La grève générale de
juin '36 en Belgique fut certainement influencée par la
puissante vague gréviste en France. Elle obéit cependant aussi à
des impératifs particuliers de la situation politique belge:
profonde déception des travailleurs avec le résultat des
élections (parallèle avec les mouvements grévistes de 1912-13!);
désir de refouler l'avance fasciste apparue lors de ces
élections; mécontentement de voir leurs conditions d'existence
bloquées au niveau de la crise, alors que, depuis un an, le
patronat avait puissamment profité de la reprise économique.
Ainsi, en dernière analyse, la grève générale
de juin '37 fut l'explosion ouvrière qui, faisant suite à la
crise économique de 1929-32 et son cortège de misère, exprimait
clairement le désir des travailleurs de changer de fond en
comble le DESORDRE social, de le remplacer par un ORDRE
socialiste.
Ce fut en quelque sorte la grève générale
réclamée en vain par des dizaines de milliers de travailleurs
d'avant-garde au cours de la campagne pour le Plan du Travail -
la grève générale réclamée par la gauche socialiste, l'« Action
Socialiste », les J.G.S. - la grève générale que la Commission
Syndicale avait obstinément refusée à cette époque-là, que le
Conseil Général du P.S.B. avait rejetée à une toute
petite majorité du Comité National de la F.G.T.B. du 16 décembre
I960... Cette fois-ci, les travailleurs prirent leur revanche.
Et les dirigeants suivirent les travailleurs, alors que c'eût
été leur devoir de prévoir, de préparer, d'organiser d'avance...
Anvers, Liège, Borinage, les trois «
détonateurs ».
Ce furent les dockers d'Anvers qui mirent le
feu aux poudres. Le mardi 2 juin, spontanément, ils cessèrent le
travail. Leur grève allait durer près de trois semaines. Elle
fut déclenchée contre l'avis des dirigeants syndicaux qui, le 3
juin, publièrent un manifeste « Ouvriers du port, pas de suicide
!... Pas de grèves irraisonnées ! » (Le Peuple, 4 juin 1936).
Il faut avouer, en dressant le bilan de la
grève, que celle-ci ne fut pas précisément une « grève-suicide »
et que les grévistes se sont montrés bien plus réalistes et plus
raisonnables que certains leaders « déphasés ». Comment ne pas
penser, à cette occasion, à cet autre leader syndicaliste
(député par surcroît) qui s'est évertué, le 18 décembre 1960, au
Congrès du P.S.B., à « démontrer » que les ouvriers ne voulaient
pas faire grève. C'est un genre tout particulier de « réalisme »
qui consiste à perdre totalement le contact avec la réalité
ouvrière, et de ne plus considérer comme « réel » que ce qui se
chuchote dans les bureaux...
Pendant une semaine, la grève des dockers
d'Anvers reste isolée, bien que de petites corporations s'y
joignirent progressivement: ouvriers du diamant, ouvrières
couseuses de sacs, conducteurs d'autobus, vicinaux, etc... Mais,
le 9 juin, 3.000 mineurs de La Batterie, à Liège, arrêtent le
travail et occupent la place pour protester contre une amende
infligée à deux d'entre eux. Le lendemain, la grève sur le tas
s'étend spontanément à 6.000 mineurs du pays de Liège, à des
ouvriers du bâtiment dans diverses régions flamandes, à des
travailleurs de la céramique au Borinage.
Le 12 juin, le bassin charbonnier liégeois
est complètement paralysé et les travailleurs occupent la F.N. à
Herstal. Dans le Borinage, le puits du Crachet-Picquery est
occupé à Frameries, on débraye à l'usine Coppée à Boussu. Les
mineurs borains, puis les mineurs de tout le pays, décident la
grève générale pour le 15 juin. La grève s'étend au textile de
Mouscron, Templeuve, etc.
A partir du 13 juin, c'est le raz-de-marée. A
Liège, la grève devient générale dans la métallurgie et s'étend
aux Services publics. Le 15 juin, il y a 250.000 grévistes dans
le pays; le 16 juin, 250.000; le 17 juin, plus de 400.000; le 18
juin - point culminant du mouvement - un demi-million de
grévistes. Successivement, les métallurgistes du Centre et de
Charleroi, ceux de Gand, toutes sortes de corporations en
Flandre orientale, les régions du Brabant wallon, de Verviers,
du Tournaisis, de la vallée de la Senne et de la Basse-Sambre,
puis finalement les travailleurs de Bruxelles et les métallos
d'Anvers ont participé au mouvement.
La reprise du mouvement commence à partir du
22 juin, quand les dockers d'Anvers rentrent. Le 26, les mineurs
décident la rentrée à une faible majorité. A Seraing, à Herstal
et ailleurs, la grève se poursuit encore quelques jours.
Ce qui fut acquis et ce qui ne le fut pas.
Les dirigeants de la Commission Syndicale de
l'époque purent affirmer que les objectifs de la grève furent
presque tous atteints. En effet, quelques jours avant le début
des grèves, la Commission Syndicale avait formulé un programme
en quatre points:
1) Réadaptation des salaires avec minimum de
salaire de 32 francs par jour (ce qui correspond à quelque 160
francs en pouvoir d'achat actuel).
2) La semaine des quarante heures.
3) La reconnaissance syndicale.
4) Les vacances payées.
Dès le 22 juin, la grève avait obtenu: 1) Le
minimum de salaire de 32 francs par jour et des adaptations de
salaires variant de 5 à 15%, selon les principales catégories.
2) La semaine de quarante heures dans les industries insalubres,
et avant tout dans les mines, avec maintien des salaires des
quarante-huit heures. 3) La reconnaissance syndicale. 4) Une
semaine de congés payés.
Trois de ces quatre conquêtes restèrent
acquises; la semaine de quarante heures dans les mines fut
abolie quelques années plus tard, sous prétexte de défense
nationale, et ne fut plus rétablie intégralement. Mais si la
grève de juin '36 se solde donc par un bilan positif du point de
vue social, elle se solde par contre par un procès-verbal de
carence totale du point de vue économique.
De 1933 à 1936, le mouvement socialiste
n'avait cessé de réclamer des mesures de transformation
économique. Le Peuple du 27 mai 1936 titre - déjà ! - en
manchette très forte : « Et maintenant, des réformes de
structure ! ». Max Buset, rapporteur au Congrès du P.O.B. du 1er
juin 1936, réclame pêle-mêle la nationalisation de
l'électricité, de l'industrie des engrais, de l'industrie de
guerre, la lutte contre la fraude fiscale - re-déjà ! -, des «
mesures pour mettre radicalement fin à l'influence des
puissances d'argent sur les pouvoirs publics ». Il s'écria: « Le
Congo doit être enlevé à la Société Générale »... Inutile de
dire que tout cela ne fut guère obtenu à l'époque. Ce n'est même
pas encore acquis aujourd'hui, vingt-cinq ans plus tard.
La conclusion ? On a loupé le coche. Des
mouvements comme ceux de juin '36 ne se produisent qu’une fois
tous les dix ans (nous en avons connu en 1946-47, en 1950, en
1960). C'est à ces moments-là, et seulement à ces moments là
qu'on peut arracher les reformes de structure anticapitalistes.
Vouloir les arracher à des moments calmes, par la collaboration
ministérielle, c'est une utopie totale, comme le démontrent deux
années d'histoire parlementaire.
1936 et 1960
Une brève comparaison entre 1936 et I960
intéressera nos lecteurs. En I960, le nombre de grévistes fut
beaucoup plus important, sans doute près du double de celui de
1936. Par contre, la grève de 1936 fut plus fraternelle, plus
joyeuse, plus unitaire les chrétiens y participèrent en bloc. La
grève de 1960 fut pourtant plus forte que celle de 1936, en
Flandre comme en Wallonie, à la seule exception de certaines
corporations bruxelloises. En 1960, la participation des
Services publics - surtout cheminots, Gazelco enseignants,
communaux - fut beaucoup plus puissante qu'en 1936. La
combativité des grévistes fut également beaucoup plus forte. Les
cortèges de 1936 dépassèrent rarement les 5.000; rien de
comparable aux meetings monstres de 1960-61, avec 30.000, 40.000
participants, à Liège, à La Louvière, à Charleroi à Quaregnon, à
Anvers. Les piquets de 1960 furent également beaucoup plus durs
et plus aguerris que ceux de 1936.
Mais la différence essentielle, ce que les
grévistes de juin '36 n'avaient remis qu'instinctivement en
question le régime capitaliste ; ils n'avaient pas consciemment
avancé des revendications anticapitalistes. Ceux de 1960-61 se
battaient nettement pour des réformes de structure économiques,
anticapitalistes. Ce fut dans ce sens, un tournant d'importance
historique: la première grève générale dans l'histoire belge,
sinon mondiale, à objectif économique, et non seulement social.
Certes, on peut dire que la grève de '36, si
elle ne fut (officiellement) que sociale, a tout de même apporté
quelque chose, tandis que la grève de '60-'61 n'a apporté rien
de concret. C'est un jugement à courte vue. L'acquit de '36 fut
neutralisé dès 1939; il débouche sur la démoralisation et
l'apathie; de 1936 à 1940, le mouvement ouvrier recule sans
cesse. La grève de '60-'61 rapporte - accessoirement - des
avantages sociaux qu'on engrange tous les jours, et qu'on
continuera à engranger. Mais elle débouche en outre sur une
prise de conscience importante, à l'intérieur des organisations
ouvrières et dans des masses plus larges.
A nous d'agir pour que cette prise de
conscience ne se perde pas dans le petit train-train quotidien,
dans la déception à l'égard de la participation ministérielle ou
de la division syndicale, mais qu'elle devienne le levain d'une
nouvelle avant-garde de militants et de dirigeants ouvriers,
pour que la prochaine fois, on ne puisse plus nous c...nner
comme on l'a fait en 1936 et en 1960 ! |