvement ouvrier numériquement plus
développé, en démocratie bourgeoise, il y a interpénétration avec la
société capitaliste; il y a davantage de tentations, et l'acceptation de ces
règles devient plus difficile. On voit alors apparaître la tendance à la
bureaucratisation : la disparition des obstacles consciemment érigés contre
les dangers de positions privilégiées ouvre la voie à cette tendance de plus
en plus nettement.
c) Dans la dernière phase historique, au sein de
certaines grandes organisations ouvrières, la dialectique peut même
apparaître jusque dans sa phase finale. Il peut y avoir renversement
d'orientation politique, intégration consciente au sein de la société
bourgeoise et collaboration de classes. Les racines de la bureaucratie se
multiplient alors très rapidement. Une partie des dirigeants cohabite d'une
façon consciente avec la bourgeoisie et s'intègre dans la société
capitaliste. Les obstacles à la bureaucratisation érigés par la conscience
socialiste disparaissent; les privilèges se multiplient; les parlementaires
sociaux-démocrates ne versent plus une partie de leur salaire à leur
organisation pour se contenter d'un salaire de permanent; ils se constituent une
véritable clientèle dans la classe ouvrière. Dès lors, la dégénérescence
bureaucratique ne peut que proliférer.
IV- LA BUREAUCRATISATION DES ETATS OUVRIERS
On trouve un processus parallèle en trois phases dans la
bureaucratisation des États ouvriers dans la période de transition :
a) d'abord, les seuls privilèges d'autorité et les
avantages politiques issus du monopole de pouvoir au sein de l'appareil d'État;
b) ensuite, surtout à l'intérieur d'un pays arriéré,
naissance des privilèges bureaucratiques aussi bien sur le plan matériel que
culturel;
c) finalement, la dégénérescence bureaucratique
complète, lorsque la direction ne résiste plus à ce phénomène, l'accepte
consciemment, s'y intègre en devient le moteur et essaie d'accumuler les
privilèges. On risque d'aboutir alors aux formes les plus monstrueuses de la
bureaucratie soviétique à l'époque stalinienne :
- par exemple, « les comptes en banque fixes » , par
lesquels un certain nombre d'individus privilégiés pouvaient faire toutes
les dépenses possibles, en gardant toujours un même montant à leur
compte. La seule limite des dépenses était la pénurie relative de
marchandises; pour ces individus, c'était la véritable réalisation du
communisme au sein d'une société arriérée économiquement. Il est apparu
dans la littérature post-stalinienne en Union Soviétique, dans les
journaux et les revues, des cas concrets d'artistes et bien entendu de
dirigeants politiques qui disposaient de ce privilège.
- Un deuxième aspect de ces privilèges exorbitants
n'est pas moins frappant, c'étaient les «magasins spéciaux» ; ce
phénomène, né à l'époque stalinienne, a continué d'exister dans la
plupart des États ouvriers jusqu'en 1956-57. Les fonctionnaires du Parti
avaient droit aux magasins spéciaux, soigneusement cachés à la
population: ces magasins étaient camouflés dans des maisons qui,
extérieurement, étaient des maisons d'habitation, sauf pour ceux qui
pouvaient y pénétrer. Personne donc ne connaissait l'existence de ces
magasins dans lesquels on trouvait toutes les marchandises inaccessibles à
cette époque à l'ensemble de la population, et en grande partie importée
des pays impérialistes. Une véritable hiérarchie existait entre les
différents fonctionnaires de l'État et du Parti ayant accès à ces
magasins: certains devaient payer plein tarif; d'autres, mieux placés dans
l'échelle bureaucratique, en payaient seulement la moitié; enfin les plus
hauts placés, ceux qui possédaient les fameux comptes en banque fixes,
pouvaient choisir ce qu'ils voulaient sans rien payer .
Dans la période 1947-48 qui fut une période de pénurie
et de misère dans les États ouvriers, les bureaucrates de pays comme
l'Allemagne orientale, recevaient des colis en provenance de l'Union
Soviétique. Il est même amusant de constater avec quelle minutie était
respectée la hiérarchie dans la confection des colis: selon leur rang, les
bureaucrates recevaient des colis plus ou moins gros, contenant des bas de soie
ou de laine, du beurre ou de la graisse de
porc, etc...
Il est ridicule, sinon tragi-comique, de trouver dans une
situation de famine une application aussi rigide de la mentalité bureaucratique
érigeant la hiérarchie des privilèges matériels en principe nécessaire,
mais il est logique de trouver même là les déformations bureaucratiques les
plus caractéristiques.
V- QUELQUES EXEMPLES DE FAUSSES SOLUTIONS
La conclusion la plus importante qu'il faut tirer de cet
examen sommaire du problème est la suivante: il faut distinguer nettement deux
groupes de phénomènes et se garder d'assimiler abusivement les deux :
- les tendances potentielles à un début de
bureaucratisation, germes absolument inhérents au développement d'un
mouvement ouvrier, à partir d'une certaine extension numérique et d'une
certaine ampleur de pouvoir, a fortiori inévitables dans un État ouvrier
isolé ;
- le développement plein et entier des tendances
bureaucratiques aboutissant à la dégénérescence totale que l'on trouve
dans les différents partis réformistes et staliniens et dans l'État
soviétique.
Si on ne fait pas la distinction essentielle entre ces
deux phénomènes ou, ce qui est pire, si on combat toutes les formes
d'organisations qui contiennent ces germes sous prétexte que cela conduit
inévitablement à une dégénérescence extrême, on place le mouvement ouvrier
devant une impasse et non une contradiction dialectique. On ne peut plus alors
que conclure à l'impossibilité de l'auto-émancipation du prolétariat. Cette
attitude conduit finalement à placer le mouvement ouvrier dans des conditions
bien plus mauvaises et l'empêche de lutter pour son auto-émancipation :
a) Cette confusion extrême caractérise différents
groupes «ultra-gauches» plutôt droitiers qu'ultra-gauches d'ailleurs!): une
des solutions avancées par certains de ces groupes consiste à dire que le mal
réside dans la présence d'un appareil et de permanents. Pour eux, il faut
lutter contre l'existence de «révolutionnaires professionnels » : la phrase
« le Staline était présent dans le premier révolutionnaire professionnel
apparu au sein du mouvement ouvrier» résume l'essentiel de ces thèses. Il
faut alors se demander ce que serait le mouvement sans permanent, non dans une
société idéale, mais dans une société capitaliste telle qu'elle est. Un
mouvement ouvrier qui ne chercherait pas à créer des révolutionnaires
professionnels prolétariens, issus de la classe ouvrière et liés à elle
très fortement, ne pourrait dépasser le niveau le plus primaire des premières
organisations d'autodéfense de la classe ouvrière. Il serait complètement
coupé des sciences modernes, tant humaines que naturelles; il serait, par
incompétence politique et économique, condamné à ne pouvoir lutter au-delà
des revendications les plus immédiates et spontanées. Un tel mouvement serait
évidemment incapable de libérer le prolétariat et de renverser le
capitalisme, en ouvrant la voie à la société socialiste.
L'histoire a montré que cette solution était la plus
improbable de toutes : il n'existe pas dans le monde un seul exemple de pays où
le mouvement ouvrier, après des dizaines d'expériences, continue à se
cramponner à ce niveau de primitivisme par crainte d'une possibilité de
déformation bureaucratique ultérieure.
b) En pratique, c'est l'autre terme de l'alternative qui
risque de se produire. Lorsque l'on ne veut pas avoir de permanents, de
révolutionnaires professionnels et qu'on ne veut pas permettre une sélection
et une éducation systématiques jusqu'à un niveau très élevé des éléments
prolétariens, les organisations ouvrières tombent inévitablement sous la
coupe d'intellectuels petit-bourgeois ou bourgeois qui s'en emparent totalement.
A l'intérieur de ces organisations ils reproduisent le monopole de science et
de culture qu'ils possèdent déjà à l'intérieur de la société capitaliste.
On voit réapparaître la véritable contradiction qui
n'est pas comprise de ces groupes: le véritable dilemme dans la société
capitaliste n'est pas le choix entre une forme d'organisation ne présentant
aucun germe de bureaucratisation et une forme qui présente ces dangers; en
réalité, c'est le choix suivant :
- développer une autonomie ouvrière réelle avec ce
danger à l'état potentiel ;
- maintenir les organisations ouvrières sous la coupe de
l'idéologie bourgeoisie et de ses intellectuels.
De nombreux exemples historiques illustrent ce dernier
aspect: des organisations pseudo-ouvrières sont restées pendant de longues
périodes sous la coupe de la bourgeoisie par manque d'autonomie ouvrière, de
capacité d'organisation ou même par erreur idéologique, en refusant de
dépasser un certain stade.
Il est d'ailleurs curieux de constater que les défenseurs
de cette théorie voient le danger issu de l'appareil, qui est réel, et ne
comprennent pas d'autre part que des ouvriers non permanents soumis à
l'influence de la société capitaliste seront beaucoup plus perméables à
l'idéologie dominante qui est celle de la classe au pouvoir. La raison en est
la difficulté du travail manuel qui rend malaisée l'émancipation
intellectuelle et culturelle, dans le cadre d'une journée de travail de huit ou
neuf heures plus les temps de déplacement, etc...
Une organisation ouvrière dans laquelle il n'y aurait que
des ouvriers manuels constamment au travail de production serait beaucoup plus
facilement influençable par l'idéologie bourgeoise qu'une organisation dans
laquelle serait entrepris un effort constant pour former, éduquer et détacher
de l'esclavage du travail capitaliste les ouvriers les plus conscients et les
plus révolutionnaires en les trempant dans l'école des révolutionnaires
professionnels.
c) Un autre exemple de ces fausses solutions qui relèvent
en réalité d'une incompréhension globale du problème a été développé par
le groupe « Socialisme ou Barbarie » : pour empêcher la bureaucratisation de
l'État ouvrier, il faut dès le lendemain de la révolution supprimer toutes
les différences de traitements et de salaires. Là encore, il y a
incompréhension de la véritable difficulté; quel serait le résultat objectif
de ces mesures ? Dans une société dominée par la pénurie matérielle, si on
supprime du jour au lendemain toutes les différences de salaire, le résultat
pratique sera la suppression d'une très forte partie de stimulants qui poussent
les gens à se qualifier davantage. A partir du moment ou la qualification
culturelle et professionnelle n'entraîne plus aucune amélioration des
conditions de vie, et cela dans une situation de pénurie, l'effort de
qualification se réduira aux éléments les plus conscients qui comprennent la
nécessité objective de l'élévation du niveau culturel et professionnel. Le
nombre de gens qui chercheront à se qualifier sera beaucoup plus réduit que
dans une société de transition où subsisterait ce stimulant matériel des
différences de salaires. Dans ces conditions, l'essor des forces productives
sera plus lent, la pénurie durera plus longtemps et le résultat sera
exactement l'inverse de celui qu'on espérait. Les causes objectives du
développement de la bureaucratie, qui sont le sous-développement des forces
productives et le sous-développement culturel du prolétariat dureront beaucoup
plus longtemps.
Par contre, si on conserve une certaine différenciation
de salaires, la qualification est accélérée et donc également la création
des conditions matérielles qui favorisent le dépérissement des privilèges et
de la tendance à la bureaucratisation. Cet exemple est, là encore, très
significatif du fait qu'il s'agit vraiment d'une dialectique et que la solution
doit être également dialectique.
VI. LES SOLUTIONS MARXISTES-REVOLUTIONNAIRES
a) Marx n'a pu comprendre tous les aspects du problème de
la bureaucratisation d'une manière précise par manque d'expériences
historiques. N'ayant été confronté qu'à une expérience unique d'État
ouvrier qui n'a existé que quelques mois, la Commune de Paris, il en a
cependant tiré avec une prescience géniale deux règles très simples et très
profondes, qui contiennent presque tous
les remèdes développés actuellement par le mouvement
ouvrier contre la bureaucratisation :
- la lutte contre les privilèges matériels, et l'excès
d'écart des salaires; notamment, les fonctionnaires politiques de l'État
ouvrier ne doivent pas avoir des salaires plus élevés que ceux de
l'ouvrier qualifié. Marx ajoute que le but est surtout préventif, pour
éviter que certains éléments corrompus ne recherchent les fonctions
publiques comme un avancement social, par «carriérisme»,
- La deuxième règle, c'est l'éligibilité et la
révocabilité des élus à tous les niveaux, qui peut même se compléter
par la règle de roulement préconisée par Lénine, ce qui pourra amener
progressivement un dépérissement de l'État, lorsque les classes auront
disparu et que chaque citoyen aura fait l'expérience concrète de
l'économie et de l'État.
b) La solution marxiste-révolutionnaire du problème a
été donnée par la théorie léniniste du parti et par la théorie trotskiste
de l'État ouvrier et du rôle conscient de l'avant-garde dans la direction d'un
État ouvrier pour lutter contre la bureaucratie .
Il faut être lucide et comprendre le problème objectif
qui est le caractère inévitable de la présence, sous une forme embryonnaire
et potentielle, des germes de la bureaucratisation. Il faut parallèlement
comprendre quels sont les moyens les plus efficaces pour combattre ces tendances
et en réduire au maximum l'ampleur, dans différentes conditions matérielles
et subjectives.
Sur le plan du Parti, Lénine lui-même a du opérer en
quelques années, non pas une autocritique, mais un certain approfondissement de
ses vues (développées dans Que faire ?) après que le mouvement ouvrier russe
soit passé, lors de la révolution de 1905, à travers sa première expérience
révolutionnaire d'activité de masse de grande ampleur. La véritable théorie
léniniste du Parti est constituée de deux éléments: d'une part, ce que
Lénine a écrit dans «Que faire»? au début du siècle sur la création du
noyau du Parti révolutionnaire dans des conditions de clandestinité; d'autre
part, de ce que il a écrit après la première expérience révolutionnaire de
masse du prolétariat soviétique, après l'expérience des soviets, des
syndicats et des partis de masse. Il est nécessaire de comprendre à la fois la
nécessité de détachements d'avant-garde et de partis d'avant-garde, qui ne
peuvent être que des partis largement minoritaires (3) .
Ce détachement d'avant-garde doit être intégré dans
les masses sans se substituer à elles et sans prendre pour lui des tâches qui
ne peuvent être réalisées que par ces masses. L'idée que «l'émancipation
du prolétariat ne peut être que l'oeuvre du prolétariat lui-même » ne doit
pas être remplacé, ni en pratique, ni en théorie, par l'idée que le parti
révolutionnaire est appelé à émanciper le prolétariat et à constituer
l'État ouvrier à la place du prolétariat d'abord en son nom, puis contre ce
prolétariat dans certaines circonstances historiques.
Dans cette dialectique entre l'avant-garde et les masses
et dans la compréhension des rapports que doit avoir le parti révolutionnaire
avec la masse du prolétariat, il faut insister sur le fait que certaines
tâches historiques ne peuvent être réalisées qu'avec l'appui conscient de la
majorité du prolétariat. Mais le soutien par les masses d'un parti
révolutionnaire ne peut se produire qu'à des moments exceptionnels (mais
historiquement nécessaires), ce qui implique l'obligation de rester un parti
minoritaire, aussi longtemps qu'il n'existe pas une situation révolutionnaire.
La véritable théorie léniniste du Parti réside dans la
compréhension globale de cette dialectique. Il en découle une certaine forme
d'organisation et une certaine vision du problème des révolutionnaires
professionnels. Ces derniers ne doivent pas se détacher d'une manière
permanente de la classe ouvrière; ils doivent pouvoir retourner à l'usine; ils
seront remplacés par d'autres prolétaires qui feront la même expérience;
ceci établit une véritable circulation de « sang vivant » entre la classe et
son avant-garde : c'est la théorie du roulement entre les prolétaires et les
révolutionnaires professionnels.
c) Il en est de même sur le plan des États ouvriers dans
la société de transition entre le capitalisme et le socialisme. C'est
essentiellement Trotsky et le mouvement trotskiste qui ont apporté les
réponses à ces questions. Cependant: Lénine avait déjà apporté
énormément d'éléments et, dans une certaine mesure dans les années
1921-1922, il fut plus conscient du phénomène que Trotsky.
Les germes de bureaucratisation ou la déformation
bureaucratique sont inévitables dans une société arriérée et isolée. Par
contre, ce qui n'est pas inévitable, c'est ta transformation de cette
déformation bureaucratique en une terrible dégénérescence, comme on l'a
connu à l'époque stalinienne. Dans ces conditions, le rôle du facteur
subjectif est une fois de plus décisif. Si l'avant-garde révolutionnaire est
consciente du danger de bureaucratisation, elle le combattra à tous les niveaux
:
- dans l'organisation politique de l'État, elle
multipliera les formes de démocratie ouvrière et d'intervention directe
des travailleurs dans la gestion de l'État.
- Sur le plan économique, elle développera à la fois
l'autogestion par les travailleurs et le renforcement quantitatif et
qualitatif de la classe ouvrière.
- Sur le plan international, elle favorisera l'expansion
de la révolution pour rompre l'isolement de la révolution prolétarienne
et, par là, combattre le processus de bureaucratisation de la façon la
plus efficace.
Si une nouvelle avant-garde prolétarienne arrive au
pouvoir dans un nouveau pays, sans épuisement moral et physique, elle pourra
prendre la tête du mouvement, au fur et à mesure que la révolution
internationale s'étendra: c'est le troisième aspect de la « révolution
permanente » de Trotsky.
2- EXPERIENCES HISTORIQUES DU
PROBLEME DE LA BUREAUCRATIE DANS LE MOUVEMENT OUVRIER
Nous allons examiner comment le problème de la
bureaucratie s'est posé historiquement dans le mouvement ouvrier .
I -ANALYSE DE LA COMMUNE DE PARIS PAR MARX
Nous commencerons par les conclusions tirées par Marx de
son étude de la Commune de Paris: le phénomène le plus caractéristique, dans
cette première tentative de construction d'un État ouvrier, c'est l'effort
accompli, plus d'instinct que par réflexion consciente, par les dirigeants de
la Commune pour détruire l'appareil permanent d'État sous toutes les formes
centralisées, léguées par les différentes classes possédantes (monarchie
absolue et formes successives de l'État bourgeois) .
Dans son analyse, Marx a isolé trois facteurs principaux
dont deux ont été abordés ci-dessus :
- le fait que les salariés de la Commune ne recevaient
pas plus que le salaire d'un ouvrier qualifié.
- L'éligibilité et la révocabilité de ces
fonctionnaires salariés suivant la volonté de leurs électeurs.
- Le troisième point a été signalé par Marx et
explicité plus tard par Lénine: dans cette nouvelle forme d'État, qui
n'est déjà plus exactement un État, dans ce début de dépérissement qui
coïncide avec la création d'un État ouvrier, il y a déjà suppression de
la distinction qui caractérise fondamentalement l'État bourgeois: la
séparation des fonctions législatives et exécutives.
Il y a déjà une tentative d'associer un grand nombre
d'ouvriers, non seulement à des fonctions législatives, mais aussi à
l'exécution des lois; il y a une tentative pour associer les ouvriers à des
fonctions effectives d'exercice du pouvoir.
Cette première approche de ce qui devait être un État
ouvrier est en même temps la première définition de mesures efficaces pour
lutter contre la bureaucratisation. Le premier dépérissement de l'appareil
d'État coïncide donc avec le premier dépérissement de l'État lui-même :
les trois règles énoncées par Marx sont aussi des règles fondamentales de
sauvegarde de toute structure démocratique contre l'envahissement
bureaucratique; elles s'appliquent aussi bien à une structure d'État, une
structure de syndicat ou de parti de masse.
De toute façon Marx n'a pas pu, heureusement ou
malheureusement, traiter à fond le problème de la bureaucratie, car il n'a
vécu ni la bureaucratisation d'une organisation ouvrière ni a fortiori celle
d'un État ouvrier. Mais les quelques remarques qu'il a faites ont longtemps
constitué l'essentiel de la doctrine de lutte antibureaucratique qui a été
développée, après lui, par les autres marxistes.
Il. LE PARALLELE DE KAUTSKY
C'est à Kautsky que l'on doit la deuxième prise de
conscience du problème. A la fin du siècle dernier, il publia un livre sur Les
origines du christianisme. A priori, il peut paraître curieux de rapprocher ce
problème de celui de la bureaucratie ouvrière. Cependant, dans la dernière
partie de son ouvrage, Kautsky soulève consciemment la question suivante (et
c'est semble-t-il la première formulation du problème sous une forme aussi
nette) : lorsque la classe ouvrière aura pris le pouvoir, ne risque-t-elle pas
d'abandonner ce pouvoir aux mains d'une bureaucratie dominante ? Ne
risque-t-elle pas de connaître le processus de bureaucratisation qu'a connu
l'Église catholique lorsqu'elle est devenue une force dominante dans la
société ? Kausky établit un parallèle entre ce qui est arrivé au quatrième
siècle lorsque l'Église Catholique est devenue Église d'État sous Constantin
le Grand, et ce qui pourrait arriver après la victoire du mouvement ouvrier .
Bien entendu, cette comparaison n'est pas uniquement le
fruit de la prescience de Kautsky; il a été inspiré par deux précédents :
a) Engels, dans son introduction aux Luttes de classes en
France écrite en 1895, comparait déjà les persécutions subies par le
mouvement ouvrier, à son époque, avec celles qu'avait subies, mille six cents
ans plus tôt, un autre mouvement: de persécutions en persécutions, le
christianisme allait de triomphe en triomphe; ce mouvement des opprimés,
combattu par les classes oppresseuses, gagnait peu à peu toutes les classes
sociales et marchait de manière irrésistible vers la victoire. Engels avait
donc déjà établi, plusieurs années avant Kautsky un certain parallèle entre
le christianisme et le mouvement ouvrier moderne.
b) Le deuxième précédent historique dont put s'inspirer
Kautsky est dû à une opposition anarchisante ou anarcho-svndicaliste,
représentée par Johann Most (1), qui vers les années 1891-1892, avait retiré
de la lecture de ce texte d'Engels la conclusion que les organisations
ouvrières, au fur et à mesure de leur développement, se bureaucratiseraient
de la même manière que l'Église s'était bureaucratisée au cours de son
développement historique.
Kautsky, confronté avec ces deux parallèles, saisit et
posa le problème de façon correcte, et cela est tout à son honneur (2). Il
comprit qu'il n'y avait pas, bien entendu, de parallèle complet entre l'Église
Catholique et le mouvement ouvrier, mais que la venue au pouvoir de ce mouvement
le confronterait avec un problème de bureaucratisation analogue à celui de
l'Église Catholique lors de son arrivée au pouvoir .
Il est très instructif de connaître les réponses qu'a
données Kautsky: elles sont assez différentes de celles de Marx dans ses
écrits sur la Commune de Paris. Ses réponses nous paraissent relativement
familières et rappellent celles qu'a données Trotsky par la suite.
Kautsky considère que le parallèle serait parfaitement
correct si, à l'échelle historique, on pouvait dire de la classe ouvrière ce
qu'on peut dire de l'Église Catholique : cette dernière arrive au pouvoir dans
des conditions de développement déclinant des forces productives; pour la
classe ouvrière, une bureaucratisation serait dans ces conditions tout aussi
inévitable. Mais au contraire le socialisme implique un essor colossal des
forces productives qui, à son tour , entraîne la disparition progressive de la
division du travail et une considérable révolution dans le domaine de la
culture. Dans ces conditions de richesse matérielle et de développement
culturel intense, la victoire de la bureaucratisation est historiquement
inconcevable.
La réponse de Kautsky est donc globalement correcte; mais
elle escamote une étape du raisonnement et ne tient pas compte d'une
éventualité que personne, à l'époque, n'avait envisagée: qu'arriverait-il
si la classe ouvrière prenait le pouvoir, non dans un des pays capitalistes les
plus développés mais au contraire dans un pays arriéré ? Dans ce cas, les
facteurs énumérés par Kautsky comme freins à la bureaucratisation (abondance
matérielle, révolution culturelle) n'existeraient plus; l'insuffisance du
développement des forces productives et du développement culturel, et même de
développement simplement numérique du prolétariat pourraient permettre une
victoire bureaucratique temporaire.
III. LA POLEMIQUE DE TROTSKY CONTRE LENINE SUR SA
CONCEPTION O'ORGANISATION OU PARTI
La troisième phase dans l'évolution de la prise de
conscience du mouvement ouvrier sur le problème de la bureaucratie est une
phase très «délicate» pour les communistes qui sont léninistes et
trotskistes à la fois: elle s'est manifestée par la polémique de Trotsky
contre Lénine et contre sa théorie d'organisation du Parti. Dans cette
polémique, Trotsky a eu tort; cela est incontestable avec le recul historique,
et Trotsky l'a lui-même reconnu. Mais quand un homme comme Trotsky se trompe,
il y a souvent, même dans ses erreurs, des éléments de vérité: Si l'on
considère, non pas la logique interne de son raisonnement qui était fausse,
mais plutôt ses conclusions, on trouve un pressentiment très juste, dont la
formulation constitue une extraordinaire prophétie : en 1903, Trotsky écrivait
que la théorie qui aboutit à la substitution du Parti au prolétariat, pour
l'exécution des tâches fondamentales de la révolution, risque d'aboutir à la
substitution du Comité Central au Parti, du Secrétariat au Comité Central,
puis du Secrétariat Général au Secrétariat du CC: on risque d'aboutir à une
situation historique où un seul homme serait investi de la mission de réaliser
ou d'achever les grandes tâches de la révolution. Ce pressentiment exprimait
la condamnation justifiée de toute théorie substitutionniste et non de la
véritable théorie léniniste qui, bien sûr, n'assumait pas cette vision .
A l'époque stalinienne, cette théorie est devenue, de
façon semi-explicite et semi-ouverte, la théorie officielle du Parti
stalinien. Les dirigeants bureaucratiques de certains États ouvriers sont
toujours extrêmement surpris lorsqu'on les met au défi de trouver une seule
phrase, dans tous les écrits de Lénine, où il dise que la dictature du
prolétariat doit être exercée par le Parti; que c'est le Parti qui doit
réaliser la nationalisation des moyens de productions, etc... Cette mise en
demeure les remplit toujours d'étonnement, car ils ont été éduqués dans un
esprit qui transfère au Parti les tâches du prolétariat.
Au contraire, tous les textes classiques du léninisme
(cf. L'État et la révolution) parlent toujours des tâches qui doivent être
exécutées par le prolétariat sous la direction du Parti, ce qui est très
différent. Cette théorie, qui transfère au Parti l'exécution des tâches
historiques du prolétariat, en usurpant sa place, conduit très logiquement à
des situations où le Parti est amené à exécuter ces tâches malgré
l'opposition de l'énorme majorité du prolétariat: cela justifierait Budapest
et l'intervention des troupes soviétiques contre la révolution hongroise et la
grève générale de 95 % du prolétariat hongrois. Cela amènerait à dire que
la dictature du prolétariat peut être exercée par le Parti contre 95 % du
prolétariat, à un moment historique donné, dans un pays déterminé.
La critique de Trotsky de cette théorie substitutionniste
était donc en soi absolument juste; c'était cependant une anticipation, car
personne en 1903 ne défendait cette thèse, et surtout pas Lénine qui s'en est
défendu à plusieurs reprises (3) : cette théorie n'a vraiment vu le jour que
trente ans plus tard, à l'apogée de l'époque stalinienne, en devenant
doctrine semi-officielle de la bureaucratie soviétique. Cette bureaucratie n'a
jamais cependant osé institutionnaliser totalement cette théorie et renier par
là, carrément, la théorie léninniste.
IV. LA LUTTE DE ROSA LUXEMBURG CONTRE LA BUREAUCRATIE
SYNDICALE ALLEMANDE
La quatrième phase de la prise de conscience au mouvement
ouvrier sur ce problème est très importante: c'est la première prise de
conscience explicite de la réalisation d'une bureaucratie achevée. Elle est
due à Rosa Luxemburg dans sa lutte contre la bureaucratie syndicale allemande,
entre 1907 et 1914, et contre la dégénérescence générale de la
social-démocratie réformiste.
a) Rosa Luxemburg a très bien compris et analysé le
phénomène, quoique de façon légèrement excessive: les organisations
ouvrières les plus fortes, dans les périodes de vie normale du capitalisme,
sont toujours minoritaires et les syndicats les plus puissants ne rassemblent
qu'une minorité d'ouvriers (4).
Elle en a tiré deux conclusions en s'appuyant sur
l'expérience concrète de la révolution russe de 1905, essentiellement dans
les parties les plus industrialisées (la Pologne tsariste, les centres
industriels de l'Ukraine, de la Géorgie et de la Transcaucasie) : dans tous les
cas, c'est seulement à l'occasion d'une période révolutionnaire que la
majorité des ouvriers entre dans un mouvement politique ou syndical. Cela
implique alors la mise en mouvement de millions d'ouvriers qui ne sont pas
passés par l'école des organisations traditionnelles ; ils ne peuvent être
canalisés par les moyens habituels; de nouvelles formes d'organisation sont
alors nécessaires pour organiser ces masses ouvrières; elles doivent être
plus souples qu'un syndicat ou un parti et permettre d'englober une part
beaucoup plus large des masses et de réaliser effectivement l'unité d'action.
L'histoire a entièrement confirmé cette théorie et a
prouvé l'unité de la forme d'organisation en soviets, en comités provisoires
pendant la période révolutionnaire : ils constituent la forme la plus souple
que l'on puisse imaginer, puisque chacun de ces comités est toujours
spécifique de la situation locale. Il suffit de considérer par exemple les
premiers soviets de la révolution russe de 1905, les conseils ouvriers et de
soldats de la révolution allemande de 1918, ou les conseils de la révolution
espagnole. Tous ces comités ont toujours été spécifiques d'une situation
donnée; ils ont toujours été formés pour résoudre une tâche pratique qui
s'est posée historiquement à la révolution. Ce ne sont évidemment pas des
institutions qui peuvent posséder des statuts permanents applicables à toutes
les conditions historiques.
Cette forme d'organisation, la plus souple qui soit, ne
veut répondre qu'à un seul but: réaliser le front unique, l'unité dans
l'action des travailleurs, à un moment révolutionnaire, pour un but
révolutionnaire précis. Elle est seule capable de répondre aux nécessités
d'une action révolutionnaire regroupant tous les travailleurs.
De la même façon, si on a compris le caractère réel
des soviets, on voit combien il est dogmatique et grotesque de vouloir leur
donner une étiquette identique dans tous les pays et dans toutes les
situations: les « pro-chinois » recommençant l'expérience stalinienne dite
de « troisième période », veulent, dans des pays comme la Belgique ou les
États-Unis, préparer à l'avance la fondation des soviets. En leur donnant
précisément cette appellation, ils se livrent à une opération dogmatique et
déplacée, qui ne correspond pas au problème réel: trouver la forme qui
correspond le mieux aux aspirations de la classe ouvrière du moment, à une
époque précise, dans un pays bien déterminé, en accord avec les buts
historiques réels: la mobilisation de la masse la plus large des travailleurs
pour un but clairement défini.
b) Un autre aspect nous est apporté par Rosa Luxemburg
dans sa compréhension de la bureaucratie syndicale qui se crée dans les
syndicats simplement corporatifs ou dans les syndicats industriels. Elle risque,
lorsqu'elle a terminé son processus de formation, de devenir une force
extrêmement conservatrice; elle constitue alors un obstacle de plus en plus
grand pour le développement de la lutte des classes. L'expérience personnelle
de Rosa sur cette bureaucratie syndicale lui permit de voir clair avant Lénine
ou Trotsky : elle comprit le rôle contre-révolutionnaire qu'allait jour cette
bureaucratie quelques années plus-tard. Le reste du mouvement ouvrier, à cette
époque, mettait plutôt l'accent sur le caractère opportuniste de cette
bureaucratie, c'est-à-dire sur l'aspect uniquement politique du phénomène,
évidemment très important lui aussi.
Rosa avait vu à l'oeuvre les bureaucrates dans la lutte
de tous les jours. Elle comprenait mieux qu'il y avait pour eux intégration
dans l'État bourgeois et identification, au moins partielle, d'intérêts avec
certaines institutions «démocratiques bourgeoises », et défense de
privilèges, matériels entre autres. Lénine reprit cette théorie en 1914 pour
expliquer les raisons de la trahison de la IIe Internationale, lors de
l'éclatement de la guerre impérialiste et de la dégénérescence générale
de la social-démocratie en Europe.
c) Il y a bien entendu dans cette description donnée par
Rosa de la bureaucratisation des organisations ouvrières certains excès: en
mettant l'accent de façon exagérée sur la lutte anti-bureaucratique, elle va
trop loin dans la critique systématique des organisations de masse; elle
sous-estime l'importance objective de ces organisations pour le maintien d'un
minimum de conscience de classe.
Même dans les pays capitalistes les plus avancés
(Allemagne Occidentale, Angleterre et même U.S.A.) , l'alternative n'est pas
entre une classe ouvrière révolutionnaire et dynamique, et une classe
ouvrière embrigadée dans des syndicats bureaucratiques. L'éventail des
possibilités est beaucoup plus ouvert:
- classe ouvrière révolutionnaire et dynamique ;
- classe ouvrière présente dans des organisations de
classe bureaucratisées ;
- classe ouvrière atomisée, désagrégée, sans
conscience de classe, par suite de l'absence d'organisation.
Il faut voir ces trois éléments pour comprendre le
caractère vraiment dialectique des organisations de masse dans le régime
capitaliste. On ne peut se contenter de critiquer l'aspect bureaucratique
contre-révolutionnaire sans voir en même temps l'aspect positif qui permet à
la classe ouvrière d'affirmer un minimum de conscience de classe au sein d'une
société capitaliste très puissante; c'est seulement en dépassant le stade de
l'action purement individuelle qu'elle peut créer une force collective.
Il est nécessaire d'insister sur ce point car, à la
périphérie du mouvement trotskiste, s'est développée l'idée ultra-gauche de
ne pas faire la différence entre ces deux aspects, ce qui se symbolise par
l'équation : syndicat de masse =bureaucratie malfaisante=trahison
contre-révolutionnaire.
On ne voit plus alors que le syndicat de masse est
objectivement l'expression de la force collective de la classe, dans les moments
de « paix sociale », face aux patrons. Quand on dit aujourd'hui que dans les
pays capitalistes avancés, les appareils syndicaux tendent à devenir des
institutions «d'assistance sociale », servant uniquement à résoudre des
problèmes de pensions et d'allocations familiales, cette constatation est, dans
une large mesure, objectivement exacte. Mais il ne faut pas oublier que si cet
appareil syndical n'existait pas, les ouvriers seraient condamnés à essayer de
résoudre ces problèmes de façon individuelle; le rapport de force serait
infiniment plus défavorable et ne leur donnerait aucune chance d'aboutir. La
fonction des appareils syndicaux est, en dernière analyse, d'apporter dans ce
dialogue tout le poids de la force collective de la classe ouvrière et d'en
modifier l'issue de façon décisive.
Ce double aspect de la bureaucratie syndicale est
absolument fondamental : si on ne le comprend pas, comment peut-on expliquer que
les travailleurs, qui font depuis 50 ans l'expérience pratique et renouvelée
de la trahison de leurs appareils syndicaux à chaque période révolutionnaire,
restent tout de même très fortement attachés à ces organisations ? Par
contre, cela est clair dès qu'on n'oublie pas le rôle objectif double de ces
directions: les ouvriers savent bien que malgré leurs trahisons périodiques,
les syndicats jouent ce rôle quotidien «anticapitaliste» fondamental et que,
par conséquent, il n'est pas de leur intérêt de les abandonner.
V. L'EXPLICATION DE LENINE DE LA TRAHISON DE LA
SOCIAL-DEMOCRATIE
La cinquième phase de la prise de conscience est
constituée par les explications données par Lénine au moment de la
dégénérescence de la IIe Internationale et de la trahison de la
social-démocratie lors de l'éclatement de la première guerre mondiale
impérialiste. Lénine explique cette trahison par deux facteurs :
- l'apparition au sein des syndicats et des partis d'une
bureaucratie qui prend en main le contrôle de ces organisations et qui a
des privilèges à défendre, tant à l'intérieur de ces organisations
qu'à l'extérieur, dans le cadre de L'État bourgeois (parlementaires,
maires, journalistes).
- le fait que cette couche bureaucratique a des racines
sociologiques profondes à l'intérieur de la société capitaliste de
l'époque. Elle s'appuie sur «l'aristocratie ouvrière» , c'est-à-dire
sur une partie de la classe ouvrière des pays impérialistes que la
bourgeoisie a corrompue, à l'aide des « surprofits coloniaux», fruits de
l'exploitation capitaliste.
Cette deuxième théorie a été un « dogme » pour les
marxistes-révolutionnaires pendant près d'un demi-siècle; elle doit
maintenant être soumise à un certain examen critique pour deux raisons :
a) Certains phénomènes dans le monde sont inexplicables
au moyen de cette théorie: il est impossible d'expliquer la bureaucratie
syndicale aux U.S.A par l'existence d'une « aristocratie ouvrière corrompue
par les surprofits coloniaux». Ces surprofits existent évidemment aux U.S.A
puisque des capitaux américains sont investis à l'étranger pour rapporter des
profits, mais cela constitue une part minime des bénéfices de la bourgeoisie
américaine et ne peut suffire à expliquer l'apparition d'une bureaucratie
syndicale dans des organisations qui groupent plus de 17 millions de salariés.
La France d'aujourd'hui n'a pratiquement plus de colonies et ne tire plus que
des profits limités de ses anciens territoires: malgré cela, la
bureaucratisation du mouvement ouvrier français n'a guère diminué.
b) La deuxième raison est encore plus convaincante:
aujourd'hui, nous sommes plus conscients des réalités économiques de la
situation ouvière dans le monde entier. Nous pouvons constater que la
véritable « aristocratie ouvriere » n'est plus constituée par certaines
couches du prolétriat des pays impérialistes par rapport à d'autres couches
de ce prolétariat, mais bien plus par l'ensemble du prolétariat des pays
impérialistes par rapport à celui des pays coloniaux et semi-coloniaux : le
rapport des salaires entre un ouvrier noir d'Afrique du Sud et un ouvrier
anglais est de un à dix. Entre deux ouvriers anglais, ce rapport varie de un à
deux, deux et demi au maximum (5).
Il est donc manifeste que le premier rapport est très
supérieur au deuxième. C'est d'ailleurs l'exploitation impérialiste qui a
permis de réaliser cette énorme différence globale des salaires entre les
pays impérialistes et les pays sous-développés. Ceci est certainement
beaucoup plus important que la corruption de certaines couches du prolétariat
dans un pays impérialiste, ce dernier point devenant marginal.
Il faut donc être très prudent sur cette notion
«d'aristocratie ouvrière» employée par Lénine. Si on examine avec un
certain recul l'histoire du mouvement ouvrier, on constate que très souvent les
couches classiquement appelées « aristocratie ouvrière » ont été des
couches « de pointe » de la percée du mouvement communiste: en Allemagne
orientale, le mouvement communiste est devenu un mouvement de masse au début
des années 20, grâce à la conquête des métallurgistes, couche la mieux
payée de toute la classe ouvrière allemande. En France, on peut dire à peu
près la même chose: en 1935, le développement du mouvement ouvrier a été
lié à la conquête par les communistes des ouvriers des grandes entreprises,
où les salaires étaient parmi les plus élevés (les ouvriers de chez Renault
par opposition à ceux des textiles du Nord qui sont restés sociaux démocrates
jusqu'à nos jours.
Il faut donc être circonspect sur cette notion «
d'aristocratie ouvrière » et surtout insister sur la compréhension globale
par Lénine du phénomène, en ce qui concerne la bureaucratisation et la
symbiose croissante de la bureaucratie syndicale et de l'Etat bourgeois.
VI. LA THEORIE TROTSKISTE OE LA DEGENERESCENCE DE
L'ETAT OUVRIER SOVIETIQUE
La sixième étape de la prise de conscience est
constituée par la théorie de Trotsky et de l'Opposition de gauche sur la
dégénérescence de l'Etat ouvrier soviétique et la société de transition
entre le capitalisme et le socialisme.
L'apport principal de Trotsky a été de transférer, de
façon complexe et cohérente, la théorie de la bureaucratisation des
organisations ouvrières à celle de la bureaucratie des Etats ouvriers.
a) Il faut souligner un aspect de la compréhension
trotskiste de ce phénomène (6) : tout en faisant la part des causes objectives
inévitables (7) d'une certaine bureaucratisation de l'Etat soviétique et du
Parti bolchevique par une certaine « déformation bureaucratique », Trotsky a
compris que la dégénérescence, la «transcroissance » de cette déformation
n'était pas du tout inévitable. Elle aurait pu et dû être combattue par une
lutte consciente du Parti bolchevique. La tragédie de l'histoire de l'Union
soviétique est l'incompréhension, aux moments décisifs, du phénomène de la
bureaucratie par la majorité des dirigeants de ce parti.
Si la compréhension globale du phénomène avait eu lieu
plus tôt, au moment où la réaction était possible, dans les années 22-23,
l'Histoire aurait pu prendre un autre cours: l'industrialisation aurait pu
commencer plus tôt, à beaucoup moins de frais; le prolétariat aurait pu être
plus nombreux; la démocratie prolétarienne aurait pu être étendue
progressivement; la révolution internationale aurait pu triompher dans une
série de pays (Espagne, Chine, Allemagne) : le cours de l'Histoire aurait pu
être changé (8). Si on néglige cette appréciation, et si on voit tout le
processus comme prédestiné et inéluctable, on ne comprend plus le sens de la
lutte de l'Opposition de gauche contre la montée du stalinisme.
b) Un autre aspect très important de la théorie de
Trotsky sur la bureaucratisation de l'Etat ouvrier soviétique est sa position
vis-à-vis des problèmes de l'industrialisation, de la planification et de
l'autogestion ouvrière.
Au début des années vingt, eut lieu le premier grand
conflit entre une tendance et la direction du Parti bolchevique (que dirigeaient
à l'époque Lénine et Trotsky : c'est le conflit dit de «l'Opposition
ouvrière » , dirigée par Chliapnikov et Kollonkaï. Beaucoup de gens se
réclamant de cette tandance prétendent actuellement que si cette opinion avait
prévalu, il n'y aurait pas eu de bureaucratisation (9).
Cela est absolument faux, et ce qu'en a dit Trotsky à
cette époque reste tout à fait valable: il suffit de se représenter
concrètement ce qu'étaient les usines soviétiques en 1921. Ces usines aux
trois-quarts vides, dans lesquelles travaillaient une faible partie des
ouvriers, qui avaient fait la révolution de 1917 ne produisaient presque plus
rien. Dans cette situation désastreuse, elles étaient tout à fait incapables
de s'opposer efficacement au processus économique prépondérant dans le pays:
la renaissance de la production marchande sur la base du troc entre une
paysannerie privée de plus en plus forte et des îlots industriels extrêmement
faibles.
Croire que dans de telles conditions et dans ce genre
d'usines, le fait de donner le pouvoir aux petits groupes d'ouvriers qui y
travaillaient encore, était le moyen de résoudre le problème de la
bureaucratie, cela revient à considérer l'autogestion comme le remède
miraculeux à tous les problèmes. C'est ne rien comprendre au problème
fondamental sous-jacent dans la réalité: pour que la classe ouvrière puisse
gérer ses usines, il faut d'abord que ces usines fonctionnent; pour que la
classe ouvrière puisse diriger l'État, il faut d'abord qu'elle existe, qu'elle
soit assez nombreuse et que sa majorité ne soit pas en chômage.
Pour qu'elle puisse montrer un degré d'activité
politique minimum dans la direction de l'État et s'occuper réellement de cette
tâche, il faut que son estomac soit rempli et qu'elle ait un minimum loisirs.
Il faut donc qu'elle ait l'esprit libéré (au moins en partie) des tracasseries
matérielles et de celles de la bureaucratie. Il faut un minimum de
développement des forces productives et un minimum de démocratie ouvrière
pour qu'il puisse y avoir un minimum de combat contre la bureaucratisation (10).
Trotsky avait très bien compris cela: tout en
sous-estimant, à tort, l'aspect institutionnel du problème, il avait
clairement assimilé l'aspect fondamental : l'essentiel à cette époque était
de pousser l'industrialisation au maximum, d'augmenter numériquement le
prolétariat, de combattre la tendance à l'accumulation privée et au
développement de la production marchande, de parvenir à nourrir correctement
les masses et surtout de créer suffisamment la démocratie ouvrière et
politique pour qu'elles puissent jouet un rôle croissant dans l'économie et
dans l'État.
Tout le reste n'est que verbalisme démocratique valable
uniquement sur le papier et inadapté à l'exercice réel du pouvoir, avec une
classe ouvrière fortement diminuée, en nombre et en activité, tiraillée par
les soucis matériels et déjà persécutée par une bureaucratie politique de
plus en plus envahissante.
VII. LA REVOLUTION CUBAINE
La septième et dernière étape de la prise de conscience
du mouvement ouvrier sur le problème de la bureaucratie s'est située dans le
cadre de la révolution cubaine: on ne peut dire, sans rendre à la révolution
cubaine un hommage encore plus grand que celui qu'il convient de lui donner, que
cette prise de conscience des dirigeants cubains (essentiellement Fidel Castro
et Che Guevara) ait été entièrement spontanée. On ne peut dire qu'elle a
été uniquement le fruit de l'expérience concrète de cette révolution: cela
signifierait que les Cubains avaient redécouvert tout un chapitre fondamental
du marxisme, de façon autonome, indépendamment de tout l'acquis historique du
mouvement ouvrier .
On peut raisonnablement supposer que les Cubains ont
beaucoup lu, y compris ce que le mouvement trotskiste a écrit depuis des
dizaines d'années sur ce problème: il y a eu rencontre entre leurs
expériences concrètes et l'acquis historique du mouvement; cette rencontre les
a aidés à formuler, avec une grande lucidité, de nombreux points
fondamentaux. En particulier, ils avaient retiré de la bureaucratisation de
l'U.R.S.S. et des autres États ouvriers des leçons importantes; ils les
avaient formulées dans des termes extrêmement voisins de ceux qu'utilise le
mouvement trotskiste depuis de nombreuses années.
Les principales formulations données par les Cubains sur
le problème de la bureaucratie se trouvent dans plusieurs discours de Fidel
Castro :
- les trois discours contre Escalante (11) dirigés
contre la bureaucratie stalinienne dans l'État ouvrier cubain ;
- le discours prononcé par Fidel Castro le 1er janvier
1965 qui constituait un véritable appel aux masses pour la lutte
antibureaucratique (12).
Dans ces textes, Fidel développait quelques idées
fondamentales :
a) Après la victoire de la révolution cubaine, deux
menaces pesaient sur le prolétariat :
- la contre-révolution impérialiste;
- les dangers de bureaucratisation;
C'était une chose fantastique que de voir Fidel Castro
énoncer sous une forme aussi nette une position qui n'avait été prise
jusqu'alors que par le mouvement trotskiste. Fidel ajoutait même que des deux
menaces, la menace bureaucratique est la plus dangereuse, parce qu'elle
apparaît sous une forme insidieuse, en gardant le masque de la révolution et
qu'elle risque de la paralyser de l'intérieur .
b) S'opposant de manière catégorique aux méthodes
staliniennes et post-staliniennes, Fidel Castro insistait sur le fait que le
fondement objectif de la bureaucratie est constitué par l'existence d'un groupe
de gens privilégiés; il n'utilisait pas le mot « caste », comme le fait le
mouvement trotskiste pour l'U.R.S.S. et les autres États ouvriers; il utilisait
l'expression «groupe de gens privilégiés » (13), marquant par là la
compréhension très nette du rôle fondamental de la notion de privilèges dans
la constitution de la bureaucratie.
Ainsi, la révolution cubaine victorieuse marquait, après
les révolutions chinoise et yougoslave, un bond en avant dans la compréhension
et donc dans la lutte contre la dégénérescence bureaucratique. Elle
confirmait que, finalement, les seules armes réelles contre la bureaucratie
sont la politisation et la mobilisation des masses, qui ne peuvent être
maintenues que dans une perspective de développement de la révolution
internationale.
Malheureusement, le cours ultérieur de l'État ouvrier
cubain confirme également que cette politisation des masses se heurte à des
obstacles matériels insurmontables si la révolution reste isolée dans un pays
relativement arriéré. Les masses laborieuses cubaines ont pu maintenir un haut
degré de mobilisation et de politisation bien plus longtemps que les masses
ouvrières russes. Mais à partir de la seconde moitié des années 60, les
forces motrices de l'ascension de la révolution cubaine ont commencé à
s'épuiser .
Les défaites successives de la révolution
latino-américaine (Brésil, Bolivie, Uruguay, Chili, Argentine) ; l'absence
d'un pouvoir ouvrier institutionnalisé dans des soviets librement élus;
l'isolement de plus en plus prononcé de la révolution dans l'hémisphère
occidental; la dépendance de plus en plus étroite - militaire et économique
-de l'État cubain par rapport à la bureaucratie soviétique; l'adoption de
plus en plus prononcée du « modèle russe » d'organisation de l'économie de
l'État à Cuba ont marqué un déclin relatif de la révolution cubaine. Ce
déclin a trouvé une expression très nette dans un recul de la conscience
antibureaucratique et de la lutte antibureaucratique à la direction et parmi
les cadres du P.C. cubain.
Des phénomènes concomitants de bureaucratisation de plus
en plus prononcée se sont produits dans la société cubaine: privilèges
matériels croissants; étouffement de la démocratie socialiste; répression
pénale d'adversaires idéologiques; restriction de la liberté de discussion au
sein du Parti et de la société, etc. Cependant un degré de politisation
encore nettement plus élevé qu'en Europe de l'Est ou qu'en U.R.S.S. a
jusqu'ici quelque peu limité l'ampleur du phénomène de bureaucratisation à
Cuba.
3- LA BUREAUCRATIE DANS LES
ETATS OUVRIERS
L'examen des difficultés rencontrées par les marxistes,
au sujet de l'analyse de la société existant actuellement en Europe de l'Est,
indépendamment de ce qui est arrivé en Union soviétique après la victoire de
Staline et de ce qui arrive aujourd'hui dans tous les États ouvriers
bureaucratiquement déformés ou dégénérés, nous amène à une constatation
fondamentale: nous ne possédons pas de conception théorique préétablie de ce
que peut être la société de transition du capitalisme au socialisme.
Nous connaissons les idées de Marx sur le socialisme, et
s'il est difficile de définir d'une façon précise ce qu'est une société
socialiste, nous savons par contre parfaitement ce qu'elle n'est pas: il est
évident pour tout marxiste sérieux que le socialisme n'est pas réalisé
actuellement en Union soviétique, ni dans aucun État ouvrier .
Cela ne résout évidemment aucun problème, car entre la
société socialiste pleinement développée et la société capitaliste, il y a
cette société de transition du capitalisme au socialisme dont le caractère
inévitable est reconnu par tous les marxistes, depuis Marx jusqu'à Lénine et
Trotsky. Dans la mesure où nous n'avons pas de théorie achevée de ce qu'est
cette société de transition, il est extrêmement difficile de distinguer dans
les phénomènes économiques et sociaux qui se produisent dans les États
ouvriers ce qui est dû à la dégénérescence bureaucratique de ce qui est de
toute manière inévitable.
De nombreux idéologues bourgeois, sociaux-démocrates ou
ultra-gauches, se mettent d'accord pour affirmer que la survivance en Union
soviétique des catégories marchandes (argent, marchandise, commerce) entraîne
automatiquement l'existence du capitalisme dans ce pays, puisque l'économie
marchande ne peut exister que dans un système capitaliste. Il s'agit là d'un
grave malentendu, car si Marx et les marxistes affirment qu'une société
socialiste est caractérisée par l'extinction des catégories marchandes, ils
n'ont jamais dit que la disparition du capitalisme entraînerait dans la
société de transition la disparition brutale et immédiate de ces catégories.
Constater l'existence de cette économie marchande actuellement en Union
soviétique ne permet donc absolument pas d'en déduire que le capitalisme
existe dans ce pays; cela confirme simplement que le socialisme n'y est pas
réalisé. Dans toute société de transition du capitalisme au socialisme,
aussi parfaite soit-elle, il y aura toujours une survivance, au moins partielle,
de l'existence de ces catégories marchandes.
De la même façon, certaines thèses anarchistes (au
sujet desquelles Lénine écrivit « L'État et la Révolution ») affirment
l'existence du capitalisme ou de la société d'exploitation en Union
soviétique en fonction de l'existence de l'État, instrument de la lutte entre
les classes. Le problème est tout à fait analogue : si les marxistes affirment
que l'existence de l'État est liée à celle des classes sociales et des
conflits sociaux entre ces classes, elle n'entraîne absolument pas l'existence
du capitalisme: dans la société de transition, cet État (sous la forme de la
dictature du prolétariat) est au contraire indispensable pour mener à bien la
construction du socialisme.
Ces deux exemples montrent qu'il faut au maximum faire
abstraction des particularités historiques des États ouvriers pour essayer
d'étudier de façon générale la problématique des sociétés de transition.
I -LA PROBLEMATIQUE GENERALE DES SOCIETES DE TRANSITION
Du point de vue économique, une société de transition
du capitalisme au socialisme est fondamentalement définie par la suppression de
la propriété capitaliste privée des moyens de production, par l'appropriation
collective des grands moyens de production (industrie, transport, finance,
etc.), par le monopole du commerce extérieur et l'introduction de la
planification socialiste dans l'économie.
Cela implique une contradiction fondamentale entre le mode
de production qui n'est manifestement plus capitaliste et le mode de
distribution qui reste bourgeois. Marx a longuement analysé, dans « la
critique du programme de Gotha » le fait que dans toute la phase de transition
et même dans le première phase du socialisme, l'inégalité sociale qui
subsiste est l'expression de la survie des normes de distribution bourgeoises
(intéressement matériel, recherche de revenu monétaire plus élevé,
inégalité fondamentale dans la répartition des biens de consommation) ,
caractéristiques de la société capitaliste (1).
Cette contradiction essentielle de toute société de
transition est fondée sur le fait que le mode de production est en avance sur
le développement des forces productives: le mode de production socialiste exige
pour son plein épanouissement un degré de développement des forces
productives permettant l'abolition des normes de distribution marchandes par
l'abondance, qui rend absurdes ces normes de distribution. Même dans les pays
capitalistes les plus avancés, on ne peut dire que le développement des forces
productives soit tel qu'il permettrait immédiatement cette abondance si le
socialisme y triomphait.
Cela signifie que la tâche historique de cette société
de transition est double: elle doit détruire progressivement, par
l'auto-éducation des masses et secondairement par la violence, les survivances
idéologiques nées de la division de la société en classes et de l'économie
monétaire; mais elle doit en même temps engendrer un énorme développement
des forces productives qui permettra le plein épanouissement du socialisme.
C'est la nécessité de la réalisation simultanée de ces
deux tâches qui est la source des problèmes et des contradictions
caractéristiques de cette époque historique. De là découlent :
- la survie des catégories marchandes en même temps que
leur dépérissement progressif jusqu'à leur disparition ;
- la survie d'une certaine division de la société en
classes (prolétariat et paysannerie), elle aussi commençant à dépérir ;
- la nécessité d'un État de dictature du prolétariat
qui dépérit progressivement, en se bornant à empêcher les anciennes
classes possédantes de reprendre le pouvoir, tout en réglementant la vie
économique quotidienne de façon à assurer l'accumulation socialiste sans
laquelle la construction de la société nouvelle serait impossible. Il est
clair que la rapidité avec laquelle l'État dépérit ne dépend pas
seulement des luttes sociales intérieures, mais aussi du rapport des forces
au niveau international.
Le dépérissement de l'État s'accompagne donc de
certaines formes nécessaires de coercition sur les processus économiques, et
donc, c'est là le point le plus difficile à accepter, de certaines
déformations bureaucratiques inévitables.
On ne pourrait imaginer l'absence totale de ces
déformations bureaucratiques qu'en admettant que l'ensemble du prolétariat
soit capable, dès le lendemain de la prise de pouvoir, de gérer de façon
collective tous les niveaux de la vie sociale. Cette possibilité n'existe
malheureusement pas, et ne pas le comprendre, c'est finalement rendre au
capitalisme un formidable hommage: le capitalisme, qui précède l'époque de
transition, aliénant les travailleurs dans tous les domaines, les soumettant à
des journées de travail de 8, 9 ou 10 heures de travail productif sans leur
laisser la possibilité de se livrer à un travail social éducatif, ne les a
pas amenés à un niveau tel qu'ils puissent immédiatement passer à une
autogestion intégrale de la société.
Aussi longtemps que la journée de travail n'est pas
suffisamment réduite, les conditions matérielles les plus élémentaires pour
une gestion intégrale de la société par les producteurs n'existent pas, et
des formes de délégation de pouvoir sont inévitables, ce qui entraîne des
tendances bureaucratiques. La dynamique idéale de la société de transition
consiste justement à trouver un rythme de développement des forces productives
qui permette, sans résistance des institutions sociales nouvelles, le
dépérissement graduel et progressif de tous les aspects négatifs résiduels.
On peut alors poser différemment la question de l'analyse
de la situation dans les États ouvriers bureaucratiquement déformés ou
dégénérés: indépendamment des circonstances historiques particulières qui
ont donné naissance au stalinisme, ce qui est choquant, après 50 années de
développement en Union soviétique, c'est qu'aucun phénomène de
dépérissement ne s'est produit; toutes ces survivances inévitables, au lieu
de deperlr,ont au contraire tendance a se renforcer progressivement:
- l'État se renforce et devient de plus en plus
omniprésent;
- l'économie marchande et l'inégalité sociale se
stabilisent ou se renforcent;
- la déformation bureaucratique se stabilise,
s'institutionnalise et prend les formes les plus monstrueuses
d'expropriation politique totale des travailleurs de toute gestion de
l'État et même de l'économie.
Si l'on pose le problème sous cette forme, on peut faire
une étude structurelle et non phénoménologique du problème de la
dégénérescence bureaucratique en Union soviétique: il faut l'étudier dans
ses origines historiques, dans son déroulement et dans sa logique interne
d'évolution.
II. ORIGINE DE LA DEGENERESCENCE BUREAUCRATIQUE DANS
LES ETATS OUVRIERS
Le caractère inévitable des déformations
bureaucratiques dans la société de transition se ramène, en dernière
analyse, à deux facteurs historiques, fondamentaux :
- le niveau de développement insuffisant des forces
productives;
- les survivances capitalistes;
Mais à ces deux facteurs historiques inévitables, se
sont ajoutés, dans l'histoire des pays où le régime capitaliste a été
anéanti, deux facteurs supplémentaires qui sont l'origine profonde de la
dégénérescence stalinienne :
a) non seulement le niveau des forces productives était
insuffisant pour permettre rapidement l'abondance, mais en plus de cela, le
niveau de développement de ces forces productives était beaucoup plus bas que
celui des pays capitalistes industriels. La société de transition devait non
seulement remplir les tâches de l'accumulation socialiste, mais en même temps
également celles de l'accumulation primitive, et d'abord l'industrialisation
(2).
C'est de ce fait non prévu par Marx et les marxistes, à
savoir le triomphe de la révolution dans un pays arriéré, alors que tous les
pays développés restaient sous l'emprise du capitalisme pendant toute une
période historique qu'ont découlé une série de conséquences désastreuses
dans l'histoire des cinquante dernières années.
b) La première révolution socialiste a triomphé dans un
pays arriéré complètement entouré par des pays industriellement avancés où
subsistait le capitalisme, alors que tous les marxistes avaient pensé que la
révolution socialiste, si elle ne triomphait pas immédiatement dans le monde
entier, commencerait par les pays les plus avancés: ce qui resterait à
l'extérieur ne pourrait avoir aucune force d'attraction ou de répulsion, ni
sous la forme d'une agression militaire, ni sous la forme d'une fascination
exercée sur les citoyens socialistes par un niveau de développement supérieur
.
Au contraire, le triomphe isolé de la révolution
socialiste dans un pays arriéré a eu deux conséquences dont les effets ont
été négatifs :
- la nécessité de se défendre et de gaspiller une
partie importante du revenu national pour s'armer contre une agression
impérialiste ;
- l'attrait sur une partie importante de la population
d'un niveau de vie supérieur dans les pays capitalistes voisins.
En définitive, aux deux premières causes prévisibles et
normales pour toute société de transition, sont venues s'ajouter deux causes
historiques supplémentaires et imprévues qui ont été à l'origine de la
dégénérescence bureaucratique.
Ceci constitue l'explication historique et génétique
fondamentale de l'évolution de l'Union soviétique de cette période: aucun
dirigeant du Parti bolchevique de 1919 à 1927 n'avait évidemment prévu de
façon prophétique cette évolution. Cependant, Trotsky et surtout Lénine,
ainsi que de nombreux dirigeants à divers moments de leur vie, avaient compris
que l'isolement de la révolution socialiste dans un pays arriéré
entraînerait toute une série de dangers supplémentaires non prévus par la
théorie marxiste.
Si l'on veut comprendre de façon historique la genèse du
plein-pouvoir de la bureaucratie soviétique, il ne faut pas la voir comme le
résultat d'un complot (3) ni comme le résultat automatique d'une certaine
structure socio-économique. Il y a entre les deux une médiation nécessaire
pour comprendre ce processus historique: c'est la passivité politique
croissante du prolétariat soviétique au cours des années 20. C'est le maillon
décisif qui permet de comprendre comment on est passé d'une situation
d'intense activité politique et économique du prolétariat soviétique en 1917
à son expropriation politique totale dix ou quinze ans plus tard. Cette
passivité politique peut s'expliquer par toute une série de facteurs
historiques :
- destruction physique d'une partie de l'avant-garde
ouvrière pendant la guerre civile ;
- déception par suite de l'échec de la révolution
mondiale ;
- la faim et la misère généralisée poussant toutes
les énergies à la résolution des problèmes individuels quotidiens;
- l'affaiblissement des structures institutionnelles
favorisant l'activité politique du prolétariat.
C'est d'ailleurs de cette manière que Trotsky et
l'Opposition de gauche essayèrent de résoudre le problème à partir de 1923 :
sans se faire d'illusion sur la possibilité d'une solution miraculeuse, ils
affirmèrent qu'il fallait mener une politique intérieure, économique et
internationale de nature à favoriser objectivement et subjectivement la reprise
de l'activité politique du prolétariat soviétique. Ces propositions avaient
pour but de recréer, dans une situation plus développée des forces
productives, un climat comparable à celui qui existait dans les premières
années de la révolution, avec un fonctionnement réel du système soviétique
et une direction effective des entreprises par le prolétariat.
Cette stratégie de l'opposition de gauche correspondait
pleinement à l'analyse marxiste de la situation de l'époque; elle tenait
compte, comme l'avait fait Lénine dès 1920, des dangers d'une dictature
bureaucratique. Il est tragique que la majorité des cadres du Parti
bolchevique, pourtant politiquement formés et éprouvés, n'aient pas compris
la validité de ces propositions. Ceci est un phénomène dramatique
d'incompréhension idéologique, hélas fréquent dans l'histoire du mouvement
ouvrier (4) : la plupart des dirigeants du Parti bolchevique ont compris
finalement, entre 1923 et 1936, le caractère monstrueux de l'emprise
bureaucratique; le véritable drame, c'est qu'ils ne l'aient pas compris au
même moment et qu'ils ne l'aient pas compris à temps. C'est le fait qu'ils
n'aient pas vu le danger à temps, en se laissant entraîner dans des luttes de
fractions dont ils ne réalisaient pas l'importance historique, qui a permis le
déroulement ininterrompu de ce processus de dégénérescence.
On ne peut cependant se contenter de cette explication,
sous peine de tomber dans le subjectivisme. Il est nécessaire également de
chercher les causes, historiques de cette incompréhension tragique: l'appareil
du Parti bolchevique est devenu l'instrument inconscient de la prise de pouvoir
d'une couche sociale bureaucratique parce qu'il avait lui-même commencé à se
bureaucratiser.
L'appareil du parti, intégré dans l'appareil d'État et
s'identifiant à lui dans une large mesure, avait déjà subi lui-même les
premières phases de la dégénérescence bureaucratique; il était incapable,
de ce fait, parce que cela était contraire à ses intérêts idéologiques et
matériels, de combattre un processus dans lequel il était en partie un acteur
.
On peut épiloguer longuement, comme l'ont fait une série
de marxistes, depuis Souvarine jusqu'à Deutscher, sur l'inévitabilité
historique de la victoire de Staline ou sur les erreurs tactiques de Trotsky (5)
. Ce qui est important, c'est le fait qu'une série d'erreurs institutionnelles
du Parti bolchevique aient favorisé ce processus d'identification des appareils
de l'État et du parti et de bureaucratisation simultanée de ces deux
appareils, qui rendait le parti sociologiquement inapte à jouer le rôle de
frein à la bureaucratisation :
- Interdiction des fractions dans le Parti bolchevique.
- A partir du moment ou l'on interdisait les fractions dans
le Parti bolchevique, la démocratie interne ne pouvait plus se maintenir dans
le parti: en effet, s'il y a liberté de discussion, il est inévitable qu'il y
ait formation de tendances; il est inévitable aussi, surtout s'il y a un début
de bureaucratisation, que les tendances se transforment en fractions, parce que
les divergences se systématisent et se généralisent.
- L'établissement du principe du parti unique.
Contrairement à une opinion généralement répandue, le
principe du parti unique ne se trouve dans aucun texte de Lénine, ni dans la
Constitution de l'État soviétique: jusqu'en 1921, plusieurs partis (menchevik
de gauche, socialiste-révolutionnaire, anarchiste) eurent une existence légale
dans la mesure où ils ne s'alliaient pas, les armes à la main, à la
contre-révolution : certains soviets étaient dirigés par d'autres partis
(usine de caoutchouc de Moscou dirigée par les mencheviks) ; dans d'autres
soviets, il y eut des élections avec listes séparées représentant plusieurs
partis.
Pourtant, à partir de 1921, sans légiférer
théoriquement sur le principe du parti unique, on a agi comme si cette règle
existait. Il était logique, à partir du moment où l'on interdisait les
fractions, de supprimer pratiquement les autres tendances du mouvement ouvrier
soviétique. Ceci est un point très important et totalement escamoté par
l'idéologie stalinienne: il est impossible de trouver une phrase de Lénine où
il dise que la dictature du prolétariat nécessite l'existence du parti unique.
Lénine a dit par contre qu'il ne faut pas admettre une dictature du
prolétariat sans Parti bolchevique, ce qui est totalement différent.
L'erreur de jugement du Parti bolchevique, alors que la
guerre civile était terminée et que les tensions sociales commençaient à
diminuer, fut de penser qu'il fallait, à l'approche de la N.E.P. et des dangers
qu'elle allait provoquer, accentuer la répression politique et la
centralisation. L'interdiction des autres partis est fondée sur la crainte
qu'avait le Parti bolchevique de voir la bourgeoisie ou la paysannerie se saisir
d'un de ces instruments pour tenter de reprendre le pouvoir.
Cette erreur eut des conséquences très graves sur le
plan pratique; sur le plan théorique, l'histoire a démontré que le moyen le
plus adéquat de combattre idéologiquement et sociologiquement les dangers de
restauration du capitalisme était la continuation de l'activité politique du
prolétariat: il était nécessaire de créer des conditions qui poussent à la
repolitisation du prolétariat soviétique, alors que la suppression de la
démocratie prolétarienne était au contraire un puissant obstacle à cette
repolitisation et facilitait la bureaucratisation que Lénine avait voulu
par-dessus tout éviter .
c) La troisième erreur institutionnelle, peut-être la
plus grave, fut l'incompréhension des liens organiques entre le régime
soviétique, la propriété collective et la nécessité de l'accumulation
socialiste primitive, c'est-à-dire de la « compétition » avec le secteur
privé de l'économie (6) : aux yeux du parti bolchevique, la coexistence entre
l'État ouvrier et le secteur privé (petits paysans et commerçants) allait se
faire sur le schéma suivant: industrie d'État à un niveau de productivité
supérieur et victoire du secteur le plus progressiste par rentabilité
économique plus grande. La conséquence de ce raisonnement était de fonder les
entreprises d'État sur la rentabilité économique individuelle, ce qui
exigeait un haut niveau de centralisation de la gestion des entreprises, fondant
le principe du « ledinonatchalny », c'est-à-dire de la direction de
l'entreprise par un seul homme.
Tout en établissant ce principe, Lénine et le Parti
bolchevique étaient également conscients des graves dangers de
bureaucratisation qu'il comportait. Ils essayèrent de les combattre en
instituant une série de garde-fous qui devaient empêcher cette
bureaucratisation de dépasser un certain niveau:
- grande autonomie syndicale ;
- système de la « troïka » à l'intérieur des
usines: les pouvoirs du directeur de l'usine étaient fortement limités par
le contrôle du parti et du syndicat (qui se transformait souvent en
contrôle du secrétaire du parti et du secrétaire du syndicat) ;
- une législation sociale extrêmement progressiste qui
s'opposait aux abus du directeur d'usine: la législation sociale de l'Union
soviétique dans les années 20 était tout à fait exemplaire: les ouvriers
ne pouvaient être licenciés par le directeur; on ne pouvait imposer des
heures supplémentaires, etc.
L'erreur de Lénine et du parti fut de ne pas comprendre
que tous ces garde-fous dépendaient en dernière analyse des conditions de
pouvoir central. Dans la mesure où la bureaucratie contrôlait de plus en plus
l'État et le parti, la lutte des ouvriers déjà très passifs, pour maintenir
ces garde-fous contre le pouvoir de plus en plus exorbitant de la bureaucratie
allait devenir de plus en plus difficile .
En réalité, ce que Staline a fait après 1927, ce fut de
faire sauter ces différents garde-fous sans qu'il y ait une importante
résistance collective de la part du prolétariat soviétique: il a d'abord
commencé par supprimer la «troïka» pour introduire le pouvoir total du
directeur d'usine; puis il a supprimé l'autonomie du syndicat et même une
partie de la législation sociale, avec l'introduction du travail aux pièces,
des heures supplémentaires, du stakhanovisme et tous les phénomènes de
surexploitation de la force de travail.
Si le Parti bolchevique avait compris le problème à
temps, au début des années 20, en autorisant l'existence des fractions dans le
Parti bolchevique et celle de plusieurs partis soviétiques, s'il avait en même
temps systématisé certaines formes d'autogestion dans les entreprises, la
résistance à la bureaucratisation aurait été infiniment plus grande.
Il ne peut y avoir aucun doute: ces facteurs historiques
ont joué un rôle beaucoup plus considérable que les erreurs tactiques de
Trotsky et de l'Opposition de gauche. Mais même ces deux facteurs fondamentaux
n'auraient pu à la longue empêcher la victoire de la bureaucratie si la
passivité ouvrière s'était maintenue, par suite de la non-réalisation de
certaines orientations en matière de politique économique et internationale.
Seule la conjonction de ces réformes institutionnelles
avec une industrialisation plus rapide, une collectivisation volontaire et
progressive de l'agriculture, et avec un cours de la révolution internationale
permettant la victoire en Chine et en Allemagne aurait pu effectivement
empêcher, de façon durable, le triomphe de la bureaucratie: les causes
objectives de cette bureaucratisation auraient été très estompées.
L'évolution historique normale aurait pu être alors
l'établissement de plusieurs partis soviétiques, la démocratie intérieure au
sein n du Parti bolchevique, l'autogestion au niveau des entreprises et de
l'économie dans son ensemble; les grandes options économiques et les
orientations de la planification soviétique auraient pu être fixées par un
Congrès de conseils ouvriers, composé de délégués effectivement ouvriers et
non de bureaucrates (7).
La conclusion de cette étude génétique est la suivante:
étant donnée la tendance inévitable à la déformation bureaucratique dans un
État ouvrier, en particulier arriéré, la transformation de cette tendance en
dégénérescence bureaucratique institutionnelle ne peut être évitée que par
la combinaison de trois facteurs:
- des institutions de l'État;
- une politique économique;
- une politique internationale qui permettent
d'accroître le poids et « l'auto-activité » du prolétariat sur tous les
plans et améliorent le rapport de forces entre le prolétariat et les
autres formations sociales.
III. NATURE DE LA BUREAUCRATIE DANS LES ETATS OUVRIERS
Dans certaines conditions historiques, si le rapport de
forces est trop défavorable au prolétariat, la bureaucratie, qui en est une
excroissance inévitable, peut acquérir une autonomie très importante,
quasi-totale en apparence. Mais cette autonomie ne peut jamais être complète:
la bureaucratie est incapable de se séparer totalement du mode de production
qui lui a donné naissance, pour créer un nouveau mode de production
qualitativement différent de celui de l'époque de transition.
L'autonomie de la bureaucratie est limitée par le
système et le mode de production dans lequel elle s'insère comme excroissance.
De nombreuses décisions lui sont dictées, non par ses intérêts propres de
couche sociale privilégiée, mais par les conditions historiques et objectives
inhérentes au système dans lequel elle s'insère (8}. Il est toujours
nécessaire d'être très prudent et de séparer les intérêts propres de la
bureaucratie, en tant que couche sociale privilégiée, des décisions purement
conjoncturelles qu'elle peut prendre dans certaines conditions historiques (9) .
La politique globale de la bureaucratie peut-être
caractérisée, comme l'a fait Trotsky par la notion de centrisme
bureaucratique: de par sa nature sociale, la bureaucratie a tendance à passer
d'un extrême à l'autre (10); on ne peut comprendre la logique interne de ce
centrisme à long terme qu'en faisant la synthèse de ces oscillations
conjoncturelles.
Le contenu social à long terme de ce centrisme
bureaucratique est caractérisé par deux tendances contradictoires, dont la
fusion constitue ce que Trotsky a appelé la nature double de la bureaucratie:
a) Le premier facteur, c'est son attachement à un mode de
production et à une société qui ne sont pas capitalistes, et qui sont
historiquement en opposition radicale avec le capitalisme. C'est ce qui explique
la collectivisation forcée en Union soviétique, la résistance farouche contre
le nazisme et la destruction du capitalisme là ou l'occupation militaire
soviétique s'est consolidée (11).
Cette première tendance de la bureaucratie est
objectivement fondée sur le fait que ses privilèges naissent et se
développent, après la destruction radicale des anciennes classes dominantes,
dans le cadre d'un mode de production non capitaliste et ne sont pas compatibles
avec l'existence de la propriété privée.
La restauration du capitalisme en Union soviétique (qui,
pour ceux qui ne croient pas à la possibilité des « voies pacifiques à
rebours », ne pourrait provenir que d'une contre-révolution victorieuse)
pourrait permettre à certains bureaucrates de posséder des usines, mais elle
signifierait la fin de leur existence en tant que bureaucrates pour devenir des
capitalistes, et leur comportement social serait totalement différent.
L'attitude économique de la caste bureaucratique n'est pas dictée par la loi
du profit maximum ou de l'accumulation du capital, mais par d'autres motivations
caractéristiques de sa fonction dans la production (12).
b) Le deuxième facteur du comportement social de la
bureaucratie, c'est son conservatisme social fondamental: il est caractérisé
par son désir de maintenir le statu-quo à l'échelle internationale et de
freiner ou de combattre l'extension de la révolution mondiale.
En effet, l'extension de la révolution mondiale signifie
historiquement la fin de l'usurpation du pouvoir politique et économique par la
bureaucratie dans les États ouvriers : la repolitisation et la réactivation du
prolétariat à l'échelle internationale rend impossible à terme le maintien
de l'hégémonie bureaucratique .
Le centrisme bureaucratique est caractérisé par la
synthèse constante de ces deux facteurs contradictoires: le maintien du mode de
production non capitaliste dans les États ouvriers et la volonté d'empêcher
en même temps le développement de la révolution mondiale.
Ce conservatisme fondamental ne doit pas être
interprété dans le sens le plus étroit; la bureaucratie ne refuse pas de
dépasser ses propres frontières, lorsqu'elle peut étendre ses privilèges et
son pouvoir sur d'autres pays, dans des conditions qui ne la menacent pas,
c'est-à-dire sans réactivation politique du prolétariat: c'est ce qui s'est
passé après la deuxième guerre mondiale pour toute une série de pays (13),
mais uniquement là où l'Armée Rouge était capable d'empêcher une montée
ouvrière susceptible de déclencher une révolution politique à l'échelle
mondiale.
IV- NECESSITE DE LA REVOLUTION POLITIQUE DANS LES ETATS
OUVRIERS
Quelle est la stratégie révolutionnaire qui résulte de
ce caractère contradictoire de la nature de la bureaucratie? La bureaucratie,
couche sociale consciente de ses intérêts et privilèges ne les abandonnera
pas sous la pression de l'évolution objective qui rend les conditions de sa
domination de plus en plus difficiles: le développement des forces productives
et le renforcement numérique et culturel du prolétariat mondial modifient
constamment les rapports de forces à ses dépens.
Seule une révolution politique peut renverser le pouvoir
de la bureaucratie au profit du prolétariat. Cela ne veut pas dire que cette
révolution doive nécessairement être sanglante: les deux exemples historiques
d'un début de révolution politique (16-17 juin 1953 en R.D.A.; 23 octobre-4
novembre 1956 en Hongrie) ont montré le résultat de la mobilisation générale
de la classe ouvrière, caractérisée par les occupations d'usines, l'élection
de conseils ouvriers, etc. La bureaucratie locale s'est littéralement
évanouie, et seule l'intervention militaire extérieure a pu arrêter cette
révolution. En U.R.S.S., il ne peut évidemment pas y avoir de facteur
extérieur pouvant jouer ce rôle.
On peut donc être assez optimiste sur les modalités de
la réalisation de la révolution politique. On ne voit d'ailleurs pas quelle
serait la masse de manoeuvre sociale de la bureaucratie, qui pourrait accepter
de se battre longuement pour elle contre le prolétariat.
Ce phénomène n'est d'ailleurs que j'application du
concept de révolution politique, différente d'une révolution sociale :
- dans une révolution sociale, le mode de production est
modifié et le pouvoir passe d'une classe sociale à une autre;
- dans une révolution politique, le mode de production
n'est pas modifié fondamentalement et le pouvoir passe d'une couche sociale
à une autre couche de la même classe (14).
La révolution politique dans les États ouvriers aurait
pour effet de donner au mode de production un contenu nouveau, dans la mesure
où la bureaucratie est attachée à un mode de production incompatible avec
l'exercice de la démocratie prolétarienne.
Mais les instruments fondamentaux de l'économie
soviétique ne seraient pas modifiés: propriété collective des moyens de
production, planification, survivance de certains mécanismes de marché. Ces
instruments auraient un contenu différent dans leur application par l'exercice
du pouvoir par le prolétariat, mais ils ne seraient pas détruits pour être
remplacés par d'autres; la forme de l'État serait évidemment bouleversée,
mais sa nature sociale fondamentale resterait inchangée (15) .
V. LA BUREAUCRATIE: COUCHE OU CLASSE SOCIALE
La nécessité du renversement par une révolution
politique et non par une révolution sociale du pouvoir de la bureaucratie
découle logiquement de sa caractérisation comme caste ou couche sociale et non
comme classe sociale ayant ses racines et ses fonctions propres dans le
processus de production.
Cette caractérisation de la bureaucratie comme couche et
non comme classe sociale n'est pas une simple querelle de mots; elle a une
importance décisive pour la compréhension correcte des possibil ités
révolutionnaires du mouvement ouvrier international et de ses liens avec les
bureaucraties.
La confusion sur ce point s'explique partiellement par le
fait que certains aspects du comportement de la bureaucratie dans les États
ouvriers sont assez proches de ceux d'une classe sociale: pleins pouvoirs,
privilèges idéologiques et matériels, conscience collective des prérogatives
acquises et à défendre (16).
Cependant, caractériser la bureaucratie comme classe
sociale conduit à une théorie du phénomène bureaucratique qui ne permet pas
de rendre compte correctement de la réalité révolutionnaire internationale:
on se trouve placé devant des contradictions insolubles sur le plan
méthodologique et politique. Si on caractérise la bureaucratie comme une
classe sociale, on est conduit à dire soit qu'elle s'est constituée et a pris
le pouvoir en tant que classe après la révolution (et ce serait la première
fois dans l'histoire qu'une classe n'aurait d'existence qu'après sa prise de
pouvoir, soit qu'elle préexiste en tant que classe avant sa prise de pouvoir.
Les implications de ces deux variantes sont fort
différentes et il faut les distinguer nettement: Certains affirment que la
bureaucratie existe en tant que classe avant de prendre le pouvoir, et qu'elle
est constituée dans les pays capitalistes par les directions des partis
communistes. Si on utilise la définition marxiste d'une classe sociale, c'est
évidemment une monstruosité: quelle est la place de ces directions dans le
processus de production ?
De plus, cette affirmation a des conséquences politiques
très graves; il faut alors affirmer qu'en France et en Italie par exemple le
prolétariat, qui n'a rien de commun avec cette classe, doit rompre radicalement
avec elle: une grève dirigée par le Parti communiste n'est plus une lutte
entre le prolétariat et la bourgeoisie, mais entre la bourgeoisie et la
bureaucratie qui veut devenir la classe dominante: le prolétariat doit alors
être neutre! Il faut aussi affirmer qu'au Vietnam, on n'assiste pas à une
lutte entre l'impérialisme et les masses d'un pays colonial qui veulent se
libérer, mais à une lutte entre deux classes, la bureaucratie et la
bourgeoisie!
Toute la réalité révolutionnaire est alors
complètement faussée, car il est évident pour tout le monde qu'en France, une
grève dirigée par le Parti communiste est un épisode de la lutte de classe
entre le prolétariat et la bourgeoisie. La bureaucratie syndicale essaie certes
de profiter de sa fonction dirigeante dans le mouvement ouvrier pour utiliser
cette grève à ses fins propres, mais la lutte de classes n'est pas pour autant
une lutte triangulaire entre prolétariat, bourgeoisie et bureaucratie.
La logique ultime de la position qui affirme que la
bureaucratie est une classe dont l'embryon, dans les pays capitalistes, est la
direction des partis communistes; c'est l'abstention de la lutte de classes et
même parfois une attitude contre-révolutionnaire. Certains groupements
politiques vont jusqu'à affirmer qu'au Vietnam, il y aune guerre impérialiste
entre deux camps impérialistes (de même en Corée en 1954), que la révolution
cubaine est sans intérêt, car elle est dirigée par une nouvelle classe
exploiteuse et le prolétariat n'a pas à intervenir dans cette lutte entre deux
classes qui lui sont étrangères. Or, qu'on le veuille ou non, dans beaucoup de
pays du monde, la lutte de classes réelle entre prolétariat et bourgeoisie ou
entre les masses des pays coloniaux et l'impérialisme se mène effectivement
sous la direction des partis communistes, et il nous est impossible de rester
neutres (17).
Une autre position de groupes politiques qui veulent
caractériser la bureaucratie comme classe sociale consiste à voir en elle une
nouvelle classe, progressiste par rapport à la bourgeoisie et l'impérialisme.
Cela conduit le prolétariat à appuyer une autre classe sociale que lui-même,
la bureaucratie, et à jouer le rôle de support dans la lutte de la
bureaucratie contre la bourgeoisie et l'impérialisme. Cela revient donc à nier
le rôle dirigeant fondamental du prolétariat dans la révolution mondiale
(18). Cela impliqué également de graves illusions sur les possibilités
révolutionnaires de la bureaucratie: Qui peut sérieusement penser que le Parti
communiste français, avec sa ligne actuelle, peut effectivement prendre le
pouvoir?
Examinons une autre possibilité des théories de la
bureaucratie comme classe sociale: les théories qui caractérisent la
bureaucratie comme une classe qui s'est constituée et a pris le pouvoir après
la révolution ont également des implications politiques complexes.
Chez de nombreux théoriciens de la « nouvelle classe
exploiteuse » (Djilas, Burnham, etc., on constate que la « révolte contre
Staline et la bureaucratie soviétique les a conduit à la négation du
marxisme,au scepticisme envers la classe ouvrière et le socialisme, à une
adulation de la démocratie bourgeoise; la dénonciation des crimes du Kremlin a
mené nombre d'entre eux dans le sillage de Washington » ( 19) . Ceux-là ont
largement franchi la barrière de classe pour se ranger du côté de la
bourgeoisie et il n'est pas utile d'épiloguer ici longuement sur ces thèses.
Pour d'autres, et surtout les camarades polonais Kuron et
Modzelewski, la caractérisation de la bureaucratie comme classe sociale est
faite dans le cadre d'une analyse marxiste dénonçant clairement le capitalisme
et la démocratie bourgeoise et exprimant nettement la confiance dans les
capacités historiques du prolétariat. Avec ces camarades, le problème est
plutôt d'ordre terminologique que politique et les conséquences politiques ne
sont pas décisives.
En 1939, Trotsky avait déjà considéré ce genre de
problèmes : « Commençons par poser la question de la nature de l'État
soviétique, non sur le plan sociologique abstrait, mais sur celui des tâches
politiques concrètes. Admettons pour le moment que la bureaucratie soit une
nouvelle "classe" et que l'actuel régime en Union soviétique soit un
système d'exploitation de classe. Quelles nouvelles conclusions s'ensuivrait-il
de ces définitions?
La IVe Internationale a reconnu depuis longtemps la
nécessité de renverser la bureaucratie au moyen d'un soulèvement
révolutionnaire des travailleurs. Rien d'autre n'est proposé par ceux qui
proclament que la bureaucratie est une «classe» exploiteuse. Le but à
atteindre par le renversement de la bureaucratie est le rétablissement du
régime des Soviets en excluant de ceux-ci la bureaucratie actuelle. Rien
d'autre ne peut être proposé et n'est proposé par les critiques de gauche: La
tâche des Soviets régénérée est de collaborer avec la révolution mondiale
et de construire une société socialiste. Le renversement de la bureaucratie
présuppose par conséquent le maintien de la propriété étatique et de
l'économie planifiée. Ici réside le coeur de tout le problème.
Il est inutile de dire que la répartition des formes
productives parmi les différentes branches de l'économie et, en général,
tout le contenu du plan seront fortement changés lorsque ce plan sera
déterminé, non par les intérêts de la bureaucratie, mais par ceux des
producteurs eux-mêmes. Dans la mesure où la question du renversement reste
toujours liée à celle du maintien de la propriété nationalisée (étatique)
, nous qualifions la révolution future de politique.
Certains de nos critiques (Ciliga, Brune et d'autres)
veulent, quoi qu'il advienne, appeler la révolution future sociale. Accordons
cette définition. Quel changement substantiel apporte-t-elle ? Elle n'ajoute
rien du tout aux tâches de la révolution que nous avons énumérées. «Nos
critiques, en regle générale, prennent les faits comme nous les avons
établis, il y a longtemps. Ils n'ajoutent absolument rien d'essentiel à notre
estimation soit de la position de la bureaucratie et des travailleurs, soit du
rôle du Kremlin sur la scène internationale. Dans tous ces domaines, non
seulement ils s'abstiennent de contester notre analyse, mais au contraire ils se
basent entièrement sur elle et même se limitent totalement à elle. La seule
accusation qu'ils apportent contre nous est que nous ne tirons pas les «
conclusions nécessaires »
De cette analyse, il ressort que ces conclusions sont
d'une nature entièrement terminologique. Nos critiques refusent d'appeler
l'État ouvrier dégénéré un État ouvrier. Ils exigent que la bureaucratie
totalitaire soit appelée une classe dirigeante. La révolution contre cette
bureaucratie, ils proposent de la considérer comme n'étant pas politique, mais
sociale. Si nous leur faisions cette concession terminologique, nous placerions
nos critiques dans une position très difficile, car ils ne sauraient que faire
de leur victoire purement verbale. « Ce serait, par conséquent, une sottise
que de rompre avec des camarades qui, sur la nature sociologique de l'URSS ont
une opinion différente de la nôtre, dans la mesure où ils sont solidaires de
nous en ce qui concerne les tâches politiques. » (L 'U.R,S.S. en guerre, 25
septembre 1939.)
Cependant, cette différence d'analyse caractérisant la
bureaucratie comme classe sociale n'a pas que des implications terminologiques.
Elle conduit les camarades Kuron et Modzelewski à des conclusions erronées :
- elle les oblige à introduire une différence
qualitative entre bureaucratie politique centrale et technocratie,
considérées comme classes distinctes;
- elle les conduit à assigner à la bureaucratie un but
de classe, « la production pour la production » , qui paraît déjà
partiellement abandonné (voir note 9);
- elle les conduit à une analyse « nationale » du
phénomène bureaucratique et à une incompréhension du rôle international
de la bureaucratie soviétique.
Ces trois facteurs les conduisent à sous-estimer les
possibilités d'adaptation (et de répression) de la bureaucratie.
En conclusion, le point fondamental qu'il ne faut jamais
perdre de vue, c'est qu'à l'échelle internationale, la lutte de classes
fondamentale est la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie, la
bureaucratie intervenant dans cette lutte pour la fausser. Le seul moyen pour
éliminer à la fois la bourgeoisie et la bureaucratie, c'est d'appuyer à fond
la lutte des ouvriers et des peuples coloniaux contre l'impérialisme, même si
cette lutte est actuellement dirigée par les Partis communistes, car seule la
victoire la plus larqe de la révolution internationale peut être la garantie
ultime d'une élimination définitive du pouvoir de la bureaucratie.
L'histoire a déjà partiellement répondu à cette
problématique: toutes les révolutions victorieuses depuis 1945 (pas les
extensions de l' Armée rouge évidemment!) ont posé plus ou moins
explicitement le problème de la bureaucratie :
- la révolution yougoslave l'a posé au bout de trois
ans par la tentative de l'autogestion ;
- la révolution chinoise la pose actuellement sous
l'aspect déformé de la Révolution Culturelle ;
- la révolution cubaine la pose sous la forme la plus
explicite et la plus consciente.
Comme l'a dit Marx, « l'humanité ne se pose que les
problèmes qu'elle peut résoudre » . Les conditions objectives et subjectives
paraissent maintenant réunies pour la résolution du problème de la
bureaucratie :
- conscience historique de l'importance de cette question
chez tous les militants révolutionnaires;
- extension internationale de la révolution et
développement énorme des forces productives à l'échelle mondiale.
La conjonction de ces différents facteurs étant
maintenant réalisée, il est probable que toute nouvelle révolution
prolétarienne sera certainement conduite à poser explicitement le problème de
la bureaucratie et à le résoudre de la manière la plus efficace.
NOTES DU CHAPITRE 1
1. Cela serait encore plus vrai sur un plan social plus
large si, au lendemain de la victoire de la classe ouvrière, on voulait
supprimer tous les techniciens et tous les spécialistes qui font autre
chose que du travail matériel de production. On condamnerait la société
à une régression immédiate colossale, à une baisse du niveau de
développement des forces productives. Au lieu d'un essor, pré-condition du
communisme moderne, on risquerait d'aboutir à un communisme primitif qui se
décomposerait très rapidement par une nouvelle différenciation sociale.
Le comble du paradoxe est que de cette manière de procéder, loin
d'empêcher la bureaucratie, la reproduirait dans des conditions encore plus
nuisibles.
2. La création des appareils est indispensable pour des
raisons de simple efficacité : tout le monde comprend qu'il est impossible
de diriger 50 000 personnes sans un minimum d'infrastructures matérielles.
3. L'importance historique et numérique des partis
sociaux-démocrates est un moteur de leur bureaucratisation et non un frein.
Il est beaucoup plus facile de garder non bureaucratisée une organisation
ne recrutant que des membres qui ont déjà un minimum de conscience et
d'activité, où le phénomène de « clientèle » ne peut apparaître à
grande échelle.
NOTES DU CHAPITRE 2
1. Des groupements ultra-gauches, plus ou moins
anarchisants, se sont développés dans la social-démocratie allemande vers
1891-1892; ces « gauchistes de Berlin » constituent une tendance
généralement peu connue dans le mouvement ouvrier. Le jugement à porter sur
ce groupe n'est ni simple ni unilatéral: Lénine lui-même, après 1914, a dû
faire un certain réexamen critique de son opinion précédente et il a vu, dans
ces oppositions, les premières formes de révolte semi-consciente et
semi-instinctive contre le début de la corruption réformiste et bureaucratique
des mouvements sociaux-démocrates de masse.
2. Kautsky, qui a été dans une large mesure le «
professeur » de Lénine et qui lui a inspiré une bonne part de sa théorie «
léniniste» du Parti, était un homme très intelligent et un théoricien
marxiste de valeur, ce qui lui permit de saisir dans cet exemple le fond du
problème avec beaucoup de clairvoyance.
3. Dans la deuxième édition de Que Faire?, dans la
préface de 1905, Lénine insiste sur le fait qu'à partir du moment où on
détache le parti de l'avant-garde du prolétariat on tombe « dans
l'aventurisme et l'arbitraire le plus complet ». Un petit groupe de
bureaucrates assis autour d'une table peut décider que, dans des circonstances
historiques données, le prolétariat doit agir dans un sens déterminé: c'est
faire complètement disparaître le principal critère objectif, la volonté du
prolétariat et ce qu'il est prêt à accepter effectivement.
4. Cela était vrai à l'époque où vivait Rosa, mais il
existe aujourd'hui des pays où plus de la moitié des ouvriers sont
formellement membres de syndicats: en Suède, en Autriche, en Belgique. Mais
même là, c'est un engagement purement formel: seule une minorité d'ouvriers
aune activité syndicale réelle, même strictement minimum (assister au moins
une fois par an à une réunion de son syndicat).
5. L'éventail des salaires dans les pays impérialistes a
progressivement tendance à se réduire; il est beaucoup moins ouvert qu'il y a
cinquante ans.
6. Point que des gens comme I. Deutscher ont
insuffisamment compris, qui permet de réaliser que la lutte de l'Opposition de
gauche n'a pas simplement été une lutte à caractère académique et
platonique: pour lui, tous ces gens étaient des héros, mais des héros
condamnés à perdre, destinés simplement à préparer un avenir très
lointain, qui travaillaient pour l'histoire cinquante ans plus tard. La question
est beaucoup plus complexe et on ne peut être aussi catégorique.
7. Sous-développement des forces productives;
- sous-développement intellectuel, culturel et
simplement numérique du prolétariat
;
- isolement de la révolution et reflux de la révolution
mondiale
- pénurie de marchandises et de biens de consommation.
8. Tous ces points évidemment sont développés dans la
troisième partie de cette brochure.
9.On a en effet assisté récemment à des tentatives de
réhabilitation de cette tendance de la part de milieux très divers
:-évidemment les groupes ultra-gauches (Socialisme ou Barbarie») qui ont vu
dans un texte de 1921 de Kollontai une véritable prophétie; -les Yougoslaves
ont fait eux aussi l'apologie de cette opposition ouvrière et lui ont donné
raison dans sa lutte contre le centralisme démocratique de Lénine ce qui est
pour le moins étonnant dans un pays aussi centralisé ; -dernièrement, à
l'intérieur de la tendance dite «pabliste» , certains ont fait l'apologie de
cette opposition. Cela est assez naturel quand on veut considérer!
L'auto-gestion comme une panacée universelle répondant à elle seule à tous
les problèmes, en particulier à, celui de la lutte contre la bureaucratie.
10.L'exemple yougoslave a montré qu'il ne suffit pas
d'une pseudo-autogestion, au niveau des entreprises, pour lutter contre là
bureaucratie de façon efficace.
Anibal Escalante, vieux dirigeant stalinien et secrétaire
à l'organisation du P.C. cubain essaya à plusieurs reprises d'établir une
domination de la bureaucratie sur la révolution et de la classe ouvrière
cubaine.
12. Castro avait proposé aux deux cent mille Cubains qui
écoutaient son discours de baptiser l'année 1965 « année de lutte contre la
bureaucratie» ; de nombreuses mains se levèrent, mais la majorité se
prononça pour le baptême de l'année 1965 sous le nom d' «année de
l'agriculture».
13 -Pour illustrer ce qu'il veut dire, Castro donne un
exemple dans son discours contre Escalante : visitant une usine et regardant une
cellule, il dit qu'il a trouvé :
- le directeur de l'usine ;
- l'ingénieur en chef de l'usine ;
- la femme du directeur ;
- la femme de l'ingénieur en chef ;
- le chauffeur du directeur ;
- -le chauffeur de l'ingénieur en chef .
Fidel demande alors: « Est-ce cela l'avant-garde de la
classe ouvrière ?» Il montre de façon caricaturale ce qui est arrivé la
plupart du temps dans les États ouvriers de l'Europe de l'Est: si on étudie la
composition des comités centraux ou régionaux, on s'aperçoit qu'il n'y a
pratiquement pas un seul ouvrier producteur: ils sont exclusivement composés de
directeurs, ingénieurs, fonctionnaires, représentants de la bureaucratie
économique, politique ou administrative.
NOTES DU CHAPITRE 3
1. Dans les économies précapitalistes, ces normes de
distribution ne s'appliquent pas ou s'appliquent d'une manière embryonnaire:
dans la société féodale, la quantité de biens de consommation dont dispose
un individu n'est pas seulement fonction de son revenu monétaire, mais plutôt
de son statut dans la société .
2. C'est ce que Préobrajenski a appelé « accumulation
socialiste primitive ».
3. D'un point de vue subjectif, les acteurs de ce drame
ont été en grande partie sincères et inconscients: si quelqu'un avait pu
prouver au Staline de 1920 qu'il supprimerait tous les pouvoirs du prolétariat,
qu'il détruirait le Parti bolchevique et l'Internationale Communiste, on peut
supposer que Staline, révolutionnaire sincère quoique avant un certain nombre
de défauts, se serait immédiatement suicidé. La même chose est certainement
vraie également pour les dirigeants du parti qui, après la mort de Lénine,
ont rejeté des propositions de l'Opposition de gauche pour s'allier à Staline,
ouvrant ainsi la voie à ce qui a suivi.
4. Il va à ce phénomène de nombreuses analogies
historiques: chaque fois que le mouvement ouvrier se trouve placé brusquement
devant des problèmes entièrement nouveaux et imprévus, une partie importante
des meilleurs cadres du mouvement ne comprennent pas immédiatement le problème
:
- l'incompréhension de la véritable nature de la guerre
impérialiste de 1914-1918 et des causes profondes de la trahison de la
social-démocratie. Cette incompréhension dura plusieurs années pour une
partie des cadres socialistes qui devaient constituer les partis communistes
quelques années plus tard ;
- l'incompréhension de la signification historique de la
révolution chinoise et. de l'ouverture
d'une époque historique nouvelle caractérisée par l'importance de la
révolution coloniale.
5. En général, les camarades qui font ce genre
d'analyses veulent simultanément prouver deux choses totalement contradictoires
:
- d'une part que Trotsky a commis beaucoup d'erreurs
tactiques ;
- d'autre part, que la victoire de Staline était
inévitable, car elle correspondait aux conditions objectives de la Russie
de l'époque. Ceci est particulièrement net chez I. Deutscher chez qui les
deux thèses s'entrecroisent continuellement.
6. L'origine de cette incompréhension est l'opposition
fonctionnelle à l'époque de transition entre la fonction d'accumulation et la
fonction de défense des producteurs en tant que consommateurs: dans le cadre de
« l'économie de marché », même si une entreprise est autogérée
démocratiquement, les intérêts économiques immédiats des producteurs
peuvent être en opposition fondamentale avec les principes d'une économie
socialiste: on a vu en Yougoslavie des conseils ouvriers démocratiquement élus
proposer de licencier 25% du personnel d'une usine pour améliorer les salaires;
il n'y a pas coïncidence automatique entre les intérêts globaux du
prolétariat en tant que classe et ceux de groupes isolés.
7. L'exemple de l'autogestion en Yougoslavie a montré que
ce point était tout à fait décisif: les instances nationales des conseils
ouvriers ont spontanément tendance à être toujours composées des mêmes
personnes, qui finissent par ne plus avoir aucun lien réel avec le travail de
production. La lutte contre la bureaucratie impose de réserver , dans une très
forte proportion, l'accès des congrès nationaux à ceux dont le salaire ne
dépasse pas celui d'un ouvrier qualifié.
8. Il ne faut pas vouloir attribuer toutes les erreurs
monstrueuses que la bureaucratie a commises à la défense de ses intérêts de
couche sociale privilégiée: il n'était manifestement pas de l'intérêt de
Staline et de la bureaucratie soviétique de diminuer la production agricole
pendant 25 ans en employant une politique terroriste pour supprimer la petite
propriété agricole. Dans d'autres conditions, par exemple en Yougoslavie, la
bureaucratie est parfaitement capable d'avoir vis-à-vis de la paysannerie une
attitude non terroriste.
9. Il faut relever sur ce point une erreur théorique des
camarades polonais Kuron et Modzelewsky, qui i pensent qu'une caractéristique
fondamentale de la bureaucratie est la priorité à l'industrie lourde. Ceci
n'est qu'un moment particulier dans l'histoire de la gestion bureaucratique,
moment qui paraît déjà dépassé en Union soviétique. Ce jugement peut être
dangereux, car il peut conduire à considérer que l'abandon du dogme de la
priorité à l'industrie lourde, comme on le constate aujourd'hui en Union
soviétique, entraîne la disparition de la bureaucratie: on constate, au
contraire, son renforcement dans ce pays.
10. Beaucoup de gens qui caractérisaient la bureaucratie
par le cours droitier et les concessions aux paysans ont été totalement
décontenancés par le tournant de 1928 et l'élimination terroriste des
Koulaks. D'autres qui caractérisaient la bureaucratie par la dictature
politique et les camps de concentration ont été également incapables
d'expliquer le tournant de 1956.
11. Les théories qui caractérisent l'URSS comme État
ouvrier et les « démocraties populaires" comme des États capitalistes
sont conduites à donner de l'histoire contemporaine une vision totalement
incompréhensible: est-il raisonnable de soutenir que le mode de production
tchécoslovaque est à la fois qualitativement différent que celui qui existe
en Union soviétique, et qu'il est le même que celui qui existe dans les pays
capitalistes? Si les classifications ont un sens, c'est évidemment à ce type
de conclusion absurde qu'on aboutit logiquement avec ce genre de théories.
12. Pour Marx, la notion de « capitalisme d'État"
dans le sens de la suppression complète de la concurrence capitaliste est une
chose inconcevable. Le capitalisme ne peut exister qu'avec des capitaux
différenciés, caractérisés par une attraction et une répulsion mutuelles.
La suppression totale de la concurrence ne permet plus de comprendre la
continuation de la fonction d'accumulation qui aurait perdu tout caractère de
nécessité.
13. La justification donnée par les staliniens au sujet
de la non-extension de la révolution à des pays comme la France, l'Italie, la
Grèce ou la Yougoslavie est fondée sur la nécessité de respecter la division
des deux blocs concrétisés par Yalta, sous peine de voir les U.S.A.
déclencher une guerre mondiale. Cette justification tombe d'elle-même : la
révolution n'a pas respecté cette division en plusieurs endroits: en
Yougoslavie, en Chine et à Cuba. Ces extensions de le révolution mondiale ont
provoqué des crises internationales sérieuses, mais la guerre mondiale n'en
est pas résultée, et l'impérialisme a dû accepter le fait accompli.
Marx donne comme exemples de révolutions politiques les
révolutions de 1830 et 1848 en France: le pouvoir est passé à l'intérieur de
la bourgeoisie entre plusieurs couches : bourgeoisies financière, bancaire,
industrielle. La bourgeoisie industrielle des grandes vines a dû se battre les
armes à la main pour arracher le pouvoir à la bourgeoisie bancaire, lors de la
révolution de Février 48. Cette révolution est pourtant d'une nature très
différente de la Commune de Paris, qui a vu le passage provisoire du pouvoir de
la bourgeoisie au prolétariat.
15. La définition de la nature de l'État dépend, en
dernière analyse, exclusivement de ses liens avec un mode de production
déterminé. Le passage du fascisme à la démocratie bourgeoise en Allemagne en
1945 a correspondu à des changements gigantesques dans la forme de l'État sans
correspondre à un changement du mode de production. A l'intérieur d'un même
mode de production, de nombreuses formes d'État sont possibles, ce qui ne
signifie pas que le passage de l'une à l'autre puisse se faire de façon «
réformiste " .
16. Chez certains camarades dans les États ouvriers, la
caractérisation de la bureaucratie comme classe indique également la volonté
de se démarquer nettement des courants « réformistes ", qui pensent
qu'on peut composer avec certaines ailes de la bureaucratie contre d'autres.
17. Ce qui n'empêche évidemment pas de dire qu'aussi
longtemps qu'elle restera sous la direction exclusive des bureaucraties
staliniennes, elle ne pourra pas aboutir à la victoire, qu'il faut libérer les
ouvriers de cette emprise, etc.
18. Cette théorie est fondée sur la méconnaissance de
ce que Lukacs a caractérisé comme l'idée fondamentale de Lénine, «
l'actualité de la révolution » . Dans les siècles passés, le prolétariat a
été amené a jouer le rôle de force d'appoint eh soutenant des classes
progressistes contre d'autres classes plus réactionnaires; mais actuellement,
ce qui est possible et à l'ordre du jour, c'est la révolution prolétarienne,
effectivement réalisée par le prolétariat.
19. Introduction de Pierre Frank à La lettre au Parti
ouvrier polonais des camarades polonais Kuron et Modzelewski.
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