Les
guerres impérialistes impliquent mille horreurs et crimes contre
l'humanité, tels ceux commis actuellement par l'impérialisme américain
au Viet-nam. Mais ce fait ne doit pas nous amener à perdre de vue les
particularités du fascisme, qui le distinguent des autres formes de
pouvoir du Capital, ni d'identifier les germes du fascisme avec son épanouissement
plein et entier.
La polémique
soulevée par le livre de Hannah Arendt n'est pas prête à s'éteindre.
André Frankin a donc rendu service aux lecteurs de « La Gauche
» en les informant honnêtement des thèses défendues par
cette sociologue américaine au sujet du procès Eichmann. Mais
comme ce compte rendu est largement non critique, il est nécessaire
d'indiquer quelques-unes des faiblesses de ces thèses.
Discipline
et obéissance aveugle
Dans une société
divisée en classes, la discipline sociale indispensable à la
survie de toute société implique des formes de contrainte dé-terminées
qui se résument dans l'institution qui s'appelle l'Etat.
Peut-on dire, dès lors, que l'obéissance à des lois implique
«« en puissance » la possibilité de crimes de génocide,
puisque ces lois peuvent être inhumaines ? Cette thèse ne
permet pas 4e répondre à la question : « Com-ment cela a-t-il
été possible ? » Car elle passe à côté du vrai problème.
Ce qu'il y a de parti-culier dans le fascisme, c'est précisément
le fait de donner des ordres sans précédent ni commune mesure
avec ceux donnés par des Etats industrialisés modernes, dans
des conditions de fonctionnement normal.
On voit où régit
le sophisme de Hannah Arendt. En voulant « banaliser » le cas
d'Eichmann, en le représentant comme le cas d'un simple
fonctionnaire désireux de faire plaisir à ses supérieurs grâce
à l'obéissance aveugle, on fait abstraction de tout ce que
l'obéissance réclamée des fonctionnaires nazis avait de
particulier et de différent, par rapport à l'obéissance réclamée
des fonctionnaires d'un autre Etat. Réclamez d'un fonctionnaire
de ministère belge, américain ou soviétique, qu'il élabore
un décret selon lequel on doive tuer 10.000 enfants de bas âge.
Tous se récrieront d'horreur, sans pour cela être des aigles
d'intelligence.
Pourquoi réagiront-ils
ainsi ? Parce que la société articulée telle qu'elle est leur
donne mille possibilités de recours contre cet ordre inhumain.
Parce qu'ils savent qu'il y aura non seulement des milliers de
leurs concitoyens, mais encore des institutions puissantes,
partis, syndicats, associations des plus diverses. Eglises,
presse, radio, qui «appuyèrent leur résistance. Parce qu'en
d'autres termes, cet ordre n'a en réalité aucune chance d'être
appliqué.
Le
fascisme a des racines sociales et non morales
Le problème
social du fascisme est précisé-ment celui de savoir comment
des fonctionnaires doués normalement du même minimum de sens
moral, ont pu faire abstraction de ce sens moral pour exécuter
des ordres inhumains. Nous disons: des fonctionnaires, et non
« des fonctionnaires allemands », car on peut
facilement démontrer qu'il s'est trouvé, dans la plupart des
pays occupés, des gens pour appliquer des ordres avec la même
rigueur inhumaine qui a été le propre des fonctionnaires
allemands.
Pour quelles
raisons des hommes ont-ils pu être amenés à des degrés
anormaux d'abdication de jugement moral et critique, voilà ce
qu'il faut clarifier. Et la réponse est bien connue de tous
ceux qui comprennent la nature du fascisme : démantèlement et
destruction physique des centres de résistance, avant tout des
organisations ouvrières et des syndicats ; suppression de toute
opposition légale ; atomisation des travailleurs et des
intellectuels non-conformistes ; règne de la terreur et du
mouchardage; désespoir et manque de perspectives politiques;
embrigadement et endoctrinement forcé de toute la population ;
peur universalisée, les enfants étant éduqués systématiquement
à dénoncer leurs parents, etc etc.
Dans ces
conditions, tout refus individuel d’obéissance devient un
acte isolé de révolte politique contre l'Etat tout-puissant,
entraînant presque a coup sûr les sévices les plus graves
voire la mort. Il s'est trouvé des milliers d'hommes et de
femmes en Allemagne pour courir ces risques ; la grande majorité
n'a pas trouvé ce courage. Nous doutons fort que dans des
circonstances analogues, la proportion serait fondamentalement
différente dans d'autres pays
Comment pareil
Etat peut-il être créé ? La responsabilité essentielle
revient aux grands trusts et monopoles, qui ont donné le
pouvoir à Hitler pour écraser les organisations ouvrières et
« assassiner » l’économie allemande aux dépens
des travailleurs.
Mais que
devient Eichmann dans tout cela ? Eichmann n’a nulle excuse.
II n'a pas été parmi les exécutants passifs ou les victimes
du nazisme. Il a été un des principaux instruments de la
dictature. Il n'a pas le droit de se réfugier derrière
l’argument de l’« obéissance ». Car il avait opté délibérément
pour un système de domination qui proclamait assez tôt son mépris
de l’Homme ainsi que son intention d'établir la domination de
l'impérialisme allemand sur l’Europe au besoin par
l'extermination de peuples entiers. Des milliers de
fonctionnaires allemands, même inscrits au parti nazi, ont pu
refuser de faire carrière dans les SS, dans ces conditions là.
Eichmann a choisi la carrière de bourreau. C’est là le début
véritable de son crime.
Quand Eichmann
proclame que «personne» ne lui a dit de désobéir à des
ordres inhumains, il
ment effrontément, et Hannah Arendt est bien naïve de ne pas dénoncer
son mensonge. Les résistants allemands ont distribué des
centaines de milliers de tracts en pleine guerre, appelant leur
peuple à la désobéissance à l'égard d’ordres inhumains.
Comme un des chefs du Reichssicherheitshauptambt, Eichmann a
certainement vu et lu de très nombreux tracts de ce genre. Il
en tiré la conclusion qu’il fallait arrêter, torturer et exécuter
ces résistants courageux et nullement qu'il fallait scruter sa
conscience.
On voit mal
comment des gens de bonne foi peuvent dès lors accepter cette
lamentable excuse de bourreau, qui n'a perdu sa superbe et son
assurance qu'au moment où il a perdu son pouvoir de terroriser
les hommes et de tuer les consciences par la force physique.
Quand
l’atomisation des individus, face à la machine terroriste des
nazis, a pu être surmontée momentanément par l'entrée en jeu
d’institutions encore solides, les rapports de force ont
pu être
renversés. Il a suffi que l'Eglise fasse proclamer en chaire
dans toute l’Allemagne son opposition à l’assassinat des
aliénés et des malades mentaux - qui avait fait cent mille
victimes avant que le premier Juif ne fut qazé! - pour que
Hitler soit obligé de reculer. Le fait que la même
proclamation n'a pas été lue (1) dans toutes les églises
allemandes contre l'assassinat des Juifs (sans doute de peur de
désorganiser le front de l'Est, « rempart contre le
bolchevisme »), pèse lourd dans la balance des
responsabilités du crime le plus monstrueux du XXe siècle.
(1) La thèse
d’Hannah Arendt selon laquelle « tous les Allemands savaient
», est évidemment absurde et ne peut être étayée par des témoignages
isolés, desquelles elle ne se dégage d’ailleurs que par une
extrapolation abusive.
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