Tous
les progrès de la civilisation sont déterminés en dernière
analyse par l'accroissement de la productivité du travail.
Aussi longtemps que la production d'un groupe d'hommes suffit à
peine pour maintenir en vie les producteurs, aussi longtemps
qu'il n'y a point de surplus au-delà de ce produit nécessaire,
il n'y a pas de possibilité de division du travail,
d'apparition d'artisans, d'artistes ou de savants. Il n'y a
donc, a fortiori, aucune possibilité de développement de
techniques qui exigent de pareilles spécialisations.
Le
surproduit social
Aussi
longtemps que la productivité du travail est tellement basse
que le produit du travail d'un homme ne suffit qu'à son propre
entretien, il n'y a pas non plus de division sociale, il
n'y a pas de différenciation à l'intérieur de la société.
Tous les hommes sont alors producteurs ; ils se trouvent tous au
même niveau de dénuement.
Tout
accroissement de la productivité du travail, au-delà de ce
niveau le plus bas, crée la possibilité d'un petit surplus,
et dès qu'il y a surplus de produits, dès que deux bras
produisent davantage que n'exige leur propre entretien, la
possibilité de la lutte pour la répartition de ce surplus peut
apparaître.
A
partir de ce moment, l'ensemble du travail d'une collectivité
ne constitue plus nécessairement du travail destiné
exclusivement à l'entretien des producteurs. Une partie de ce
travail peut être destinée à libérer une autre partie de la
société de la nécessité même de travailler pour son
entretien propre.
Lorsque
cette possibilité se réalise, une partie de la société peut
se constituer en classe dominante, se caractérisant notamment
par le fait qu'elle est émancipée de la nécessité de
travailler pour son propre entretien.
Le
travail des producteurs se décompose dès lors en deux parties.
Une partie de ce travail continue de s'effectuer pour
l'entretien propre des producteurs ; nous l'appelons le travail
nécessaire. Une autre partie de ce travail sert à
l'entretien de la classe dominante ; nous l'appelons le surtravail.
Prenons
un exemple tout à fait clair, l'esclavage de plantations, soit
dans certaines régions et à certaines époques de l'Empire
romain, soit encore dans les grandes plantations, à partir du
XVIIe siècle, dans les Indes occidentales, ou dans
les îles portugaises africaines: En général, dans toutes les
régions tropicales le maître n'avance même pas la nourriture
à l'esclave ; celui-ci doit la produire lui-même, le dimanche,
en travaillant sur un petit bout de terre, tous les produits
sont réservés à sa nourriture. Six jours par semaine,
l'esclave travaille dans la plantation ; c'est du travail dont
les produits ne lui reviennent pas, qui crée donc un surproduit
social qu'il abandonne dès qu'il est produit, qui appartient
exclusivement aux maîtres d'esclaves.
La
semaine de travail qui est ici de sept jours, se décompose donc
en deux parties : le travail d'un jour, du dimanche, constitue
du travail nécessaire, du travail pendant lequel l'esclave crée
les produits pour son propre entretien, pour se maintenir en
vie, lui et sa famille ; le travail de six jours par semaine
constitue du surtravail, du travail dont les produits reviennent
exclusivement aux maîtres et servent à maintenir en vie les maîtres,
à les entretenir et aussi à les enrichir.
Un
autre exemple, c'est celui des grands domaines du haut moyen âge.
Les terres de ces domaines sont divisées en trois parties : il
y a les communaux, la terre qui reste propriété collective,
c'est-à-dire les bois, les prairies, les marécages, etc. ;
il y a les terres sur lesquelles le serf travaille pour
l'entretien de sa famille et son propre entretien ; et il y a
finalement la terre sur laquelle le serf travaille pour
entretenir le seigneur féodal. En général, la semaine de
travail est ici de six et non plus de sept jours. Elle se divise
en deux parties égales : trois jours par semaine, le serf travaille
sur la terre dont les produits lui reviennent ; trois jours par
semaine il travaille la terre du seigneur féodal, sans rémunération
aucune, il fournit du travail gratuit pour la classe
dominante.
Nous
pouvons définir le produit de ces deux sortes de travaux très
différents par un terme différent. Pendant que le producteur
effectue le travail nécessaire, il produit le produit nécessaire.
Pendant qu'il effectue du surtravail, il produit un surproduit
social.
Le
surproduit social, c'est donc la partie de la production sociale
que, tout en étant produite par la classe des producteurs,
s'approprie la classe dominante, sous quelque forme que ce soit,
que ce soit sous la forme de produits naturels, que ce soit sous
la forme de marchandises destinées à être vendues, que ce
soit sous la forme d'argent.
La
plus-value n'est donc rien d'autre que la forme monétaire
du surproduit social. Lorsque
c'est
exclusivement sous forme d'argent que la classe dominante
s'approprie la partie de la production d'une société, appelée
plus haut « surproduit » , on ne parle plus alors de
surproduit, mais on appelle cette partie « plus-value ».
Ceci
n'est d'ailleurs qu'une première approche de la définition de
la plus-value que nous reverrons par la suite.
Quelle
est l'origine du surproduit social ? Le sur produit social se présente
comme le produit de l'appropriation gratuite - donc
l'appropriation en échange d'aucune contrepartie en valeur -
d'une partie de la production de la classe productive par la
classe dominante. Lorsque l'esclave travaille deux jours par
semaine sur la plantation du maître d'esclaves, et que tout
le produit de ce travail est accaparé par ce propriétaire en
échange d'aucune rémunération, l'origine de ce surproduit
social c'est le travail gratuit, le travail non rémunéré,
fourni par l'esclave au maître d'esclaves. Lorsque le serf
travaille trois jours par semaine sur la terre du seigneur,
l'origine de ce revenu, de ce surproduit social, c'est encore du
travail non rémunéré, du travail gratuit fourni par le serf.
Nous
verrons par la suite que l'origine de la plus-value capitaliste,
c'est-à-dire du revenu de la classe bourgeoise en société
capitaliste, est exactement la même : c'est du travail non rémunéré,
du travail gratuit, du travail fourni sans contre-valeur par le
prolétaire, par le salarié au capitaliste.
Marchandises,
valeur d'usage et valeur d'échange
Voilà
donc quelques définitions de base qui sont les instruments avec
lesquels nous travaillerons tout au long des trois exposés de
ce cours. Il faut y
ajouter encore quelques autres :
Tout
produit du travail humain doit normalement avoir une utilité,
il doit pouvoir satisfaire un besoin humain. On dira donc que
tout produit du travail humain possède une valeur d'usage. Le
terme de « valeur d'usage » sera d'ailleurs utilisé de deux
manières différentes. On parlera de la valeur d'usage d'une
marchandise ; on parlera aussi des valeurs d'usage, on dira que
dans telle ou telle société, on ne produit que des valeurs
d'usage, c'est-à-dire des produits destinés à la consommation
directe de ceux qui se les approprient (producteurs ou classes
dirigeantes).
Mais
à côté de cette valeur d'usage, le produit du travail humain
peut aussi avoir une autre valeur, une valeur d'échange. Il peut
aussi être produit, non pas pour la consommation immédiate
des producteurs ou des classes possédantes, mais pour être échangé
sur le marché, pour être vendu. La masse des produits destinés
à être vendus ne constitue plus une production de simples
valeurs d'usage, mais une production de marchandises.
Une
marchandise c'est donc un produit qui n'a pas été créé dans
le but d'être consommé directement, mais bien dans le but d'être
échangé sur le marché. Toute marchandise doit donc avoir
à la fois une valeur d'usage et une valeur d'échange.
Elle
doit avoir une valeur d'usage, car si elle n'en avait pas, il
n'y aurait personne pour l'acheter, puisqu'on n'achète une
marchandise que dans le but de la consommer finalement, de
satisfaire un besoin quelconque par cet achat. Si une marchandise
ne possède aucune valeur d'usage pour personne, alors elle est
invendable, elle aura été produite inutilement, elle n'a
aucune valeur d'échange précisément parce qu'elle n'a aucune
valeur d'usage.
Par
contre, tout produit qui a une valeur d'usage n'a pas nécessairement
une valeur d'échange. Il n'a une valeur d'échange qu'avant
tout dans la mesure où il est produit dans une société fondée
sur l'échange, une société où l'échange se pratique communément.
Y
a-t-il des sociétés dans lesquelles les produits n'ont pas de
valeur d'échange ? A la base de la valeur d'échange, et a fortiori
du commerce et du marché, se trouve un degré déterminé
de la division du travail. Pour que des produits ne soient pas
immédiatement consommés par leurs producteurs, il faut que
tout le monde ne produise pas la même chose. Si dans une
collectivité déterminée, il n'y a pas de division du travail,
ou une division du travail tout à fait rudimentaire, il est
manifeste qu'il n'y a pas de raison pour laquelle l'échange
apparaîtrait. Normalement, un producteur de blé ne trouve rien
à échanger avec un autre producteur de blé. Mais dès qu'il
y a division du travail, dès qu'il y a un contact entre des
groupes sociaux qui produisent des produits ayant une valeur
d'usage différente, l'échange peut s'établir d'abord
occasionnellement, pour ensuite se généraliser. Alors
commencent petit à petit à apparaître à côté des
produits créés dans le simple but d'être consommés, par
leurs producteurs, d'autres produits qui sont créés dans le
but d'être échangés, des marchandises.
Dans
la société capitaliste, la production marchande, la
production de valeurs d'échange, a connu son extension la plus
large. C'est la première société dans l'histoire humaine,
dans laquelle la majeure partie de la production est composée
de marchandises. On ne peut cependant pas dire que toute la
production y soit une production de marchandises. Il y a deux
catégories de produits qui y restent de simples valeurs
d'usage.
D'abord,
tout ce qui est produit pour l'autoconsommation des paysans,
tout ce qui est consommé directement dans les fermes qui
produisent ces produits. On retrouve cette production pour
l'autoconsommation des fermiers même dans les pays capitalistes
les plus avancés comme les Etats-Unis, mais elle n'y constitue
qu'une petite partie de la production agricole totale. Plus
l'agriculture d'un pays est arriérée, et plus grande est en général
la fraction de la production agricole qui est destinée à
l'autoconsommation, ce qui crée de grandes difficultés pour
calculer de manière précise le revenu national de ces pays.
Une
deuxième catégorie de produits qui sont encore de simples
valeurs d'usage et non pas des marchandises en régime
capitaliste, c'est tout ce qui est produit à l'intérieur du ménage.
Bien qu'elle nécessite la dépense de beaucoup de travail
humain, toute cette production des ménages constitue une
production de valeurs d'usage et non une production de
marchandises. Quand on prépare la soupe, ou quand on recoud des
boutons, on produit, mais on ne produit pas pour le marché.
L'apparition,
puis la régularisation et la généralisation de la
production de marchandises a transformé radicalement la manière
dont les hommes travaillent et dont ils organisent la société.
La
théorie marxiste de l'aliénation
Vous
avez déjà entendu parler de la théorie marxiste de l'aliénation.
L'apparition, la régularisation, la généralisation de la
production marchande sont étroitement liées à l'extension
de ce phénomène d'aliénation.
Nous
ne pouvons nous étendre ici sur cet aspect de la question. Mais
il est tout de même extrêmement important de comprendre ce
fait, car la société marchande ne couvre pas seulement l'époque
du capitalisme. Elle englobe aussi la petite production
marchande, dont nous parlerons cet après-midi. Et il y a aussi
une société marchande post-capitaliste, la société de
transition entre le capitalisme et le socialisme, la société
soviétique d'aujourd'hui, une société qui reste encore très
largement fondée sur la production de valeurs d'échange. Quand
on saisit quelques caractéristiques fondamentales de la société
marchande, on comprend pourquoi certains phénomènes d'aliénation
ne peuvent pas être surmontés à l'époque de transition entre
le capitalisme et le socialisme, par exemple dans la société
soviétique d'aujourd'hui.
Mais
ce phénomène d'aliénation n'existe manifestement pas - du
moins sous cette forme - dans une société qui ne connaît pas
de production marchande, où il y a une unité de vie
individuelle et d'activité sociale tout à fait élémentaire.
L'homme travaille, et il travaille en général non pas seul,
mais dans un ensemble collectif avec une structure plus ou moins
organique. Ce travail consiste à transformer directement des
choses matérielles. C'est-à-dire que l'activité du travail,
l'activité de la production, l'activité de la consommation,
et les rapports entre l'individu et la société, sont réglés
par un certain équilibre qui est plus ou moins permanent.
Bien
sûr, il n'y a pas de raisons d'embellir la société primitive,
soumise à des pressions et à des catastrophes périodiques du
fait de sa pauvreté extrême. L'équilibre risque à tout
moment d'être détruit par la pénurie, par la misère, par des
catastrophes naturelles, etc. Mais entre ces deux catastrophes,
surtout à partir d'un certain degré de développement de
l'agriculture, et de certaines conditions climatologiques
favorables, cela donne une certaine unité, une certaine
harmonie, un certain équilibre entre pratiquement toutes les
activités humaines.
Des
conséquences désastreuses de la division du travail, comme la
séparation complète de tout ce qui est activité esthétique,
élan artistique, ambition créatrice, des activités
productives, purement mécaniques, répétitives, n'existent pas
du tout dans la société primitive. Au contraire, la plupart
des arts, aussi bien la musique et la sculpture que la
peinture et la danse, sont originellement liés à la
production, au travail. Le désir de donner une forme agréable,
jolie, aux produits qu'on consommait soit individuellement, soit
en famille, soit en groupe de parenté plus large, s'intégrait
normalement, harmoniquement et organiquement au travail de tous
les jours.
Le
travail n'était pas ressenti comme une obligation imposée de
l'extérieur, tout d'abord parce que cette activité était
beaucoup moins tendue, beaucoup moins épuisante que le travail
dans la société capitaliste actuelle, parce qu'il était
davantage soumis aux rythmes propres à l'organisme humain et
aux rythmes de la nature. Le nombre de journées de travail dépassait
rarement cent cinquante ou deux cents par an, alors que dans la
société capitaliste il se rapproche dangereusement de trois
cents et les dépasse même quelquefois. Ensuite, parce que
subsistait cette unité entre le producteur, le produit et sa
consommation, parce que le producteur produisait en général
pour son propre usage, ou pour celui de ses proches, et le
travail conservait donc un aspect directement fonctionnel. L'aliénation
moderne naît notamment d'une coupure entre le producteur et son
produit, qui est à la fois le résultat de la division du
travail, et le résultat de la production de marchandises,
c'est-à-dire du travail pour un marché, pour un consommateur
inconnus, et non pas pour la consommation du producteur lui-même.
Le
revers de la médaille, c'est qu'une société produisant
seulement des valeurs d'usage, une société produisant
seulement des biens pour la consommation immédiate de ses
producteurs, ce fut toujours dans le passé une société extrêmement
pauvre. C'est donc une société qui non seulement est soumise
aux aléas des forces de la nature, mais aussi une société qui
limite à l'extrême les besoins humains, dans la mesure exacte
où elle est pauvre et ne dispose que d'une gamme de produits
limitée. Les besoins humains ne sont que très partiellement
quelque chose d'inné dans l'homme. Il y a une interaction
constante entre production et besoins, entre développement des
forces productives et éclosion des besoins. C'est seulement
dans une société qui développe à l'extrême la productivité
du travail, qui développe une gamme infinie de produits, que
l'homme peut aussi connaître un développement continu de ses
besoins, un développement de toutes ses potentialités
infinies, un développement intégral de son humanité.
La
loi de la valeur
Une
des conséquences de l'apparition et de la généralisation
progressives de la production de marchandises, c'est que le
travail lui-même commence à devenir quelque chose de régulier,
quelque chose de mesuré, c'est-à-dire que le travail lui-même
cesse d'être une activité intégrée aux rythmes de la nature,
suivant des rythmes physiologiques propres à l'homme.
Jusqu'au
XIXe et peut-être même jusqu'au XXe siècle,
dans certaines régions d'Europe occidentale, les paysans ne
travaillent point de manière régulière, ne travaillent pas
chaque mois de l'année avec une même intensité. A quelques
moments de l'année de travail, ils effectueront un travail extrêmement
intense. Mais à côté de cela, il y aura de grands trous dans
l'activité, notamment pendant l'hiver. Lorsque la société
capitaliste s'est développée, elle a trouvé dans cette partie
la plus arriérée de l'agriculture de la plupart des pays
capitalistes, une réserve de main-d'œuvre particulièrement
intéressante, c'est-à-dire une main-d'œuvre qui allait
travailler à l'usine six mois par an ou quatre mois par an, et
qui pouvait travailler en échange de salaires beaucoup plus
bas, étant donné qu'une partie de sa subsistance était
fournie par l'exploitation agricole qui subsistait.
Quand
on examine des fermes beaucoup plus développées, plus prospères,
par exemple établies autour de grandes villes, c'est-à-dire
des fermes qui sont, au fond, en train de s'industrialiser, on
y rencontre un travail beaucoup plus régulier et une dépense
de travail beaucoup plus grande qui s'effectue régulièrement
tout le long de l'année et qui élimine petit à petit les
temps morts. Ce n'est pas seulement vrai pour notre époque,
c'est déjà même vrai pour le moyen âge, disons à partir du
XIIe siècle : plus on se rapproche des villes,
c'est-à-dire des marchés, plus le travail du paysan est un
travail pour un marché, c'est-à-dire une production de
marchandises, et plus ce travail est un travail régularisé,
plus ou moins permanent, comme s'il était un travail à l'intérieur
d'une entreprise industrielle.
En
d'autres termes : plus la production de marchandises se généralise,
plus le travail se régularise, et plus la société
s'organise autour d'une comptabilité fondée sur le travail.
Si
on examine la division du travail déjà assez avancée d'une
commune au début du développement commercial et artisanal du
moyen âge ; si on examine des collectivités dans des
civilisations comme la civilisation byzantine, arabe, hindoue,
chinoise et japonaise, on est toujours frappé par le fait d'une
intégration très avancée entre l'agriculture et diverses
techniques artisanales, d'une régularité du travail aussi bien
à la campagne qu'à la ville, ce qui fait de la comptabilité
en travail, de la comptabilité en heures de travail, le moteur
qui règle toute l'activité et la structure même des collectivités.
Dans le chapitre relatif à la loi de la valeur du Traité
d'Economie marxiste, j'ai donné toute une série d'exemples
de cette comptabilité en heures de travail. Dans certains
villages indiens, une caste déterminée monopolise la
fonction de forgeron, mais continue en même temps à travailler
la terre pour y produire sa propre nourriture. La règle
suivante y a été établie : lorsque le forgeron fabrique un
instrument de travail ou une arme pour une ferme, c'est
celle-ci qui lui fournit les matières premières et, pendant
le temps qu'il les travaille pour fabriquer l'outil, le
paysan pour lequel il le produit travaillera la terre
du forgeron. C'est dire qu'il y a une équivalence en heures de travail qui gouverne les échanges
d'une manière tout à fait transparente.
Dans
les villages japonais du moyen âge, il y a au sein de la
communauté du village une comptabilité en heures de travail
au sens littéral du terme. Le comptable du village tient une
sorte de grand livre, dans lequel il marque les heures de
travail que les différents villageois fournissent sur leurs
champs réciproques, parce que la production agricole est
encore très largement fondée sur la coopération du travail,
en général, la récolte, la construction des fermes, l'élevage
se font en commun. On calcule de manière extrêmement stricte
le nombre d'heures de travail que les membres d'un ménage déterminé
fournissent aux membres d'un autre ménage. A la fin de l'année,
il doit y avoir équilibre, c'est-à-dire que les membres du ménage
B doivent avoir fourni au ménage A exactement le même nombre
d'heures de travail que les membres du ménage A ont fourni
pendant la même année aux membres du ménage B. Les Japonais
ont même poussé le raffinement - il y a près de mille ans ! -
au point de tenir compte du lait que les enfants fournissent une
quantité de travail moins grande que les adultes, c'est-à-dire
qu'une heure de travail d'enfants ne « vaut » qu'une
demi-heure de travail adulte, et c'est toute une comptabilité
qui s'établit de cette manière.
Un
autre exemple nous permet de saisir d'une manière immédiate la
généralisation de cette comptabilité basée sur l'économie
du temps de travail : c'est la reconversion de la rente féodale.
Dans une société féodale, le surproduit agricole peut prendre
trois formes différentes : celle de la rente en travail ou corvée,
celle de la rente en nature et celle de la rente en argent.
Lorsqu'on
passe de la corvée à la rente en nature, il y a évidemment un
processus de reconversion qui s'effectue. Au lieu de fournir
trois jours de travail par semaine au seigneur, le paysan lui
fournit maintenant par saison agricole une certaine quantité de
blé, ou de cheptel vivant, etc. Une deuxième reconversion se
produit lorsqu'on passe de la rente en nature à la rente en
argent.
Ces
deux conversions doivent être basées sur une comptabilité en
heures de travail assez rigoureuse, si l'une des deux parties
n'accepte pas d'être immédiatement lésée par cette opération.
Si au moment où se fait la première reconversion, c'est-à-dire
au moment où, au lieu de fournir au seigneur féodal 150 jours
de travail par an, le paysan lui fournit une quantité de blé,
et qu'il faut pour produire cette quantité x de blé seulement
75 jours de travail, cette reconversion de la rente travail en
rente naturelle se solderait par un appauvrissement très
brusque du propriétaire féodal et par un enrichissement très
rapide des serfs.
Les
propriétaires fonciers - on peut leur faire confiance ! -
faisaient donc attention au moment de ces reconversions pour
qu'il y ait une équivalence assez stricte entre les différentes
formes de la rente. Cette reconversion pouvait naturellement
se retourner finalement contre une des classes en présence,
par exemple contre les propriétaires fonciers lorsqu'une
brusque flambée des prix agricoles se produisit après la
transformation de la rente en nature en rente en argent, mais il
s'agit alors du résultat de tout un processus historique et
non pas du résultat de la reconversion elle-même.
L'origine
de cette économie fondée sur la comptabilité en temps de
travail apparaît encore clairement de la division du travail
entre l'agriculture et l'artisanat au sein du village. Pendant
toute une période, cette division du travail reste assez
rudimentaire. Une partie de la paysannerie continue à produire
une partie de ses vêtements pendant une très longue période
qui, en Europe occidentale, s'étend de l'origine des villes médiévales
jusqu'au XIXe siècle, c'est-à-dire sur près de
mille ans, ce qui fait qu'au fond cette technique de production
des vêtements ne comporte rien de très mystérieux pour le
cultivateur.
Dès
lors que des échanges réguliers s'établissent entre
cultivateurs et artisans producteurs de textiles, des équivalences
régulières s'établissent également, par exemple, on échange
une aune de drap contre 10 livres de beurre et non pas contre
100 livres. Il est donc tout à fait évident que sur la base de
leur propre expérience, les paysans connaissent le temps de
travail approximativement
nécessaire pour
produire une
quantité déterminée de draps. S'il n'y avait pas une
équivalence plus ou moins exacte entre la durée de travail nécessaire
pour produire la quantité de draps échangée contre une
quantité déterminée de beurre, la division du travail se
modifierait immédiatement. S'il était plus intéressant pour
lui de produire du drap que du beurre, il changerait
effectivement de production, étant donné que nous ne nous
trouvons qu'au seuil d'une division du travail radicale,
qu'il y a encore des frontières floues entre les différentes
techniques, et que le passage d'une activité économique à une
autre est encore possible, surtout si elle donne lieu à des
avantages matériels tout à fait frappants.
A
l'intérieur même de la cité du moyen âge, il y a d'ailleurs
un équilibre extrêmement savant calculé entre les différents
métiers, inscrit dans les chartes, limitant presque à la
minute le temps de travail à consacrer à la production des
différents produits. Dans de telles conditions, il serait
inconcevable que le cordonnier ou le forgeron puissent obtenir
une même somme d'argent pour le produit de la moitié du temps
de travail qu'il faudrait à un tisserand ou à un autre artisan
pour obtenir cette somme en échange de ses propres produits.
Là
aussi nous saisissons très bien le mécanisme de cette
comptabilité en heures de travail, le fonctionnement de cette
société basée sur une économie en temps de travail, qui
est en général caractéristique de toute cette phase qu'on
appelle la petite production marchande, qui s'intercale
entre une économie purement naturelle, dans laquelle on ne
produit que des valeurs d'usage, et la société capitaliste
dans laquelle la production de marchandises prend une expansion
illimitée.
Détermination
de la valeur d'échange des marchandises
En
précisant que la production et l'échange des marchandises se régularisent
et se généralisent au sein d'une société qui était fondée
sur une économie en temps de travail, sur une comptabilité
en heures de travail, nous comprenons pourquoi, par ses origines
et sa propre nature, l'échange des marchandises est fondé sur
cette même comptabilité en heures de travail et que la règle
générale qui s'établit est donc la suivante : la valeur d'échange
d'une marchandise est déterminée par la quantité de travail nécessaire
pour la produire, cette quantité de travail étant mesurée
par la durée du travail pendant laquelle la marchandise a été
produite.
Quelques
précisions doivent être jointes à cette définition générale
qui constitue la théorie de la valeur-travail, la base à la
fois de l'économie politique classique bourgeoise, entre le
XVIIe et le début du XIXe siècle, de
William Pessy à Ricardo, et la théorie économique marxiste,
qui a repris et perfectionné cette même théorie de la
valeur-travail.
Première
précision : les hommes n'ont pas tous la même capacité de
travail, ne sont pas tous de la même énergie, ne possèdent
pas tous la même maîtrise de leur métier. Si la valeur d'échange
des marchandises dépendait de la seule quantité de travail individuellement
dépensée, effectivement dépensée par chaque individu pour
produire une marchandise, on arriverait à une situation absurde
: plus un producteur serait fainéant ou incapable, plus grand
serait le nombre d'heures qu'il aurait mis à produire une paire
de souliers, et plus grande serait la valeur de cette paire de
souliers ! C'est évidemment impossible,
parce que la valeur d'échange ne constitue pas une récompense
morale pour le fait d'avoir bien voulu travailler ; elle
constitue un lien objectif établi entre des producteurs indépendants,
pour établir l'égalité entre tous les métiers, dans une
société fondée à la fois sur la division du travail et sur
l'économie du temps de travail. Dans une telle société, le
gaspillage de travail est une chose qui ne peut pas être récompensée,
mais qui, au contraire, est automatiquement pénalisée.
Quiconque fournit pour produire une paire de souliers plus
d'heures de travail que la moyenne nécessaire - cette moyenne
nécessaire étant déterminée par la productivité moyenne
du travail et inscrite par exemple dans les Chartes des Métiers
-a donc gaspillé du travail humain, a travaillé pour rien, en
pure perte, pendant un certain nombre de ces heures de travail,
et en échange de ces heures gaspillées, il ne recevra rien
du tout.
En
d'autres termes : la valeur d'échange d'une marchandise est déterminée
non pas par la quantité de travail dépensée pour la
production de cette marchandise par chaque producteur individuel,
mais bien par la quantité de travail socialement nécessaire
pour la produire. La formule « socialement nécessaire »
signifie : la quantité de travail nécessaire dans les
conditions moyennes de productivité du travail existant à
une époque et dans un pays déterminés.
Cette
précision a d'ailleurs de très importantes applications quand
on examine de plus près le fonctionnement de la société
capitaliste.
Une
deuxième précision s'impose cependant encore. Qu'est-ce que
cela veut dire exactement « quantité de travail »? Il y a des
travailleurs de qualification différente. Y a-t-il une équivalence
totale entre une heure de travail de chacun, abstraction faite
de cette qualification ? Encore une fois, ce n'est pas une
question de morale, c'est une question de logique interne d'une
société l'ondée sur l'égalité entre les métiers, l'égalité
sur le marché, dans laquelle des conditions d'inégalité
rompraient tout de suite l'équilibre social.
Qu'arriverait-il,
par exemple, si une heure de travail d'un manœuvre ne
produisait pas moins de valeur qu'une heure de travail d'un
ouvrier qualifié, qui a eu besoin de 4 ou 6 ans
d'apprentissage pour obtenir sa qualification ? Plus personne ne
voudrait évidemment se qualifier. Les heures de travail
fournies pour obtenir la qualification auraient été des heures
de travail dépensées en pure perte, en échange desquelles
l'apprenti devenu ouvrier qualifié ne recevrait plus aucune
contre-valeur.
Pour
que des jeunes veuillent se qualifier dans une économie fondée
sur la comptabilité en heures de travail, il faut que le
temps qu'ils ont perdu pour acquérir leur qualification soit rémunéré,
qu'ils reçoivent une contre-valeur en échange de ce temps.
Notre définition de la valeur d'échange d'une marchandise va
donc se compléter de la manière suivante : « Une heure de
travail d'un ouvrier qualifié doit être considérée comme travail
complexe, comme travail composé, comme un multiple d'une heure
de travail de manœuvre, ce coefficient de multiplication n'étant
bien sûr pas arbitraire, mais étant fondé simplement sur les
frais d'acquisition de la qualification. » Soit dit en passant,
en Union Soviétique, à l'époque stalinienne, il y avait
toujours un petit flou dans l'explication du travail composé,
petit flou qui n'a pas
été corrigé depuis lors. On y dit toujours que la rémunération
du travail doit se faire suivant la quantité
et la qualité du travail fourni, mais la notion de
qualité n'est plus prise dans le sens marxiste
du terme,
c'est-à-dire
d'une qualité
mesurable
quantitativement par un coefficient de multiplication déterminé.
Elle est au contraire employée dans un sens idéologique
bourgeois du urine, la qualité du travail étant prétendument
déterminée par son utilité sociale, et ainsi on justifie
les revenus d'un maréchal, d'une ballerine ou d'un directeur de
trust, revenus dix fois supérieurs à ceux d'un ouvrier manœuvre.
Il s'agit simplement d'une théorie apologétique pour justifier
les très grandes différences de rémunération qui existaient
à l'époque stalinienne et qui subsistent toujours, bien que
dans une proportion plus réduite actuellement, en Union Soviétique.
La
valeur d'échange d'une marchandise est donc déterminée par la
quantité de travail socialement nécessaire pour la produire,
le travail qualifié étant considéré comme un multiple de
travail simple, multiplié par un coefficient plus ou moins
mesurable.
Voilà
le cœur de la théorie marxiste de la valeur, et qui est la
base de toute la théorie économique marxiste en général.
De la même façon, la théorie du surproduit social et du
surtravail, dont nous avons parlé au début de cet exposé,
constitue le fondement de toute sociologie marxiste et le pont
qui relie l'analyse sociologique et historique de Marx, sa théorie
des classes et de l'évolution de la société en général, à
la théorie économique marxiste et plus exactement à l'analyse
de la société marchande, pré-capitaliste, capitaliste et
post-capitaliste.
Qu'est-ce
que le travail socialement nécessaire ?
Je
vous ai dit il y a un instant que la définition particulière
de la quantité de travail socialement nécessaire pour
produire une marchandise a une application tout à fait
particulière et extrêmement importante dans l'analyse de la
société capitaliste.
Je
crois qu'il est plus utile de la traiter maintenant, bien que
logiquement ce problème trouverait plutôt sa place dans
l'exposé suivant.
L'ensemble
de toutes les marchandises produites dans un pays à une époque
déterminée, l'ont été afin de satisfaire les besoins de
l'ensemble des membres de cette société. Car une marchandise
qui ne remplirait les besoins de personne, qui n'aurait de
valeur d'usage pour personne, serait a priori invendable,
n'aurait aucune valeur d'échange, ne serait plus une
marchandise, mais simplement le produit du caprice, d'un jeu désintéressé
d'un producteur. Par ailleurs, l'ensemble du pouvoir d'achat qui
existe dans cette société déterminée, à un moment déterminé,
et qui est destiné à être dépensé sur le marché, qui n'est
pas thésaurisé, devrait être destiné à acheter l'ensemble
de ces marchandises produites, s'il doit y avoir équilibre économique.
Cet équilibre implique donc que l'ensemble de la production
sociale, l'ensemble des forces productives à la disposition de
la société, l'ensemble des heures de travail dont cette société
dispose, aient été partagés entre les différentes branches
industrielles, proportionnellement à la manière dont les
consommateurs partagent leur pouvoir d'achat entre leurs différents
besoins solvables. Lorsque la répartition des forces
productives ne correspond plus à cette répartition des
besoins, l'équilibre économique est rompu, surproduction et
sous-production apparaissent côte à côte.
Prenons
un exemple un peu banal : vers la fin du XIXe et au début
du XXe siècle, dans une ville comme Paris, il y
avait une industrie de la carrosserie et des différentes
marchandises rattachées au transport par attelage, qui occupait
des milliers, sinon des dizaines de milliers de travailleurs.
En
même temps naît l'industrie automobile, qui est encore une
toute petite industrie, mais il y a des dizaines de
constructeurs, et elle occupe déjà plusieurs milliers
d'ouvriers.
Or,
qu'est-ce qui se passe pendant cette période ? Le nombre
d'attelages commence à diminuer et le nombre d'autos commence
à augmenter. Vous avez donc d'une part la production pour
transport par attelage qui a tendance à dépasser les
besoins sociaux, la manière dont l'ensemble des Parisiens
partagent leur pouvoir d'achat ; et vous avez, d'autre part, une
production d'autos qui reste inférieure aux besoins
sociaux ; une fois que l'industrie automobile a été lancée,
elle l'a été dans un climat de pénurie jusqu'à la production
en série. Il y avait moins d'autos qu'il n'y avait de demandes
sur le marché.
Comment
exprimer ces phénomènes en termes de la théorie de la
valeur-travail ? On peut dire que dans les secteurs de
l'industrie de l'attelage, on dépense plus de travail qu'il
n'en est socialement nécessaire, qu'une partie du travail
ainsi fourni par l'ensemble des entreprises de l'industrie de
l'attelage est un travail socialement gaspillé, qui ne trouve
plus d'équivalent sur le marché, qui produit donc des
marchandises invendables. Quand des marchandises sont
invendables en société capitaliste, cela veut dire qu'on a
investi dans une branche industrielle déterminée du travail
humain qui s'avère ne pas être du travail socialement nécessaire,
c'est-à-dire en contrepartie duquel il n'y a pas de
pouvoir d'achat sur le marché. Du travail qui n'est pas
socialement nécessaire, c'est du travail gaspillé, c'est du
travail qui ne produit pas de valeur. Nous voyons donc que la
notion de travail socialement nécessaire recouvre toute une série
de phénomènes.
Pour
les produits de l'industrie de l'attelage, l'offre dépasse la
demande, les prix tombent et les marchandises restent
invendables. Au contraire, dans l'industrie automobile, la
demande dépasse l'offre, et pour cette raison les prix
augmentent et il y a sous-production. Mais se contenter de ces
banalités sur l'offre et la demande, c'est s'arrêter à
l'aspect psychologique et individuel du problème. En
approfondissant au contraire son aspect collectif et social, on
comprend ce qu'il y a derrière ces apparences, dans une société
qui est organisée sur la base d'une économie du temps de
travail. Quand l'offre dépasse la demande, cela veut dire que
la production capitaliste qui est une production anarchique, une
production non planifiée, non organisée, a anarchiquement
investi, dépensé dans une branche industrielle plus d'heures
de travail qu'il n'était socialement nécessaire, qu'elle a
fourni une série d'heures de travail en pure perte, qu'elle a
donc gaspillé du travail humain, et que ce travail humain
gaspillé ne sera pas récompensé par la société. A
l'inverse, une branche industrielle pour laquelle la demande est
encore supérieure à l'offre c'est, si vous voulez, une branche
industrielle qui est encore sous-développée par rapport aux
besoins sociaux et c'est donc une branche industrielle qui a dépensé
moins d'heures de travail qu'il n'en est socialement nécessaire
et qui, de ce fait, reçoit de la société une prime, pour
augmenter cette production et l'amener à un équilibre avec
les besoins sociaux.
Voilà
un aspect du problème du travail socialement nécessaire en régime
capitaliste. L'autre aspect de ce problème est plus exactement
lié au mouvement de la productivité du travail. C'est la deuxième
chose, mais en faisant abstraction des besoins sociaux, de
l'aspect « valeur d'usage » de la production.
Il
y a en régime capitaliste une productivité du travail qui est
constamment en mouvement. Il y a toujours, grosso modo, trois
sortes d'entreprises (ou de branches industrielles) : celles qui
sont technologiquement justes à la moyenne sociale; celles qui
sont arriérées, démodées, en perte de vitesse, inférieures
à la moyenne sociale; et celles qui sont technologiquement en
pointe, supérieures à la productivité moyenne.
Qu'est-ce
que cela veut dire : une branche ou une entreprise qui est
technologiquement arriérée, dont la productivité du travail
est inférieure à la productivité moyenne du travail? Vous
pouvez vous représenter cette branche ou cette entreprise par
le cordonnier fainéant de tout à l'heure; c'est-à-dire qu'il
s'agit d'une branche ou d'une entreprise qui, au lieu de
pouvoir produire une quantité de marchandises en 3 heures de
travail, comme l'exige la moyenne sociale de la productivité
à ce moment donné, exige 5 heures de travail pour produire
cette quantité. Les deux heures de travail supplémentaires ont
été fournies en pure perte, c'est du gaspillage de travail
social, d'une fraction du travail total disponible à la société
et en échange de ce travail gaspillé, elle ne recevra aucun équivalent
de la société. Cela veut donc dire que le prix de vente de
cette industrie ou de cette entreprise qui travaille en-dessous
de la moyenne de la productivité se rapproche de son prix de
revient, ou qu'il tombe même en-dessous de ce prix de revient,
c'est-à-dire qu'elle travaille avec un taux de profit très
petit ou même qu'elle travaille à perte.
Par
contre, une entreprise ou une branche industrielle qui a une
niveau de productivité au-dessus de la moyenne (pareille au
cordonnier qui peut produire deux paires de souliers en 3
heures, alors que la moyenne sociale est d'une paire toutes
les trois heures) cette entreprise ou cette branche
industrielle économise des dépenses de travail social et elle
touchera, de ce fait, un surprofit, c'est-à-dire que la différence
entre le prix de vente et son prix de revient sera supérieure
au profit moyen.
La
recherche de ce surprofit, c'est bien sûr, le moteur de toute
l'économie capitaliste. Toute entreprise capitaliste est poussée
par la concurrence à essayer d'avoir plus de profits, car
c'est seulement à cette condition qu'elle peut constamment améliorer
sa technologie, sa productivité du travail. Toutes les firmes
sont donc poussées dans cette voie, ce qui implique que ce qui
était d'abord une productivité au-dessus de la moyenne finit
par devenir une productivité moyenne. Alors le surprofit
disparaît. Toute la stratégie de l'industrie capitaliste tient
de ce fait, dans ce désir de toute entreprise de conquérir
dans un pays une productivité au-dessus de la moyenne, afin
d'obtenir un surprofit, ce qui provoque un mouvement qui fait
disparaître le surprofit de par la tendance à l'élévation
constante de la moyenne de la productivité du travail.
C'est ainsi qu'on arrive à la péréquation tendancielle du
taux de profit.
Origine
et nature de la plus-value
Qu'est-ce
que c'est maintenant que la plus-value? Considérée du point de
vue de la théorie marxiste de la valeur, nous pouvons déjà répondre
à cette question. La plus-value, ce n'est rien d'autre que la forme
monétaire du surproduit social, c'est-à-dire la forme monétaire
de cette partie de la production du prolétaire qui est abandonnée
sans contrepartie au propriétaire des moyens de production.
Comment
cet abandon s'effectue-t-il pratiquement dans la société
capitaliste? Il se produit à travers l'échange, comme toutes
les opérations importantes de la société capitaliste, qui
sont toujours des rapports d'échange. Le capitaliste achète la
force de travail de l'ouvrier, et en échange de ce salaire, il
s'approprie tout le produit fabriqué par cet ouvrier, toute
la valeur nouvellement produite qui s'incorpore dans la valeur
de ce produit.
Nous
pouvons dire dès lors que la plus-value, c'est la différence
entre la valeur produite par l'ouvrier et la valeur de sa propre
force de travail. Quelle est la valeur de la force de travail?
Cette force de travail est une marchandise dans la société
capitaliste, et comme la valeur de toute autre marchandise, la
valeur c'est la quantité de travail socialement nécessaire
pour la produire et la reproduire, c'est-à-dire les frais
d'entretien de l'ouvrier, au sens large du terme. La notion de
salaire minimum vital, la notion de salaire moyen, n'est pas une
notion physiologiquement rigide mais incorpore des besoins qui
changent avec les progrès de la productivité du travail,
qui, en général, ont tendance à augmenter avec les progrès
de la technique et qui ne sont pas exactement comparables dans
le temps. On ne peut pas comparer quantitativement le salaire
minimum vital de l'année 1830 avec celui de 1960, des théoriciens
du P.C.F. l'ont appris à leurs dépens. On ne peut comparer
valablement le prix d'une motocyclette en 1960 au prix d'un
certain nombre de kilos de viande 1830, pour conclure que la
première «vaut» moins que les seconds.
Ceci
dit, nous répétons que les frais d'entretien de la force de
travail constituent donc la valeur de la force de travail, et
que la plus-value constitue la différence entre la valeur
produite par la force de travail, et ses propres frais
d'entretien.
La
valeur produite par la force de travail est mesurable simplement
par la durée de ce travail. Si un ouvrier travaille 10 heures,
il a produit une valeur de
10 heures de travail.
Si les frais de l'entretien de l'ouvrier, c'est-à-dire
l'équivalent de son salaire, représentaient également 10 heures
de travail, alors il n'y aurait pas de plus-value. Ce n'est là
qu'un cas particulier d'une règle plus générale : lorsque
l'ensemble d'un produit du travail est égal au produit nécessaire
pour nourrir et entretenir le producteur, il n'y pas de
surproduit social.
Mais
en régime capitaliste, le degré de productivité du travail
est tel que les frais d'entretien du travailleur sont toujours
inférieurs à la quantité de la valeur nouvellement produite.
C'est-à-dire qu'un ouvrier qui travaille 10 heures, n'a pas
besoin de l'équivalent de 10 heures de travail pour se
maintenir en vie d'après les besoins moyens de l'époque. L'équivalent
du salaire ne représente toujours qu'une fraction d'une journée
de travail ; et ce qui est au-delà de cette fraction, c'est
la plus-value, c'est le travail gratuit que l'ouvrier fournit et
que le capitaliste s'approprie sans aucun équivalent.
D'ailleurs, si cette différence n'existait pas, aucun patron
n'embaucherait un ouvrier, car l'achat de la force de travail ne
leur procurerait aucun profit.
Validité
de la théorie de la valeur-travail
Pour
conclure, trois preuves traditionnelles de la théorie de la
valeur-travail.
Une
première preuve, c'est la preuve analytique, ou, si
vous voulez, la décomposition du prix de chaque marchandise
dans ses éléments constituants, démontrant que si on
remonte suffisamment loin, on ne trouve que du travail.
Le
prix de toute marchandise peut être ramené à un certain
nombre d'éléments : l'amortissement des machines et des bâtiments,
ce que nous appelons la reconstitution dû capital fixe; le
prix des matières premières et des produits auxiliaires; le
salaire; et finalement tout ce qui est la plus-value : profit,
intérêts, loyers, impôts, etc.
En
ce qui concerne ces deux derniers éléments, le salaire et la
plus-value, nous savons déjà que c'est du travail et du
travail pur. En ce qui concerne les matières premières, la
plupart de leurs prix se réduisent en grande partie au travail;
par exemple plus de 60 % du prix de revient du charbon est
constitué par les salaires. Si, au départ, nous décomposons
le prix de revient moyen des marchandises en 40 % de salaires,
20 % de plus-value, 30 % de matières premières et 10 % de
capital fixe et si nous supposons que 60 % du prix de revient
des matières premières se laissent réduire à du travail,
nous avons donc déjà 78 % du total du prix de revient réduits
au travail. Le reste du prix de revient des matières premières
se décompose en prix d'autres matières premières - à leur
tour réductibles à 60 % du travail - et prix d'amortissement
des machines. Les prix des machines comportent une bonne part du
travail (par exemple 40 %) et des matières premières (par
exemple 40 % également). La part du travail dans le prix moyen
de toutes les marchandises passe ainsi successivement à 83 %,
à 87 %, 89,5 %, etc. Il est évident que plus nous poursuivons
cette décomposition, plus tout le prix tend à se réduire à
du travail, et seulement à du travail. La deuxième preuve
c'est la preuve logique; c'est celle qui se trouve au début
du Capital de Marx, et qui a déconcerté pas mal de
lecteurs, parce qu'elle ne constitue certainement pas la manière
pédagogique la plus simple pour aborder le problème.
Marx
pose la question suivante : il y a un grand nombre de
marchandises. Ces marchandises sont interchangeables, ce qui
veut dire qu'elles doivent avoir une qualité commune, car tout
ce qui est interchangeable est comparable, et tout ce qui est
comparable doit avoir au moins une qualité commune. Des
choses qui n'ont aucune qualité commune sont par définition
incomparables.
Regardons
chacune de ces marchandises. Quelles sont leurs qualités?
Elles ont tout d'abord une série infinie de qualités
naturelles : poids, longueur, densité, couleur, largeur,
nature moléculaire, bref toutes leurs qualités naturelles,
physiques, chimiques, etc. Est-ce qu'une quelconque de ces
qualités physiques peut être à la base de leur comparabilité
en tant que marchandises, peut être la commune mesure de leur
valeur d'échange? Est-ce peut-être le poids? Manifestement
non, parce que un kilo de beurre n'a pas la même valeur qu'un
kilo d'or. Est-ce le volume? Est-ce la longueur? Des exemples démontreront
immédiatement qu'il n'en est rien. Bref, tout ce qui est qualité
naturelle de la marchandise, tout ce qui est qualité physique,
chimique de cette marchandise, détermine bien la valeur
d'usage, son utilité relative, mais pas sa valeur d'échange.
La valeur d'échange doit donc faire abstraction de tout ce qui
est qualité naturelle, physique, de la marchandise.
On
doit trouver dans toutes ces marchandises une qualité commune
qui ne soit pas physique, Marx conclut : la seule qualité
commune de ces marchandises qui ne soit pas physique, c'est leur
qualité d'être toutes des produits du travail humain, du
travail humain pris dans le sens abstrait du terme.
On
peut considérer le travail humain de deux différentes manières.
On peut le considérer comme travail concret, spécifique : le
travail du boulanger, le travail du boucher, le travail du cordonnier,
le travail du tisserand, le travail du forgeron, etc. Mais tant
qu'on le considère comme travail spécifique, concret, on le
considère précisément comme travail produisant seulement
des valeurs d'usage.
On
considère alors précisément toutes les qualités qui sont
physiques et qui ne sont pas comparables entre les
marchandises. La seule chose que les marchandises ont de
comparable entre elles du point de vue de leur valeur d'échange,
c'est qu'elles soient toutes produites par du travail humain
abstrait, c'est-à-dire produites par des producteurs liés
entre eux par des rapports d'équivalence, basés sur le fait
qu'ils produisent tous des marchandises pour l'échange. C'est
donc le fait d'être le produit du travail humain abstrait qui
est la qualité commune des marchandises, qui fournit la mesure
de leur valeur d'échange, de leur possibilité d'être échangée.
C'est donc la qualité de travail socialement nécessaire pour
les produire qui détermine la valeur d'échange de ces
marchandises.
Ajoutons
tout de suite que ce raisonnement de Marx est à la fois
abstrait et assez difficile, et qu'il débouche au moins sur un
point d'interrogation que d'innombrables critiques du marxisme
ont essayé d'utiliser sans grand succès d'ailleurs!
Le
fait d'être produit du travail humain abstrait est-il vraiment
la seule qualité commune entre toutes les marchandises,
en dehors de leurs qualités naturelles? Il y a pas mal
d'auteurs qui ont cru en découvrir d'autres, qui, en général
alors, se laissent tout de même réduire soit à des qualités
physiques, soit au fait d'être le produit du travail abstrait.
Une
troisième et dernière preuve de la justesse de la théorie de
la valeur-travail, c'est la preuve par l'absurde, qui est
d'ailleurs la plus élégante et la plus «moderne».
Imaginons
un instant une société dans laquelle le travail humain vivant
aurait tout à fait disparu, c'est-à-dire dans laquelle toute
la production aurait été 100 % automatisée. Bien entendu,
aussi longtemps qu'on se trouve dans la phase intermédiaire,
que nous connaissons actuellement, pendant laquelle il y a déjà
du travail complètement automatisé, c'est-à-dire quelques
usines qui n'emploient plus d'ouvriers, alors qu'il y en a
d'autres dans lesquelles le travail humain continue à être
utilisé, il n'y a pas de problème théorique particulier qui
se pose mais simplement un problème de transfert de plus-value
d'une entreprise vers une autre. C'est une illustration de la
loi de la péréquation du taux de profit que nous examinerons
dans l'exposé suivant.
Mais
imaginons ce mouvement poussé jusqu'à sa conclusion extrême.
Le travail humain est totalement éliminé de toutes les
formes de production, de toutes les formes de service. Est-ce
que dans ces conditions la valeur peut subsister? Que serait une
société dans laquelle il n'y aurait plus personne qui aurait
des revenus mais dans laquelle les marchandises continueraient
à avoir une valeur et à être vendues? Une telle situation
serait manifestement absurde. On produirait une masse immense de
produits dont la production ne créerait aucun revenu, puisqu'il
n'y aurait aucune personne humaine intervenant dans cette production.
Mais on voudrait « vendre » ces produits pour lesquels il n'y
aurait plus aucun acheteur! Il est évident que dans une société
pareille, la distribution des produits ne se ferait plus sous
la forme de vente de marchandises, vente rendue d'ailleurs
absurde par l'abondance produite par l'automatisation générale.
En
d'autres termes, la société dans laquelle le travail humain
est totalement éliminé de la production, dans le sens le
plus général du terme, y compris
les services, c'est
une société
dans laquelle la valeur d'échange a également disparu.
Ceci prouve bien la justesse de la théorie au moment où le
travail humain a disparu de la production, la valeur a disparu
elle aussi.
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