Au lendemain de la révolution russe de 1905, le
théoricien officiel de la social-démocratie internationale Karl
Kautsky, s'efforça de dresser un bilan et de fixer des
perspectives. De toute évidence, déclara-t-il dans
l'hebdomadaire « Die Neue Zeit » (n°8, 9 et 10, 25me année), la
bourgeoisie libérale russe est passée dans le camp de la
contre-révolution. La révolution sera dorénavant dirigée par la
classe ouvrière en alliance avec la paysannerie. Elle ira donc
plus loin que la révolution bourgeoise, tout en ne trouvant pas
encore des conditions mûres pour une révolution socialiste. Mais
nous pouvons avoir des surprises. Nous devrions nous habituer
à nous attendre à des phénomènes tout à fait nouveaux. En tout
cas, la révolution russe signifiera un progrès colossal pour
toute l'humanité.
LES ASPECTS ACCIDENTELS ET LA SIGNIFICATION
HISTORIQUE
Ces paroles prophétiques furent répétées à
l'époque par la plupart des autres théoriciens marxistes,
notamment par Vandervelde, par Troelstra, par Rosa Luxembourg et
par Lénine. Trotsky alla plus loin encore et prédit que la
prochaine phase de la révolution russe aboutirait à la dictature
du prolétariat et déclencherait des révolutions dans d'autres
pays d'Europe. Ce qui est arrivé en octobre 1917 n'a donc pas
pris au dépourvu ceux qui avaient appris, avec le marxisme, la
science des lois du devenir social, qui est en même temps la
science des prédictions historiques à moyen et long terme.
Mais lorsque cette révolution finit par éclater,
en pleine guerre mondiale, les socialistes d'Europe étaient
divisés en divers camps, selon que leurs pays faisaient partie
de l'alliance occidentale où de celle des puissances centrales.
Les partisans de «l'union sacrée » et ceux du refus de
collaboration de classe se combattaient âprement dans chaque
parti socialiste. L'aspect « accidentel et passager » de la
révolution russe d’octobre prit pour un moment le dessus sur
l'aspect historique.
On jugea Lénine et Trotsky d'après ce qu'ils
auraient renforcé (ou affaibli) les chances de succès des armées
du Kaiser. On soupesa s'ils avaient contribué à la division (ou
à une unité révolutionnaire nouvelle) du mouvement ouvrier
international. On leur reprocha des actes inconciliables avec
les principes démocratiques. On les vit acculés à la guerre
civile, par des soulèvements d'armées blanches qui, bien vite,
s'avérèrent non pas démocratiques mais représentant la pire
réaction. On organisa contre eux des expéditions
internationales, qu'une action internationale des travailleurs
arrêta.
Aujourd'hui, après quarante années d'expérience,
la justification de la révolution russe est inscrite dans les
faits de l'histoire. Grâce aux transformations économiques et
sociales de cette révolution, la Russie est devenue la deuxième
puissance industrielle du monde. Les pays qui avaient un niveau
de développement comparable à l'époque, et qui ont choisi une
autre voie, ont croupi dans la stagnation relative. Qu'on pense
au Japon, à l'Espagne et à l'Italie, sans parler de l'Inde, du
Brésil ou de la Chine. L'énorme acquit de progrès technique et
culturel, la disparition de l'analphabétisme, les portes de
l'Université ouvertes aux fils d'ouvriers et de paysans, le
nombre d'étudiants et le tirage de livres classiques le plus
élevé du monde, ce sont des réalisations qui se passent de tout
commentaire.
On peut certes discourir aujourd'hui encore des
mérites réciproques de Danton ou de Robespierre, du caractère
« spontané» ou «organisé» de telle ou telle «journée
révolutionnaire» de la Grande Révolution française, de la
«nécessité objective» de la Terreur. Aucun historien digne de ce
nom ne pourra nier l'importance décisive, non seulement pour la
France mais pour toute l'humanité, des conquêtes de cette
révolution. Ce qu'elle a signifié pour le XIXe siècle, la
révolution russe l'a signifié pour le XXe. Constater ce fait
n'implique pas une approbation sans réserves pour chacun des
actes du parti arrivé au pouvoir, ni pour la politique qu'il a
suivie à chaque étape du développement de la Révolution. Mais il
faut savoir distinguer les arbres et la forêt pour juger des
grandes lignes du développement historique.
TACHES D'OMBRE ET TACHES DE LUMIERE
Ceux qui ont dirigé la révolution russe en 1917,
Lénine en tête, n'ont jamais cru que cette révolution resterait
isolée dans un pays aussi arriéré que la Russie. Ils espéraient
fermement que la révolution internationale leur viendrait en
aide. Etait-ce une vue utopique ? En 1919, elle semblait
réaliste. Les empires allemand et austro-hongrois s'étaient
effondrés. La révolution entraînait la Hongrie, l'Autriche, la
Pologne, la Bavière, voire toute l'Allemagne dans son sillage.
En Italie, les ouvriers allaient occuper les usines. Tout
semblait possible.
Nous savons aujourd'hui que ces espoirs ont été
vite déçus. Le capitalisme international, un moment pris de
panique, sut s'organiser admirablement pour combler la brèche.
Les erreurs commises par les deux ailes d'un mouvement ouvrier
dorénavant divisé l'aidèrent à résoudre cette tâche. Bientôt la
situation était redevenue «normale»; la révolution resta isolée
en Russie.
Quoi d'étonnant que dans ces conditions la
classe ouvrière russe, épuisée par des luttes sans fins et par
une détresse matérielle croissante, devint passive et laissa
échapper le pouvoir qui tomba dans les mains d'une bureaucratie
rapace. Celle-ci élimina de la réalité soviétique toute trace de
la démocratie ouvrière et de la législation socialiste que la
Révolution d'octobre avait été fière de montrer au monde. Ainsi,
on connut les sanglantes années de Staline, la déportation de
millions d'innocents, la législation du travail la plus dure du
monde, le repli nationaliste de cette bureaucratie,
l'exportation du stalinisme sur le bout des baïonnettes.
Mais ici s'établit le parallèle bien connu avec
la révolution française. Comme la révolution russe, celle-ci
avait connu sa période de déclin et de réaction. Comme Staline,
Napoléon avait réintroduit les anciens privilèges qui avaient
été balayés par les Jacobins. Mais comme en Russie, la réaction
avait dû laisser intacte le nouveau mode de production issu de
la Révolution. En France, malgré la réaction napoléonienne, la
grande industrie capitaliste connut un essor remarquable. En
Russie, malgré la réaction stalinienne, la planification fondée
sur l'étatisation des moyens de production assura à l'économie
un essor sans pareil.
Le prix payé par le peuple russe pour cet essor
a été extrêmement lourd. Beaucoup de ces sacrifices auraient pu
être évités grâce à la démocratie ouvrière. Une partie
importante de l'acquit a en outre été accaparé par les
nouvelles couches privilégiées. Mais néanmoins, ce qui
subsiste de l'acquit est énorme. Et ce n'est pas l'aspect le
moins important de cet acquit que sa tendance à créer
aujourd'hui les conditions favorables à l'effritement de la
dictature bureaucratique, les conditions propices à l'essor de
la démocratie socialiste.
L'AVENIR EST A LA DEMOCRATIE SOCIALISTE
Ce que Léon Blum (dans son « Introduction » à
l'édition française du livre de James Burnham « L'ère des
organisateurs »), ce que Louis De Brouckère dans ses derniers
écrits, ce qu'Aneurin Bevan dans « In place of Fear » ont laissé
prévoir, se réalise aujourd'hui. Mieux nourris et mieux habillés
que dans le passé; enfin libérés des tracas les plus durs de la
vie quotidienne, les travailleurs soviétiques, loin d'approuver
les héritiers de Staline, expriment leur mécontentement d'une
voix de plus en plus ferme, réclament un meilleur « standing »
et plus d'égalité, posent leur candidature à la gestion
démocratique des entreprises et de l'Etat. Après avoir résolu
les problèmes fondamentaux de l'économie, la révolution
d'octobre, par un vertigineux détour de l'histoire, s'apprête à
résoudre le problème de la démocratie. Ce tournant qui s'annonce
proche modifiera de fond en comble les données de la situation
mondiale. Il sonnera vraisemblablement le glas du capitalisme
international.
Le socialisme des pays industriellement avancés
n'a pas pour tâche d'approuver ou de condamner la révolution
d'octobre, qui a d'ores et déjà gagné sa place dans l'histoire.
Il a pour devoir de la comprendre, et de comprendre le monde
nouveau auquel elle a donné naissance. Les comparaisons
formelles ont déjà été condamnées par les événements. Malgré
Inexistence d'une dictature, la Russie ne peut être comparée
avec l’Allemagne de Hitler ou l’Italie de Mussolini, sans parler
de l’Espagne de Franco. Les dictateurs ont disparu ou
disparaîtront sans laisser de traces. La personne et le régime
de Staline seront sans douté voués à la haine éternelle des
peuples. Mais les réalisations de la révolution d'octobre et de
l'Union Soviétique seront placées par l'histoire au même rang
que les conquêtes les plus importantes du progrès des hommes. |