Voici le texte du discours que le Cde
Ernest Mandel, rédacteur en chef de « La Gauche », a prononcé au
Congrès du P.S.B. le 12 décembre, comme dernier orateur inscrit
dans le débat sur la discipline, avant la réponse du président
Léo Collard. Le passage du texte imprimé en italiques n'a pas
été prononcé parce qu'Ernest Glinne, député de Charleroi, qui
avait pris la parole pour notre tendance au début de
l'après-midi du 12 décembre, avait déjà développé les mêmes
thèmes.
LE LIBRE EXERCICE DU DROIT DE TENDANCE
La motion d'incompatibilité entre
l'appartenance au P.S.B. et l'exercice des fonctions de membre
du Conseil Général du M.P.W. ou de collaborateur à « La Gauche »
et à « links », que le Bureau du Parti soumet à ce Congrès,
remet en question, dans les faits, l'exercice du droit de
tendance.
Une chose est le droit des membres
INDIVIDUELS du Parti de défendre leurs positions au sein des
assemblées locales, fédérales et nationales du Parti. Cela n'est
pas l'exercice du droit de tendance.
Autre chose est le droit d'un certain nombre
de membres du Parti, qui croient que la majorité du Parti se
trompe, de défendre leurs opinions AVEC EFFICACITE, c'est-à-dire
avec des chances réelles de pouvoir convaincre la majorité,
c'est-à-dire par la parution d'organes de tendance.
Voilà ce qu'est l'exercice du droit de
tendance, qui est aussi indispensable à la démocratie dans le
Parti que la liberté de la presse l'est à la démocratie dans la
société. Sans diversité d'opinions, il n'y a pas de démocratie.
Sans informations contradictoires, il n'y a pas de démocratie.
Au cours des débats préparatoires à ce
congrès, la Fédération bruxelloise a longuement insisté sur le
rôle néfaste de certains grands journaux dans le résultat
mauvais des élections communales. On y a dit: si 2 ou 300.000
personnes lisent jour après jour une certaine prose
antisocialiste, il est évident que les résultats des élections
s'en ressentent.
Cette analyse est correcte. Mais elle
s'applique aussi à la situation à l'intérieur du Parti. Il est
du devoir du Bureau du Parti, des directeurs des journaux
officiels du Parti, de défendre dans ces journaux l'opinion de
la majorité. C'est normal; c'est la règle du jeu. Mais cela
signifie objectivement que les 250.000 membres du Parti sont
soumis, jour après jour, au feu roulant d'une seule opinion.
Si devant cette situation de fait, les
camarades de la minorité ne disposent que de la tribune des
assemblées et des congrès pour défendre leurs opinions, alors
les dés sont pipés, les membres au Parti ne disposent pas tous
de droits effectivement égaux, et la minorité ne dispose plus
d'aucun moyen efficace pour faire triompher ses opinions.
Il est possible de considérer pareille
situation comme normale, et comme correspondant à l'intérêt du
Parti. Mais il est possible de le faire à une seule condition:
celle de considérer la majorité, le Bureau et les dirigeants du
Parti comme infaillibles. Dans ce cas, et dans ce cas seulement,
il est utile pour le Parti que la minorité soit placée dans
l'impossibilité de faire triompher ses opinions.
Mais si on suppose que le Bureau, les
dirigeants du Parti et la majorité ne peuvent se tromper, ne
fût-ce qu'une fois sur dix, ALORS IL EST DE L'INTERET DU PARTI,
DE TOUT LE PARTI, Y COMPRIS DE L'INTERET DE LA MAJORITE
ELLE-MEME, que la minorité puisse défendre ses opinions avec des
chances égales, c'est-à-dire au moyen d'organes de tendance. Car
une telle possibilité pour la minorité de lutter à chances
égales devient alors la condition pour que le Parti puisse
découvrir et corriger à temps des erreurs commises par le
Bureau, ses dirigeants et sa majorité, et qu'il ne soit pas
condamné à traîner ses erreurs durant des années, voire des
décennies.
Ces chances seraient d'ailleurs « égales »
pour tous de manière fort relative, même dans ces conditions.
Car que pèsent les quelque 10.000 exemplaires des journaux de
tendance devant la presse quotidienne du Parti? Mais si vous
supprimez ces journaux, vous désarmez complètement la minorité,
vous la condamnez au silence 350 sur 365 jours par an!
Proclamez donc l'infaillibilité du Bureau,
proclamez que nos camarades Collard, Van Eynde, Spaak, sont
aussi infaillibles que le pape Pie XII ou que Joseph Staline, ou
admettez, dans l'intérêt du Parti, que les minorités puissent
disposer d'organes de tendance, que «La Gauche» et « Links »
puissent continuer à paraître.
IL N'Y A PAS EU D'INDISCIPLINE
On introduit une confusion entre la LIBRE
EXPRESSION D'UNE OPINION, qui est l'exercice du droit de
tendance, et une ACTION D'INDISCIPLINE, qui est en effet
normalement inadmissible dans un parti.
On en arrive ainsi à la conception selon
laquelle ce serait de l'indiscipline que d'affirmer après un
congrès que la majorité s'y est trompée! Pourtant, Collard
lui-même a écrit dans «Le Peuple», la « Volksgazet » et «Vooruit»
du 24 octobre 1962, c'est-à-dire APRES que le Congrès eût décidé
la participation ministérielle: « Il n'est donc pas question de
contester à ceux qui pensent que les socialistes ont tort
d'entrer au gouvernement ou d'y rester, le droit de le dire ou
de l'écrire. » (Retraduit du néerlandais.)
Malgré cette promesse formelle, tout le
procès qu'on intente maintenant à notre tendance est basé sur
l'affirmation que l'expression de notre opinion au lendemain de
certains congrès du Parti serait déjà en soi de l'indiscipline!
L'article de Léo Collard dans «Le Peuple» du 2 décembre 1964,
qui rassemble les matériaux d'accusation contre notre tendance,
est entièrement fondé sur cette identification des expressions
d'opinion avec l'indiscipline. En réalité, LE PRESIDENT DU PARTI
A ETE INCAPABLE DE CITER UN SEUL ACTE D'INDISCIPLINE DE LA PART
DE « LA GAUCHE »!
Premier chef d'accusation: le «compromis des
socialistes». Or, sur cette question, «La Gauche» s'est
contentée après le congrès du P.S.B. d'affirmer que, selon elle,
la majorité du Congrès s'était trompée. C'est tout. Elle n'a
mené aucune campagne sur cette question après le congrès, et
personne ne pourra démontrer le contraire, les numéros de notre
journal en main.
Deuxième chef d'accusation: les élections
communales. Glinne a déjà répondu sur le fond. On ne pourra
trouver dans «La Gauche» aucune ligne qui appelle les
socialistes à voter pour les candidats d'autres partis que le
P.S.B. On pourra y trouver au contraire plusieurs articles qui
disent qu'il faut voter socialiste.
Nous sommes étonnés qu'un homme comme Léo
Collard nous rétorque à cette objection: «Mais vous n'avez
jamais désavoué Yerna». Le Président du Parti sait tout de même
qu'il y a une différence entre le fait de commettre un acte et
le fait de ne pas désavouer un acte! Comment peut-on parler
d'indiscipline dans le second cas?
Nous avons écrit que nous n'approuvons
évidemment pas le fait d'appeler à voter pour un autre parti que
le P.S.B. Mais nous n'avons pas désavoué et nous ne désavouons
pas Jacques Yerna. Car nous sommes convaincus qu'on lui cherche
une mauvaise querelle, puisqu'on ne condamne point divers
dirigeants et mandataires du Parti qui, eux aussi, comme Yerna,
ont appelé les électeurs à voter pour des candidats de divers
partis dont ceux du P.S.B.
Mais il y a le troisième exemple cité par le
président Collard qui permet de mieux saisir à la fois la portée
et l'utilité du droit de tendance, et le fait que «La Gauche»
n'a point enfreint la discipline du Parti. C'est l'exemple des
projets sur le maintien de l'ordre.
Dès que le texte des projets fut connu, « La
Gauche », le M.P.W. et « links » ont ameuté les travailleurs de
ce pays contre les dangers très graves que ces projets
comportaient pour le libre exercice du droit de grève, alors que
certains citoyens-ministres ont parlé à ce propos de « « projets
de promotion syndicale » !
NOUS SOMMES FIERS D'AVOIR FAIT CE TRAVAIL DE
MOBILISATION. Nous sommes fiers du fait que les deux tiers des
points, que nous avions été les premiers à dénoncer - la date
des numéros de « La Gauche » en témoigne ! - ont abouti à des
amendements de députés socialistes qui ont enlevé en partie les
aspects les plus dangereux de ces projets.
Tout cela nous l'avons fait AVANT le congrès
du Parti qui a adopté une position définitive à l'égard des
projets amendés. Ce ne furent donc pas des actes d'indiscipline
commis par notre tendance.
Il est vrai qu'à notre avis, tous les aspects
de ces projets qui sont dangereux pour le mouvement syndical et
pour les masses laborieuses n'ont pas été éliminés grâce aux
amendements socialistes. Mais nous ne sommes pas seuls à penser
ainsi. APRES le congrès du P.S.B. qui a décidé d'approuver les
projets amendés, s'est tenu un COMITE NATIONAL ELARGI DE LA
F.G.T.B., où 46% des mandats, représentant plus de 300.000
travailleurs, et notamment 70% des représentants des
travailleurs wallons, se sont prononcés CONTRE l'adoption des
projets approuvés par le Congrès du P.S.B.
Il est vrai aussi qu'après ce congrès, nous
avons écrit qu'à notre avis il s'était trompé. Mais je vous le
demande: oseriez-vous affirmer, en votre âme et conscience, que
le résultat des élections communales aurait été meilleur pour le
P.S.B. S'IL NE S'ETAIT TROUVEE AUCUNE TENDANCE AU SEIN DU P.S.B.
POUR EXPRIMER TOUT HAUT, DANS L'ARENE POLITIQUE, LA CONVICTION
DE PLUS DE 300.000 TRAVAILLEURS AFFILIES A LA F.G.T.B.?
La preuve que vous ne le pensez pas, c'est
que vous ne condamnez point le véritable ACTE D'INDISCIPLINE
qu'a été le vote des quinze députés socialistes à la Chambre
rompant avec la discipline du groupe et du Congrès sur cette
question, et parmi lesquels se trouvaient TOUS LES DEPUTES
SOCIALISTES LIEGEOIS ! Nous sommes entièrement solidaires de ces
camarades, et nous les félicitons de leur courage. Mais c'est
quand même un peu fort que vous voulez nous condamner pour avoir
exprimé une opinion, alors que vous n'osez pas condamner ceux
qui ont posé un acte d'indiscipline.
De même vous savez fort bien que d'autres
mandataires, et non les moindres, ont, comme nous, mais sur
d'autres sujets, combattu publiquement des décisions de Congrès
qui ne leur plaisaient pas. La politique militaire du Parti,
adoptée au congrès de décembre 1960, qui s'oppose à remploi
d'armes nucléaires par l'armée belge et qui réclame une
réduction importante des dépenses militaires, a été critiquée
publiquement par le citoyen Spaak, devant le CERCLE MARS ET
MERCURE, qu'on pourra difficilement présenter comme un milieu
«interne au Parti». Et faut-il rappeler qu'avant la guerre, le
citoyen Spaak, premier ministre, a pu violer une décision de
Congrès s'opposant à la reconnaissance du gouvernement
franquiste de Burgos ? Il est vrai qu'on fait pour les grands ce
qu'on ne fait guère pour les communs des membres du Parti, et
qu'un autre Congrès a pu ratifier par la suite la décision
indisciplinée de Spaak, Vandervelde étant mort entre les deux
congrès...
Pourquoi dès lors ce système de deux poids et
de deux mesures, à l'égard de notre tendance et à l'égard de
puissants mandataires du Parti, en matière de liberté
d'expression, publique et de discipline?
POURQUOI LA CHASSE AUX SORCIERES ?
Pourquoi cette question de discipline
est-elle maintenant soulevée contre la tendance de gauche dans
le Parti? Parce qu'au lendemain des élections communales du 11
octobre, les dirigeants du P.S.B. ont voulu expliquer l'échec
subi par le Parti par l'action «dissolvante» de «La Gauche» et
du M.P.W.
Ces camarades ne peuvent pas comprendre que
l'échec électoral du 11 octobre est dû à leur orientation
politique. Ils ne peuvent pas comprendre qu'une partie
croissante des masses laborieuses re-jette cette orientation et
a, pour cette raison, refusé de voter socialiste le 11 octobre.
Parce que «La Gauche» a reflété ce mécontentement, a attiré
l'attention du Parti sur les dangers qu'il court en poursuivant
son cours erroné, l'a averti qu'il allait droit à un échec
électoral, on nous présente maintenant comme les « méchants » et
les « traîtres» qui auraient CAUSE cet échec. La belle logique,
en vérité! C'est le baromètre qui aurait causé la pluie. C'est
la démonologie qu'on veut substituer à la sociologie électorale.
Il y a un triste précédent pour une attitude
de ce genre. Aux Etats-Unis, il y a eu, au début des années '50,
une même incompréhension des échecs graves subis par la
politique étrangère de ce pays, notamment en Chine et en Corée.
Cette incompréhension a abouti à une théorie stupide selon
laquelle ces échecs ne seraient pas dus à une politique erronée,
mais à l'infiltration des pions communistes au sein de
l'administration américaine. Vous connaissez la tournure qu'ont
prise ensuite les événements: maccarthysme, chasse aux
sorcières, candidature de Goldwater, extrémisme de la JOHN BIRCH
SOCIETY qui affirme froidement que les présidents des Etats-Unis
eux-mêmes étaient des « agents communistes ».
Prenez garde que la même méthode n'aboutisse
aux même résultats dans le Parti! Prenez garde qu'après nous
avoir excommuniés vous ne soyez obligés d'instaurer un système
dé délation systématique, pour savoir qui continue à collaborer
avec nous, fût-ce sous un nom d'emprunt! Prenez garde qu'après
nous avoir exclus, vous ne soyez condamnés à étouffer toute
nouvelle opposition, toute nouvelle discussion, sous prétexte
qu'elle n'est que l'écho de «La Gauche». La répression
systématique, la chasse aux sorcières, ont une logique propre,
et c'est une logique terrible. Il n'y a jamais qu'une seule
charrette d'hérétiques qui est envoyée au bûcher!
NOUS ACCUSONS LE BUREAU DE NE PAS AVOIR
RESPECTE LES DECISIONS DES CONGRES DE 1958 ET DE 1959
Le véritable problème posé devant ce Congrès
est ailleurs. Les décisions des congrès doivent engager tout le
Parti, nous dit-on. Mais il se fait que les décisions d'un
congrès sont contradictoires avec les décisions d'autres
congrès.
Les Congrès de 1958 et de 1959 avaient adopté
un nouveau programme d'action du P.S.B., auquel «La Gauche»
avait applaudi de toutes ses forces, ne fût-ce que parce qu'elle
avait apporté sa modeste contribution à l'élaboration d'un
pareil programme.
Collard nous avait à ce moment promis que le
P.S.B. ne participerait plus au gouvernement si la majeure
partie de ce programme ni figurait pas à la plate-forme
gouvernementale. Il est vrai que le Congrès d'avril 1961 avait
décidé la participation gouvernementale, à une majorité très
large, contre les avertissements de la tendance de gauche qui
avait dénoncé dès cette époque le fait que la plate-forme du
gouvernement Lefèvre ne contenait qu'une partie mineure, du
programme du Parti.
Aujourd'hui, ou plutôt demain, le bilan sera
fait. Mais vous savez tous que l'INSTITUT EMILE VANDERVELDE NOUS
A, EN FAIT, DONNE RAISON EN CONSTATANT QU'IL Y A UN GRAND ECART
ENTRE LES REALISATIONS GOUVERNEMENTA-LES ET LE PROGRAMME DU
PARTI.
A cette constatation, on répond en parlant
d'autre chose, à savoir le fait qu'on ne pourrait pas reprocher
au gouvernement de ne pas avoir réaliser des points du programme
socialistes qui n'avaient pas été retenus dans la déclaration
ministérielle.
Mais il ne s'agit pas de reprocher cela au
gouvernement; il s'agit de reprocher au Bureau d'avoir induit en
erreur le Congrès d'avril 1961 en présentant la plate-forme
gouvernementale comme étant plus rapprochée du programme
d'action socialiste qu'eUe ne le fût en réalité. IL S'AGIT
SURTOUT DE REPROCHER AU BUREAU DE N'AVOIR RIEN FAIT POUR
POPULARISER ET DEFENDRE LE PROGRAMME SOCIALISTE DE 1958-59 DANS
L'OPI-NION PUBLIQUE, INDEPENDEMMENT DU GOUVERNEMENT.
Que ne nous a-t-on rabattu les oreilles avec
la formule que «le Parti n'est pas le gouvernement», que la
politique du Parti ne s'identifie pas à celle du gouvernement,
que le Parti a le devoir de continuer à rester lui-même et à
défendre ses propres idées, même lorsqu'il participe au
gouvernement !
Nous posons donc la question: pourquoi le
Bureau n'a-t-il pas respecté les décisions des Congrès de 1958
et de 1959? Pourquoi ne les a-t-il pas défendues publiquement,
avec acharnement, semaine après semaine? La matière d'actualité
pour ce faire n'a point fait défaut, pourtant. EST-CE PEUT-ETRE
PARCE QU'EN PRATIQUE, IL S'EST AVERE IMPOSSIBLE DE DEFENDRE A LA
FOIS LA POLITIQUE GOUVERNEMENTALE ET LE PROGRAMME DU PARTI ? Ce
ne sont pas les directeurs des quotidiens socialistes qui me
démentiront!
«La Gauche» quant à elle, peut dire avec
fierté qu'eue a respecté ces décisions de Congrès-là, et qu'emme
a apporté sa modeste contribution à la popularisation de
réformes de structure anticapitalistes, depuis avril 1961 comme
avant avril 1961. Mais tout le monde ne pourra pas en dire
autant...
Ce qui est plus grave: le résultat électoral
du 11 octobre a démontré que la participation ministérielle,
loin de nous rapprocher d'une majorité absolue, nous en éloigne!
Le citoyen Spaak l'a reconnu au congrès de la Fédération
Liégeoise. Il a conclu, en généralisant un peu vite: DORENAVANT,
IL SERA IMPOSSIBLE DE CONQUERIR LA MAJORITE ABSOLUE
Comment, dans ces conditions, le Parti
pourra-t-il jamais réaliser son programme, s'il continue à se
fier exclusivement aux moyens électoraux et parlementaires?
Pareil aveu n'implique-t-il pas en pratique l'abandon de tout
espoir de jamais réaliser le socialisme ?
LA BUT DES SOCIALISTES DOIT RESTER CELUI
DE RENVERSER LE CAPITALISME
On nous accuse souvent, nous marxistes,
socialistes de gauche, d'être des «archéo-marxistes». Cette
accusation a trouvé son écho dans ce Congrès, lors-que le
citoyen Geldolf a dit que ne sont vraiment de gauche que ceux
qui s'appuient sur les données de l'économie et de la sociologie
de 1964, et non pas sur des idées de 1848, tout à fait
dépassées. L'idée du capitalisme, tel qu'il est décrit dans
notre CHARTE DE QUAREGNON, le but du socialisme tel qu'il s'y
trouve précisé, sont-ce là des « idées de 1848 »?
Les statistiques des droits de succession
payés en 1961 qui viennent de paraître il y a quelques semaines
dans le « Bulletin de Statistiques » ; ceux des droits de
succession payés en 1960 qui ont été publiés en mars dernier;
ceux des années précédentes publiés il n'y a guère, présentent
le tableau suivant de la REPARTITION ACTUELLE DE LA FORTUNE
PRIVEE EN BELGIQUE (je dis bien « actuelle » et non en 1848) :
• 63 à 65% des ménages détiennent de 12 à
13% de la fortune privée ;
• le 1% des ménages, le plus riche, détient
de 30 à 33% de la fortune privée ;
• les 3% des ménages les plus riches
détiennent de 44 à 47%, donc près de la moitié, de la fortune
privée en Belgique !
Cette formidable concentration de richesse
économique, aujourd'hui comme en 1848, peut-elle être effacée
par autre chose que par l'appropriation collective des moyens de
production, de distribution et d'échange?
La véritable concentration de PUISSANCE
économique est encore bien plus forte que cette concentration de
RICHESSE; car les plus riches commandent d'immenses fortunes qui
ne leur appartiennent qu'en partie, grâce au SYSTEME DES
HOLDINGS. LE RECENT SCANDALE DE LA SOFINA N'A-T-IL PAS DEMONTRE
QUE SIX PERSONNES - M. Gutt, le baron Snoy, M. Frère, le baron
Boël et MM. Nokin et Puissant-Baeyens - ONT DECIDE DU SORT DES 7
OU 8 MILLIARDS D’ACTIF QUE COMPORTE CE HOLDING?
D'aucuns rétorquent que si cette
concentration de richesse et de puissance capitaliste est
effectivement un fait, les travailleurs ne se passionnent
pourtant guère pour le renversement du capitalisme, à partir du
moment où leur STANDING s'améliore sans cesse.
De la part de « La libre Belgique «, il est
effectivement logique et raisonnable, dans le cadre de sa
croisade contre le «collectivisme matérialiste» de supposer que
les travailleurs vont vendre leur âme et leur idéal en échange
d'un poste de télévision, d’une moto, voire d'une petite maison!
La grande grève de 1960-61 ne l'a-t-elle donc pas détrompé? Mais
que des socialistes puissent répéter de telles billevesées,
voilà ce qui dépasse l'entendement!
Ne savent-ils donc pas qu'un récent sondage
d'opinion fait par la C.G.S.P. PARMI PLUS DE 10.000 AGENTS DES
SERVICES PUBLICS - y compris des non-affiliés à la C.G.S.P.! - a
donné, en pleine période de prospérité, plus de 60 de voix en
faveur de l’emploi de l’arme de la GREVE GENERALE
INTERPROFESSIONNELLE ?
Ne savent-ils pas que la C.S.C. vient de
tenir un congrès sur le thème « Entreprise et Syndicat», inspire
du livre de M. Bloch-Laîné: «Pour une Reforme de l'Entreprise»,
qui contient cette phrase terrible et lucide chez un technocrate
non socialiste : LE CALME EST TROMPEUR. IL RECOUVRE BEAUCOUP D'INSATISFACTIONS
PARTICULIERES PROMPTES A ALLUMER DES REVOLTES AU PREMIER
FLECHISSEMENT DE LA CONJONCTURE GENERALE » (p.25).
Ne savent-ils pas qu'au congrès international
des ouvriers de l'industrie automobile qui vient de se tenir à
Francfort, le chef du puissant syndicat américain A.W., venant
du pays le plus riche du monde, dont les ouvriers, par surcroît
n'ont pas de conscience socialiste, a déclaré, au sujet de la
récente grève à la Général Motors: «La grève chez Général Motors
ne fut pas une grève pour de l'argent. Nous avions obtenu d
importantes satisfactions financières. Et néanmoins 3.660.000
ouvriers ont voté pour poursuivre la grève. Non pour l'argent,
MAIS POUR LES DROITS DES TRAVAILLEURS, pour la dignité humaine à
l'entreprise, pour le droit de pouvoir influencer la marche de
l'entreprise » !
Voilà la «réalité de 1964», citoyen Geldolf!
Voilà ce qui démontre que la critique apparemment «
archéo-marxiste » de l'aliénation capitaliste, QUE LA
REVENDICATION apparemment « archéo-marxiste » DU CONTROLE
OUVRIER ET DE LA PRISE EN MAIN DES MOYENS DE PRODUCTION PAR LES
TRAVAILLEURS EUX-MEMES, loin d'être une chimère « dépassée »,
correspond exactement à la réalité de notre époque, précisément
dans la mesure où une prospérité - d'ailleurs instable et
incertaine - a momentanément rendu moins aiguë la pression en
faveur de revendications immédiates.
LE GENRE DE PARTI QUE VOUS VOULEZ
La véritable question que vous devez trancher
n'est donc pas une question de discipline. Elle a trait à la
nature même du Parti que vous désirez. Nous saluons le désir de
conciliation exprimé par diverses Fédérations lors de leurs
congrès fédéraux et ici même par divers orateurs. Nous les
remercions. Nous les comprenons. Nous aussi, comme tous les
travailleurs d'ailleurs, sommes profondément attaches à l'idée
d'unité.
Comment ne le serions-nous pas, alors que
nous espérons un jour voir naître ce grand Parti du Travail qui
rassemblera tous les travailleurs sans distinction d'origine et
de conviction philosophique ou religieuse, qui dressera un seul
front de classe devant le patronat, rassemblant dans ce pays
l'immense majorité de la nation et la totalité de ses forces
vives! MAIS CE PARTI NE POURRA NAITRE ET S'EPANOUIR QUE SI LA
LIBERTE D'OPINION ET DE TENDANCE LA PLUS STRICTE EST GARANTIE EN
SON SEIN, QUE S'IL RASSEMBLE VRAIMENT TOUTES LES FAMILLES
SPIRITUELLES DU MONDE DU TRAVAIL SANS EXCLURE AUCUNE !
Collard nous dit maintenant: Votez d'abord le
principe de l'incompatibilité de la double appartenance. Puis il
y aura ultime effort de conciliation. C’est une procédure
inadmissible. On ne peut pas proclamer d'abord l'incompatibilité
entre l'appartenance au P.S.B. et la direction du M.P.W., de «
La Gauche » et de «Links» PUIS chercher un MODUS VIVENDI pour
garder dans le Parti ceux qu'on menace d'exclure s'ils ne
capitulent pas. Car pour nous la situation est claire. Nous ne
capitulerons pas. Nous ne nous tairons pas. Nous ne briserons
pas notre plume. « La Gauche » n'arrêtera pas de paraître.
Nous nous rattachons à une vieille et fière
tradition de la gauche socialiste, qui va des combats de de
Brouckère contre le cartel socialiste-libéral en 1912 a la lutte
de Karl Liebknecht et de Rosa Luxembourg contre la guerre
impérialiste en 1914, de la lutte pour la grève générale en
1934-35 à l'esprit de notre magnifique «grève du siècle» en
1960-61. Nous ne pouvons décevoir les milliers de travailleurs
qui nous ont fait confiance.
Nous vous conjurons donc de ne pas voter ici
la motion d'incompatibilité qui correspondrait à notre exclusion
pure et simple du P.S.B. Nous comprenons que vous croyez que
nous avons nui au Parti, comprenez à votre tour que nous sommes
sincèrement convaincus de l'avoir servi, et de le servir encore
en combattant contre la motion du Bureau.
Tout parti a besoin de discipline. Fixez donc
concrètement le cadre dans lequel le droit de tendance et le
droit a la libre expression d'opinion peut se mouvoir, même
après le congrès. Faites l'expérience si notre tendance viole
ces règles qui n'ont jamais été énoncées, avant de parler
d'incompatibilité et daller inévitablement vers des sanctions.
Faites un effort sur vous-mêmes, comme vous
l'a demande Merlot, et mettez par-dessus tout l'unité et la
fraternité socialistes. Manifestez ainsi votre volonté de ne pas
vous vouloir coupés notamment de cette avant-garde ouvrière
liégeoise, des 100.000 affiliés collectifs au M.P.W. Vous
manifesterez ainsi votre volonté de rester attachés a cette
conception du Parti qu'avait exprimée Emile Vandervelde lorsqu'à
disait, à un autre Congrès qui avait à trancher une question de
discipline: « Il est nécessaire qu'il y ait deux ailes. Il est
bon qu il y ait des gens réfléchis, prudents, bâtissant par des
reformes toujours plus larges... Il est bon qu'il y ait aussi
des hommes hardis, décidés, épris d'idées neuves et audacieuses
».
Vous maintiendrez le libre exercice du droit
de tendance dans le Parti, vous permettrez à toute la tendance
de gauche de continuer à défendre ses idées dans le Parti, dans
ses organes de tendance et vous provoquerez un grand, un
magnifique sursaut d’unité dans les masses laborieuses, autour
du drapeau rouge du socialisme! |