Dans son désir de défendre à tout prix la
gestion gouvernementale, « Le Peuple » du 4 mars cite une
déclaration du chef de Cabinet du ministre Spinoy, faite devant
une section locale du P.S.B. : « Les salariés et appointés ne se
voyaient attribuer que 52% du revenu national en 1953. En 1964,
leur part dans ce revenu est passée à 60% »
Et selon l'éditorialiste du « Peuple »,
l'ensemble de ces chiffres « prouve que la politique d'expansion
contrôlée pratiquée par le gouvernement P.S.C.-P.S.B. a
remarquablement réussi, puisque par le plein emploi, la part du
travail a sensiblement augmenté ».
Malheureusement, le raisonnement du « Peuple »,
comme celui du citoyen Simonet, pèche par des points de repère
insuffisants, et présente pour cette raison une image
sensiblement déformée de la réalité.
Nous ignorons la source des statistiques citées
par le chef de Cabinet du ministre des Affaires étrangères. Mais
en cette qualité, il n'oserait tout de même pas récuser les
chiffres de l'Institut National de Statistique qui est placé
sous le contrôle de son ministère. Or, d'après ces chiffres, la
part du travail dans le revenu national ne fut pas de 52% , mais
bien de 53,5% en 1953. Et d'un.
Nous ignorons également d'où le citoyen en
question a tiré ses chiffres pour 1964; à notre connaissance,
l'I.N.S. n'a point encore publié les siens, Mais la Banque
Nationale, autre institution publique, a évalué la part du
travail dans le revenu national de 1964 à 59,6%. On dira que la
différence avec le chiffre du citoyen Simonet n'est pas fort
grande. Tout de même: alors que d'après lui, l'avance de 1953 à
1964 serait de 8%, elle revient à 6% d'après les chiffres
réels. Il a donc quelque peu forcé la note. Et de deux.
On ne peut évidemment pas comparer deux parts du
Travail dans le revenu national, à dix ou onze années de
distance, sans se demander si entre-temps la part des
travailleurs dans la population active n'a pas, elle aussi,
augmenté. Si les deux augmentations se sont faites dans la même
proportion, il n'y a en réalité pas de véritable accroissement
de la part relative du Travail dans le revenu national, mais
bien statu quo, stagnation.
Or, si en 1953, les travailleurs constituaient
75,3% de la population active civile ; en 1964, ils en
constituent probablement (les chiffres définitifs ne sont pas
encore publiés), plus de 79%. A l'accroissement apparent de la
part dans le revenu national de 6% s'oppose donc un
accroissement de la part dans la population active de près de
4%. L'avance réelle n'est plus que d'à peine 2,5 en onze ans,
ce qui n'est pas le Pérou. Et de trois.
Il y a mieux cependant. En 1938, les
travailleurs représentaient 68% de la population active, et
touchaient 56,9% du revenu national, d'après, l'estimation du
professeur Baudhuin (la seule dont on dispose). En 1964, les
travailleurs représentent 79% de la population active, et ne
touchent que 59,6% du revenu national ; à l'accroissement de
2,7% de la part apparente dans le revenu national, il faut
opposer un accroissement de 11% dans la population active. Il en
découle logiquement que la part relative du travail dans le
revenu national belge est sensiblement plus basse en 1964 qu'en
1938. Ou, ce qui revient au même, que comparé à 1938, la masse
salariale par tête de travailleur a augmenté moins vite que le
revenu national par tête de personne active. Et de quatre.
La: comparaison avec l'étranger est
particulièrement instructive. Les derniers chiffres dont nous
disposons sont ceux de 1962. En cette année-là, la part des
salaires dans le revenu national était de 58,5% en Belgique, de
60,6% en France, de 61,4% aux Pays-Bas et de 63,8% en Allemagne
occidentale. Or, sauf aux Pays-Bas (où les travailleurs
constituaient 79,3% de la population active), la part des
travailleurs dans la population active est dans tous ces pays
inférieure à ce qu'elle est en Belgique. Il faut en déduire que
la part relative du Travail dans le revenu national est en
Belgique la plus basse de tous les pays du Marché Commun (en
Italie même, le revenu par travailleur a constitué en 1962,
85,6% du revenu moyen par personne active, contre seulement
75.2% en Belgique!). Et de cinq.
Que faudrait-il en conclure? Que grâce à de
Gaulle et à Adenauer-Erhard, les salariés-appointés français et
ouest-allemands jouissent d'une part relative du revenu national
plus élevée que les salariés belges sous des gouvernements à
participation socialiste ? Ou que huit années de participation
gouvernementale socialiste (1954-1958, 1961-1965) maintiennent
la part du travail, dans le revenu national, plus basse qu'en
pleine période de crise mondiale et de chômage massif, en 1938 ?
Evidemment non.
La distribution du revenu national est dictée
avant tout par les lois de l'économie capitaliste et par la
structure de l'industrie. Et pour autant que les ministres
socialistes soient incapables de modifier l'une et l'autre -
surtout dans des gouvernements de coalition ! - il ne faut pas
les rendre responsables de ce qui résulte de cette nature
capitaliste de l'économie.
Mais au moins vaudrait-il mieux, dans ces
conditions, de s'abstenir de crier victoire, et de ne pas se
vanter d'avoir «réussi» à augmenter la part du Travail, quand
les augmentations réalisées résultent de la conjoncture
capitaliste, quand elles sont probablement provisoires (comme
l'est cette conjoncture), quand elles ne suffisent même pas pour
neutraliser la détérioration à long terme de la part du Travail
dans le revenu national, et quand elles ne permettent même pas
d'arrêter la détérioration de la position relative du
travailleur belge par rapport à celle du travailleur des pays
voisins. |