L'industrie lourde et
l'infrastructure
Nous avons déjà attiré l'attention de nos
lecteurs sur le danger de parler trop exclusivement de canaux,
d'autoroutes et d'aciéries. Certes, l'attitude des gouvernements
belges en ces matières est irritante: la nullité des autostrades
en Wallonie, l'extrême lenteur dans la modernisation des voies
d'eau wallonnes, et puis l'affaire de Zelzate...
Mais il serait dangereux de croire, nous l'avons
signalé, qu'on sauvera la Wallonie avec des routes, des canaux
et des aciéries: le canal Albert existe depuis trente ans, et la
Campine, malgré sa forte natalité, ne s'industrialise guère.
L'autostrade Bruxelles-Ostende passe par Alost, Gand et Aalter,
qui n'en restent pas moins des régions d'économie faible, à
chômage élevé et croissance insignifiante. Quant à l'acier,
c'est le plus caractéristique de ces demi-produits auxquels la
Belgique (et a fortiori la Wallonie) ont accordé une place
beaucoup trop grande dans leur structure industrielle et dans
celle de leurs exportations.
Faut-il continuer à investir deux millions par
emploi dans des branches où les pays du Tiers-Monde peuvent nous
concurrencer dangereusement demain, à partir de sources de
matières premières et d'énergie plus favorables que celles dont
nous sommes tributaires ? Ne vaut-il pas mieux investir 400.000
francs par emploi dans l'industrie mécanique et la chimie fine?
Après tout, c'est à base d'exportations de machines et de
produits chimiques très élaborés, et non d'acier brut, que s'est
réalisé ce qu'on appelle le « miracle allemand » et l'expansion
de la France et de l'Italie du Nord depuis 1953. Ce n'est pas à
base d'engrais et de ronds à béton, ni même de tôles fines, que
nous rattraperons notre retard, mais en nous installant à notre
tour dans les activités modernes.
C'est pourquoi il est affligeant de voir
Flamands et Wallons se disputer un projet (Sidmar) qui, dans un
plan économique réaliste, devrait être classé en priorité 3 ou 4
! Il est proprement scandaleux de voir l'Etat unitaire qui a
toujours refusé d'avoir une politique sectorielle raisonnée,
lancer à brassées l'argent du contribuable dans l'escarcelle des
sidérurgistes, pour des investissements dont la rentabilité
capitaliste est très grande, et qui servent très peu l'intérêt
général.
Par ailleurs, mettre l'accent sur les routes,
les canaux, et sur l'aciérie Sidmar, comme on le fait encore
trop souvent du côté wallon, n'est-ce pas apporter de l'eau au
moulin anti-fédéraliste ? Car la grande infrastructure incombera
au pouvoir fédéral; et si les Flamands veulent Zelzate, ce n'est
pas le fédéralisme qui les empêchera de créer cette usine ! On
affirme, certes, que la Wallonie obtiendra plus facilement sa
juste part de travaux d'infrastructure d'un pouvoir central
réformé que du pouvoir central actuel. C'est à voir... Mais si
tel était l'objectif, la réforme dite du « Sénat géographique »
serait suffisante, puisqu'elle neutraliserait le poids de la
majorité flamande lors du vote des budgets. Pourquoi, dans ce
cas, réclamer un Etat fédéré wallon ? Dans quel but faut-il
couper en trois l'administration du pays ?
A notre sens, le Congrès doit plutôt parler de
ce que le gouvernement wallon fera. La vraie signification du
fédéralisme n'est pas dans ce que l'on obligera le gouvernement
de Bruxelles à faire pour la Wallonie, mais dans ce que le
gouvernement de Namur pourra faire lui-même pour la sauver de la
décadence.
Initiative industrielle publique
La politique industrielle du gouvernement
wallon, nous l'avons rappelé, devra être à base de recherche,
d'orientations sectorielles raisonnées, et d'initiative
industrielle publique. Dans un Etat fédéral du moins, pour la
moitié sud du pays, il sera donc possible de créer une vraie
Société wallonne d'investissements, publique et pure. Une
société qui dégagera elle-même les occasions d'investir à l'aide
de ses instituts de recherche technologique et économique, et
qui n'en sera pas tributaire, pour remplir son rôle, des projets
plus ou moins valables et plus ou moins honnêtes nés dans les
milieux de la finance.
Nous ne voyons pour notre part aucune nécessité
à ce qu'une telle société soit subordonnée à une Société
nationale belge d'Investissements, dépendante du pouvoir
fédéral, comme semble l'admettre le rapport.
L'initiative industrielle publique et le crédit
aux entreprises sont des attributions qui doivent appartenir en
totalité aux Etats fédérés. Il est d'ailleurs absurde de
partager des attributions de même nature entre deux échelons
successifs du pouvoir. C'est de la mauvaise organisation comme
celle qui sévit actuellement entre l'Etat, les provinces et les
communes, et ce serait faire du mauvais travail, et du travail
coûteux, que de démarrer dans un système fédéral avec d'aussi
fâcheuses structures administratives. Il doit être entendu que
ce qui est de la compétence des Etats fédérés cesse
automatiquement d'être de celle de l'Etat fédéral, et que
celui-ci ne doit plus disposer d'aucun texte, d'aucun bureau,
d'aucun parastatal, d'aucun fonctionnaire pour interférer dans
ces matières.
Il subsiste, bien entendu, un besoin de
coordination économique entre les trois parties du pays, comme
ce besoin existe entre les trois pays de Bénélux ou entre les
six pays du Marché Commun. A mesure que l'intégration européenne
se fera, les problèmes de coordination se poseront d'ailleurs
davantage au niveau européen.
Ne nous aventurons donc dans aucune structure
qui maintiendrait des départements et des parastataux
économiques au plan du pouvoir fédéral, en dehors des trois
domaines propres à ce pouvoir, qui sont: la monnaie, le commerce
extérieur et les grandes communications. Tout le reste doit être
de la compétence des Etats fédérés: industrie, santé,
enseignement, sécurité sociale, agriculture, distribution,
logement, travaux locaux. S'apprêter à transiger sur ce point,
c'est vider l'idée fédéraliste de son contenu.
L'aménagement socio-économique du territoire
En dehors de l'initiative industrielle publique,
c'est peut-être dans le domaine de l'aménagement du territoire
que l'impuissance du pouvoir belge unitaire contient le plus de
menaces de décadence pour la Wallonie.
Comment retenir la jeunesse, comment faire venir
des travailleurs de l'extérieur, alors qu'on leur offre pour
cadre de vie des masures de quatre-vingts ans d'âge construites
pour les prolétaires du temps de Léopold II ? Ces masures sont
disséminées au milieu d'un indescriptible chaos où voisinent des
fabriques avec leurs fumées, leur bruit et leurs crassiers, des
terrains vagues, des dépôts de ferrailles, des prairies, des
fermes, des boutiques, des cinémas, des garages et des écoles.
Tout ce fatras est desservi (si l'on ose dire) par une voirie en
mauvais état, au tracé incohérent, où les poteaux et les
panneaux publicitaires tiennent lieu d'arbres et de fleurs, et
souvent les flaques de trottoirs. Seule la longue accoutumance
et l'amitié dont on se prend pour les choses familières, permet
aux habitants de nos régions industrielles de garder leur joie
de vivre dans ces banlieues désespérantes. Mais l'inconvénient
économique du désordre et de la laideur ne se limite pas à la
fuite des jeunes, des cadres et des étrangers. Les industries
n'y trouvent pas de terrain pour s'étendre. Les transports en
commun de la main-d'œuvre sont inorganisables: autobus lents,
peu fréquents, coûteux. La distribution, n'ayant pu se
concentrer en quelques pôles commerciaux, demeure archaïque et
coûteuse, comme tout ce qui l'entoure. La vie culturelle enfin
est anémiée par la dispersion.
Or, l'Etat belge unitaire est impuissant à
remédier au chaos urbain, parce qu'il refuse de toucher au droit
sacré du propriétaire-spéculateur: continuer ou faire n'importe
quoi sur n'importe quel terrain, pourvu qu'on puisse en tirer
profit. Il est impuissant également à investir les sommes
considérables qu'il faudrait dans la reconstruction systématique
et graduellement totale du vieil habitat wallon. L'Etat wallon
osera investir ces sommes, parce que pour lui, c'est à la fois
le sauvetage de son peuple et une révolution socio-culturelle
profonde, que de réorganiser la vie des communautés locales sur
des bases plus actuelles et plus humaines.
Le peu que fait l'Etat unitaire en matière de
logement, d'équipement urbain et d'équipement social est réalisé
en ordre dispersée et à un coût très élevé. La Belgique se paie
le luxe de dizaines de milliers de petits chantiers à faible
productivité, utilisant des matériaux non standardisés.
Quant aux travaux de voirie, aux écoles, aux
hôpitaux, aux plaines de jeu, l'initiative et la dépense sont
pulvérisées entre deux mille cinq cent communes autonomes. Les
crédits budgétaires sont ainsi divisés en fines lamelles, qui
n'ont d'autre avantage que de satisfaire beaucoup de monde à la
fois.
L'énorme puissance d'achat que possède le
secteur public, pris globalement, n'est donc utilisée ni pour
abaisser les coûts en améliorant la productivité, ni même pour
obtenir de meilleurs prix des industriels et entrepreneurs. On
s'accroche au système de l'adjudication de 1846 (qui permet, en
fait, toutes les combines pour imposer à l'acheteur public des
prix abusifs). On maintient le système de l'initiative
dispersée, mais en paralysant cette initiative par un réseau de
règlements, d'autorisations préalables, d'approbations et de
contrôles. Ces entraves se sont accumulées au point de faire de
la procédure administrative un roncier impénétrable où l'on
avance par centimètres...
En Flandre et à Bruxelles, les maisons, les
usines, les écoles et les rues sont relativement jeunes. On se
contente assez volontiers de perfectionner petit à petit ce qui
existe, au petit bonheur l'occasion, chacun tentant sa chance
pour son compte (commune, société de logements, indus-triel ou
particulier) dans le maquis de la procédure administrative et le
désordre de la spéculation foncière.
Là où il y a peu de problèmes, les vieux
moyens suffisent
Mais prenons le cas d'une région vieillie de
Wallonie: il faut aménager des parcs industriels, y installer
des usines, en transférer d'autres, construire des routes,
amener l'eau et le courant à ces industries, ouvrir des centres
de formation de la main-d'œuvre, créer des cités entièrement
neuves pour loger les travailleurs des nouvelles usines, édifier
les écoles, les centres commerciaux, ainsi que l'équipement
culturel et sanitaire de cet habitat nouveau; et enfin
réorganiser les transports en commun qui doivent relier entre
eux tous les pôles de la vie quotidienne.
Il est manifestement impossible d'entreprendre
cette tâche avec les méthodes traditionnelles dont le nord du
pays se contente, et qu'il n'acceptera pas de changer pour les
beaux yeux de la Wallonie.
La réforme de l'aménagement du territoire
commence au droit foncier. Elle doit s'étendre à tous les
échelons du secteur public et du secteur privé qui concourent à
la réalisation des logements, des rues et routes, des parcs
industriels, des distributions d'eau ou d'énergie, des
transports urbains et régionaux, et de tout l'équipement
socio-culturel des communautés locales. Il s'agit d'introduire,
dans cette pelote embrouillée de pouvoirs et d'entreprises, des
méthodes de planification et de gestion industrielle
productiviste, à la hauteur des techniques de ce siècle. Cela
implique d'assez brutales simplifications de structure...
Placée devant l'obligation de faire beaucoup
avec peu de ressources, la Wallonie sera contrainte à
l'efficacité. L'Etat fédéré wallon, s'il vient au monde, n'aura
pas devant lui une route unie. Il sera une aventure difficile, à
travers laquelle le peuple tout entier aura besoin de sang-froid
et de fermeté. Car toute structure boiteuse est coûteuse, comme
toute solution «conciliante» à l'égard des têtes dures de la
spéculation et de la routine. Si l'Etat belge s'est payé souvent
le luxe de reculer les problèmes au moyen de structures
boiteuses ou de modalités «conciliantes» (au point que ce
procédé est devenu l'art favori de ceux qui nous gouvernent), la
trésorerie serrée de l'Etat wallon ne lui permettra pas de se
laisser vivre dans un style laxiste. Ses intentions étant
grandes et ses moyens petits, il lui faudra créer un autre
style. Mais la route difficile, dure, rationnelle,
intransigeante, honnête peut être une route exaltante. Qui ne
serait fier d'être yougoslave ou israélien ? Qui ose être fier
d'être belge ? Nous pourrons peut-être un jour être fiers d'être
wallons. Cela dépend surtout de nous. |