Le cas de la
Belgique fournit une excellente illustration de la loi du développement
inégal, qui domine toute l'histoire du capitalisme. La crise
structurelle que le pays traverse actuellement provient précisément
du fait qu'il a été le premier pays industrialisé sur le
continent européen. Et cette crise se trouve plus particulièrement
localisée dans la partie méridionale du pays, la Wallonie,
jadis grand bassin industriel de la Belgique, aujourd'hui en
proie à ce même sous-développement économique dont commence
à se dégager la Flandre, qui en fut la victime pendant plus
d'un siècle.
Révolution industrielle et
capital financier
Ce développement inégal a des racines
historiques lointaines. Déjà, au cours du Moyen âge, les
grandes villes flamandes furent, avec les villes italiennes, les
centres les plus avancés de l'industrie urbaine. Au XVe et au
XVIe siècles, après le début du déclin de cette industrie
artisanale, deux villes flamandes, Bruges et Anvers, furent
successivement les principaux centres du commerce dans la Mer du
Nord, sinon du commerce mondial. Lorsqu'éclata la Révolution
des Pays-Bas contre le Roi d'Espagne Philippe II - la première
grande révolution bourgeoise de l'ère moderne, un siècle
avant la révolution anglaise et plus de deux siècles avant les
révolutions américaine et française - c'est dans les villes
flamandes, et notamment à Gand et à Anvers, qu'elle eut ses
premiers centres les plus combatifs et les plus radicaux. La
Wallonie, plus agricole et moins avancée socialement, put être
reconquise plus facilement par la contre-révolution, dirigée
par Alexandre Farnèse, et Anvers fut occupée après un siège
acharné. C'est cette résistance vigoureuse de la révolution
dans les provinces des- Pays-Bas du Sud qui lui permit de
triompher dans les provinces des Pays-Bas du Nord, où elle fut
d'ailleurs renforcée par des milliers d'émigrés venus du Sud.
C'est ainsi qu'est née la Hollande indépendante.
Les Pays-Bas du Sud, - la future Belgique -
payèrent leur défaite contre l'Espagne et l'indépendance des
Pays-Bas du Nord d'un siècle et demi de décadence économique
progressive. Occupée successivement par les Espagnols et les
Autrichiens, ils furent le théâtre de toutes les guerres
dynastiques du XVIe et du XVIIe siècle, et subirent
d'innombrables destructions. L'Escaut, fermée, condamna le port
d'Anvers à l'asphyxie. C'est la Hollande qui hérita de la
richesse commerciale belge ; ce fut Amsterdam qui succéda à
Bruges et à Anvers. Mais la Hollande allait payer, elle aussi,
son siècle d'or commercial de cent cinquante ans de stagnation
et d'un sérieux retard d'industrialisation - les capitaux
disponibles étant tous absorbés par le commerce et par
l'exploitation des colonies, - alors que la Belgique allait se
relever dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle et devenir
le théâtre successif d'une révolution industrielle dans la
production des tissus de laine (Verviers), du charbon (Hainaut
et Liège), du lin et des cotonnades (Gand), et finalement de
l'acier (Liège).
A l'exception d'une partie de l'industrie
textile, cette révolution industrielle fut cependant localisée
en Wallonie et non en Flandre, dont la décadence économique,
sociale et politique, sous l'Ancien Régime, se prolongea d'une
décadence sociale et politique accentuée pendant un siècle de
révolution industrielle. Une deuxième révolution bourgeoise
(la révolution liégeoise et la révolution brabançonne) éclata
en 1789, conjointement avec la Révolution française, et
remporta une victoire totale sur la base de ces conditions économiques
et sociales, profondément modifiées, comparées à celles de
1560.
D'abord dominée par des entrepreneurs privés
et des entreprises familiales, cette révolution industrielle
aboutit à un premier essor de sociétés anonymes dès la période
1825-35. Cet essor fut vigoureusement soutenu, sinon stimulé
par la première grande banque moderne fondée en Belgique, la
« Société Générale ». Cette Banque fut, dès le début,
une « banque mixte », c'est-à-dire à la fois banque de dépôt
et banque d'investissement, propriétaire d'importants paquets
d'actions dans d'innombrables sociétés industrielles, financières,
commerciales et de transport. La Belgique est donc la terre de
naissance du « capital financier » au sens marxiste du
terme, c'est-à-dire du capital bancaire qui pénètre dans
l'industrie, y substitue des participations à des crédits, et
y contrôle étroitement la gestion des sociétés. Le capital
financier belge acquiert une position prépondérante dans l'économie
du pays un demi-siècle avant que le même phénomène ne se répète
en Allemagne, en France, aux Etats-Unis, en Italie et ailleurs.
Ce n'est pas étonnant que partant de cet
acquis, la Belgique fut le premier pays du continent européen
à passer à la construction ferroviaire, et que l'essor de son
industrie sidérurgique fut étroitement lié au développement
des chemins de fer. Lorsque le pays lui-même avait construit le
réseau ferroviaire le plus dense du monde, il fallut regarder
ailleurs pour obtenir des commandes pour l'industrie sidérurgique,
à laquelle était venue s'agglomérer une importante industrie
de matériel roulant. Aussi, le capital belge commença-t-il très
tôt à être exporté sur grande échelle.
Des sociétés belges financèrent et créèrent
des chemins de fer en Pologne, en Russie, en Espagne, en Egypte,
au Mexique et en Amérique du Sud. Elles en construisirent même
en Chine et, bien entendu au Congo. Plus tard, la construction
de tramways, de conduites d'eau, de centrales électriques,
allait relayer la construction des chemins de fer dans ces mêmes
régions. C'est la sidérurgie belge qui créa l'industrie sidérurgique
russe et brésilienne. Contrairement aux exportations de
capitaux anglais et français, en premier lieu dirigé vers les
Emprunts d'Etat et vers la construction de services publics, les
exportations de capitaux belges furent davantage diversifiés et
orientés assez rapidement vers la création d'industries à l'étranger.
La conquête du Congo, réalisée d'abord pour
le compte privé du roi Léopold II, puis reprise par la
Belgique ou plus exactement par la « Société Générale de
Belgique. », qui y contrôle jusqu'aujourd'hui les 75%
des capitaux investis, allait compléter cette structure
traditionnelle du capitalisme belge. Pendant une brève période,
elle fut orientée vers l'exploitation de la « hévéa »
(production du caoutchouc naturel). Mais bientôt la «
reconversion minière » fut effectuée, et l'économie
congolaise fut tout entière axée sur la production de cuivre
et d'étain (Union Minière), à laquelle se joignit plus tard
l'uranium, sur la production de diamants (Forminière, Bécéka)
et d'or (Kilo-Moto). Chemins de fer et centrales électriques
furent construits en fonction des besoins d'exportation de ces
minerais, qui développèrent en Belgique des industries de
transformation très prospères (industrie des métaux
non-ferreux et industrie diamantaire).
Ainsi, l'économie belge avait reçu sa
physionomie définitive dès le début du siècle, physionomie
qui ne fut plus modifiée essentiellement jusqu'à ce jour. Elle
est fondée sur une «industrie spécialisée dans la
transformation des matières premières en produits semi-fabriqués
». Ses principaux produits d'exportation sont l'acier, le
ciment, le verre, les tissus de coton et de laine, les métaux
non-ferreux, les engrais chimiques et le diamant, auxquels il
fallait ajouter jadis le charbon et le lin.
Cette industrie était carrément orientée
vers le marché mondial, exportant de 60 à 70% de sa
production, et occupant une place de premier plan dans plusieurs
domaines industriels des plus importants. L'Union Economique
Belgo-Luxembourgeoise est encore aujourd'hui le premier
exportateur d'acier du monde entier, et parmi les principaux
exportateurs de ciment et de verre. La capacité concurrentielle
de l'industrie capitaliste belge était fondée sur une
combinaison d'avance technologique et de salaires très bas. Ces
bas salaires résultaient du fait que la Belgique ne fut qu'à
moitié industrialisée, que la Flandre resta essentiellement
agricole, que les prix des vivres furent donc très bas et
qu'une armée de réserve industrielle abondante pesait en
permanence sur les rémunérations. Du même fait, il n'y eut
point de problèmes de balance des payements, le pays étant
presque autarcique du point de vue agricole et important des
matières premières qu'il exporta transformées. Les importants
revenus des exportations invisibles fournirent les ressources
pour les exportations de capitaux considérables.
L'essor économique de la Belgique pendant
quatre-vingt-cinq années de paix (de 1830 à 1914) avait étonné
le monde entier. Sans doute le pays comptait-il une des
bourgeoisies et petites-bourgeoisies les plus opulentes du
monde. Mais cette prospérité était payée d'une grande misère
populaire, dont les fléaux communs de l'analphabétisme et de
l'alcoolisme faisaient des ravages sombres dans le corps du
peuple. A la veille de la première guerre mondiale, la semaine
de travail était en moyenne de soixante heures et les salaires
étaient parmi les plus bas de l'Europe occidentale (1).
L'Etat bourgeois classique
d'Europe
Ce n'est pas pour rien que Karl Marx avait
appelé la Belgique du XIXe siècle le paradis du capitalisme.
Plus que tout autre Etat, l'Etat belge, avant la première
guerre mondiale, fut un Etat bourgeois au sens le plus classique
du terme. Pendant plus d'un demi-siècle, seuls les bourgeois
disposaient du droit de vote. Et alors que ces mêmes bourgeois
avaient le droit d'acheter leur libération du service
militaire, ils constituaient une « garde civique » armée,
fermée aux pauvres et appelée à « protéger la propriété
».
Deux grands partis se disputaient les
suffrages de cette bourgeoisie : le parti catholique et le parti
libéral. Le parti catholique fut, à l'origine, le parti de la
noblesse, des paysans riches et dès notables conservateurs ; le
parti libéral fut le parti de la bourgeoisie industrielle et
commerciale, par excellence. Le parti catholique fut profondément
réactionnaire, faisant partie de l'aile intégriste du
catholicisme international, fanatiquement attachée au Vatican
et condamnant encore, un siècle après la Révolution française,
son œuvre comme l'œuvre du diable.
Le parti libéral ne pouvait s'appuyer dans ce
jeune pays, arrivé pour la première fois à l'indépendance en
1830, sur de grandes traditions nationales ou culturelles. En
Flandre, il s'efforça, non sans succès, de se rattacher au
combat révolutionnaire et anticlérical des Gueux du XVIe siècle;
c'est de cet effort de se trouver des titres de noblesse
historique qu'est née l'oeuvre la plus remarquable de la littérature
belge du XIXe siècle, le « Tyl Uylenspiegel » de Charles
de Coster. Mais il fallait créer du néant une véritable
« tradition belge » ou « culture belge », et si un
historien de génie comme Henri Pirenne y a fait une
contribution durable, cette bourgeoisie libérale était, en général,
trop peu raffinée, trop portée vers le gain immédiat et trop
absorbée par les affaires pour pouvoir réussir dans ce
domaine.
L'idéologie du parti libéral belge se résumait
donc essentiellement, outre dans le credo du « libre-échange»,
dans «anti-cléricalisme». La «guerre scolaire», variante
belge du «Kulturkampf » de Bismarck contre l'Eglise
catholique, devint l'arène de combat politique par excellence.
Seule l'extrême-gauche libérale représentait une tradition
plus démocratique, comparable à celle des « radicaux »
britanniques, et appuyait notamment la lutte du mouvement
ouvrier pour le suffrage universel. Mais cette extrême-gauche
libérale fut, en même temps, le pont par lequel l'anti-cléricalisme
petit-bourgeois pénétra dans le mouvement ouvrier, avec des
conséquences néfastes sur lesquelles nous devrons revenir.
La Belgique ne disposait point d'un réseau
d'enseignement public largement structuré lorsqu'elle accéda
à l'indépendance. L'école primaire était dominée par le
clergé. Les gouvernements libéraux d'après 1830 s'efforcèrent
d'abord de créer des écoles secondaires publiques (en
Belgique, l'enseignement secondaire va de 12 à 18 ans), puis
cherchèrent à étendre l'enseignement public à l'enseignement
primaire. Craignant de perdre son principal champ de
recrutement, l'Eglise s'y opposa furieusement. Il s'en suivit de
dures batailles, marquées par des manifestations de rue et des
représailles exercées par les gouvernements successifs, au fur
et à mesure que les majorités politiques changeaient. Les
catholiques mobilisèrent la jeunesse des campagnes, les libéraux
la jeunesse bourgeoise des villes.
Ce système politique étroit ne put résister
à la longue à la pression d'une classe ouvrière réveillée
à la conscience politique. Les premières associations ouvrières,
constituées notamment comme sections de la Première
Internationale, se mirent presque immédiatement à réclamer le
suffrage universel. Le « Cathéchisme du Peuple », d'Alfred
Defuisseaux, eut un retentissement énorme. Des grèves
violentes, en 1886-87, puis la grève générale de 1893, obligèrent
la bourgeoisie à céder. On passa au suffrage universel, mais
non pas le suffrage égal (un homme une voix), mais le suffrage
plural (accordant plusieurs voix à certains électeurs, selon
le nombre d’enfants qu'ils avaient, la propriété qu'ils détenaient,
etc.). Ce système resta en vigueur jusqu'en 1919, quand le
suffrage universel simple fut finalement obtenu.
Les premières élections au suffrage
universel virent un triomphe socialiste — le Parti Ouvrier
Belge obtint, du premier coup, vingt-sept députés — et
l'effondrement du parti libéral qui, depuis lors, n'a plus
jamais su reconquérir une place de première importance dans la
vie politique du pays. Mais ils virent, en même temps, la
consolidation par le parti catholique d'une majorité absolue
renforcée, majorité qu'il allait conserver jusqu'en 1919.
On peut se demander comment, dans un pays
aussi industrialisé que la Belgique, la bourgeoisie a pu
exercer tranquillement le pouvoir politique pendant près de
trois quarts de siècle tout en accordant le suffrage universel
à la classe ouvrière. Bien entendu, le suffrage plural y est
pour quelque chose, pendant la période 1893-1914. Mais on ne
peut y trouver la raison fondamentale du phénomène. Celle-ci
ne peut être trouvée ailleurs que dans la « division des
forces laborieuses » entre mouvement ouvrier socialiste et
mouvement ouvrier chrétien.
Dès le moment où le suffrage universel paraît
comme inévitable, le parti catholique, s'appuyant toujours sur
un petit clergé extrêmement énergique et dévoué,
entreprend, en effet, une double œuvre d’organisation qui a
profondément marqué la vie politique du pays : l'organisation
des syndicats chrétiens et l'organisation d'une association
paysanne. Le but de ces deux groupements est d'abord franchement
avoué : il s'agit de combattre l'influence croissante du
socialisme. C'est à tel point vrai que le premier quotidien des
syndicats catholiques en Flandre, le journal « Het Volk », de
Gand, porte d'abord comme sous-titre : « Le Journal
anti-socialiste ». Ensuite, dans le but même d'être efficace,
ces deux groupements sont obligés d'accorder une place de plus
en plus importante à la défense d'intérêts professionnels,
ce qui en modifie la nature insensiblement : ils deviennent des
instruments de lutte de classe modérée, mais tout de même de
lutte de classe, malgré tous les serments de collaboration de
classe que contiennent leurs déclarations de principe. Cette
modification de la nature des syndicats chrétiens est
importante pour l'avenir du mouvement ouvrier belge. Elle n'empêche
que les catholiques avaient obtenu le résultat voulu : créer
une base électorale organisée pour le parti catholique, à la
ville comme à la campagne.
A partir de ce moment, et surtout au lendemain
de la première guerre mondiale, lorsque le suffrage universel
simple fut accordé, le parti catholique changea donc de nature.
Cessant d'être le parti conservateur par excellence, il devint
le « principal parti de la bourgeoisie », s'appuyant sur des
structures organiques qui lui permirent de mobiliser une
importante clientèle électorale au service de cette
bourgeoisie. Le système politique belge devient, de ce fait, un
système tripartite classique, à l'anglaise » (parti
catholique, parti libéral, parti socialiste), mais avec une
différence fondamentale par rapport à la Grande-Bretagne : la
division des syndicats en deux tronçons presque égaux en
puissance, le tronçon socialiste et le tronçon catholique ; la
division politique du mouvement ouvrier belge est le reflet fidèle
de cette division syndicale.
Dans le cadre de ce système de parti, la
bourgeoisie domine tous les gouvernements, car elle est présente
dans toutes les coalitions où elle joue le rôle de chien de
garde des intérêts essentiels du capitalisme. C'est le cas des
gouvernements catholiques-libéraux ; c'est le cas des
gouvernements catholiques majoritaires (il y en eut un seul
depuis 1919, celui de 1950-1954), le parti catholique étant
lui-même une coalition de forces différentes, mais avec une
aile bourgeoise consciente qui contrôle le cabinet ; c'est le
cas d'un gouvernement socialiste-libéral, comme le cabinet Van
Acker (1954-1958), car les libéraux y dominent les départements
économiques et ils sont des représentants directs du grand
capital ; et c'est même le cas des coalitions
catholiques-socialistes, comme l'actuel gouvernement Lefèvre-Spaak,
car l'aile conservatrice du parti catholique y joue le même rôle
traditionnel de frein de toute volonté d'imposer des réformes
réellement radicales.
Il faut signaler enfin que du fait de cette même
division des forces laborieuses, le Parti Socialiste (même
tenant compte des voix communistes) n'a jamais pu franchir le
mur des 40% des voix aux élections législatives. En fait, le
pourcentage des voix qu'il obtient à ces élections est resté
pratiquement stagnant depuis 1919, c'est-à-dire depuis
l'introduction du suffrage universel simple...
La percée du mouvement
ouvrier chrétien
C'est donc grâce à la puissance du mouvement
ouvrier chrétien que le parti catholique - qui s'appelle
aujourd'hui Parti Social Chrétien - a pu devenir et rester le
principal parti politique de la bourgeoisie belge. Mais comment
expliquer cet essor puissant du mouvement ouvrier chrétien,
devant un mouvement socialiste qui sembla marcher de succès en
succès ?
Une première distinction s'impose au départ.
Les deux grandes régions qui composent la Belgique, la Flandre
et la Wallonie, n'ont pas été industrialisées au même
moment. Le prolétariat belge est donc composé de deux parties
d'âge inégal :
- Un « vieux prolétariat », essentiellement
wallon, mais qui comporte aussi en Flandre quelques noyaux à
Anvers et à Gand : c'est un prolétariat formé lors de la
première révolution industrielle, urbanisé en général
depuis trois ou quatre générations, travaillant
essentiellement dans de grandes entreprises et dans l'industrie
lourde. Ce prolétariat fut conquis au socialisme pendant la période
1865-1885, il participa à la fondation du Parti Ouvrier Belge
en 1885, il vota socialiste à partir de 1893 et il est resté
fidèle à ce parti jusqu'à ce jour ;
- Un «jeune» prolétariat, essentiellement
flamand, mais qui comporte aussi quelques noyaux francophones,
notamment à Bruxelles, à Liège et dans le Hainaut. Il s'agit
de travailleurs qui ont été entraînés dans l'industrie à
partir du XXe siècle, par vagues successives (une première
pendant la période 1910-1914, lorsqu'on commence à exploiter
le bassin charbonnier du Limbourg ; une deuxième dans la période
d'entre-les-deux guerres, surtout dans la province d'Anvers ;
une troisième, depuis la deuxième guerre mondiale), qui ont
conservé des attaches à la campagne, qui sont urbanisés
depuis une seule génération, ou qui vivent encore à la
campagne, qui travaillent surtout dans de petites et moyennes
entreprises, et qui sont employés, de préférence, dans
l'industrie légère plutôt que dans l'industrie lourde. Il
faut y ajouter une bonne moitié des employés de bureaux en
Wallonie et à Bruxelles, et la grande majorité de ces employés
en Flandre, qui n'ont pas encore réussi à se libérer de
l'influence prépondérante de l'Eglise et de leur milieu
petit-bourgeois.
C'est donc le développement de ce « jeune
prolétariat », à côté du vieux prolétariat conquis au
socialisme, qui constitue la base sociologique de l'essor des
syndicats chrétiens. Mais si cet essor semble évident en ce
qui concerne les employés de bureaux et les éléments
culturellement plus arriérés, il faut se demander comment il
se fait que la majorité des ouvriers flamands, occupés dans
l'industrie, ont été organisés par les syndicats chrétiens
et non par les syndicats socialistes. Trois causes fondamentales
expliquent ce fait, lourd de conséquences pour un demi-siècle
d'histoire du mouvement ouvrier belge : une politique délibérée
de la part de la bourgeoisie ; les erreurs politiques et
syndicales commises pendant la période d'entre-deux-guerres par
les dirigeants du mouvement socialiste; les liens particuliers
qui se sont établis en Flandre entre le mouvement national
flamand et le mouvement ouvrier chrétien.
A partir des grèves et émeutes de 1886, à
la lueur desquelles la bourgeoisie « découvrit » la question
sociale, les éléments les plus conscients au sein de la classe
bourgeoise ont délibérément poursuivi une politique tendant
à endiguer les progrès du socialisme. Cette politique
comportait plusieurs facettes : début de législation sociale,
encouragement à l'essor du syndicalisme chrétien, « paternalisme
» patronal dans les entreprises importantes, etc. Etant donné
cette orientation générale du capitalisme belge, il est
logique que le début d'industrialisation de la Flandre ait été
accompagné d'un effort systématique pour empêcher que le prolétariat
wallon classique, rebelle, athée et socialiste, ne se
reproduise automatiquement au nord de la frontière
linguistique.
Parmi les multiples efforts entrepris dans ce
sens, il faut souligner particulièrement le changement
d'attitude du patronat lui-même. Longtemps rebelle à l'idée
d'un syndicalisme quelconque, fût-il catholique et modéré, le
patronat a, petit à petit, abandonné son hostilité à l'égard
des syndicats chrétiens, et les a plutôt considérés comme la
barrière ultime devant la marée socialiste. Il a dès lors
favorisé le recrutement des syndicats chrétiens, souvent
subordonné l'embauche à l'adhésion à ces syndicats, collaboré
avec le clergé pour assurer le transfert automatique d'élèves
d'écoles catholiques à l'usine, où ils deviennent membres des
syndicats chrétiens. Dans un milieu essentiellement rural, et
sous des conditions de chômage endémique sous lesquelles
l'emploi industriel apparaît déjà comme un bienfait, cette
coalition entre un clergé encore tout-puissant, un enseignement
dominé par ce clergé, et une classe d'employeurs cherchant à
favoriser par tous les moyens les syndicats chrétiens,
constituait un obstacle presque infranchissable à la percée
des syndicats socialistes. Le meilleur exemple en est offert par
le bassin charbonnier du Limbourg, né à la veille de la première
guerre mondiale, dominé dès le début par les syndicats chrétiens,
qui ont su y conserver leurs positions prédominantes jusqu'à
ce jour.
Le clergé catholique a d'ailleurs
admirablement compris et appliqué les leçons d'organisation de
la social-démocratie allemande. Sauf peut-être en Italie, on
ne trouve nulle part ailleurs, en Europe, un tissu
d'organisation aussi souple mais également aussi impénétrable
que celui dans lequel l'Eglise belge a réussi à enserrer
pendant un demi-siècle la majorité du peuple flamand. Happant
les enfants dès leur naissance dans les cérémonies
religieuses, les embrigadant dans le mouvement des scouts
catholiques avant même qu'elle les endoctrine dans ses écoles,
leur facilitant l'octroi d'un emploi à condition qu'ils
s'organisent dans les syndicats chrétiens, les amenant à
acheter leurs vivres dans des magasins de coopératives chrétiennes,
à se constituer une épargne dans des banques de ces mêmes
coopératives et à s'assurer contre les risques de maladie,
dans des mutualités chrétiennes, l'Eglise catholique « y
tient » les ouvriers flamands par mille liens subtils, où les
convictions religieuses et les petits avantages mutuels se
combinent constamment pour retarder la formation de la
conscience de classe.
L'Etat bourgeois lui-même, ou plus
exactement; les gouvernements catholiques homogènes qui se sont
succédé sans interruption pendant trente ans (1884-1914), ont
admirablement complété cette œuvre par une législation
cherchant à retarder la concentration du prolétariat et à
stimuler les appétits de petits-bourgeois qui sommeillent dans
une classe ouvrière à peine sortie de la paysannerie. Un système
d'abonnements ouvriers de chemins de fer très bon marché
assurait à la bourgeoisie une grande mobilité de main-d'œuvre
et permettait en même temps de fixer les travailleurs dans
leurs villages d'origine. Une politique facilitant l'accès à
la propriété immobilière tendait à transformer ces mêmes
ouvriers en propriétaires de leurs minuscules petites maisons,
éparpillées à la campagne ou le long des chaussées. De ce
fait, on n'a pas vu naître, en dehors des vieux centres de Gand
et d'Anvers, de véritables concentrations prolétariennes
flamandes comme celles qui avaient marqué, au XIXe siècle, la
naissance de la grande industrie wallonne. La masse des ouvriers
flamands - en chiffres absolus plus importante aujourd'hui que
la masse des ouvriers wallons - continue à vivre à la campagne
ou dans de petites villes de province.
Ces conditions d'habitat facilitèrent, en
outre, l'influence civilisatrice des grandes villes et impliquèrent
en même temps une fatigue physique supplémentaire (beaucoup
d'ouvriers flamands ajoutent à une journée de travail de huit
heures, cinq ou six heures de trajet
domicile-lieu-de-travail-domicile), autant d'obstacles sur la
voie d'une prise de conscience socialiste.
Néanmoins, l'ensemble de ces conditions défavorables
à un essor rapide du mouvement socialiste en Flandre n'aurait
pas pu empêcher, à long terme, cet essor. L'obstacle majeur
provenait de l'évolution de ce mouvement socialiste lui-même.
Il avait conquis son emprise sur la classe ouvrière wallonne
pendant sa période de gloire, période d'opposition virulente
au régime capitaliste et de lutte violente pour le suffrage
universel simple. Mais le début d'industrialisation de la
Flandre coïncidait avec un affaiblissement de ces traditions
radicales. Saisi par la mainmorte réformiste, le mouvement
socialiste belge chercha de plus en plus son salut dans la
tentative de construire un réseau d'« organisation de masse »
parallèle à celles du mouvement catholique. Son effort
essentiel porta sur les coopératives, les mutualités, les
cliniques, et non pas sur l'éveil de la conscience socialiste
des travailleurs flamands, le mouvement syndical socialiste se
plaça à l'extrême-droite du mouvement ouvrier socialiste.
Entre 1923 et 1938, ses effectifs stagnèrent, ou reculèrent même
partiellement ; toutes les grandes grèves organisées entre ces
deux dates en Belgique furent des grèves sauvages, éclatant
contre la volonté et la résistance farouches des dirigeants
syndicaux.
Or, pendant la même période, le syndicalisme
chrétien connut l'évolution en sens inverse. Né pour nier la
lutte des classes, il fut obligé par les impératifs de
concurrence avec le syndicalisme socialiste de se montrer de
plus en plus revendicatif dans le domaine des revendications immédiates.
Une certaine habitude de surenchère naquit ainsi entre les deux
syndicats, qui ne fut pas défavorable à l'augmentation du
niveau de vie des travailleurs. Mais au fur et à mesure que les
syndicats chrétiens pratiquèrent de plus en plus la politique
des revendications immédiates, les syndicats socialistes
abandonnèrent de plus en plus toute revendication
anti-capitaliste, se retranchant, eux aussi, dans le seul jour.
Les différences pratiques entre les deux centrales s'atténuèrent
au point de supprimer tout attrait pour l'ouvrier catholique
flamand de passer de l'une à l'autre.
Finalement, les dirigeants socialistes
commirent l'erreur fatale de laisser aux catholiques le
quasi-monopole des revendications nationales flamandes, dont
l'attrait sur la jeunesse flamande, y compris la jeunesse ouvrière,
fut considérable, il s'en est suivi une symbiose entre le
mouvement national flamand et le mouvement ouvrier chrétien,
qui fut un facteur important de force pour les syndicats chrétiens.
Du mouvement national
flamand au mouvement national wallon
La Belgique indépendante était née comme un
pays de deux peuples mais d'une seule bourgeoisie. En effet,
depuis le XVIe siècle, les classes dominantes, en Flandre,
avaient adopté la langue française, notamment pour accentuer
leur distance par rapport au peuple commun. A part une petite
minorité « orangiste », la bourgeoisie belge se groupa
unanimement derrière le nouvel Etat et en fit un Etat unilingue
francophone.
Il en résulta pour le peuple flamand une
situation d'oppression nationale qui ne fut définitivement
supprimée qu'un siècle plus tard, par la législation
linguistique de 1932. Dans tous les domaines de la vie sociale,
le français était la seule langue d'élite et de commandement.
Les débats parlementaires se firent exclusivement en français.
Il n'y avait que des universités françaises. A l'armée, tous
les officiers commandaient en français à des soldats parlant
en grande majorité le flamand. Les juges ne comprenaient que le
français ; deux ouvriers flamands furent condamnés à mort et
exécutés parce que le tribunal ne put comprendre leurs
serments d'innocence, prononcés en flamand.
L'oppression nationale se combina avec
l'exploitation sociale pour faire de la « question flamande »
une question éminemment explosive. Aussi, si l'on fait
abstraction de l'aspect purement littéraire et artistique du «réveil
flamand », qui se place dans le cadre international du
mouvement romantique, le mouvement flamand fut-il à ses
origines nette-ment démocratique, progressiste et même
socialisant. Ce fut un mouvement de petites gens du peuple,
dirigés par des intellectuels petits-bourgeois, contre la
double oppression que les condamnait à la misère. Et dans la
mesure où le haut clergé est partie liée avec la bourgeoisie
francisée, et où le parti catholique resta en Flandre un parti
de châtelains et de propriétaires fonciers francisés, rien ne
prédestinait ce mouvement à tomber sous la coupe cléricale.
Et cependant cette convergence s'est réalisée
au cours de la période 1890-1914 pour se maintenir jusqu'à nos
jours. Les causes en sont multiples : tournant effectué par le
petit-clergé qui se plaça à la tête du mouvement flamand
jeune dans les petites villes et à la campagne; transformation
du parti catholique lui-même, qui adopta de larges structures
de masse après 1893 et reprit, du même fait, les aspirations
les plus immédiates de cette masse restée sous l'influence de
l'Eglise ; dessein calculé des éléments les plus intelligents
de la bourgeoisie, qui firent leur conversion flamande, etc.
Mais ici aussi, l'élément décisif pour expliquer cette
convergence est sans aucun doute une erreur stratégique fatale
de la part des dirigeants socialistes.
Les forces majeures de ce parti étaient des
forces wallonnes, ce qui leur rendait déjà difficile une
identification avec les revendications populaires du mouvement
national flamand. Les dirigeants flamands du même parti eurent
le souci de ne pas s'aliéner la sympathie des électeurs
petits-bourgeois bruxellois et wallons, qui considérèrent sans
sympathie les efforts du mouvement national flamand pour obtenir
pour son « patois » un statut égal à celui du «français,
langue universelle ».
Mais surtout, la tradition anticléricale
virulente qui existait dans les milieux dans lesquels se recrutèrent
la plupart des dirigeants socialistes, et leur orientation vers
une alliance avec la bourgeoisie libérale francophone en
Flandre, contre « trente années de domination cléricale
», les poussaient à tourner délibérément le dos aux
revendications nationales, linguistiques et culturelles, sous prétexte
que les revendications sociales et politiques auraient « la
priorité ». L'ironie de l'histoire, c'est que ce fut précisément
l'accent mis sur les revendications nationales et linguistiques
flamandes qui aida les catholiques à construire en peu de temps
un mouvement syndical plus puissant en Flandre que le mouvement
syndical socialiste.
Au lendemain de la première guerre mondiale,
et surtout au lendemain du vote des lois linguistiques de 1932,
qui établirent l'égalité totale des deux langues flamande et
française dans l'Etat belge, le mouvement national flamand
commença à changer de nature. Un petit parti nationaliste
flamand était né, qui servit surtout de groupe de pression sur
le parti catholique flamand en lui soutirant des électeurs à
l'occasion de chaque « capitulation », par réaction à toute
tiédeur suspecte dans la défense des « droits flamands
». Ce petit mouvement nationaliste flamand se scinda lui-même
en deux tronçons, dont l'un surtout démocratique, pacifiste et
tourné de plus en plus vers les problèmes économiques,
rejoignit le parti socialiste, tandis que l'autre, de plus en
plus autoritaire et raciste, connut une véritable dégénérescence
après l'arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne et rejoignit
le camp international du fascisme.
Derrière la façade de ces changements
politiques, des transformations sociales importantes s'étaient
opérées. Les revendications purement linguistiques et
culturelles avaient cessé d'être le reflet d'une oppression
nationale subie par la grande masse du peuple flamand, pour
devenir surtout l'apanage de la petite-bourgeoisie, en lutte
pour une « juste répartition » des sinécures les plus
avantageuses dans l'appareil d'Etat. Les aspects non résolus de
l'émancipation du peuple flamand furent de plus en plus
exclusivement les aspects socio-économiques, qui se
confondirent avec « le retard d'industrialisation » et un «
degré inférieur de bien-être » résultant de ce retard
(ainsi que de la structure particulière de l'économie flamande
: chômage endémique ; prédominance de l'industrie moyenne et
de l'industrie légère, où les salaires sont plus bas que dans
la grande industrie lourde wallonne, etc.). La lutte pour
supprimer ce retard devenait de plus en plus difficile sans se
combiner hardiment avec une lutte anticapitaliste, pour une économie
planifiée avec un secteur public de plus en plus prédominant.
C'est dire que le mouvement socialiste détient là une clé
pour réaliser cette « percée » en Flandre qui modifierait
toute la physionomie politique de la Belgique.
Mais au même moment où les conditions mûrissent
pour que l'alliance entre le mouvement national flamand et le
mouvement socialiste, rompue vers la fin du XIXe siècle, se rétablisse
sur des bases nouvelles, le peuple wallon, qui était longtemps
resté à l'écart de toute revendication nationale, connaît à
son tour une tumultueuse prise de conscience nationale.
L'irruption du mouvement
national wallon
Pendant plus d'un demi-siècle, les
travailleurs wallons ne connurent qu'une seule question : la
question sociale. A travers les organisations diverses du
mouvement socialiste, ils cherchèrent à résoudre cette
question, ils voulurent accéder à la propriété socialiste.
La question nationale ne pouvait naître, dans la mesure où il
n'y avait pas de phénomènes de discrimination culturelle ou
linguistique dont ils furent victimes : au contraire, leur
langue, le français, était la langue prédominante du pays.
Mais en conquérant l'égalité linguistique
en 1932, les Flamands avaient, du même fait, créé les
conditions pour assurer leur prédominance numérique dans la
vie politique. L'évolution démographique favorise, en effet,
la Flandre. Le suffrage universel doit, tôt ou tard, refléter
cette supériorité du nombre. Pendant trente ans, l'élément
modérateur fut celui de Bruxelles, vaste zone théoriquement
bilingue, en réalité de plus en plus unilingue française, qui
à la fois par son expansion géographique en pays flamand et
par un phénomène d'assimilation progressive d'immigrés venus
de Flandre, rétablissait tant bien que mal l'équilibre numérique
des deux nationalités. Les efforts du mouvement national ont
pourtant tendu à arrêter ce gonflement de la région
bruxelloise. Par ailleurs, l'évolution démographique est telle
qu'aujourd'hui le nombre d'électeurs flamands dépasse celui
des Wallons et des Bruxellois «réunis ». Ainsi naît la
crainte du peuple wallon « d'être définitivement minorisé »
dans le cadre de l'Etat belge unitaire.
Cette crainte aurait pu ne pas déclencher un
mouvement de masse, si elle n'avait coïncidé à la fois avec
un début de déclin économique
et avec les conséquences sociales et politiques de la
grande grève générale de 1960-1961. C'est dans ce contexte
d'ensemble que le mouvement national wallon fait brusquement
irruption sur la scène politique belge au début de 1961.
La crise de structure de l'économie
belge.
Ce début de déclin de l'économie wallonne
n'est compréhensible qu'en tant que manifestation de la crise
de structure de toute l'économie belge. Nous avons vu comment
cette économie avait acquis, dès avant la première guerre
mondiale, la physionomie qu'elle a conservée jusqu'à ce jour :
une spécialisation dans la fabrication de produits
d'exportation semi-finis. Cette spécialisation a été en
partie le résultat de l'activité d'une série de grands
capitaines d'industrie qui furent en même temps de « grands
inventeurs et de grands innovateurs » : Evence Coppée,
constructeur du premier four à coke ; Ernest Solvay, inventeur
du procédé de fabrication de la soude à l'ammoniaque ;
Empain, créateur du métro de Paris et autres.
Dès la première guerre mondiale, cette sève
s'est tarie. Les groupes financiers qui contrôlent l'économie
substituent de plus en plus une activité « gestionnaire et
conservatrice » à l'ancienne aventure de l'innovation. Leur «
goût du risque » décline proportionnellement à la croissance
des capitaux qu'ils gèrent. La concentration des capitaux
liquides réalisée par les banques qu'ils contrôlent condamne
les entrepreneurs privés à l'autofinancement et ne leur permet
l'accès au marché des capitaux qu'au risque d'être accaparés
par les grands holdings. Par ces deux effets conservateurs de
leur puissance les groupes financiers portent donc la principale
responsabilité du « retard dans le développement des
industries nouvelles » (machines-outils, électronique, biens
de consommation durables, produits pharmaceutiques, pétrochimie,
fibres synthétiques, etc.), qui caractérise aujourd'hui l'économie
belge.
L'ampleur de ce retard est considérable.
Alors qu'avant la guerre la Belgique était un pays beaucoup
plus industrialisé que les Pays-Bas ou que l'Italie, les
exportations de machines et de matériel de transport de l'Union
Economique belgo-luxembourgeoise ne s'élèvent actuellement qu'à
60% des mêmes exportations néerlandaises et qu'à 45% des mêmes
exportations italiennes. Les exportations de l'Allemagne fédérale
pour ces produits sont dix fois plus élevées que les
exportations belges, alors qu'au total les exportations
allemandes ne dépassent que trois fois les exportations belges.
Même phénomène en ce qui concerne les produits chimiques :
les exportations belges de produits pharmaceutiques ne s'élèvent
qu'à 80% des
exportations néerlandaises et italiennes, et qu'à 22%
des exportations françaises.
Or ce sont les secteurs industriels «
nouveaux » qui contribuent de manière majeure à l'expansion
économique que l'Europe capitaliste a connue au cours des dix
dernières années. Le retard de développement des «
industries nouvelles » se traduit donc par une expansion
économique beaucoup plus lente que dans les autres pays membres
du Marché Commun.
INDICES DE PRODUCTION INDUSTRIELLE
(1953 = 100)
|
1954 |
1955 |
1956 |
1957 |
1958 |
1959 |
1960 |
1961 |
1962 |
Allemagne occid |
113 |
131 |
142 |
149 |
154 |
166 |
186 |
199 |
208 |
Italie |
109 |
120 |
129 |
140 |
144 |
161 |
186 |
209 |
229 |
France |
110 |
120 |
133 |
145 |
151 |
157 |
172 |
184 |
195 |
Pays-Bas |
113 |
121 |
127 |
130 |
130 |
145 |
165 |
169 |
174 |
Belgique |
105 |
117 |
124 |
124 |
115 |
119 |
128 |
135 |
141 |
Comparé à la situation d'avant-guerre, ce
retard de l'expansion économique belge n'est pas moins prononcé.
Sur la base de 1938 == 100, l'indice de la production
industrielle se situe en 1962 à 369 en Italie, à 283 aux
Pays-Bas, à 263 en France, à 258 en Allemagne occidentale et
à 196 en Belgique.
Ce retard du développement des branches
industrielles nouvelles en Belgique coïncide cependant avec une
industrialisation de plus en plus poussée des anciens débouchés
belges sur le marché mondial. Il en résulte une position de
plus en plus marginale de la Belgique sur le marché mondial, un
détournement de plus en plus accentué des exportations belges
vers des pays hautement industrialisés, qui n'achètent les
produits belges que dans la mesure où leurs propres capacités
de production sont déjà pleinement utilisées. Ce n'est donc
pas l'effet du hasard que la Belgique fut le seul pays de la
Communauté Economique Européenne à être frappé par la récession
de 1958.
Pendant les premières années d'après-guerre,
ces faiblesses structurelles de l'économie belge n'étaient pas
immédiatement visibles. La bourgeoisie belge put même se
permettre le luxe de transformer la Belgique d'un pays de
salaires (relativement) bas en un pays de salaires
(relativement) élevés, et éviter ainsi une crise sociale
majeure comme celle qui frappa la France et l'Italie pendant la
même période. Ce fut possible grâce à un concours de
circonstances particulièrement favorables. L'industrie belge
fut moins détruite que celle de tous les autres pays belligérants
d'Europe, permettant ainsi une reconstruction rapide et une
conquête d'importants débouchés sur le marché mondial. Le
port d'Anvers fut le seul grand port de la mer du Nord tombé
intact entre les mains des alliés, devint ainsi le centre
d'approvisionnement d'abord des armées et puis de l'économie
en Europe occidentale et gagna les dollars nécessaires, pour
permettre une libération immédiate des importations.
L'uranium, dont le Congo belge conserva le monopole pendant
l'immédiat après-guerre, contribua, avec le port d'Anvers, à
supprimer tout problème de balance des paiements pour la
Belgique. Enfin, alors que les empires coloniaux britanniques,
français et néerlandais furent durement ébranlés ou même
s'effondrèrent, l'empire colonial belge connut sa période
d'essor suprême pendant la période 1945-1955, les profits
provenant du Congo atteignant un tiers des profits de l'ensemble
des sociétés belges par actions.
Mais la fin de la période de reconstruction
dans le reste de l'Europe occidentale, et surtout le grand
« boom » commencé en 1953 supprimèrent rapidement ces
conditions, qui avaient permis l'apparition d'un « miracle
belge » bien avant qu'on n'eût parlé du « miracle allemand
» ou du « miracle italien ». A partir de 1958, le destin
frappa à la porte du capitalisme belge. Celui-ci ne pouvait
conserver à la longue ses structures surannées sans risquer
d'aller au-devant d'une crise économique et sociale d'une
ampleur exceptionnelle. Cette crise prenait une forme précise
sur le plan économique : l'affaiblissement, l'un après
l'autre, des « vieux secteurs industriels » qui, ayant
perdu leurs débouchés étrangers, se voyaient même disputer
d'une manière croissante leur marché intérieur par la
concurrence internationale de plus en plus accentuée.
Un premier exemple de pareil affaiblissement
s'était déjà produit au début des années 50 dans l'«
industrie du matériel roulant » (locomotives et wagons de
chemins de fer, tramways, etc.), vénérable branche de la métallurgie
belge qui avait jadis équipé l'industrie ferroviaire de très
nombreux pays étrangers. En l'espace de dix ans, cette
industrie, essentiellement localisée dans la région de La
Louvière (Hainaut), avait presque complètement disparu. A
partir de 1958, ce fut l’industrie charbonnière wallonne qui
subit le même sort.
Ayant perdu presque tous ses débouchés étrangers,
cette industrie ne pouvait plus se défendre contre le charbon,
meilleur marché, de la Ruhr, de Grande-Bretagne et surtout des
Etats-Unis qui, après la chute des frets maritimes, arriva à
Anvers meilleur marché que le charbon belge. En l'espace de
quelques années, des dizaines de puits furent fermés, la
production charbonnière fut réduite de près d'un tiers (de 30
à 21 millions de tonnes par an), la production charbonnière
wallonne réduite de moitié.
Or, le charbon avait été, avec l'acier,
« intégré » dans un marché commun à partir de 1953.
L'expérience de la C.E.C.A. est donc, en quelque sorte, une répétition
générale de l'expérience du Marché Commun. Pour l'économie
belge, cette expérience se solde par un bilan d'abord nettement
favorable, puis par l'apparition de signes de plus en plus
dangereux.
La C.E.C.A., d'abord (pour la sidérurgie), le
Marché Commun ensuite, ont incontestablement fourni à la
Belgique d'importants « marchés de remplacement » se
substituant aux marchés perdus en Europe orientale, dans les
pays d'outre-mer ou au Congo. Ils ont donc prolongé la période
de transition pendant laquelle l'économie belge aurait pu
moderniser ses structures. La Belgique est le seul pays du Marché
Commun qui envoie aujourd'hui plus de 50% de ses exportations
vers les pays partenaires de la C.E.E. Les exportations belges
de produits sidérurgiques vers les pays de la C.E.E. ne s'élevaient
en 1958 qu'à 30% du
total ; elles ont, aujourd'hui, également atteint 50%.
Mais le Marché Commun ne peut fournir à
l'industrie belge un débouché de remplacement «durable» que
dans la mesure où elle y perd sa position « marginale »
; sinon, elle risque d'être soumise à des fluctuations
conjoncturelles de plus en plus graves, subissant, en les
amplifiant, toute récession modérée chez ses voisins, et ne
connaissant le plein emploi qu'« après » que celui-ci se soit
réalisé dans le reste du Marché Commun.
L'ambiguïté des réformes
de structure
Pour subsister, l'économie belge doit donc,
en tout cas, traverser une période de réadaptation et de
modernisation accélérées. Aujourd'hui, la classe bourgeoise
le comprend aussi bien que le mouvement ouvrier, chacun des
antagonistes voulant évidemment réaliser cette modernisation
sans en supporter lui-même l'essentiel des frais. Il n'en fut
cependant pas toujours ainsi. Fort longtemps, la bourgeoisie a
nié la nécessité d'une telle reconversion. Et c'est le
mouvement ouvrier, et lui seul, qui avait d'abord dévoilé les
déficiences structurelles de l'économie belge, et mis à
l'ordre du jour la « réalisation de réformes de structure »
afin de surmonter ces déficiences.
La guerre, l'occupation nazie, la résistance,
la brève poussée de radicalisation de l'immédiat après-guerre
(moins forte qu'en France ou qu'en Italie, mais plus forte que
dans les autres pays d'Europe occidentale) avaient provoqué
d'importantes modifications structurelles dans le mouvement
ouvrier belge. Avant, la deuxième guerre mondiale, le parti
socialiste et les syndicats vivaient sous le régime de l'unité
organique à l'anglaise ; les dirigeants socialistes avaient réussi
à imposer, du même fait, aux syndicats, la règle qu'aucun de
leurs dirigeants ne pouvait adhérer à un autre parti que le
parti socialiste. Les dirigeants syndicalistes socialistes se
situèrent à l'extrême-droite du mouvement ouvrier socialiste.
Pendant la guerre, ces dirigeants perdirent le
contrôle des syndicats. Un mouvement syndical fortement
diversifié et radicalisé surgit de la résistance. Les
communistes conquirent d'importantes positions, notamment parmi
les mineurs et dans les services publics, qu'ils reperdirent en
grande partie (mais pas complètement) par la suite; la
direction des syndicats des services publics évolua
progressivement vers la gauche, se situant à la gauche ou au
centre-gauche du Parti socialiste. Et des forces syndicales de
gauche conquirent la direction du syndicat des métallurgistes
dans la plupart des régions wallonnes, avant tout à Liège.
La reconstitution d'une unité syndicale par
la création de la F.G.T.B. devint, de ce fait, incompatible
avec le maintien d'une unité organique entre les syndicats et
le parti socialiste. L'indépendance syndicale fut reconnue, et
la F.G.T.B. fut liée par un pacte d'unité d'action mais plus
d'une unité organique aux autres formes du mouvement ouvrier
socialiste : le pacte de l' « Action Commune ». Du
coup, la F.G.T.B. se plaça, dans son ensemble, légèrement à
gauche et non plus à droite de la direction socialiste, et
l'aile gauche de la F.G.T.B. devint l'aile marchante de tout le
mouvement ouvrier belge.
Cette aile gauche subit l'empreinte de la
forte personnalité d'André Renard. Le dirigeant dynamique des
métallurgistes de Liège avait conservé de sa jeunesse de
fortes sympathies anarcho-syndicalistes, et il n'avait pas
grande confiance dans le jeu réformiste classique au Parlement
et dans les négociations salariales avec le patronat. Incarnant
la combativité de l'ayant-garde de la classe ouvrière
wallonne, il sut forger, à Liège, un instrument syndical d'une
puissance remarquable. A quatre reprises, en 1946, en 1948, en
1950 et en 1957, les grèves qu'il déclencha à Liège
permirent d'arracher d'importantes concessions à la bourgeoisie
et à des gouvernements divers, y compris des gouvernements à
participation socialiste.
Renard avait compris fort tôt l'impasse d'une
politique syndicale qui se contente de lutter avec le patronat
pour une meilleure répartition du revenu national. Il réclama
une politique syndicale plus dynamique, plus radicale, qui
mettrait le régime capitaliste lui-même en question. C'est
ainsi qu'il présenta à deux reprises, en octobre 1954 et en
octobre 1956, des rapports économiques à des congrès
extraordinaires de la F.G.T.B., qui effectuèrent une analyse pénétrante
des déficiences structurelles de l'économie belge. Ces
analyses débouchèrent sur le « programme des réformes de
structure », impliquant notamment : la planification économique
; la nationalisation du secteur de l'énergie; la suppression du
contrôle que les holdings exercent sur l'économie belge ; l'établissement
d'un service national de santé.
Ce programme apparut comme une « véritable
solution de rechange » non seulement par rapport à l'aveugle
complaisance des milieux capitalistes dirigeants qui, à
l'occasion de l'Exposition Universelle de Bruxelles de 1958,
vantèrent la prospérité de l'économie belge, la veille
imminente du premier éboulement, mais encore par rapport à la
politique suivie par la direction socialiste sous l'influence du
président du P.S.B., Max Buset. Buset avait assigné au P.S.B.
une stratégie axée sur le refoulement de l'influence des écoles
catholiques sur la jeunesse flamande. Il préconisa, à cette
fin, une alliance à long terme entre le parti socialiste et le
parti libéral. Il était prêt à payer le prix nécessaire à
une telle alliance: abandonner la conduite de l'économie aux
ministres libéraux, c'est-à-dire se contenter d'une politique
économique libérale ou néo-libérale classique. Pareille
stratégie ne pouvait qu'aboutir à un échec : elle risquait de
placer les syndicats chrétiens à gauche des syndicats
socialistes dans la lutte revendicative immédiate, d'élargir
le fossé entre travailleurs socialistes et travailleurs chrétiens,
et du même fait de renforcer la prédominance des syndicats chrétiens
sur la classe ouvrière flamande.
Au lendemain des élections de 1958, qui se
soldèrent par un recul socialiste, la gauche socialiste déclencha
une violente offensive pour que le P.S.B. s'aligne sur le
programme des réformes de structure de la F.G.T.B. Cette
offensive fut couronnée de succès dès le Congrès socialiste
de décembre 1958; et en 1959 un congrès socialiste
extraordinaire adopta formellement un programme d'action presque
identique à celui de la F.G.T.B.
L'adoption générale de ce programme
n'exprima cependant point l'adoption par la majorité du
mouvement socialiste belge - et surtout pas par sa direction ! -
d'une orientation vers la «suppression de la mainmise du grand
capital sur l'essentiel de l'industrie et de l'économie belges»;
elle n'eut cette signification que pour l'avant-garde de la
classe ouvrière, essentiellement réduite à la tendance Renard
au sein de la F.G.T.B. et à la gauche socialiste ( les
communistes belges n'acceptèrent qu'avec grand retard le
programme des réformes de structure, auquel il opposèrent
d'abord un programme exclusivement axé sur la « lutte
pour la paix » et les revendications immédiates. Et quand ils
l'adoptèrent, ils lui donnèrent un contenu beaucoup plus modéré
et beaucoup plus néo-capitaliste que la gauche socialiste).
Elle exprima plutôt une inquiétude générale sur le sort qui
attendait la classe ouvrière en cas de graves secousses économiques
résultant des déficiences structurelles. Subsidiairement, elle
exprima l'inquiétude de l'appareil du Parti devant les conséquences
électorales désastreuses pour le P.S.B. d'une baisse du niveau
de vie des travailleurs et d'un déclin économique prolongé
dans les régions qui étaient traditionnellement les bastions
socialistes en Wallonie.
Mais à peine le parti socialiste avait-il réalisé
le tournant vers le programme des réformes de structure que le
parti social-chrétien commença à soulever, lui aussi, le
problème des déficiences structurelles de l'économie belge.
Sous le coup de la récession de 1958-59, la bourgeoisie belge
prit conscience de ce problème. Certains exposés du premier
ministre réactionnaire de l'époque, M. Eyskens - notamment à
l'occasion de la grève générale dans le Borinage de février
1959 contre la fermeture des charbonnages - apparurent à
d'aucuns comme des échos des Rapports de la F.G.T.B. d'octobre
1954 et d'octobre 1956. Dès cette époque, la nouvelle
direction du P.S.B. commença, sur cette base, à s'orienter
vers un gouvernement de coalition P.S.B.- P.S.C., et une équipe
de jeunes « technocrates » (dont certains avaient collaboré
à la rédaction des rapports de la F.G.T.B. et du programme du
P.S.B!) prépara la plate-forme de ce futur gouvernement,
ensemble avec de jeunes «technocrates » du P. S. C.
C’est dès ce moment que l'ambiguïté des réformes
de structure apparut clairement à l'avant-garde du mouvement
ouvrier belge. Les déficiences structurelles de l'économie
capitaliste belge était un fait devant lequel aucune classe
sociale ne pouvait fermer les yeux. Mais les solutions à
apporter à ces déficiences n'avaient pas seulement un certain
contenu technique; elles avaient aussi une portée sociale précise.
Et cette portée était évidemment diamétralement opposée
selon la classe sociale qui inspirait la solution.
La nécessité d'une reconversion industrielle
fondamentale implique techniquement la nécessité d'un
accroissement des investissements. Mais cet accroissement peut
être obtenu d'après la logique capitalise - par une
augmentation du taux de profit - ou, au contraire, par une
incursion tyrannique dans le domaine de la propriété privée
(nationalisations; ponction fiscale sévère contre les
capitalistes; planification impérative, etc.). L'accroissement
des investissements doit aboutir à un développement
prioritaire des industries « nouvelles ». Mais ce développement
peut résulter soit d'une aide sélective de l'Etat (en dernière
analyse : une nationalisation des pertes et des risques au
profit du capital privé) soit, au contraire, d'un développement
de nouvelles industries étatiques, avec des capitaux enlevés
au secteur privé (nationalisation des bénéfices au profit du
secteur public). La planification peut être impérative, selon
un plan qui fixe des priorités d'après des critères d'intérêt
des masses ; elle peut aussi être simplement indicative, et ne
représenter dès lors qu'une coordination entre les prévisions
des principaux trusts et groupements patronaux.
Bref, des formules techniques apparemment
identiques ou analogues peuvent recouvrir soit des réformes néo-capitalistes
qui ont pour but d'améliorer le fonctionnement de l'économie
capitaliste et de faire payer aux masses les frais de la
reconversion, soit des réformes anticapitalistes, qui ont pour
but de briser l'emprise des holdings sur l'économie du pays et
d'imposer au grand capital les frais d'une rénovation économique
et sociale. Dans le premier cas, on se heurtera rapidement aux
intérêts immédiats de la classe ouvrière, et une épreuve de
force décidera si, oui ou non, die accepte de payer les frais
de l'opération. Dans le second cas, on se heurtera rapidement
au sabotage de l'appareil d'Etat et à la résistance farouche
de la bourgeoisie, et une épreuve de force décidera de la
nature du pouvoir, seul un Etat d'une nature nouvelle pouvant
aller jusqu'au bout de l'élimination du pouvoir capitaliste sur
l'économie et la nation.
La grève générale de
1960-61 et la naissance du Mouvement Populaire Wallon.
La grande grève générale de décembre
1960-janvier 1961 fut précisément pareille épreuve de force.
Ou, plus exactement: elle fut, au départ, une lutte de résistance
- largement victorieuse - des travailleurs contre la tentative
du gouvernement Eyskens de leur imposer, par le truchement de la
« loi unique » les frais d'un premier effort d'«
assainissement » de l'économie capitaliste belge. Elle fut,
dans son déroulement, un premier assaut - largement échoué -
des forces ouvrières les plus conscientes pour substituer à la
solution néo-capitaliste une véritable solution
anticapitaliste de la crise structurelle de l'économie belge.
La « loi unique » comportait deux volets :
d'une part, une série de mesures tendant à stimuler les
investissements (surtout dans certains secteurs et dans
certaines régions), mesures qui signifient, en dernière
analyse, des subsides aux entre-preneurs capitalistes (étrangers
ou nationaux); d'autre part, une série d'économies budgétaires
et d'impôts nouveaux tendant à fournir les ressources pour
payer ces subsides sans déséquilibrer les finances publiques.
Inutile de dire que l'essentiel de ces économies (à la fois
suppressions ou réductions de subsides sociaux) devait retomber
sur le dos des travailleurs, de même, d'ailleurs, que
l'accroissement des impôts, qui prit la forme d'une
augmentation des impôts indirects.
Les partis gouvernementaux de l'époque
(P.S.C. et libéraux) espérèrent limiter les réactions immédiates
contre le projet, du fait que la seule catégorie des
travailleurs des services publics subirent une réduction
directe de leurs conditions de vie et de travail. Les dirigeants
socialistes espérèrent canaliser les réactions contre la «
loi unique » dans le seul cadre parlementaire, en vue d'une
future victoire électorale. Mais la pression de l'aile gauche
syndicale - André Renard présenta au Comité national élargi
de la F.G.T.B. une motion demandant la préparation d'une grève
générale, et cette motion ne fut rejetée qu'à une infime
majorité - et le débrayage spontané des ouvriers de la métallurgie
de Liège et de Charleroi, en signe de solidarité avec des
ouvriers des services publics qui avaient déclenché leur grève
le 20 décembre 1960, déjouèrent tous ces calculs. L'heure de
l'épreuve de force avait sonné.
On connaît la suite des événements. Pendant
une première semaine, la grève s'étendit de plus en plus dans
tout le pays, aboutissant à une grève générale complète
dans toute la Wallonie. Mais la direction nationale de la
F.G.T.B. tarda à proclamer la grève générale dans tout le
pays. Après un moment d'étourdissement, les dirigeants du
P.S.C. en profitèrent pour amener la tête de la hiérarchie
catholique belge, le Cardinal Van Roey, à adresser un «
mandement » à tous les ouvriers chrétiens, leur demandant de
ne pas se joindre à la grève. Jusqu'au moment du « mandement
», les travailleurs chrétiens avaient rejoint en nombre
croissant les rangs des grévistes. Mais les hésitations des
dirigeants flamands de la F.G.T.B. avaient donné la chance à
la hiérarchie d'intervenir ; et le « mandement » cassa net
l'extension de la grève parmi les travailleurs non socialistes
en Flandre.
La grève s'étendit encore pendant quelques
jours, les dirigeants de la F.G.T.B. proclamant la grève générale
à Anvers et à Gand (où elle ne fut d'ailleurs que partielle).
Puis le mouvement cessa de s'étendre. Il allait stagner pendant
deux semaines, pendant lesquelles les grévistes organisèrent
des cortèges monstres, mais pendant lesquelles les dirigeants
de la grève refusèrent de passer à une forme d'action plus
radicale (notamment à l'organisation d'une «marche sur
Bruxelles» réclamée par la gauche socialiste). Cela permit
aux forces de répression, mobilisées par le gouvernement, de
se concentrer sur les points les plus faibles de la grève en
Wallonie, d'y démanteler les piquets par des arrestations
massives, d'isoler ainsi les principaux bastions qui tinrent tête
jusqu'à la fin du mois de janvier.
(1) Dans un ouvrage célèbre, consacré à la Belgique, Seebohm Rowntree
affirme qu'en 1894 plus de la moitié de la population belge
doit avoir recours à, l'assistance publique ou aux Monts-de-Piété.
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