A.
- L'impérialisme et le problème du sous-développement
Pendant
le premier siècle de son existence, le capitalisme industriel
s'est répandu internationalement, partant de la
Grande-Bretagne vers la Belgique, la France, l'Allemagne
occidentale, les Etats-Unis, les petits pays de l'Europe du
nord, l'Italie du nord, l'Allemagne centrale, l'Autriche, la Bohême,
l'Espagne, le Japon, etc., les pays moins développés suivant,
en gros, le modèle de ceux qui les avaient précédés dans la
voie du développement. La concurrence des marchandises
capitalistes fabriquées en grande série et exportées à vil
prix par les pays initialement industrialisés faisait, il est
vrai, des ravages dans les pays retardataires. Elle y détruisait
l'industrie à domicile, l'artisanat traditionnel, les activités
complémentaires à l'agriculture des paysans, causant la misère
et le chômage. Mais assez rapidement, avec l'aide l'Etat et
quelquefois des banques étrangères, un capital autochtone se
mit à développer une industrie capitaliste nationale se
substituant aux activités non agricoles antérieures. A
partir de l'indus-
trie
légère et de quelques industries de base (charbon, fer), à
l'aide surtout du développement du réseau ferroviaire, une
industrie lourde apparut aussi dans ces pays. Ainsi, à la place
d'une seule nation capitaliste industrialisée se développèrent
au cours du 19e siècle une douzaine de telles
nations.
1.
- Monopoles et impérialisme
Avec
le début de l'ère impérialiste, c'est-à-dire à partir des
années 80 et 90 du siècle dernier, cette situation se modifia.
Dans les pays industrialisés, la concurrence, la 2e
révolution technologique aidant, réduit le nombre des grandes
firmes à une poignée. Cette concentration et centralisation du
capital permet l'apparition de trusts et d'autres firmes
monopolistiques qui suppriment entre eux, dans la situation «normale»
de tous les jours, la concurrence au moyen de baisses des prix
de vente. Ils se partagent les marchés, nationaux autant
qu'internationaux, afin d'obtenir des surprofits
monopolistiques. Mais cela n'est possible que par une
certaine restriction de la production. Celle-ci implique à son
tour qu'il n'y a plus moyen d'investir dans la branche monopolisée
(et de là, bientôt, dans le pays dominé par les monopoles)
l'ensemble des capitaux disponibles. L'ère du capitalisme des
monopoles est donc une ère caractérisée par la pléthore
relative des capitaux. Ceux-ci sont constamment à la recherche
de nouveaux champs d'investissements, en dehors des voies
d'accumulation traditionnelles. Une de ces voies nouvelles
d'expansion c'est l'exportation des capitaux vers
les pays non industrialisés.
Mais
l'exportation des capitaux entraîne un comportement de la part
de la bourgeoisie des pays métropolitains qui diffère
sensiblement de celui de simples exportateurs de marchandises.
Les capitaux investis dans les pays sous-développés ne seront
amortis que sur une longue période. Ils devront de même être
mis en valeur pendant une longue période. Il s'agit de garantir
ces capitaux et ces profits contre «l'anarchie», les risques
de révolte, la convoitise d'autres puissances capitalistes,
etc. L'exportation des capitaux entraîne donc une mainmise
progressive et permanente des bourgeoisies métropolitaines sur
les pays sous-développés.
Ces
bourgeoisies, de «libérales» et adversaires d'aventures
coloniales trop coûteuses, deviennent impérialistes. Bientôt,
le monde entier est partagé entre un petit nombre d'empires
coloniaux et de zones d'influence impérialistes. Une douzaine
de puissances impérialistes (dont les plus importantes furent
la Grande-Bretagne, la France, les Pays-Bas, la Belgique,
l'Allemagne, le Portugal, l'Espagne, la Russie tsariste, puis
l'Italie, les Etats-Unis et le Japon) dominent le monde entier.
Elles se soumettent les autres nations en les transformant soit
en colonies directes, soit en semi-colonies (pays conservant
leur indépendance politique formelle mais économiquement
dominés par le capital impérialiste).
Dans
les pays coloniaux et semi-coloniaux, le marché des capitaux
est dominé par le capital étranger. L'économie ne se développe
donc plus conformément à la logique du capitalisme national,
ou aux intérêts d'une bourgeoisie nationale. Elle se développe
conformément aux intérêts du capital étranger. Celui-ci
suscite des références dans les pays arriérés, des activités
complémentaires aux siennes propres. Ainsi se crée la
division internationale du travail caractéristique de la période
1880-1955. Les pays sous-développés d'Asie, d'Amérique
latine, d'Europe Orientale et d'Afrique sont spécialisés dans
la production de produits agricoles et de matières premières.
Ils ne connaissent que peu d'industries. Le développement de
l'infrastructure (chemins de fer, routes, ports, télécommunications)
se fait avant tout dans l'intérêt du commerce extérieur et
non d'un développement économique organique du pays lui-même.
L'industrialisation
est ainsi retardée. L'écart entre les pays arriérés et les
pays industrialisés se creuse. Et du point de vue du revenu par
tête d'habitant, le bien-être relatif, de la civilisation matérielle
(espérance moyenne de vie, hygiène et soins de santé,
enseignement, alphabétisation, production et achats de livres
et de journaux, etc.), et du point de vue des disponibilités en
énergie, en machines, en connaissances techniques, les pays
sous-développés sont de plus en plus en retard par rapport aux
pays impérialistes. Ce retard se traduit par un énorme
accroissement de souffrances et de misères humaines.
2.
- L'impérialisme source de sous-développement
Les
sources de cet écart croissant sont doubles.
D'une
part, la domination de l'impérialisme retarde la croissance des
pays coloniaux et semi-coloniaux en y maintenant des structures
économiques et sociales pré-capitalistes et semi-capitalistes,
en empêchant ou retardant le développement généralisé et
organique du mode de production capitaliste. L'impérialisme
s'allie en général aux anciennes classes possédantes, aux
propriétaires fonciers et au capital marchand et commercial,
qui ont intérêt à ouvrir les portes aux marchandises étrangères,
même si cela entrave le développement de l'industrie
nationale. Il en résulte un sous-emploi
permanent endémique.
qui
entraîne un abaissement des salaires à des niveaux de famine.
Il entraîne également dans la plupart des cas (les pays de
l'Afrique tropicale formant exception) une pression constante
sur la terre, regardée comme moyen de production des
subsistances plus que comme instrument d'enrichissement. Cela
fait monter en flèche la rente foncière. D'où la préférence
des capitalistes pour l'investissement en terres et pour la spéculation
foncière par rapport à l'investissement dans l'industrie. D'où
appauvrissement des paysans. D'où l'étroitesse extrême du
marché national qui décourage de nouveau le développement de
l'industrie. On en arrive ainsi à un cercle vicieux, créé par
la domination impérialiste, où le retard de l'industrie
provoque un retard de l'industrie plus prononcé encore.
D'autre
part, la domination impérialiste implique un transfert
permanent de ressources, c'est-à-dire un pillage de fait, des
pays coloniaux et semi-coloniaux vers les pays impérialistes.
Le capital impérialiste investi dans ces pays (ou qui leur est
prêté) rapporte d'importants bénéfices. Le taux de profit
est généralement plus élevé dans les pays sous-développés
que dans les pays impérialistes, parce que la composition
organique du capital y est plus basse. D'où la naissance de surprofits
coloniaux qui sont transférés des pays sous-développés vers
les métropoles réduisant ainsi les ressources disponibles pour
la croissance économiques des premiers. Par ailleurs, la division
internationale du travail créée par l'impérialisme implique
que les pays sous-développés exportent des marchandises
produites dans des conditions de productivité moyennes inférieures
et importent des marchandises incorporant relativement
beaucoup de travail hautement productif. Mais sur le marché
mondial, cet échange aboutit fatalement à un échange inégal.
Le produit de dix heures de travail supérieurement productif
n'est pas échangé contre le produit de dix heures de travail
moins productif, mais contre le produit de quinze heures moins
productives. De ce fait, le commerce international à l'ère impérialiste
comporte une bonne dose d'heures de travail exportées sans
équivalent, gratuitement, par les pays retardataires, ce qui
les appauvrit relativement.
3.
- Le néo-colonialisme
A
la longue cependant, l'impérialisme ne peut pas empêcher
l'industrialisation partielle des pays coloniaux et semi-coloniaux.
D'abord, parce
qu'une classe d'industriels capitalistes finit par s'y
constituer, dont les intérêts sont passablement différents de ceux
de l'ancienne
oligarchie. Ensuite, parce que, sous l'impulsion de
celle-ci -quelquefois sous l'impulsion d'une petite-bourgeoisie
nationaliste - se développe un mouvement de masse anti-impérialiste,
qui réclame avant tout la fin de l'oppression et de
l'exploitation impérialistes, la modernisation et
l'industrialisation de la nation. Puis se développe une révolte
des paysans pauvres, des ouvriers, de la petite-bourgeoisie paupérisée
des villes, contre la misère dont ces classes sont victimes, et
qui, en plus de leurs revendications de classes propres, réclament
également l'industrialisation du pays. Ces mouvements sont
si puissants, surtout après la Seconde Guerre
mondiale, que
ne leur
faire aucune
concession entraînerait pour l'impérialisme le risque qu'ils
basculent tous vers la victoire de la révolution socialiste.
Finalement,
au sein de l'économie des pays impérialistes
elle-même, des transformations
intervenues à partir des années 50 font que la branche
exportatrice de machines, de biens d'équipement, de matériel
de transport, d'usines livrées clés sur porte, l'emporte sur
les branches exportatrices de biens de consommation légers ou
durables. Mais il est impossible de fournir des biens d'équipement
aux pays sous-développés sans les industrialiser en partie.
Cette
industrialisation s'est donc accélérée aux cours des dernières
décennies, faisant apparaître des pays semi-industrialisés
(avant tout le Brésil, le Mexique, l'Argentine, la Corée du
sud, Taïwan, Singapore, Hong-Kong, l'Afrique du sud, et les
pays exportateurs de pétrole les plus riches).
Cependant,
cette semi-industrialisation ne modifie pas la nature dé l'économie
des pays en question en tant qu'économie dépendante des
métropoles impérialistes; elle réduit simplement le degré de
cette dépendance. Ces pays restent tributaires des capitaux étrangers
(endettement croissant) ainsi que de la technologie impérialiste.
Ils continuent à souffrir de l'échange inégal. Leur
semi-industrialisation est généralement payée par un
abaissement brutal du niveau de vie d'un large secteur des
masses ce qui maintient l'étroitesse relative du marché intérieur.
Il n'y a pas d'industrialisation, de modernisation organique,
entraînant l'ensemble de la nation. Les tâches historiques
de la révolution nationale-bourgeoise, que le capitalisme
avait, en gros, résolues dans les pays impérialistes, ne sont
que partiellement résolues dans les pays semi-industrialisés.
Leur solution continue à se combiner avec celles de la révolution
prolétarienne, que l'industrialisation pose manifestement dans
ces pays.
B.
- L'économie des pays postcapitalistes
Depuis
la révolution socialiste d'octobre, le capitalisme a été
renversé dans une série de pays : en Russie, en Yougoslavie,
en Chine, en Europe orientale, au Vietnam, à Cuba. Mais dans
aucun de ces pays, une économie socialiste -c'est-à-dire une
société sans classe, sans production marchande et sans Etat
- n'a vu le jour; pareille société est d'ailleurs irréalisable
dans un seul ou dans un petit nombre de pays.
Dans
tous ces pays, nous nous trouvons en présence d'une économie
de l'époque de transition entre le capitalisme et le
socialisme, caractérisée, d'une part, par la suppression (à
certains secteurs mineurs près) de la propriété privée des
moyens de production, par une planification centrale de l'économie,
par le monopole étatique du commerce extérieur; d'autre
part, par la survivance des normes de distribution bourgeoises,
de l'économie monétaire, de l'inégalité sociale. Dans des
conditions de bureaucratisation avancée du pouvoir dans ces
sociétés (dégénérescence bureaucratique en U.R.S.S., déformation
bureaucratique grave dans la plupart des autres pays), ces dernières
caractéristiques ont d'ailleurs
tendance à
croître. Elles
bloquent tout progrès décisif en direction du socialisme. Leur
élimination par la voie d'une révolution politique devient une
condition nécessaire pour assurer un tel progrès.
4.
- Survie partielle de l'économie marchande
D'une
manière plus générale, on peut affirmer que l'époque de la
production marchande, de
l'économie de marché, couvre diverses ères dans l'histoire
des sociétés humaines. Il y a l'ère de la petite production
marchande qui recouvre partiellement la plupart des modes de
production précapitalistes. Il y a l'ère de la production marchande
capitaliste. Il y a l'ère de la production marchande
postcapitaliste, c'est-à-dire de l'époque de transition du
capitalisme au socialisme.
Mais
la différence essentielle entre ces ères différentes, c'est
que seule la production capitaliste est une production
marchande généralisée. La petite production marchande est
une ère de production marchande partielle, la terre et les
principaux moyens de production, ainsi que la force de travail
n'étant pas encore des marchandises (ou ne l'étant
qu'occasionnellement). De même, la production marchande
postcapitaliste n'est qu'une production marchande partielle, les
principaux moyens de production ainsi que la force de travail
n'étant plus des marchandises (bien que la forme de rétribution
de la main-d'œuvre reste le salaire essentiellement monétaire,
ce qui ne manque pas d'avoir de nombreuses répercussions sur
l'ensemble de la vie économique et sociale).
Dans
la société de transition, il y a en gros trois catégories de
marchandises :
a)
Les biens de consommation vendus aux salariés (travailleurs,
petits-bourgeois, bureaucrates) et aux paysans.
b)
Les biens de production et le petit outillage vendus aux
paysans, aux coopératives paysannes et artisanales, aux
artisans, aux petits commerçants privés.
c)
Les biens exportés.
Le
fait que la production marchande, dans la société de
transition, n'est que partielle signifie que le développement
économique de ces pays n'est plus gouverné par la loi de la
valeur. C'est la meilleure preuve économique qu'il ne
s'agit plus d'économie capitaliste, ni « capitalisme privé »
ni « capitalisme d'Etat ». Les investissements ne sont plus
des investissements de capitaux, recherchant le profit maximum.
Ils ne se déplacent plus de branche en branche, selon que le
taux de profit est plus ou moins élevé. Il n'y a plus de
crises périodiques de surproduction, avec licenciements et chômage
massifs. La croissance économique ne dépend plus de la vente
des marchandises, avant tout des moyens de production. L'Etat
peut envoyer ceux-ci, d'autorité, dans telle ou telle région,
telle ou telle branche industrielle, telle ou telle entreprise.
Le
taux de croissance moyen est, de ce fait, à long terme,
sensiblement supérieur à celui des pays capitalistes
industrialisés. Les Etats ouvriers bureaucratisés ont connu un
processus de modernisation, d'industrialisation organique sans
commune mesure avec celui des pays capitalistes sous-développés
les plus industrialisés comme le Brésil, la Turquie, la Corée
du sud ou l'Argentine, sans parler de celui de l'Inde. D'un pays
sous-développé et agricole, l'U.R.S.S. est devenue en l'espace
de deux générations la deuxième puissance industrielle du
monde.
Mais
le fait que dans ces sociétés survit toujours une production
marchande partielle signifie que l'économie n'est pas
encore fondée sur la satisfaction des besoins, que la loi de
la valeur continue à influencer sa marche même si elle
ne la domine plus, que l'inégalité sociale et la tendance à
l'enrichissement privé
subsistent, que les
conflits sociaux (conflits entre classes et au sein des
classes) subsistent de même et que, pour ces raisons, l'Etat
ne peut pas dépérir. Il ne s'agit donc pas d'une économie
socialiste, ni de pays socialistes. L'économie reste influencée
par la loi de la valeur notamment par le truchement de la pression
du marché mondial (en U.R.S.S. et dans le COMECON, les
prix en vigueur dans le commerce extérieur sont ceux du marché
mondial, y compris en ce qui concerne les échanges entre Etats
ouvriers bureaucratisés). Elle reste influencée par la loi
de la valeur par les échanges entre le secteur étatique d'une
part et le secteur privé et coopératif d'autre part. Et elle
reste influencée par la loi de la valeur dans la mesure où la
survie de l'économie monétaire et le calcul des coûts (prix
de revient) et des résultats des entreprises s'effectuant, du
moins aussi en prix, la rentabilité monétaire de l'économie,
des branches et des entreprises devient un instrument de mesure
de la réalisation du plan et de la croissance économique,
avec toutes les déformations qui en découlent.
5.
- La planification bureaucratique et ses tares
Toutes
ces caractéristiques de l'économie soviétique s'appliquent,
en gros, à toute société qui se trouve dans la phase de
transition entre le capitalisme et le socialisme. Mais elles
sont considérablement renforcées dans tous les cas où nous
nous trouvons en face de sociétés de transition bureaucratisées
(d'Etats ouvriers bureaucratisés). Le monopole de pouvoir
dans les mains d'une bureaucratie lui permet de s'assurer
d'importants privilèges matériels dans la sphère de la consommation
(de la distribution). Elle s'accroche au monopole du pouvoir
pour conserver ces privilèges. Mais du fait de l'interaction
entre ce monopole (l'absence de démocratie socialiste) et de
la recherche de ces privilèges, l'économie planifiée connaît
d'énormes distorsions qui en bloquent le progrès vers le
socialisme.
Ce
monopole du pouvoir entraîne, avant tout, une
absence de gestion
des entreprises et de
détermination des priorités en matière d'investissements de
la part des producteurs. Il en découle une indifférence
croissante de ceux-ci à l'égard de l'effort productif. Il en découle
de même l'obligation, pour les autorités du plan, de
s'appuyer sur l'intéressement matériel des bureaucrates pour
l'élaboration et la réalisation du plan. On en vient ainsi au
système de la rentabilité individuelle des entreprises, les
revenus des bureaucrates gestionnaires dépendant dans une
mesure importante de la réalisation et du dépassement du plan.
De ce fait, ces bureaucrates ont intérêt à sous-évaluer la
capacité de production réelle des entreprises, de cacher des réserves
de matières premières, de main-d'œuvre, de machines, de réclamer
plus de moyens de
production pour réaliser
certains objectifs qu'il n'en faut à partir de
coefficients techniques moyennement valables. Les informations
qu'ils passent
aux autorités
supérieures deviennent
ainsi systématiquement
excessives. Les autorités en tiennent compte dans l'élaboration
du plan, qui part à son tour d'exigences excessives, adressées
aux unités de production. Tout le système économique devient
de ce fait non transparent, opaque, tendance encore renforcée
par l'utilisation
de prix subventionnes,
c'est-à-dire l'absence de vérité des prix.
La
gestion bureaucratiquement centralisée de l'économie soviétique
n'implique pas seulement des gaspillages considérables, la
sous-utilisation des ressources productives, l'absence de
convergence entre la production et les besoins des larges
masses. Elle implique également l'accroisse ment considérable
des faux frais de la production sous forme d'un appareil de
contrôle pléthorique (se substituant de manière inefficace au
contrôle démocratique des producteurs et des consommateurs),
de dépenses de consommation somptuaires dans le chef des
couches supérieures de la bureaucratie et de ressources
importantes soustraites à la production planifiée par le
marché « noir » et « gris ». Une partie non négligeable
des privilèges de la bureaucratie est appropriée sous forme
illégale ou inavouable, représente du vol ou du parasitisme
pur. C'est d'ailleurs ce caractère inavouable des privilèges
de la bureaucratie et de nombreuses pratiques dans le domaine
de la production qui constitue la source de l'atmosphère
d'hypocrisie et de mensonge qui domine toute la vie idéologique
et sociale et qui contribue à son tour à la dépolitisation et
à l'atomisation du prolétariat (précondition du monopole du
pouvoir politique de la bureaucratie) ainsi qu'à son indifférence
à l'égard de la production.
6.
- Economie socialiste de marché ?
La
solution de rechange par rapport à la planification
bureaucratiquement centralisée ne peut consister, à l'époque
de transition du capitalisme au socialisme, en une autogestion décentralisée
des entreprises avec un développement généralisé des
rapports d'échange entre elles, c'est-à-dire la prétendue «
économie socialiste de marché ». Celle-ci accentuerait
l'influence de la loi de la valeur sur le développement économique,
c'est-à-dire l'inégalité sociale, la concurrence, les égoïsmes
sectoriels, et les déséquilibres de toutes sortes, y compris
le chômage. Elle serait ainsi un leurre du point de vue des intérêts
des travailleurs, non seulement pris dans leur ensemble (intérêts
de classe du prolétariat) m ais encore vus sous l'angle de
chaque groupe de travailleurs spécifique (collectifs
d'entreprise).
En
effet, l'émancipation des travailleurs signifie avant
tout que ceux-ci deviennent maîtres de leur propre sort au sein
du processus de production, qu'ils déterminent consciemment ce
qui doit être produit, comment il doit l'être, pourquoi il
doit l'être, et à qui il doit parvenir (être distribué). Or,
une influence majeure de la loi de la valeur, de l'économie de
marché, implique qu'une partie croissante de ces décisions découlent
du fonctionnement de « lois objectives » s'imposant derrière
le dos des producteurs, indépendamment (et de plus en plus
souvent contrairement) aux décisions qu'ils auraient prises
dans leurs organes autogestionnaires. Une telle économie
n'est pas moins aliénante du point de vue des producteurs
qu'une planification bureaucratiquement centralisée.
7.
- Autogestion démocratiquement centralisée
La
véritable solution de rechange socialiste à la planification
bureaucratique, c'est la planification démocratiquement
centralisée, ou, ce qui revient au même, l'autogestion
planifiée et articulée. Chaque groupe de décisions est
pris au niveau où il peut l'être effectivement, c'est-à-dire
où il peut être réellement appliqué sans modifications qualitatives.
Certaines décisions seront prises au niveau de l'atelier,
d'autres au niveau de l'entreprise, d'autres encore au niveau
des communes ou des régions, certaines au niveau national,
d'aucunes au niveau international. Chacune de ces décisions est
prise après un inventaire objectif et honnête des variantes
possibles (rendu possible par le contrôle ouvrier généralisé
et la publicité des informations) et après un débat
pluraliste et démocratique, tranché par un vote démocratique,
c'est-à-dire un choix conscient entre variables
Ces
choix sont périodiquement soumis à des réexamens critiques et
publics à la lumière de l'expérience.
Les
décisions économiques clés, c'est-à-dire les choix
prioritaires entre grands projets d'investissements et de
croissance, le partage des ressources entre investissement et
consommation, consommation individuelle et consommation sociale
etc., et le choix des besoins de la population à satisfaire
de manière prioritaire, sont prises au niveau national (par un
congrès national des conseils des travailleurs) après débat
contradictoire et démocratique. De ces choix découlent des
contraintes pour les congrès de branches et les conférences
producteurs /consommateurs, mais qui maintiennent en même temps
la possibilité de nombreux mécanismes autogestionnaires à
tous les niveaux de la vie économique et sociale.
Pareil
« modèle » d'autogestion ouvrière démocratiquement
centralisée n'écarte pas l'utilisation de mécanismes du
marché (par ailleurs inévitable dans tous les domaines
portant sur les échanges réels entre le secteur public et le
secteur privé ou coopérateur). Mais il en limite la vigueur de
manière à privilégier systématiquement les mécanismes de
choix conscients et a priori, avec ajustements délibérés
à la lumière de l'expérience. Seuls ces mécanismes-là
sont vraiment émancipateurs du point de vue des travailleurs et
de la population laborieuse dans son ensemble.
|