« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
: c'est ce cri de guerre lancé par Marx et Engels dès 1848 qui
se trouva pour la première fois incarné en pratique dans
l'Association Internationale des Travailleurs. C'est dans cet
esprit que fut fondée et qu'agit la Première Internationale, et
c'est à cet esprit qu'il faut rester fidèle, si l'on ne veut pas
transformer en comédie folklorique ou en tromperie des peuples
la commémoration du centenaire de la fondation de
l'Internationale.
IDEAL ET REALITE
Notez-le bien: « Prolétaires de TOUS les pays,
unissez-vous ! ». Non pas « prolétaires des pays « démocratiques
», unissez-vous contre la « menace communiste »; non pas «
prolétaires d'Europe unissez-vous »; non pas « prolétaires
blancs, unissez-vous contre les peuples barbares de couleur »,
ni « prolétaires des pays nantis, unissez-vous pour défendre
votre standing contre la menace des crève-la-faim du Tiers-Monde
».
Non, le coup de clairon de l'Internationale
apparue sur la scène politique en septembre 1864 appelle à
l'union les prolétaires de TOUS les pays, sans distinction
aucune. Il suppose que ces prolétaires ont tous, sans exception,
des intérêts communs, et que la défense de ces intérêts communs
fournit à la fois une base nécessaire et suffisante à leur union
fraternelle. Ainsi, l'Internationale et le socialisme
scientifique ont voulu donner une base sociale et une réalité
matérielle au vieux rêve de paix universelle fondée sur la
fraternité des peuples, rêve condamné à rester rêve,
c'est-à-dire utopie irréalisable, aussi longtemps qu'il resta
enfermé dans l'idéologie vaseuse de la petite-bourgeoisie
quarante-huitarde.
Les prolétaires de tous les pays ont-ils
effectivement des intérêts communs? Beaucoup diront qu'il n'en
est rien, et pas mal d'expériences historiques semblent leur
donner raison. L'Internationale ne s'est-elle pas effondrée en
1914, au moment de l'éclatement de la première guerre mondiale,
les prolétaires des différents pays se tranchant mutuellement la
gorge après s'être juré une amitié éternelle? Le schisme
sino-soviétique ne démontre-t-il pas que les contradictions
nationales s'avèrent plus fortes que la « solidarité
prolétarienne internationale » même au sein du « camp socialiste
» ?
Ces arguments apparemment frappants le
deviennent beaucoup moins quand on y regarde d'un peu plus près.
Il est inadmissible d'identifier mécaniquement, dans toutes, les
circonstances, le comportement des dirigeants ouvriers avec les
intérêts de la classe ouvrière; et il est encore moins possible
d'identifier la Russie ou la Chine d'aujourd'hui avec la société
socialiste, alors que ces pays se trouvent encore à divers
stades intermédiaires entre le capitalisme et le socialisme, et
qu'il n'y existe ni l'abondance de biens matériels, ni le
dépérissement des classes sociales, ni une véritable égalité
sociale, sans laquelle une véritable conscience socialiste ne
peut pas s'affirmer chez la grande majorité du peuple.
Nous restons convaincus que lorsque ces
conditions économiques et sociales auront été réalisées, les
peuples atteindront un niveau de conscience tel que les conflits
entre Etats (en train de dépérir) ou la guerre leur paraîtront
aussi absurdes et monstrueux que nous apparaît aujourd'hui le
cannibalisme ou le culte de la déesse de la Fertilité - pourtant
pratiqués, il n'y a pas si longtemps encore, par la majorité des
habitants de ce globe.
Est-ce à dire qu'en attendant la société
socialiste future, l'internationalisme prolétarien reste
utopique ou impraticable? Non. Mais il faut reconnaître qu'il ne
s'impose pas automatiquement ou spontanément à la majorité des
travailleurs. Pour comprendre que les intérêts des travailleurs
de tous les pays sont vraiment identiques, il faut faire un
effort de réflexion; on ne le comprend pas d'instinct dès qu'on
touche sa première feuille de paie.
C'est en abordant le problème de cette manière
qu'on peut le comprendre. Et en le posant de cette manière, le
problème de l'internationalisme prolétarien ne devient qu'une
partie d'un problème plus vaste, plus général, qui est celui de
la solidarité ouvrière en général, ou si l'on veut, celui de la
conscience de classe à son niveau le plus élémentaire.
QUATRE SOPHISMES CONTRE LA SOLIDARITE DE
CLASSE
« A première vue », ce ne sont pas seulement les
intérêts des prolétaires de tous les pays qui semblent n'être
point identiques; ce sont également les intérêts des
travailleurs de différentes régions d'un même pays, de
différentes usines d'une même région, voire les intérêts de
chaque ouvrier et de chaque employé d'une même entreprise qui
paraissent fort différents les uns des autres.
« Mon voisin de chaîne affirme qu'il faut être
contre les heures supplémentaires ; mais moi je dis qu'il est de
mon intérêt de gagner 20% de plus par mois, car mon gosse a
besoin d'un nouveau lit, ma femme est fatiguée et devrait
pouvoir se reposer pendant quinze jours à la campagne, et il me
faut cet argent... »
« Le syndicat affirme qu'il faut être solidaires
des grévistes du bassin voisin. Mais mon patron affirme que si
nous continuons le travail alors qu'eux sont en grève, il
recevra les commandes qui iraient normalement à cette
entreprise, il pourra nous garantir trois années de stabilité
d'emploi sans licenciement aucun, il pourra même augmenter nos
salaires de 20%. Alors, n'est-il pas de notre intérêt de briser
cette grève en continuant de produire dans notre usine, en
échange de tous ces avantages matériels? »
« Des "gauchistes" disent que les intérêts de
tous les travailleurs dans le Marché Commun sont communs. Mais
c'est là un dogme sur papier. En pratique, si nos salaires
augmentant un peu moins vite que ceux des pays voisins, les
exportations de nos patrons continueront à augmenter, et nous
aurons la stabilité de l'emploi avec des salaires en lente
progression. Par contre, si nous nous entendons partout à
défendre les mêmes augmentations de salaires, nos exportations
ne seront plus qu'une portion congrue, et la solidarité, nous
risquons de la payer en chômage... »
« Des "gauchistes" encore plus "doctrinaires"
affirment que les intérêts des travailleurs belges et les
intérêts des masses congolaises sont identiques. Cependant, ils
y a des milliers d'ouvriers belges qui travaillent dans des
entreprises qui emploient des matières premières venues du
Congo. Il y a d'autres milliers d'ouvriers qui vivent de
l'exportation profitable (pour les sociétés belges) de produits
provenant du Congo. Si nous permettons que «notre» influence
soit liquidée au Congo, « notre » niveau de vie risque de
baisser... »
Ces quatre raisonnements sont évidemment quatre
sophismes. Mais tous les quatre partent d'un avantage matériel
immédiat réel et contestable. Le sophisme consiste à ne pas
comprendre qu'il y a opposition entre intérêt matériel immédiat
et intérêt matériel (sans parler de l'intérêt politique, social
et moral) à plus long terme.
Des ouvriers individuels peuvent sans doute
obtenir des avantages matériels immédiats en passant outre à la
discipline syndicale; mais ce faisant, ils risquent de saper la
force de l'organisation, et cette force disparue, le patron
profitera des conditions nouvelles pour faire baisser les
salaires de tous (y compris de ceux qui croient pouvoir profiter
aujourd'hui d'avantages individuels).
Des ouvriers de certaines entreprises peuvent
sans doute tirer un profit momentané en brisant la grève
d'ouvriers d'autres entreprises. Mais le résultat global de leur
action sera celui de renforcer la position patronale devant
l'ensemble des travailleurs, ce dont tous les travailleurs
finissent par payer le prix, y compris les briseurs de grève
d'aujourd'hui.
Les travailleurs d'un pays peuvent profiter
momentanément d'une situation conjoncturelle plus favorable, en
tournant le dos aux intérêts des travailleurs des pays voisins.
Mais de cette manière, ils font que les travailleurs de six,
sept ou dix pays s'affronteront en ordre dispersé au patronat de
ces mêmes pays, de plus en plus étroitement uni. Ce comportement
fait pencher la balance de plus en plus en faveur du patronat,
ce qui finira par coûter cher à tous les travailleurs des dits
pays.
Comme toute l'idée de solidarité ouvrière, de
solidarité de classe, l'idée de la solidarité internationale
exige un effort de réflexion, exige de comprendre que l'intérêt
à long terme n'est pas toujours identique à l'intérêt immédiat.
Cet effort fait, la conclusion internationaliste reste
aujourd'hui aussi valable qu'il y a un siècle.
LE DEVOIR ACTUEL DE SOLIDARITE
Mais l'idée générale reçoit une expression
particulière concrète qui peut différer selon l'époque à
laquelle on l'exprime. Dans le monde de 1864, le contenu concret
de l'internationalisme porta avant tout sur la solidarité
économique entre ouvriers anglais, français et belges (que les
patrons cherchèrent à opposer les uns aux autres) ; sur la
solidarité avec la lutte des peuples polonais et irlandais pour
leur indépendance ; sur la solidarité avec la lutte du peuple
italien pour son unité nationale; sur la solidarité avec le
mouvement d'émancipation des esclaves noirs des Etats-Unis; sur
une opposition commune aux guerres dynastiques qui continuèrent
à déchirer périodiquement l'Europe.
Dans le monde de 1964, le contenu concret de
l'internationalisme porte avant tout sur une lutte commune des
travailleurs de tous les pays contre l'armement nucléaire et la
menace d'extinction du genre humain qu'il a suscitée; sur la
lutte commune des travailleurs de tous les pays contre le
capitalisme et l'impérialisme, « qui portent en leur flanc la
guerre, comme la nuée porte en son flanc l'orage »; sur la
solidarité avec les peuples colonisés en lutte pour leur
émancipation nationale et sociale, contre le colonialisme et le
néo-colonialisme; sur la solidarité avec les travailleurs de
tous les pays capitalistes dans leur lutte pour l'amélioration
immédiate de leur sort, pour la défense de leurs libertés
démocratiques, pour des réformes de structure anticapitalistes,
pour s'engager sur la voie du socialisme; sur la solidarité avec
les travailleurs de tous les pays ayant déjà renversé le
capitalisme, mais qui sont en train de mener une lutte dure et
longue pour la démocratie socialiste, partout où elle est encore
absente (c'est-à-dire partout, sauf à Cuba).
D'autres ont précisé dans ce journal ce que cela
signifie, aujourd'hui, pour les travailleurs wallons et
flamands, confrontés avec le problème du Congo, de la force de
frappe multilatérale de l'O.T.A.N., etc.
Sur un plan plus terre à terre, mais non moins
important, l'internationalisme prolétarien implique aujourd'hui
la lutte pour l'unité d'action syndicale dans le Marché Commun
entre tous les syndicats, sans distinction d'orientation
politique, philosophique et religieuse. En fournissant une
contribution pratique à la réalisation de cette unité d'action,
nous contribuerons davantage à ranimer la flamme
internationaliste qu'en organisant dix manifestations comme
celle du 6 septembre. |