UNE ANALYSE DE « DE MAAND »
Dans la revue « De Maand », Telemachus publie un
courageux article dans lequel il s'efforce de placer le problème
belge sur son véritable terrain, celui de la sociologie. Il
rappelle de façon très opportune que nos problèmes linguistiques
ne sont pas uniques en leur genre, et que les cas sont nombreux
dans le monde où les frontières de classe, coïncidant avec une
barrière de langue, provoquent des conflits aigus.
Tout d'abord, applaudissons à la «
déculpabilisation » de l'adversaire que tente l'analyste flamand
: « Le processus de francisation, écrit-il, processus qui se
poursuit encore, n'est pas une entreprise délibérée. Il répond
en grande partie à des motifs socio-psychologiques, et pas
exclusivement, ni même de façon prépondérante, à des motifs
politiques réfléchis. »
Evoquant les causes de la flambée présente, il
apporte une description très pénétrante de l'apparition d'une
troisième communauté sur la scène politique: la communauté
bruxelloise. L'auteur la situe dans le phénomène caractéristique
de ce siècle: la promotion des masses. « Cette montée vers un
niveau économique et culturel plus élevé est parallèle en
Flandre et à Bruxelles, mais avec des conséquences inverses. En
Flandre, elle s'accomplit à travers une « flamandisation »
croissante, tandis qu'à Bruxelles, elle s'accompagne d'une
francisation toujours plus poussée de l'agglomération et des
communes périphériques. »
C'est cette évolution divergente de la Flandre
et de Bruxelles qui fait apparaître une nouvelle communauté
populaire: les Bruxellois, et cette communauté entre en réaction
pour la première fois contre une partie des immigrants en
provenance de Flandre. « L'américanisation des paysans
napolitains qui émigrèrent vers 1880 dans les villes de la côte
atlantique des Etats-Unis, l'anglicisation des ruraux du Canada
français qui émigrent à Montréal, la francisation des immigrants
flamands qui, depuis un siècle, se fixent à Bruxelles sont
comparables, en ce sens qu'elles font partie d'un processus
général d'ascension « sociale »
L'auteur rappelle que lorsque le groupe
immigrant appartient à une couche élevée de la société, il
s'efforce toujours de maintenir son intégrité linguistique, et
résiste à l'assimilation. « La dominance du schéma culturel
francophone dans la société bruxelloise et, d'autre part, la
faiblesse de la position sociale des immigrés, font que la
mobilité sociale de l'individu dépend de son adaptabilité
culturelle, donc linguistique. » « Le rythme de la francisation
à Bruxelles correspond dès lors à la position sociale de
l'immigrant flamand; on devra tenir compte aussi d'un facteur
décisif: le fait que la classe populaire bruxelloise locale
parcourt (et bien plus rapidement encore que les immigrants) le
même processus de francisation. »
« Avant 1940, seuls quelques intellectuels
flamingants ont opposé une résistance à la francisation, mais ce
n'était que des cas individuels... Depuis 1950 environ se sont
annoncés une nouvelle vague d'immigrants flamands: techniciens,
ingénieurs, officiers, fonctionnaires, classée moyennes et
ouvriers qualifiés. Ils ont échappé quasi spontanément (et pas
tellement par flamingantisme délibéré) à la francisation...
Entre-temps, la dominante culturelle reste donnée par les vagues
précédentes, qui se sont adaptées complètement, y compris par la
langue... Les moyens légaux et institutionnels qui sont utilisés
pour amener l'immigrant flamand à Bruxelles à conserver son
caractère flamand sont jugés dès lors différemment. Pour la
nouvelle vague, les moyens légaux seront des points d'appui
grâce auxquels urbanisation et francisation cesseront d'être
synonymes... Mais, pour la plus grande partie des Bruxellois
d'origine flamande, qui sont non seulement les plus nombreux,
mais aussi les mieux implantés, grâce à leur arrivée plus
ancienne, les mêmes mesures institutionnelles sont subies comme
autant de tentatives de freiner leur ascension sociale. »
Ces extraits, dont la sérénité sociologique
tranche sur le ton ordinaire des commentaires politiques,
placent le débat sur le terrain qu'il n'aurait pas dû quitter,
celui de la promotion sociale et culturelle des travailleurs. Et
dans ce cadre, il trace les limites de trois « communautés »
dans lesquelles ce problème se pose en des termes différents.
EN FLANDRE LE FRANÇAIS, LANGUE DE LA NOBLESSE...
PUIS DE LA BOURGEOISIE
Lorsqu'il y a quinze siècles, les Francs
envahirent la Gaule, leur colonisation de peuplement s'arrêta
aux confins des terres que les Gallo-Romains avaient déjà mises
en culture, c'est-à-dire grosso modo à la frontière linguistique
actuelle.
Ainsi naquit la noblesse franque, flamande de
race et de langue. Elle conserva sa langue durant deux siècles,
avant d'adopter à là longue celle de ses serfs. Mais quand la
cour du Roi se romanisa, la noblesse de province la suivit.
Lorsque le Comté de Flandre et le duché de Brabant échurent par
héritage à une branche cadette de la Maison de France, les ducs
de Bourgogne, les tendances « fransquillonnes » de la noblesse
s'accentuèrent encore.
Ainsi, Le « fransquillonisme » fait partie des
traditions les plus anciennes de la Flandre et il y constitue,
dès le départ, un phénomène de classe. La francisation s'est
arrêtée longtemps aux poternes des châteaux. La bourgeoisie
urbaine du XVe siècle parlait et écrivait le néerlandais. Au
siècle suivant, les guerres de religion devaient compromettre ce
brillant départ de la culture néerlandaise dans les Pays-Bas
méridionaux. Non seulement l'élite des villes émigra massivement
dans les Provinces-Unies du Nord, mais la répression
anti-calviniste jeta la suspicion sur la langue néerlandaise,
qui servait de véhicule aux idées interdites.
C'est du XVIIe siècle surtout que date la
francisation de la bourgeoisie flamande. A la veille de
l'industrialisation, une situation intolérable était née ainsi :
la masse paysanne et ouvrière était coupée des sources de la
Culture. L'obstacle de la langue s'ajoutait à celui de la
fortune. Si la lutte des classes avait eu raison de la puissance
bourgeoise, la langue du peuple flamand serait devenue la langue
de la Flandre toute entière, en ce comprise Bruxelles, qui
était, au XIXe siècle une ville flamande.
LE REFUS D'UNE REVOLUTION
Mais le mouvement catholique flamand a reculé
devant la nécessité d'une révolution sociale. Il a préféré
séparer le combat contre le bourgeois du combat contre le
fransquillon. Cette position ambiguë lui a permis de canalisera
son profit les frustrations linguistiques du paysan et de
l'ouvrier flamand.
Au véritable adversaire de la masse flamande, le
bourgeois fransquillon, le mouvement catholique flamingant
substituait un adversaire mythique, le Wallon, qui n'avait
pourtant rien à voir dans le problème. Mais l'attachement des
Wallons à la langue française donnait à cette substitution une
vraisemblance suffisante.
Le piège était grossier, mais il a atteint son
but: le combat linguistique des démocrates chrétiens flamands a
réussi, sans contester le régime économique et social, à donner
le pouvoir politique, en Flandre, à des hommes issus de la
petite bourgeoisie non francisée. La loi de 1932 sur
l'unilinguisme scolaire a créé entre-temps une nouvelle
génération d'intellectuels flamands qui brigue aujourd'hui les
postes dirigeants des entreprises, dernier bastion de la vieille
bourgeoisie.
Citons encore Telemachus : « Cette troisième
génération (du mouvement flamand) n'est plus flamingante, ou à
peine, pour la simple raison qu'elle est flamande. Elle possède
un arrière-plan culturel néerlandais qui lui est propre et elle
ne partage plus de culture commune avec ses contemporains
francophones... »
LA FLAMANDISATION DES ENTREPRISES EN FLANDRE
La dernière étape du triomphe de cette nouvelle
bourgeoisie est la conquête des entreprises. Elle est
inévitable, et proche. Soyons sans ambiguïté à ce sujet. Il est
de l'intérêt objectif des travailleurs de Flandre que leurs
entreprises soient administrées dans leur langue. Mais nos
préférences vont à la révolution économique, qui atteindrait ce
but en instaurant l'autogestion dans les entreprises, et en les
intégrant au secteur public.
Mais puisque les catholiques ont réussi à
canaliser la poussée populaire flamande dans un sens
néo-capitaliste, ce qui est un fait historique, il faut sans
doute accepter la flamandisation sans socialisation comme une
étape intermédiaire. Elle constitue un progrès objectif,
favorable à l'émancipation et à la promotion sociale et
culturelle des travailleurs de Flandre. Nous appuyons donc sans
réserve la flamandisation interne des entreprises flamandes.
BRUXELLES
Si la révolution sociale avait eu lieu il y a
trois générations, Bruxelles serait restée une ville flamande.
Mais comme Telemachus nous l'a montré, elle a évolué
différemment, malgré les lois scolaires de 1932, qui n'ont
jamais été réellement appliquées parce qu'elles se heurtaient à
l'opposition unanime de la communauté bruxelloise.
L'ouvrier bruxellois est aujourd'hui largement
francisé, et s'il ne l'est pas, il veut l'être et il veut que
ses enfants le soient Plus de 80% des miliciens et plus de 85%
des enfants de l'agglomération choisissent le régime français.
La quasi-totalité des bourgeois, des
commerçants, des intellectuels, des techniciens, des cadres et
des ouvriers qualifiés nés dans l'agglomération sont aujourd'hui
francophones et quasi-unilingues. Cela fait les trois quarts de
la population. Les manœuvres sont bilingues en majorité. Leurs
seules chances de promotion culturelle à court terme et
d'ascension sociale sont dans une connaissance améliorée de la
langue française. Leur intérêt objectif, qui correspond à leur
désir profond, est d'achever leur francisation. En soutenant
cette aspiration, le PSB bruxellois fait coïncider (une fois
n'est pas coutume) l'intérêt objectif des masses avec ses
propres réflexes électoralistes.
Les Bruxellois bilingues n'ont, comme le dit
Telemachus, avec les nouveaux intellectuels flamands, issus de
la loi de 1932, aucun « arrière-plan culturel commun ». Rien ne
les attire chez ces immigrés flamands de fraîche date. Mais
l'agressivité dont témoigne à leur égard la minorité flamande
intellectuelle, les reproches parfois violents qu'elle leur
adresse de ne pas résister à la francisation, tout cela
indispose les Bruxellois bilingues, qui entendent garder la
liberté de parler leur patois, sans pour cela se retrancher de
la communauté bruxelloise en adoptant une langue culturelle
étrangère.
Les lois de contrainte en matière scolaire sont
donc ressenties comme une agression de l'étranger-flamand contre
le petit peuple de Bruxelles. Le sobriquet de « gauleiter » qu'a
déjà reçu le Vice-Gouverneur, avant même d'être nommé, témoigne
de l'esprit de résistance qui anime à présent la communauté
bruxelloise. Le climat de passion est entré dans la ville, et il
y grandira, si le gouvernement ose ouvrir en terre bruxelloise
la « chasse aux gosses » promise aux Flamands de l'extérieur en
échange de la demi-reconnaissance du fait bruxellois dans 6
communes de la périphérie
BRUXELLES DOIT-ELLE ETRE BILINGUE POUR ETRE
ACCUEILLANTE ?
On dit que Bruxelles doit être accueillante. On
dit aussi que les Flamands doivent s'y sentir chez eux. Ce sont
là deux choses très différentes, Accueillante, elle doit l'être
certes, et pas seulement aux flamands de Flandre. Elle a le même
devoir à l'égard de tous les citoyens des six pays associés dont
elle entend devenir la capitale.
De la même façon, Berne doit être accueillante
aux Suisses romands ou Tessinois, et Ottawa aux Canadiens
français. Faut-il pour autant espérer qu'ils s'y sentent « chez
eux »? La Bruxelles accueillante, c'est celle qui aurait des
écoles européennes et des écoles flamandes en suffisance, des
commerçants et des administrations aimables avec l'étranger qui
comprend mal la langue locale.
Mais la Bruxelles « où les Flamands se sentent
chez eux », c'est tout autre chose. C'est une ville où deux
peuples s'affrontent, se heurtent, se jalousent, se disputent
l'influence et le pouvoir. Où les deux milieux intellectuels
seraient, un jour hypothétique, égaux en nombre tout en «
n'ayant aucun arrière-plan culturel commun ». Cette ville
imaginaire « où les Flamands se sentiraient autant chez eux que
les francophones », c'est une Bruxelles à demi-reconquise.
Reconnaissons qu'à celui qui s'adresse en
flamand dans un magasin de luxe bruxellois on ne lui accorde pas
précisément l'accueil aimable qui attend l'acheteur italien ou
allemand. Mais cela provient de ce que la langue flamande était
jadis la langue des couches populaires, et cette manifestation
discourtoise et détestable de l'orgueil de classe est appliquée
par erreur au client flamand immigré.
Ces attitudes outrageantes sont en train de
disparaître sous l'effet de l'apparition d'une clientèle de
flamands nantis et cultivés. Que Bruxelles remplisse donc
désormais son devoir de courtoisie envers les fonctionnaires,
flamands, comme elle le fait envers les fonctionnaires des Six.
Mais là s'arrêtent ses obligations. Bruxelles doit attendre de
ses hôtes flamands qu'ils reconnaissent qu'en abandonnant le
schéma culturel commun sur lequel, s'est fondée la Belgique de
1830, ils ont cessé d'avoir des droits sur les deux autres
parties du pays.
Il demeure, bien sûr, que la perte de Bruxelles
est cuisante pour la jeune nation flamande, qui prend forme. On
comprend dès lors les rêves de reconquête qui agitent certains
milieux nationalistes. Nous pensons que la paix des peuples en
Belgique est au prix de la reconnaissance des faits objectifs.
Bruxelles s'est francisée, parce que dans une société
bourgeoise, l'intérêt objectif des classes opprimées est
d'adopter la langue du groupe sociologique dominant, afin de
faciliter à ses enfants l'ascension sociale et la promotion
professionnelle et cultuelle. Bruxelles étant située tout près
de la frontière linguistique, et recevant un contingent régulier
d'immigrants wallons, la résistance à la francisation aurait
été, de la part des masses bruxelloises flamandes, un véritable
suicide sociologique.
En choisissant la flamandisation sans
socialisation, en acceptant de maintenir les bases capitalistes
de la société, la démocratie chrétienne flamande a fait un choix
qui impliquait la francisation de Bruxelles. On ne peut réécrire
l'histoire. Bruxelles est dès à présent une communauté
pratiquement unilingue, si sûre de l'être et de le rester
qu'elle réclame la liberté linguistique la plus entière pour
tous ses habitants. Le jour où elle sera souveraine sur son
territoire, elle adoptera en matière linguistique une politique
de pluralité sans contrainte.
Mais précisément, cette souveraineté lui est
refusée, parce que la communauté flamande n'a pas renoncé au
rêve de reflamandiser partiellement Bruxelles par le moyen du
pouvoir national belge.
Il faut reconnaître que les Bruxellois n'ont pas
fait grand'chose jusqu'à présent pour faire admettre leur
souveraineté dans leur ville. Mais cet état ne durera pas.
L'agression linguistique fera comprendre à Bruxelles qu'elle
doit revendiquer le statut de ville-état, de cité souveraine
librement affiliée à une fédération, statut qui est celui de
Genève et de Baie et celui de Hambourg et de Brème. Ces villes
n'ont pas à se plaindre de leur statut politique, qui a fait
leur prospérité et leur rayonnement. Plus que tout autre, il
peut servir les ambitions « européennes » de Bruxelles et
résoudre ses problèmes administratifs.
S'ils ne se ressaisissent pas, les Bruxellois se
verront imposer par les Flamands et les Wallons réunis le statut
du District Columbia de Washington, district dont les habitants
quasi sans droit de vote, n'administrent même pas les affaires
municipales de leur cité. C'est bien de cela qu'il s'agit
lorsqu'on parle du « Rijks-gebied Brussel », dont
l'arrondissement de Bruxelles-capitale est la timide
préfiguration.
Jusqu'ici, le MPW n'a jamais cessé d'affirmer le
principe du droit pour la communauté bruxelloise à se gouverner
elle-même. Mais à l'heure du compromis, qui peut dire ce que le
PSC flamand (dont la Volksunie d'aujourd'hui préfigure les
thèses futures) obtiendra dans une négociation wallo-flamande
dont les Bruxellois seraient absents ?
LA PERIPHERIE BRUXELLOISE
La bourgeoisie bruxelloise s'installe dans les
villages flamands de la périphérie avec la bonne conscience de
celui qui cultive le jardin de ses pères. La population ouvrière
et paysanne de la périphérie accueille d'ailleurs cette invasion
pacifique avec assez de sympathie. Elle sait que la francisation
est inévitable, mais c'est un prix que beaucoup jugent léger au
regard des avantages matériels et sociaux qu'ils attendent de
l'urbanisation.
Mais le milieu petit-bourgeois, technicien et
intellectuel, éduqué par l'école unilingue flamande après 1932,
réagit différemment. Pour ces hommes qui ont accompli en langue
néerlandaise un effort récent et important de promotion
culturelle, le milieu dominant bruxellois est un milieu
étranger. Ils ressentent son intrusion comme une agression
contre la nation flamande à laquelle ils appartiennent
désormais.
Ceux qui réagissent ainsi ne sont aujourd'hui
qu'une minorité. Mais, à mesure que les années passent, et que
de nouvelles communes sont atteintes par la tache urbaine
bruxelloise, leur nombre grandit. La minorité anti-bruxelloise
de Flamands conscients est plus nombreuse et plus solide dans
les communes dont l'invasion a commencé plus tard. D'ici peu
d'années, elle deviendra majorité, et le contexte flamand se
défendra spontanément contre la bruxellisation.
La « défense du sol flamand » est encore
organisée principalement par le Parlement belge à majorité
flamande et par quelques commandos d'extrémistes, mais cette
situation touche à sa fin. C'est pourquoi les limites
géographiques de la communauté bruxelloise se stabiliseront
bientôt.
Les sauvegardes légales nouvelles contre la
bruxellisation de la périphérie, instaurées par la récente loi
scolaire, sont difficilement compatibles avec les principes
juridiques qui sont à la base d'un état unitaire. Le droit du
sol prime désormais le droit personnel dans un Etat qui ne
reconnaît juridiquement d'autre sol que le sol belge !
La situation sera différente, évidemment, le
jour où la Flandre sera une nation autonome. Tout Etat unilingue
est en droit de préserver son homogénéité, dans l'intérêt du
corps social, et en vue d'empêcher sur son territoire la
constitution de minorités allogènes, causes probables de
troubles futurs. Il est donc légitime de contraindre les
minorités immigrées à s'intégrer dans la nation en rendant
obligatoire l'instruction dans les écoles nationales et dans la
langue nationale. On ne saurait donc contester à la future
nation flamande le droit d'imposer l'enseignement en langue
néerlandaise pour tous les habitants de son territoire. Ce qui
est pure violence et discrimination de la part de l'Etat belge
sera donc légitime de la part de la nation flamande.
C'est pourquoi la fixation des limites du
territoire de Bruxelles présente, pour l'avenir de cette ville
et pour l'équité tout court, une importance très grande. Nous
restons attachés, pour notre part, au principe du référendum,
tout en reconnaissant que, vu l'évolution des situations
sociologiques, le référendum serait en maints endroits de la
grande banlieue plus favorable aux Bruxellois en 1963 qu'en
1970, et que, dès lors, le point de vue flamand d'une limite
négociée mérite considération. En revanche, on ne peut accepter
de livrer à la flamandisation forcée des portions de la
communauté bruxelloise, qui sont dès à présent bruxelloises de
fait et de cœur, dans leur grande majorité, même si leur
établissement est récent. Car cet établissement s'est fait sans
violence, dans le cadre de lois non contestées.
Les 25 communes constituent la base
vraisemblable (mais non acquise) d'un accord définitif sur le
territoire de Bruxelles. Mais l'invasion bruxelloise se répand
déjà au-delà des 25 communes, par le jeux de la spéculation
foncière. Il serait raisonnable d'interdire ces lotissements
spéculatifs hors limites, qui exaspèrent la Flandre et ne font
qu'aggraver le contentieux bruxello-flamand.
Hélas, un gouvernement sous contrôle bourgeois
pourra-t-il ou voudra-t-il jamais enrayer la spéculation ? D'où
le détour scandaleux que prend la dernière loi. Plutôt que
d'interdire le grand lotissement spéculatif d'Alsemberg, par
exemple, on interdit aux parents francophones déjà installés à
Alsemberg de mettre leurs enfants dans les écoles francophones
de Rhode-Saint-Genèse. Demain, on leur interdira sans doute les
écoles d'Uccle et de Braine-l'Alleud, ce qui les obligera à
vendre leur maison. On frappe les victimes du spéculateur, mais
on laisse à ces derniers l’intégralité de ses droits.
BRUXELLES ENFERMEE ? BRUXELLES SOCIALISTE ?
Le verrou actuel est injuste et inhumain. Il
réussit cependant à intimider assez les « envahisseurs »
bruxellois pour faire monter aux nues les prix des terrains dans
les 25 communes, et plus encore dans les 19. Dès lors, le manque
de place est la première réalité à laquelle la communauté
bruxelloise devra faire face. Qui dit manque de place, dit
spéculation foncière et prix forcenés du logement.
La seule attitude saine, pour un parti
socialiste, est donc de proposer la suppression de la
spéculation foncière, c'est-à-dire la municipalisation (ou la «
bruxellisation ») du sol des 25 communes. A ce besoin
bruxellois, la majorité démocrate-chrétienne flamande, accrochée
aux intérêts de la petite spéculation villageoise, type loi De
Taeye, répondra « niet », et apportera l'appui massif de ses
voix aux forces bourgeoises. Le Parlement belge unitaire
laissera donc la rareté du sol se traduire en loyers exorbitants
pour les travailleurs bruxellois.
Le PSB dispose d'une majorité politique
virtuellement absolue dans les 25 communes. Un Parlement
bruxellois est pour lui non seulement l'occasion de s'affirmer
politiquement, mais aussi celle de réaliser un morceau de
socialisme urbain, et de servir efficacement les intérêts
économiques des travailleurs bruxellois.
CONCLUSION
Le problème linguistique belge est un combat
social. Dans ce combat, le socialisme est du côté qui assure la
promotion culturelle et l'ascension sociale des masses. En
Flandre, ce côté est celui de la langue néerlandaise. Il faut
continuer la flamandisation de la Flandre, jusque et y compris
celle de la gestion interne des entreprises.
A Bruxelles, ce côté est celui de la langue
française (1) et, de ce fait, Bruxelles a cessé d'appartenir au
contexte flamand dont elle est issue. Elle constitue une
communauté distincte, qui doit s'exprimer politiquement en une
Ville-Etat autonome dans une Belgique fédérale. En effet,
Bruxelles est d'abord une grande ville, un grand centre
industriel, une communauté de travailleurs urbains. Ensuite, et
subsidiairement, elle est le siège de quelques ministères belges
et de quelques communautés européennes. Comme telle, elle doit
accueillir décemment les fonctionnaires qui viennent résider
dans ses limites.
Mais la courtoisie ne l'oblige pas à accepter un
bilinguisme que la Flandre refuse pour elle-même, car aucune
communauté ne peut vivre heureuse lorsque des groupes culturels
s'y affrontent constamment. Pour échapper à cet enfer
préfabriqué et imposé du dehors, Bruxelles doit réclamer sa
liberté. Elle doit s'en servir aussi pour aménager sa vie
quotidienne sur un territoire désormais étriqué. Cela implique
la socialisation du sol, jointe à une grande politique de
logement, à une politique du coût de la vie et à un urbanisme
digne de ses ambitions. Telle est la tâche qui attend le
socialisme à Bruxelles. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il
ne l'a pas encore comprise.
(1) N.D.L.R. : Cette opinion sur
la langue français» à Bruxelles n'a pas recueilli l'unanimité du
comité de rédaction |