- De
l’inégalité des classes sociales à travers l’histoire
- Sources
économiques de l’inégalité sociale
- L’évolution
de la société capitaliste moderne
- Les
origines du mouvement ouvrier moderne
- Evolution
et révolution dans l’histoire
- Démocratie
et dictature
- La
transition vers le socialisme
De
l’inégalité des classes sociales à travers l’histoire
I.
L’inégalité sociale dans notre société contemporaine
En
Belgique, il existe une pyramide des revenus et du pouvoir
social. A la base de cette pyramide se trouvent les deux tiers
de nos concitoyens, dont les revenus ne dépassent pas les
75.000 frs par an. Au sommet de la pyramide se trouvent 100
familles qui contrôlent directement ou indirectement toutes les
sociétés anonymes dirigées par les holdings, ce qui représente
plusieurs centaines de milliards de frs.
Aux
Etats-Unis, une enquête menée en 1952 par le Brooking
Institute a donné les résultat suivants : 130.000
personnes, soit 0,1% de la population américaine, possèdent
56% de la valeur boursière de toutes les actions et obligations
émises par des sociétés anonymes américaines. Comme (à part
quelques exceptions) toute l’industrie et la finance américaine
est organisée sur la base des sociétés anonymes, on peut dire
que 99,9% des citoyens américains ont un pouvoir économique
inférieur à celui de 0,1% de la population.
A
notre époque, nous ne devons pas seulement tenir compte des inégalités
sociales qui existent à l’intérieur de chaque pays. Il est
important de tenir compte également de l’inégalité entre
une petite poignée de pays avancés du point de vue industriel
et la majeure partie de l’humanité, qui vit dans les pays
dits sous-développés (pays coloniaux et semi-coloniaux).
Ainsi
les Etats-Unis produisent plus de la moitié de la production
industrielle et consomment plus de la moitié d’un grand
nombre de matières premières industrielles dans le monde de ce
côté-ci du rideau de fer. 350 millions d’Indiens ont à leur
disposition moins d’acier et moins d’énergie électrique
que 8 millions de Belges. Le revenu réel, par tête
d’habitant, dans les pays les plus pauvres du monde, n’est
que 5% du revenu par tête d’habitant dans les pays les plus
riches.
Résultat :
un habitant de l’Inde mange tous les jours la moitié
seulement des calories que nous mangeons dans les pays avancés.
L’âge moyen qui dépasse en Occident 65 ans, pour atteindre
70 ans dans certains pays, n’atteint même pas 30 ans en Inde
et en Chine.
II.
L’inégalité sociale dans des sociétés antérieures
Nous
trouvons une inégalité sociale comparable à celle qui existe
dans le monde capitaliste dans toutes les sociétés antérieures
qui se sont succédées au cours de l’histoire (c’est à
dire au cours de la période d’existence de l’humanité sur
la Terre de laquelle nous possédons des témoignages écrits).
Voici
une description de la misère des paysans français vers la fin
du XVIIe siècle, description tirée des « Caractères »
de La Bruyère : « L’on voit certains animaux
farouches, des mâles et des femelles répandus par la
campagne, noirs, livides et tout brîlés de soleil attachés à
la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté
invincible ; ils ont comme une voix articulée, et, quand
ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine ;
et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans
des tanières, où ils vivent de pain noir, d’eau et de
racines… »
Comparer
ce portrait des paysans à l’époque à celui des fêtes
brillantes données par Louis XIV à la Cour de Versailles, au
luxe de la noblesse et au gaspillage du Roi, c’est
tracer une image saisissante de l’inégalité sociale.
Dans
la société du haut moyen âge, où prédominait le servage, le
noble seigneur disposait très souvent de la moitié du travail
ou de la moitié de la récolte des paysans-serfs. Nombreux étaient
les seigneurs qui avaient sur leurs terres des centaines, sinon
des milliers de serfs. Chacun d’eux recevait donc chaque année
autant que des centaines, sinon des milliers, de paysans.
Il
en était de même dans les différentes sociétés de
l’Orient classique (Egypte, Sumérie, Babylonie, Perse, Inde,
Chine, etc…) sociétés basées sur l’agriculture, mais où
les propriétaires fonciers étaient soit des seigneurs, soit
des Temples, soit le roi lui-même (représenté par des clercs,
agents du fisc royal).
La
« Satire des Métiers », rédigée dans l’Egypte
des Pharaons il y a 3.500 ans, nous a laissé une image des
paysans exploités par ces scribes royaux, comparés aux bêtes
nocives et aux parasites.
Quant
à l’Antiquité gréco-romaine, sa société était basée sur
l’esclavage. Si sa culture a pu atteindre un niveau élevé,
cela est dû en partie au fait que les citoyens des cités
antiques ont pu consacrer une large partie de leur temps à des
activités politiques, culturelles, artistiques et sportives, le
travail manuel étant de plus en plus abandonné aux seuls
esclaves.
III.
Inégalité sociale et inégalité de classe
Toute
inégalité sociale n’est pas une inégalité de classe. La
différence de rémunération entre un manœuvre et un ouvrier
hautement qualifié ne fait pas de ces deux hommes des membres
de deux classes sociales différentes.
Sans approfondir pour le moment la notion de classe, nous
lui donnerons cette définition-ci, qui sera précisée plus
loin :
« L’inégalité de
classe dans une société est une inégalité qui trouve ses
racines dans la structure et la marche normale de la vie économique
et qui est conservée et accentuée par les principales
institutions sociales et juridiques de l’époque ».
Précisons
cette définition par quelques exemples : Pour devenir
grand industriel en Belgique, il faut rassembler des capitaux évalués
à 1 million par ouvrier embauché. Une petite usine employant
50 ouvriers exige donc le rassemblement d’un capital d’au
moins 50 millions. Or, le salaire d’un ouvrier ne dépasse
jamais 100.000 frs par an. Même en travaillant pendant 50 années
et ne dépensant pas un sou pour manger et pour vivre, il ne
peut pas rassembler suffisamment d’argent pour devenir
capitaliste. Le salariat, qui est un des caractéristiques de la
structure de l’économie capitaliste, représente donc une des
racines de la division de la société capitaliste en deux
classes fondamentalement différentes : la classe des
propriétaires des moyens de production, les capitalistes, et la
classe ouvrière qui, de par ses revenus, ne peut jamais devenir
propriétaire de moyens de production.
Il
est vrai qu’à côté des capitalistes proprement dits,
certains techniciens fortement doués peuvent accéder aux
postes de chefs d’entreprise. Mais la formation technique
requise est une formation universitaire. Or, une étude du
citoyen Hicter publiée par la revue « Socialisme »
a indiqué qu’au cours des dernières décades, seuls 5 à 7%
des étudiants en Belgique sont des fils d’ouvriers...
Les
institutions sociales ferment donc l’accès à la propriété
capitaliste aux ouvriers, et de par leurs revenus, et de par le
mode d’enseignement supérieur. Elles maintiennent,
conservent, perpétuent la division de la société en classes
telles qu’elle existe aujourd’hui.
Même
aux Etats-Unis, où l’on se complaît à citer les exemples
des « fils d’ouvriers-méritants » qui deviennent
milliardaires à force de travailler », une enquête a démontré
que 90% des chefs d’entreprises importantes proviennent de la
grande et moyenne bourgeoisie.
Ainsi,
tout au long de l’histoire, nous retrouvons une inégalité
sociale cristallisée en inégalité de classe. Dans chacune de
ces sociétés, nous pouvons retrouver une classe de producteurs
qui fait vivre de son travail l’ensemble de la société et
une classe dominante qui vit du travail d’autrui :
-
Paysans
et prêtres, seigneurs ou clercs dans les Empires d’Orient ;
-
Esclaves
et maîtres d’esclaves dans l’Antiquité gréco-romaine ;
-
Serfs
et seigneurs féodaux dans le haut moyen-âge ;
-
Ouvriers
et capitalistes à l’époque bourgeoise.
IV.L’inégalité
sociale dans la préhistoire humaine
Mais
l’histoire ne représente qu’une tranche mineure de la vie
humaine sur notre planète. Elle est précédée par la préhistoire,
l’époque dans l’existence de l’humanité où l’écriture
n’existait pas encore. Des peuples primitifs en sont restés
aux conditions préhistoriques jusqu’à une date récente ou
jusqu’à nos jours même. Or, pendant la majeure partie de son
existence préhistorique, l’humanité a ignoré l’inégalité
de classe.
Nous
comprendrons la différence fondamentale entre une telle
communauté primitive et une société de classe en examinant
quelques unes des institutions de ces communautés.
Ainsi,
plusieurs anthropologues nous ont parlé de mœurs, qu’on
retrouve chez de nombreux peuples primitifs, qui consistent à
organiser des fêtes abondantes après les récoltes.
L’anthropologue Margaret Mead nous a décrit ces fêtes chez
le peuple papou des Arapech (Nouvelle-Guinée). Tous ceux qui
ont fait une récolte au-dessus de la moyenne, invitent toute
leur famille et tous leurs voisins et les festivités se
poursuivent jusqu’à ce que la majeure partie de ce surplus
ait disparu. Margaret Mead ajoute : « Ces fêtes représentent
une mesure adéquate pour empêcher qu’un homme individuel
n’accumule des richesses… »
D’autre
part, l’anthropologue Asch a étudié les coutumes et le système
d’une tribu indienne vivant dans le sud des Etats-Unis, la
tribu des Hopi. Dans cette tribu, contrairement à notre société,
le principe de la compétition individuelle est considéré
comme répréhensible du point de vue moral. Lorsque des enfants
Hopi jouent ou pratiquent des sports, ils ne comptent jamais des
points et ignorent qui a « gagné ».
Lorsque
des communautés primitives, ignorant la division de la société
en classes, font de l’agriculture leur activité économique
principale et occupent un terrain déterminé, elles
n’installent pas la propriété. Chaque famille reçoit des
champs en usufruit pour une certaine période, mais ces champs
sont redistribués fréquemment pour éviter de favoriser tel ou
tel membre de la communauté aux dépens des autres. Les
prairies et des bois sont exploités en commun. Ce système de
la communauté villageoise, basée sur l’absence d’une
propriété privée du sol, a été retrouvé à l’origine de
l’agriculture chez presque tous les peuples du monde. Il démontre
qu’à ce moment-là, la société n’était pas encore divisée
en classes, au niveau du village.
V.
La révolte contre l’inégalité sociale à travers
l’histoire
La
société divisée en classes, la propriété privée du sol et
des moyens de production, ne sont donc nullement le produit de
la « nature humaine ». Elles sont le produit d’une
évolution de la société et des institutions économiques et
sociales. Nous verrons prochainement pourquoi elles sont nées
et comment elles disparaîtront.
En
fait, dès qu’apparaît la division de la société en
classes, l’homme manifeste sa nostalgie de l’ancienne vie
communautaire. Nous retrouvons les expressions de cette
nostalgie dans le rêve de l’Age d’Or », qui se serait
placé à l’aube de l’existence humaine sur la Terre, rêve
que décrivent les auteurs classiques chinois. Virgile dit
d’ailleurs clairement qu’à l’époque de cet Age d’Or,
les récoltes étaient partagées en commun, c’est à dire que
la propriété privée n’existait pas.
Toute
une série de philosophes et des savants parmi les plus grands
de l’humanité ont considéré que la division de la société
en classes représente la source du malaise social et ont élaboré
des projets pour la supprimer.
Ainsi
le philosophe grec Platon caractérise-t-il l’origine des
malheurs qui s’abattent sur la société : « Même
la ville la plus petite est divisée en deux parties, une ville
des pauvres et une ville des riches qui s’opposent (comme) en
état de guerre ». Pour supprimer cette division, il prône
une sorte de socialisme aristocratique, basé sur la communauté
des biens.
Les
sectes juives qui pullulent au début de notre ère, et les
premiers Pères de l’Eglise chrétienne, qui en poursuivent la
tradition, sont également de farouches partisans d’un retour
à la communauté des biens. Saint Barnabé écrit :
« Tu ne parleras jamais de ta propriété, car si tu jouit
en commun des biens spirituels d’autant plus faut-il jouir en
commun des biens matériels ». Saint Cyprien a prononcé
de nombreux plaidoyers en faveur du partage égalitaire des
biens entre tous les hommes. Saint Jean Chrysostome s’est le
premier exclamé : « La propriété, c’est le vol ».
Même Saint Augustin a commencé par déceler l’origine de
toutes les luttes et de toutes les violences sociales dans la
propriété privée, pour modifier plus tard son point de vue.
Cette
tradition se poursuit pendant le moyen-âge, notamment chez
Saint François d’Assise et chez les précurseurs de la Réforme :
les Albigeois, les Cathares, Wycliff, etc. Voici ce que dit le
prédicateur anglais John Ball, élève de Wycliff, au XIVe siècle :
« Il faut abolir le servage et rendre tous les hommes égaux.
Ceux qui s’appellent nos maîtres, consomment ce que nous
produisons… Ils doivent leur luxe à notre labeur ».
Finalement,
à l’époque moderne, nous voyons ces projets de société égalitaire
devenir de plus en plus précis, notamment dans « L’Utopie »
de Thomas Moore (Anglais), dans « La Cité du Soleil »
de Campanella (Italie), dans « Le Testament de Jean
Moslier » et dans « Le Code de la Nature » de
Morelly (Français).
A
côté de cette révolte de l’esprit contre l’inégalité
sociale, il y a eu d’innombrables révoltes dans les actes,
c’est à dire des insurrections des classes opprimées contre
leurs oppresseurs.
Nous
possédons un document qui décrit la première révolution
sociale dans l’histoire, sous la XVIIIe dynastie de l’Egypte
des Pharaons, il y a 4.000 ans. Dans l’Empire romain, il y a
eu une suite ininterrompue de révoltes d’esclaves, dont la
plus connue est celle de Spartacus, et qui ont contribué
fortement à la chute de l’Empire. En Chine, chaque dynastie régnante
est renversée après quelques siècles de règne par une
insurrection paysanne. Au moyen-âge, des insurrections de
paysans de succèdent à partir du XIVe siècle (Jacqueries en
France, guerre de Wat Tyler en Angleterre, guerre des Hussites
en Bohème, guerre des paysans en Allemagne). En même temps débutent
les luttes de compagnons d’artisans qui annoncent la lutte du
prolétariat moderne pour son émancipation.
Bibliographie :
-
Marx
et Engels : Le Manifeste communiste
-
Engels :
Anti-Düring, 2e et 3e partie
-
Max
Beer : Histoire du socialisme
-
Quack :
De Socialisten, premiers volumes.
Sources
économiques de l’inégalité sociale
Les
communautés primitives basées sur la pauvreté
Pendant
la majeure partie de son existence préhistorique, l’homme a vécu
dans des conditions d’extrême pauvreté. La nourriture nécessaire
à leur subsistance, les hommes ne pouvaient se la procurer que
par la chasse, la pêche et la cueillette des fruits. Les
hommes vivaient en « parasites » sur la nature,
puisqu’ils n’augmentaient pas les ressources naturelles dont
ils vivaient. Ils n’avaient aucun contrôle sur ces
ressources.
Les
communautés primitives sont organisées de sorte à garantir la
survie collective dans ces conditions d’existence extrêmement
difficiles. Chacun participe obligatoirement au travail, et le
travail de chacun est nécessaire pour maintenir en vie la
communauté. La production de vivre suffit à peine pour nourrir
la collectivité ; des privilèges matériels
condamneraient à la famine une partie de la tribu, la priverait
de la possibilité de travailler rationnellement et saperaient
ainsi les conditions de survie collective. Voilà pourquoi
l’organisation sociale, à cette étape du développement des
sociétés humaines, tend à maintenir un maximum d’égalité
à l’intérieur des communautés humaines.
Ayant
examiné les institutions sociales de 425 tribus primitives, les
anthropologues anglais Hobhouse, Wheeler et Ginsberg ont trouvé
une absence totale de classes sociales chez toutes les tribus
qui ignorent l’agriculture.
La
révolution néolithique
Cette
situation de pauvreté fondamentale n’a été durablement
modifiée que par la formation des techniques de culture du sol
et d’élevage des animaux. La technique de la culture du sol,
la plus grande révolution économique dans l’existence de
l’humanité, est due aux femmes comme une série d’autres découvertes
importantes dans la préhistoire (notamment la technique de la
poterie et celle du tissage). Elle s’est affirmée à partir
de – 15.000 avant J.C à plusieurs endroits du globe,
vraisemblablement d’abord en Asie Mineure, en Mésopotamie, en
Iran et au Turkestan, s’étendant progressivement à
l’Egypte, à l’Inde, à la Chine, à l’Afrique du Nord et
à l’Europe méditerranéenne. On l’appelle la révolution néolithique,
parce qu’elle s’est produite à une époque de l’âge de
pierre où les principaux instruments de travail de l’homme
sont fabriqués en pierre polie ; l’époque la plus récente
de l’âge de la pierre). La révolution néolithique permet à
l’homme de produire lui-même ses vivres et à contrôler donc
– plus ou moins – sa propre subsistance. Elle atténue la dépendance
par rapport aux forces de la nature dans laquelle se trouve
l’homme primitif. Elle permet la constitution de réserves de
vivres, ce qui permet à son tour d’affranchir certains
membres de la communauté de la nécessité de produire leur
nourriture. Ainsi peut se développer une certaine division du
travail, une spécialisation des métiers, qui accroît la
productivité du travail humain. Dans la société primitive,
une telle spécialisation ne peut que s’ébaucher, puisque,
comme l’a dit un des premiers explorateurs espagnols au sujet
d’Indiens au 16e siècle, ils (les « primitifs »)
veulent utiliser tout leur temps pour rassembler des vivres, car
s’ils l’utilisent autrement, ils seront tenaillés par la
faim.
Produit
nécessaire et surproduit
C’est
l’apparition d’un surplus permanent de vivres qui bouleverse
les conditions de l’organisation sociale. Lorsque ce surplus
est relativement petit et éparpillé de village en village, il
ne modifie par la structure égalitaire de la communauté
villageoise. Il lui permet de nourrir quelques artisans et
fonctionnaires, comme ceux qui, dans les villages hindous, ce
sont maintenus pendant des millénaires.
Mais
lorsque ces surplus sont concentrés sur de grands espaces par
des chefs militaires ou religieux, ou lorsqu’ils deviennent
plus abondants dans le village grâce à l’amélioration des méthodes
de culture, ils peuvent fournir la base pour l’apparition
d’une inégalité sociale : on peut les utiliser pour
nourrir des prisonniers de guerre ou d’expédition de
piraterie (qui auparavant auraient été tués, faute de
subsistance) ; qui devront travailler pour les vainqueurs
en échange de cette nourriture : c’est l’apparition de
l’esclavage dans le monde grec.
On
peut les utiliser pour nourrir toute une population de prêtres,
de soldats, de fonctionnaires, de seigneurs et de rois :
c’est l’apparition des classes dominantes dans les Empires
de l’Orient antique (Egypte, Babylonie, Iran, Inde, Chine,
etc.).
La
production sociale ne sert donc plus, dans son ensemble, pour
subvenir aux besoins des producteurs. Elle se partage dorénavant
en deux parties :
-
Le
produit nécessaire, c’est à dire la subsistance des
producteurs sans le travail desquels toute la société
s’effondrerait.
-
Le
surproduit, c’est à dire le surplus produit par les
producteurs et accaparé par les classes possédantes.
Voici
comment l’historien Heichelheim décrit l’apparition des
premières villes dans le monde antique : « La
population des nouveaux centres urbains consiste … en majeure
partie d’une couche supérieure vivant des rentes (c’est à
dire s’appropriant le surproduit du travail agricole, E.M)
composé de seigneurs, de nobles et de prêtres. Il faut y
ajouter les fonctionnaires employés et serviteurs,
indirectement nourris par cette couche supérieur ».
L’apparition
des classes sociales – classes productrices et classes
dominantes – donne ainsi naissance à l’Etat, qui est la
principale institution pour maintenir les conditions sociales
données, c’est à dire, dans le cas qui nous intéresse,
l’inégalité sociale. La division de la société en classe
se consolide par l’appropriation des moyens de production par
les classes possédantes.
Production
et accumulation
La
formation des classes sociales, l’appropriation du surproduit
social par une partie de la société, résulte d’une lutte
sociale et ne se maintient que grâce à une lutte sociale
constante. Mais elle représente en même temps une étape –
inévitable – du progrès économique, grâce au fait
qu’elle permet la séparation des deux fonctions économiques
fondamentales, la fonction de production et la fonction
d’accumulation.
Dans
la société primitive, l’ensemble des hommes et des femmes
valides sont occupés principalement à la production de vivres.
Dans ces conditions, ils ne peuvent que consacrer peu de temps
à la fabrication et au stockage des instruments de travail, à
la spécialisation de cette fabrication, à la recherche systématique
d’autres instruments de travail, à l’apprentissage de
techniques compliquées de travail (comme par exemple le travail
métallurgique, l’observation systématique de phénomènes de
la nature, etc.).
La
production d’un surproduit social permet de donner
suffisamment de loisirs à une partie de l’humanité pour
qu’elle puisse se consacrer à l’ensemble de ces activités
qui facilitent l’accroissement de la productivité du travail.
Ces loisirs se trouvent ainsi à la base de la civilisation, du
développement des premières techniques scientifiques
(astronomie, géométrie, hydrographie, minéralogie, etc.) et
de l’écriture. La séparation du travail intellectuel et du
travail manuel, produit par ces loisirs, accompagne la séparation
de la société en classes.
La
division de la société en classes représente donc une
condition de progrès historique, aussi longtemps que la société
est trop pauvre pour permettre à tous ses membres de se
consacrer au travail intellectuel (aux fonctions
d’accumulation). Mais le prix payé pour ce progrès est très
lourd, jusqu’à la veille du capitalisme moderne seules les
classes possédantes profitent des bienfaits de
l’accroissement de la productivité du travail. Malgré tous
les progrès de la technique et de la science pendant les 4.000
ans qui séparent les débuts de la civilisation antique du 16e
siècle la situation d’un paysan indien, chinois, égyptien,
ou même grec et slave n’a pas changé de façon sensible.
La
cause de l’échec de toutes les révolutions égalitaires du
passé
Lorsque
le surplus produit par la société humaine, lorsque le
surproduit social ne suffit pas pour libérer toute l’humanité
d’un labeur pénible constant, toute révolution sociale qui
cherche à rétablir l’égalité primitive entre les hommes
est d’avance vouée à l’échec. Elle ne peut que trouver
deux issues à l’ancienne inégalité sociale :
-
Ou
bien détruire délibérément tout surproduit social, et
retourner à l’extrême pauvreté primitive. Alors, la réapparition
du progrès technique provoquera rapidement les mêmes inégalités
sociales qu’on a voulu supprimer.
-
Ou
bien déposséder l’ancienne classe possédante au profit
d’une nouvelle classe possédante. C’est ce qui s’est
passé constamment avec l’insurrection des esclaves
romains sous Spartacus, avec les premières sectes chrétiennes
et les monastères, les diverses insurrections paysannes qui
se sont succédées dans l’Empire chinois, la révolution
des Taborites en Bohème au XVe siècle, les colonies
communistes établies par des immigrants en Amérique, etc.
Sans
prétendre que la révolution russe ait abouti à la même
situation, la réapparition d’une inégalité sociale accentuée
dans l’URSS d’aujourd’hui s’explique fondamentalement
par la pauvreté de la Russie au lendemain de la révolution,
par l’insuffisance du niveau de développement des forces
productives.
Une
société égalitaire basée sur l’abondance et non pas sur la
pauvreté, voilà le but du socialisme, ne peut se développer
que sur la base d’une économie avancée dans laquelle le
surproduit social est si élevé qu’il permet à tous les
producteurs de se libérer d’un labeur abrutissant et qu’il
accorde suffisamment de loisirs à toute la communauté pour que
celle-ci puisse remplir collectivement les fonctions dirigeantes
dans la vie économique et sociale (fonction d’accumulation).
Les
anciennes classes possédantes, frein au développement
technique
Pourquoi
a-t-il fallu 15.000 ans de surproduit social, avant que l’économie
humaine puisse prendre l’essor nécessaire pour laisser
entrevoir une solution socialiste de l’inégalité sociale ?
Aussi longtemps que les classes possédantes s’approprient le
surproduit social sous forme de produits (de valeur d’usage),
leur propre consommation (consommation improductive) représente
la limite pour l’accroissement de la production qu’ils désirent
réaliser.
Les
temples et rois de l’Orient antique ; les maîtres
d’esclaves de l’Antiquité greco-romaine ; les
seigneurs nobles et marchands chinois, indiens, japonais,
byzantin, arabes ; les nobles féodaux du moyen-âge,
n’avaient pas d’intérêt à accroître la production du
moment qu’ils aient entassé dans leurs châteaux suffisamment
de vivres, de vêtements de luxe, d’objets d’art, etc. Il y
a une limite à la consommation et au luxe qu’il était
impossible de transgresser (exemple comique de la féodalité
sur l’île d’Hawaï où le surproduit social prend la forme
exclusive de nourriture et de ce fait le prestige dépend… du
poids de chaque personne).
Ce
n’est que quand le surproduit social prend la forme d’argent
- de plus value – et qu’il peut servir non plus
seulement à l’acquisition de biens de consommation mais de
biens d’équipement (de production) que la nouvelle classe
dominante – la bourgeoisie – acquiert un intérêt à un
accroissement illimité de la production. C’est ainsi que se
créent les conditions sociales nécessaires à une application
de toutes les découvertes scientifiques à la production,
c’est à dire les conditions nécessaires à l’apparition du
capitalisme industriel moderne.
Bibliographie :
-
Marx
et Engels : Le Manifeste communiste
-
Engels :
Anti-Dühring, 2e et 3e partie
-
Gordon
Childe : What happened in history – Man made himself
(deux excellents résumés de la préhistoire et de
l’histoire antique écrits d’un point de vue généralement
marxiste).
-
La
collection : Le travail à travers les âges ;
-
Le
volume : Le travail dans l’ancienne Grèce, par Glotz
-
Le
volume : Le travail au moyen-âge, par P. Boisonnade.
L’évolution
de la société capitaliste moderne
Origines
du capitalisme moderne
Le
capitalisme moderne est le produit de trois transformations économiques
et sociales :
-
La
séparation des moyens de production et des producteurs. Cet
séparation s’est effectuée notamment dans l’artisanat
par la destruction des corporations médiévales, par
le développement de l’industrie domestique, par
l’appropriation privée des réserves de terres vierges
dans les pays d’outre-mer (notamment par les compagnes de
chemins de fer).
-
La
constitution d’une classe qui monopolise les moyens de
production, la bourgeoisie industrielle moderne.
L’apparition de cette classe présuppose d’abord une
accumulation de capitaux sous forme d’argent (ce qui
s’est fait par l’usure et le commerce à partir du
moyen-âge), ensuite une transformation des moyens de
production qui rend ceux-ci suffisamment chers pour que
seuls les propriétaires de capitaux considérables puissent
les acquérir. La révolution industrielle qui base dorénavant
la production sur le machinisme réalise cette
transformation.
-
La
transformation de la force de travail en marchandise. Cette
transformation résulte de l’apparition d’une classe qui
ne possède rien d’autre que sa force de travail et qui,
pour pouvoir subsister, est obligée de vendre cette force
de travail aux propriétaires des moyens de production.
« Des gens pauvres et besogneux, dont nombreux sont
ceux qui ont la charge et le fardeau de femmes et de
nombreux enfants, et qui possèdent rien d’autre que ce
qu’ils peuvent gagner avec le travail de leurs mains »
(extrait d’une requête de la fin du 16e siècle,
rédigée à Leyde en Hollande).
Parce
que la masse de ces prolétaires n’a pas la liberté du choix
– si ce n’est le choix entre la vante de sa force de travail
et la faim permanente – elle est obligée d’accepter pour
prix de sa force de travail le prix dicté par les conditions
capitalistes normales : c’est à dire le minimum vital nécessaire
pour assurer la subsistance des travailleurs et de leur famille.
De même que dans les sociétés de classe précapitalistes, les
classes productives fournissaient du travail non payé, du
surtravail, qui se trouve à la base du surproduit social, de même
dans la société capitaliste l’origine de la plus-value (le
surproduit sous la forme monétaire) se trouve dans le travail
gratuit fourni par les ouvriers. Le salaire de ceux-ci ne représente
que l’équivalent d’une partie de la valeur qu’ils
produisent par leur travail. L’autre partie de la valeur
qu’ils créent est accaparée par les capitalistes et se
trouve à la base de leur profit.
Dans
un contrat de travail passé à Liège en 1634 entre Antoine de
Jelly, maître tisserand, et Nicolas Cornélis, il est dit que
celui-ci gagnera le mitant (la moitié) de ce qu’il
travaillera, l’autre mitant restant au profit du maître.
Le
fonctionnement de l’économie capitaliste
L’économie
capitaliste fonctionne avec une série de caractéristiques qui
lui sont propres et parmi lesquelles nous mentionnerons :
-
La
production est exclusivement production de marchandises,
production de biens qui ne servent pas à satisfaire les
besoins de leurs producteurs, mais qui sont destinés à être
vendus sur le marché pour que le capitaliste rentre dans
ses frais et réalise son profit. Sans la vente des
marchandises, pas de réalisation du profit pour
l’industriel.
-
La
production s’effectue pour un marché anonyme et est régie
par les lois de la concurrence. Du moment où la production
n’est plus limitée par la coutume (comme dans les
communautés primitives) ou par la loi (comme dans les
corporations moyennâgeuses), chaque propriétaire privé de
moyens de production s’efforce de produire le maximum,
sans se soucier de ce que produisent d’autres industriels
opérant dans la même branche. De ce fait, c’est la
concurrence entre les industriels qui décide de la question ;
quelle entreprise arrivera à écouler sa production et
quelle entreprise échouera devant ce but.
-
Le
but de la production c’est de réaliser le maximum de
profit. Les classes possédantes précapitalistes vivaient
du surproduit sociale, le consommaient improductivement. La
classe capitaliste, elle aussi, doit consommer
improductivement une partie du surproduit sociale, des
profits. Mais pour ce faire, elle doit réaliser son profit,
c’est à dire vendre ses marchandises. Dans une société
régie par la concurrence, ce sont les marchandises offertes
au prix le plus bas qui sont effectivement vendues. Or, pour
vendre à vil prix, il faut sans cesse moderniser les
installations, accroître le capital constant, les machines,
etc. Cela exige un accroissement de la masse du capital, qui
est obtenu par la transformation de la plus-value en
capital, par la capitalisation des profits (une grande
partie du profit n’est pas consommée improductivement
mais productivement, c’est à dire utilisée pour
l’achat de nouvelles machines, etc.). Pour pouvoir
subsister, les capitalistes cherchent donc à accroître
sans cesse leurs capitaux et dans ce but, de réaliser le
maximum de profits. Pour cette raison, l’économie
capitaliste se caractérise par un épanouissement énorme
des moyens de production, par un développement prodigieux
des forces productives.
-
Pour
réaliser le maximum de profits, les capitalistes cherchent
à réduire sans cesse la part absolue ou relative du revenu
national qui revient à la classe ouvrière. Le revenu
national (plus exactement : le revenu de l’industrie
d’une nation déterminée) se partage en effet en deux
parties : salaires et profits. L’une part ne peut
augmenter qu’à condition que l’autre diminue. C’est
tout le contenu de la lutte de classe économique en régime
capitaliste. Les deux moyens essentiels par lesquels les
capitalistes s’efforcent d’accroître leur part, c’est :
a) la prolongation d’une journée de travail et la réduction
des salaires réels (du 16e au milieu du 19e
siècle), réduction absolue de la part qui revient à la
classe ouvrière ; b) l’augmentation de l’intensité
de la productivité du travail (à partir du milieu du 19e
siècle), réduction relative de la part qui revient à la
classe ouvrière.
-
La
recherche du maximum de profit par chaque capitaliste
conduit, par le truchement de la concurrence des capitaux,
à la formation d’un taux moyen de profit. Ce sont les écarts
d’avec ce taux de profit qui régissent en grande partie
les investissements des capitaux ; ceux-ci se dirigent
vers les secteurs où le taux de profit est le plus élevé
mais ce faisant, y provoquent une concurrence accrue qui
conduit à une baisse de ce taux, jusqu’à ce que le taux
s’établit sur un niveau plus ou moins égal dans la
plupart des secteurs industriels.
Les
étapes du capitalisme moderne
Le
capitalisme moderne a parcouru trois grandes étapes à partir
de la révolution industrielle qui se place en Angleterre, dans
la 2e moitié du 18e siècle :
-
De
1750 à 1870 : la période du capitalisme libéral, de
libre-échange et de libre concurrence. L’industrie
capitaliste reste en fait limitée à l’Angleterre, la
Belgique, la Rhénanie, le Nord et l’Est de la France. Les
marchandises produites par cette petite partie du globe
conquièrent tout le marché mondial. Les capitalistes ont
une confiance illimitée dans la bonne marche de l’économie.
Ils se remettent à l’automatisme des « lois économiques »
pour résoudre toutes les difficultés, toutes les crises.
Ils sont opposés à toute initiative économique de
l’Etat, y compris à la conquête des colonies. C’est à
l’époque du « laissez-faire, laissez aller ».
-
De
1870 à 1930 : la période du capitaliste monopoliste,
de l’impérialisme. L’industrie capitaliste s’étend
à l’ensemble de l’Europe occidentale et de l’Amérique
du Nord, à une partie de l’Europe orientale, de l’Asie,
et de l’Amérique latine et prend même pied en Afrique et
en Océanie. La domination du Capital s’établit sur tous
les pays sous-développés. Il n’y a plus de marchés à
conquérir ; la lutte entre les puissances capitalistes
pour de nouveaux partages du monde remplace la conquête du
monde d’antan. Les capitalistes ne croient plus aux
bienfaits de la concurrence illimitée. Ils s’organisent
à leur tour, limitent et éliminent les concurrences dans
un cadre déterminé par la constitution de trusts et des
cartels. Mais la concurrence n’est ainsi éliminée dans
une branche ou dans un pays que pour reprendre avec une
acuité redoublée entre différentes branches ou différents
pays.
-
Depuis
la grande crise de 1929 : la période du déclin du
capitalisme monopoliste, non seulement il n’y a plus de
nouveaux pays à conquérir pour l’industrie capitaliste,
mais suite à la révolution russe, puis à la conquête de
l’Europe orientale par l’armée russe et à la révolution
chinoise, une partie importante du globe est enlevée du
domaine du capitalisme. Les capitalistes n’ont plus
confiance dans leur système. Ils demandent de plus en plus
l’intervention de l’Etat pour garantir leur profit
(croissance du secteur public dans l’économie ;
nationalisation des branches industrielles ; rôle des
commandes d’Etat, surtout de l’économie d’armement et
de l’économie de guerre pour soutenir la conjoncture ;
garantie étatique aux exportateurs, etc.). C’est au fond
une période qui par la succession des guerres et des
crises, et l’abdication de plus en plus prononcée de
l’initiative privée, fait le pont vers la période de
transformation entre le capitalisme et le socialisme.
Les
lois d’évolution du capitalisme
A
travers la succession de ces trois étapes du capitalisme,
certaines lois d’évolution du capitalisme peuvent être mises
en relief :
a)
La concentration du capital : dans la concurrence, les
grandes entreprises battent les petites qui disposent de moins
de moyens et qui de ce fait ne peuvent pas suivre le progrès
technique. Les entreprises acculées à la ruine sont absorbées
par les entreprises de plus en plus grandes. Alors qu’il n’y
a un siècle, une entreprise avec plus de 500 ouvriers était
exceptionnelle, il existe aujourd’hui des trusts qui occupent
plus de 100.000 salariés, des entreprises dans lesquelles
travaillent des dizaines de milliers d’ouvriers. Le nombre de
petits patrons indépendants diminue sans cesse par rapport à
la masse des salariés :
Evolution
de la structure de classe aux Etats-Unis (en % de toute la
population exercant une une profession)
|
1880 |
1890 |
1900 |
1920 |
1930 |
1939 |
1946 |
Salariés
de tout genre : |
62 |
65 |
67,9 |
71,9 |
73,9 |
76,8 |
82,9 |
Entrepreneurs
de tout genre : |
36,9 |
33,8 |
30,8 |
26,3 |
20,3 |
18,8 |
17,1 |
b)
L’évolution de l’économie capitaliste ne se fait pas de façon
harmonieuse, égale, mais par bonds et cycles. Des périodes de
haute conjoncture et des périodes de crise se succèdent.
c)
La socialisation progressive de l’économie ; au début
du capitalisme, chaque entreprise capitaliste était une cellule
indépendante de l’autre, n’établissant que des rapports
passagers avec les fournisseurs et les clients. Plus le régime
capitaliste évolue, et plus s’établissent des liens
d’inter-dépendance durables entre les entreprises de toutes
les branches et de tous les pays. Une crise dans un secteur se répercute
dans tous les autres secteurs. Pour la première fois dans
l’existence de l’humanité s’établit ainsi une solidarité
économique de base entre tous les hommes. La contradiction sans
cesse croissante entre socialisation de fait de l’économie et
le maintien de la propriété privée des moyens de production,
le maintien d’une économie basée sur la recherche du profit
privé. C’est au moment où cette inter-dépendance des
entreprises, des pays, des continents, saute aux yeux de tous,
que le fait que tout le système ne fonctionne que d’après
les ordres d’une petite poignée de magnats capitaliste
acquiert tout son caractère odieux, apparaît comme
monstrueusement anti-démocratique.
Bibliographie :
-
Marx :
Prix, salaires et profits
-
Marx
et Engels : Le Manifeste Communiste
-
Engels :
Anti-Dühring
-
Kautsky :
La Doctrine économique de K. Marx
-
O.
Debunne : De Kapitalistische concentratie (en flamand).
Les
origines du mouvement ouvrier moderne
Depuis
qu’il existe des salariés, c’est à dire bien avant la
formation du capitalisme moderne, il y a eu des manifestations
de lutte de classe entre patrons et ouvriers. Celle-ci n’est
pas le résultat d’activités subversives de la part
d’individus qui « prêchent la lutte de classe ».
Au contraire, la doctrine de la lutte de classe est le produit
de la pratique de la lutte de classe qui la précède.
La
lutte de classe élémentaire du prolétariat
Les
manifestations élémentaires de la lutte de classe des salariés
se sont toujours axées autour de trois revendications :
-
L’augmentation
des salaires, moyen immédiat pour modifier en faveur des
salariés la répartition du produit social entre patrons et
ouvriers ;
-
La
diminution des heures de travail sans réduction de salaire,
autre moyen direct pour modifier cette répartition en
faveur des travailleurs ;
-
La
liberté d’organisation. Alors que le patron, propriétaire
du capital, des moyens de production, a de son côté toute
la puissance économique, les ouvriers sont désarmés aussi
longtemps qu’ils mènent entre eux une lutte de
concurrence pour obtenir un emploi. Dans ces conditions, les
« règles du jeu » jouent unilatéralement en
faveur des capitalistes, qui peuvent fixer les salaires
aussi bas qu’ils le veulent, les ouvriers étant obligés
à les accepter par crainte de perdre leur emploi, et de ce
fait leur subsistance.
C’est
en supprimant cette concurrence qui les divise, en faisant bloc
devant le patronat, en refusant tous ensemble de travailler à
des conditions jugées inacceptables, que les travailleurs ont
une chance d’obtenir des avantages dans la lutte qui les
oppose au patronat. L’expérience leur enseigne rapidement que
s’ils n’ont pas la liberté d’organisation, ils n’ont
pas d’armes pour s’opposer à la pression capitaliste.
La
lutte de classe élémentaire des prolétaires a pris
traditionnellement la forme du refus de travail collectif,
c’est à dire de la grève. Des chroniqueurs nous rapportent
des récits de grèves dans l’ancienne Egypte et dans
l’ancienne Chine. Nous avons également le compte-rendu des grèves
en Egypte sous l’Empire romain, notamment au premier siècle
de notre ère.
Conscience
de classe élémentaire
Or,
l’organisation d’un grève implique toujours un certain degré
de conscience de classe et un certain degré – élémentaire
– d’organisation de classe. Elle implique notamment la
notion que le salut de chaque salarié dépend d’une action
collective ; c’est une solution de solidarité de classe
opposée à la solution individuelle (essayer d’augmenter le
gain individuel sans égards pour les revenus des autres salariés).
Cette
notion est la forme élémentaire de la conscience de classe
prolétarienne. De même, dans l’organisation d’une grève,
les salariés apprennent instinctivement à constituer des
caisses de secours. Ces caisses et de secours et d’entraide se
constituent également pour diminuer quelque peu l’insécurité
de l’existence ouvrière, pour permettre aux prolétaires de
se défendre pendant les périodes de chômage, etc. Ce sont les
formes élémentaires de l’organisation de classe.
Mais
ces formes élémentaires de conscience et d’organisation
ouvrières n’impliquent ni la conscience des buts historiques
du mouvement ouvrier, ni la compréhension de la nécessité
d’une action politique indépendante de la classe ouvrière.
Ainsi,
les premières formes d’action politique ouvrière se
situent-elles à l’extrême gauche du radicalisme
petit-bourgeois. Dans la révolution française, à l’extrême
gauche des Jacobins, apparaît la Conspiration des Egaux de
Gracchus Babeuf, qui représente le premier mouvement politique
moderne visant à la collectivisation des moyens de production.
A
la même époque en Angleterre, des ouvriers constituent la
London Corresponding Society, qui cherche à organiser un
mouvement de solidarité avec la révolution française. Cette
organisation fut écrasée par la répression policière, mais
immédiatement après la fin des guerres napéloniennes, à
l’extrême gauche du parti radical (petit-bourgeois), se crée
dans la région industrielle de Manchester-Liverpool une Ligue
du suffrage universel essentiellement constituée par des
ouvriers. Après les sanglants incidents à Peterloo en 1817, la
séparation d’un mouvement ouvrier indépendant du mouvement
petit-bourgeois fut accélérée, et ainsi put naître un peu
plus tard le parti Chartiste, parti essentiellement ouvrier qui
réclame le suffrage universel.
Le
socialisme utopique
Tous
ces mouvements élémentaires de classe ouvrière furent dirigés
largement par des ouvriers eux-mêmes, autodidactes qui
formulaient souvent des idées naïves sur des sujets
historiques, économiques et sociaux, qui exigent des études
scientifiques solides pour être traitées à fond. Ces
mouvements se développèrent donc en quelque sorte en marge du
progrès scientifique qui occupa le 17e et le 18e
siècle. C’est au contraire dans le cadre de ce progrès
scientifique que se place les efforts des premiers grands
auteurs utopiques, Thomas Moore (chancelier d’Angleterre au 16e
siècle), Campanella (auteur italien du 17e siècle),
Robert Owen, Charles Fourier et Saint-Simon (auteurs du 18e
et 19e siècle). Ces auteurs s’efforcent de
rassembler toutes les connaissances scientifiques de leur époque
pour formuler :
-
Une
critique virulente de l’inégalité sociale, notamment de
celle qui caractérise la société bourgeoise (ceci
s’entend pour Owen, Fourier et Saint Simon).
-
Un
plan d’organisation d’une société égalitaire, basée
sur la propriété collective.
Par
ces deux aspects de leur œuvre, les grands socialistes
utopiques sont les véritables précurseurs du socialisme
moderne. Mais la faiblesse de leur système consiste :
-
Dans
le fait que la société idéale dont ils rêvent (de là le
terme : socialisme utopique) est présentée comme un
idéal à construire, à atteindre d’un seul coup par un
effort de compréhension et de bonne volonté des hommes,
sans rapport avec l’évolution historique plus ou moins déterminée
de la société capitaliste elle-même.
-
Dans
le fait que l’explication des conditions dans lesquelles
l’inégalité sociale est apparue, et dans lesquelles elle
peut disparaître ; est scientifiquement insuffisante
se base sur des facteurs secondaires (violence, morale, argen,t,
psychologie, etc.) et ne part pas des problèmes de
structure économique et sociale.
Le
Manifeste communiste
C’est
précisément dans ces deux domaines que la formation de la théorie
marxiste dans l’Idéologie allemande (1845) et surtout dans le
Manifeste communiste (1847) de Karl Marx et de Frédéric Engels
représente un progrès décisif. Avec la théorie marxiste, la
conscience de classe ouvrière est incarnée dans une expression
scientifique du niveau le plus élevé.
Marx
et Engels n’ont pas découvert les notions de classe sociale
et de lutte de classe. Ces notions étaient connues des
socialistes utopiques et d’autres bourgeois comme les
historiens Thierry et Guizot. Mais ils ont expliqué de façon
historique l’origine des classes, les causes du développement
des classes, le fait que toute l’histoire humaine peut être
expliquée par la lutte de classe, et surtout les conditions matérielles
et morales sous lesquelles la division de la société en
classes peut faire place à une société sans classes.
Ils
ont, d’autre part, expliqué comment le développement même
du capitalisme préparait inexorablement l’avènement d’une
société socialiste, préparait les forces matérielles et
morales qui devaient assurer le triomphe de la société
nouvelle. Celle-ci n’apparut plus dès lors comme un simple
produit des rêves et des désirs des hommes, mais comme le
produit naturel et logique de l’évolution de l’histoire
humaine.
Le
Manifeste communiste représente ainsi une forme supérieure de
la conscience de classe prolétarienne. Il enseigne à la classe
ouvrière que la société socialiste sera le produit de sa
lutte de classe contre la bourgeoisie. Il lui enseigne la nécessité
de ne pas lutter simplement pour des augmentations de salaires
mais aussi pour l’abolition du salariat. Il lui enseigne
surtout la nécessité de constituer des partis ouvriers indépendants,
de compléter son action de revendication économique par une
action politique sur le plan national et international.
Le
mouvement ouvrier moderne est né de la fusion entre le
mouvement élémentaire de la classe ouvrière et la conscience
de la classe portée à sa plus haute expression qui est incarnée
dans la théorie marxiste.
La
Première Internationale
Cette
fusion est l’aboutissement de l’évolution du mouvement
ouvrier international entre les années ’50 et les années
’80 du siècle passé.
Au
cours des révolutions de 1848 qui ébranlent la plupart des
pays d’Europe, la classe ouvrière n’apparaît nulle part
sauf en Allemagne (dans la petite « Association des
Communistes » dirigée par Marx) comme un parti politique
au sens moderne du mot. Partout, elle se traîne à la suite du
radicalisme petit-bourgeois. En France, elle se sépare de ce
dernier au cours des sanglantes journées de juin 1848, sans
pouvoir constituer un parti politique indépendant. Après les
années de réactions qui suivent la défaite de la révolution
de 1848, ce sont les organisations syndicales et mutualistes de
la classe ouvrière qui se développement avant tout dans la
plupart des pays (à l’exception de l’Allemagne, où
l’agitation pour le suffrage universel permet à Lasalle de
constituer un parti politique ouvrier ; l’Association Générale
des travailleurs Allemands).
C’est
par la fondation de la Iere Internationale en 1864 que Marx et
le petit groupe de ses adeptes fusionnent véritablement avec le
mouvement ouvrier élémentaire de cette époque et qu’ils préparent
la constitution des partis socialistes dans la plupart des pays
d’Europe. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce ne
sont pas les partis ouvriers nationaux qui se sont rassemblées
pour constituer la Iere Internationale. C’est la constitution
de celle-ci qui a permis le rassemblement national des groupes
locaux et syndicalistes qui adhérèrent à la Iere
Internationale. Quand l’Internationale se disloque après la défaite
de la Commune de Paris, les ouvriers d’avant-garde conservent
la conscience de la nécessité d’un tel regroupement sur le
plan national, et au cours des années ’70 et ’80, après
plusieurs tentatives échouées, des partis socialistes basés
sur le mouvement ouvrier élémentaire de l’époque se
constituent définitivement. Les seuls exceptions importantes
sont celles de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis. Là, les
partis socialistes qui se sont constitués à cette même époque
sont restés en marge d’un mouvement syndical déjà puissant.
En Grande-Bretagne, c’est seulement au 20e siècle
que le Parti travailliste basé sur les syndicats a été créé.
Aux Etats-Unis, la création d’un tel parti reste encore
aujourd’hui la tâche brûlante d’un mouvement ouvrier.
Différentes
formes d’organisation du mouvement ouvrier moderne
Ceci
nous permet de préciser que les syndicats, les mutualités et
les partis socialistes apparaissent en quelque sorte comme les
produits spontanés, inévitables, de la lutte au sein de la
société capitaliste, et qu’il dépend en définitive de
facteurs de tradition et de conjoncture nationales si une telle
forme se développe avant telle autre. Ce qui importe, c’est
de rassembler organiquement ces différentes formes en un front
commun, ce qui peut se faire, comme en Grande-Bretagne et en
Belgique avant la guerre, par l’adhésion collective au parti,
soit comme c’est actuellement le cas, par le truchement de
l’Action commune.
Quant
aux coopératives, elles ne sont le produit spontané de la
lutte de classe mais le produit de l’initiative prise par
Robert Owen et ses camarades qui, en 1844, fondèrent la première
coopérative à Rochdale en Angleterre.
L’importance
du mouvement coopérateur est immense, non seulement parce
qu’il constitue pour la classe ouvrière une école de gestion
ouvrière de l’économie, mais surtout parce qu’il prépare,
au sein même de la société capitaliste, la solution d’un
problèmes les plus ardus de la société socialiste, ce lui de
la distribution.
Bibliographie :
-
Marx
et Engels : Le Manifeste communiste
-
Engels :
Socialisme utopique et socialiste scientifique
-
Beer :
Histoire du socialisme
-
Lefèvre :
Le Marxisme (collection « Que sais-je ? »)
-
Bibliographie
du cours du citoyen Cudell sur l’histoire du mouvement
ouvrier belge
-
Dolléans :
Histoire du mouvement ouvrier
Evolution
et révolution dans l’histoire
La
naissance et le développement du mouvement ouvrier moderne au
sein de la société capitaliste nous offrent un exemple de
l’action réciproque qu’exercent l’un sur l’autre le
milieu social dans lequel les hommes se trouvent placés et
l’action plus ou moins consciente qu’ils développent dans
ces conditions.
Les
modifications de régime social se sont faites le plus souvent
de façon brusque dans l’histoire, par des guerres, des révolutions
ou une combinaison des deux. A l’origine de presque tous les
Etats modernes – la grande exception est celle de l’Inde indépendante
- se trouvent des événements violents. Mais il serait
erroné de supposer qu’il suffit d’utiliser la violence pour
modifier fondamentalement la structure de la société. Pour
qu’une révolution transforme réellement la société et les
conditions d’existence du peuple, il faut qu’elle ait été
précédée d’une évolution qui crée au sein de l’ancienne
société les bases matérielles (techniques) et humaines de la
société nouvelle.
Lorsque
ces bases font défaut, les révolutions même les plus
violentes finissent par reproduire exactement les conditions
qu’elles avaient voulu abolir.
Un
exemple classique à ce sujet est fourni par les soulèvements
paysans victorieux qui s’échelonnent tout au long de
l’histoire chinoise. Ces soulèvements représentent à chaque
fois une réaction du peuple conte les exactions et la charge
d’impôts insupportable dont les paysans sont les victimes
dans les périodes de déclin de chaque dynastie impériale. Ils
aboutissent au renversement de cette dynastie et à l’arrivée
au pouvoir d’une dynastie nouvelle (souvent, comme dans le cas
de la dynastie des Han, cette dynastie est constituée par des
dirigeants de l’insurrection paysanne). Celle-ci commence par
rétablir des conditions meilleures pour la paysannerie, mais au
fur et à mesure que son pouvoir se consolide et que son
administration se renforce, ses dépenses exigent
l’accroissement de l’impôt qui rétablit bientôt les mêmes
conditions de misère pour les paysans. L’absence d’un développement
des forces productives, d’un enrichissement durable de la société
qui reste foncièrement agricole, expliquent ce retour cyclique
des insurrections paysannes et de la fondation de nouvelles
dynasties pendant 2.000 ans.
Révolutions
politiques et révolutions sociales
Il
ne faut pas dire que les révolutions qui ne modifient
fondamentalement la structure de la société et sa base économique
(et technique) soient sans importance pour l’avenir d’un
pays. Les révolutions politiques qui modifient le régime, la
forme d’Etat, d’un pays peuvent être la base de
l’existence nationale. Ainsi, la Belgique est née d’une révolution
politique, celle de 1830. Les révolutions françaises de 1830,
de 1848 et de 1870, qui ont chaque fois changé la forme de
l’Etat français (pour finalement créer la Troisième république)
étaient des révolutions du même genre, puisqu’elles
laissaient intactes le mode de production capitaliste et la société
bourgeoise.
Par
contre, des révolutions qui font passer le pouvoir d’une
classe sociale à l’autre, et modifient de ce fait la
structure économique et sociale du pays (ainsi que
d’importantes structures juridiques) sont des révolutions
sociales. Au 16e, 17e et 18e siècles
c’est par ces révolutions que la bourgeoisie a conquis le
pouvoir politique et éliminé les privilèges féodaux de la
plupart des grands pays :
-
Au
16e siècle, la révolution des Pays-Bas a donné
le pouvoir à la bourgeoisie commerciale hollandaise et a créé
l’Etat néerlandais ;
-
Au
17e siècle, la révolution anglaise de 1649 a
donné le pouvoir à la bourgeoisie commerciale britannique
et créé l’Etat britannique moderne, monarchie
constitutionnelle après la 2e révolution de
1689 ;
-
Au
18e siècle, la révolution américaine de
1775-1783 a donné le pouvoir à la bourgeoisie commerciale
américaine et fondé les Etats-Unis ;
-
Au
18e siècle également, la grande révolution
française a donné le pouvoir à la bourgeoisie française
et a crée l’Etat français centralisé.
Les
classes populaires et les révolutions bourgeoise
Toutes
les révolutions de l’histoire étaient des révolutions
populaires ; ce sont toujours les fils du peuples qui
descendent dans la rue et combattre, s’il le faut, les armes
à la mains pour ce qu’ils considèrent leur idéal et leur
intérêt. Mais toutes ces révolutions n’ont pas augmenté le
pouvoir politique ou la situation matérielle du peuple. Bien au
contraire, la plupart des fois ce furent de nouvelles classes
possédantes qui, grâce à ces révolutions populaires, réussirent
à conquérir le pouvoir. Ce fut le cas notamment pour les révolutions
bourgeoises susmentionnées qui établirent le pouvoir de la
bourgeoisie à la place de celui de la noblesse et de la
monarchie absolue.
Le
« peuple » qui « fait » la révolution,
ce sont des membres des classes sociales différentes au fur et
à mesure que l’on avance dans l’histoire vers les l’époque
contemporaine. Les gueux et iconoclastes de la révolution des
Pays-Bas, ce furent des compagnons d’artisans, souvent au chômage,
des manœuvres, des petits artisans, des valets de ferme, de
petits paysans, des matelots et des pêcheurs, etc. Les
« Côtes de fer » de Cromwell qui ont assuré la
victoire de la révolution anglaise étaient d’une même
origine sociale. Ce furent surtout des fermiers indépendants et
des artisans et manœuvres qui assurèrent la victoire de la
Guerre d’indépendance aux Etats-Unis. Dans la révolution
française, ce furent les « Bras nus », les « sans-culotte »,
c’est à dire les travailleurs manuels des villes, en partie
manœuvres et compagnons d’artisans anciens style, en partie déjà
ouvriers salariés modernes, qui furent la force motrice de la révolution.
Au 19e siècle, dans les révolutions successives de
1830, de 1848 (notamment en Allemagne, en Italie, en Autriche,
en Hongrie, en Pologne, etc.) en 1870-71, puis dans les révolutions
russes du 20e siècle, dans la révolution espagnole
de 1931-1938, etc. les foules révolutionnaires deviennent de
plus en plus prolétariennes, ouvrières, c’est à dire composé
de salariés de la grande industrie capitaliste.
Cette
manifestation de la composition sociale des masses populaires
qui combattent dans les révolutions entraîne également une
modification dans l’attitude de la bourgeoisie envers la révolution.
Dans
les anciennes révolutions bourgeoises du 16e au 18e
siècle, la bourgeoisie marchande, financière et commerciale se
trouve dans le camp de la révolution qui combat pour les libertés
politiques modernes (souveraineté nationale, unité nationale,
gouvernement représentatif, liberté de conscience, liberté économique,
liberté de presse et de parole, etc.). Certes, cet appui diffère
de pays en pays, de couche à couche et d’époque en époque.
Il se limite à la direction politique du mouvement et à son
financement (prudent et insuffisant). Les « meneurs »,
les organisations des journées ou batailles révolutionnaires,
se recrutent en général dans la petite-bourgeoisie, parmi les
« doctrinaires » (nous dirions aujourd’hui :
des intellectuels) ou parmi les gens du peuple eux-mêmes. Mais
cet appui n’en est pas moins réel. La révolution se fait au
nom du « Tiers Etat » qui est la bourgeoisie.
Plus
le peuple révolutionnaire se compose d’ouvriers salariés,
plus la bourgeoisie est avant tout une bourgeoisie industrielle,
et plus elle est portée à craindre que la révolution, une
fois victorieuse ne sauvegardera pas l’ensemble de la propriété
bourgeoise, et plus elle est portée à étendre de ce fait sa
sollicitude envers l’ensemble des classes possédantes. Ainsi,
déjà au cours de la grande révolution française, les couches
bourgeoises les plus riches (banquiers et gros commerçants) étaient
opposés à la République et à la poursuite de la révolution
au-delà de la monarchie constitutionnelle. Elles glissèrent
dans le camp de la contre-révolution et ce furent des couches
petites-bourgeoises et ouvrières qui, sous la direction des
Jacobins, défendirent et complétèrent l’œuvre de la révolution
bourgeoise contre la volonté de la bourgeoisie elle-même.
A
partir de 1848, cette séparation de la bourgeoisie d’avec la
pratique de la révolution devint définitive. Au cours de cette
révolution de 1848, la classe ouvrière s’opposa pour la
première fois dans l’histoire à la bourgeoisie sous son
propre drapeau et combattant pour ses intérêts propres. Elle
fut réprimée par le général Cavaignac (Journées de Juin),
mais le sang versé scella définitivement le passage de la
bourgeoisie dans le camp de « l’ordre » et de la
conservation sociale. Dans toutes les révolutions suivantes, même
dans des pays comme la Russie, l’Espagne ou la Chine, où les
libertés bourgeoises n’étaient pas encore ou insuffisamment
acquises, la bourgeoisie se plaça résolument du côté de la réaction
absolutiste (ou fasciste), parce qu’elle craignait davantage
le prolétariat que cette réaction.
Les
révolutions contemporaines dans les pays arriérés
Ce
fait est devenu un des facteurs historiques prédominants du 20e
siècle. C’est de lui que découle ce que l’on pourrait
appeler à la fois la chance et la tragédie du socialisme à
notre époque : à savoir la mission qui incombe à la
classe ouvrière et à ses partis politiques de réaliser dans
les pays sous-développés les tâches historiques que les révolutions
bourgeoises ont réalisées dans le passé dans les pays avancés.
L’unité
nationale, l’indépendance nationale envers le capital étranger,
la suppression de la grande propriété foncière semi-féodale,
- ce fut en Russie, en Espagne, en Yougoslavie, en Chine, au
Vietnam, de partis se réclamant de la classe ouvrière et du
socialisme. Mais comme la réalisation de ces tâches se heurte
à la résistance (et à la violence contre-révolutionnaire) de
la bourgeoisie, il fallut briser cette résistance et exproprier
en grande partie les capitalistes. Là où ce ne fut pas fait,
la révolution recula, puis fut battue. Là où ce fut fait, la
révolution dut passer à la solution de tâches socialistes, à
l’organisation d’une société nouvelle pour laquelle la
base matérielle et humaine fait défaut.
Il
n’y a pas d’issue à cette impasse, sinon l’aide et la
collaboration avec le socialisme dans les pays avancés. Seule
une victoire socialiste dans les pays à grande industrie développée
permettra aux pays sous-développés de trouver un accès au
socialisme et à la démocratie, sans devoir payer cette audace
d’une terrible saignée à la mode stalinienne.
Evolution
et révolution socialiste dans les pays avancés
Toutes
les révolutions du passé ont transféré en définitive le
pouvoir d’une classe possédante à une autre. La conquête du
pouvoir par la classe ouvrière devra, pour la première fois
dans l’histoire, amener au pouvoir la masse des producteurs.
Elle devra, par définition, consolider et étendre la démocratie,
parce qu’elle ne pourra vaincre et durer que grâce à
l’appui de la majorité du peuple.
Toutes
les révolutions du passé ont transféré en définitive le
pouvoir à des classes qui déjà avant ces révolutions détenaient
en grande partie les richesses de la société. La révolution
socialiste verra l’arrivée au pouvoir d’une classe sociale
qui ne possède qu’une part minime de la richesse privée,
mais dont le travail crée toute la richesse sociale. Etant brimée
et mutilée dans son développement intellectuel et moral par la
société bourgeoise, la classe ouvrière ne pourra
organiser la société nouvelle qu’après une longue période
de préparation. C’est là la fonction historique du mouvement
ouvrier et de la démocratie parlementaire.
Par
l’organisation de ses partis et de ses syndicats, de ses
mutualités et de ses coopératives, de sa presse et de ses
groupement culturels ; par le développement de sa
conscience politique à travers les campagnes électorales, les
débats parlementaires, les luttes politiques
extra-parlementaires, par l’intérêt croissant devant
l’ensemble des problèmes économiques qui résulte inévitablement
de la lutte de classe ; par le début des expériences de
contrôle et de gestion ouvrière, le prolétariat acquiert
progressivement, au sein de la société capitaliste, les qualités
nécessaires à la construction du socialisme.
Une
longue évolution économique (concentration du capital, réduction
du nombre des indépendants, affaiblissement politique de
la bourgeoisie, etc.) et sociale (maturation politique et
humaine des classes laborieuses) précède ainsi la révolution
socialiste, la conquête du pouvoir par les partis ouvriers et
la socialisation des moyens de production qui ouvrent la voie
vers la société nouvelle.
Démocratie
et dictature
Au
sens immédiat du mot, « dictature » signifie
gouvernement par une seule personne, et « démocratie »
gouvernement par le peuple. A notre époque, ces formes de
gouvernement sont toutes deux rendues impossibles par
l’ampleurs qu’a prise la société. Même la dictature la
plus absolue, comme celle d’Hitler, n’a pas abouti à
concentrer entre les mains d’un seul homme tous les pouvoirs
d’Etat ; d’autre part la démocratie moderne n’est
pas le gouvernement direct par le peuple, mais le gouvernement
par des représentants élus de ce peuple, ce qui n’est pas du
tout la même chose. Ce n’est qu’au sein de petites
communautés plus ou moins primitives que la « dictature »
et la « démocratie » au sens littéral du mot
peuvent exister. Des vestiges de démocratie directe se
retrouvent notamment dans certains cantons suisses, dans des
communautés villageoises de certains pays de l’Orient, etc.
Formes
d’Etat et tension sociale
Dès
que la société s’élargit et devient plus complexe, la
division du travail qui s’opère sur le domaine économique se
manifeste également dans le domaine de l’administration
publique. Les fonctions de cette administration se séparent de
la poursuite normale d’une activité économique et son confiées
à des spécialistes. Ceux-ci sont entretenus avec une partie du
surproduit social. Mais comme les classes possédantes contrôlent
le surproduit social, ils exercent l’influence prépondérante
sur la masse des gens qui constituent l’appareil d’Etat.
Ainsi,
dans le haut moyen-âge, le seigneur féodal réunit en sa
personne toutes les fonctions essentielles de l’Etat : il
est, sur son domaine, à la fois législateur et pouvoir exécutif
suprême : il est juge et détient le pouvoir de police ;
il est le commandant de la petite armée locale et manager des
activités culturelles du domaine ; souvent il désigne même
l’abbé ou l’évêque de l’endroit.
Mais
avec la progression de l’économie médiévale, le développement
du commerce et de l’artisanat, l’apparition des villes, la
concentration des domaines, cette concentration suprême du
pouvoir d’Etat en une personne disparaît. Une partie des
seigneurs féodaux se contente de plus en plus de n’exercer
qu’une seule fonction d’Etat : celle d’être officier
(ou gendarme) au service du seigneur le plus puissant, le roi.
Celui-ci se sert d’une masse de clercs, de fonctionnaires,
pour administrer son immense domaine. Il doit déléguer une
partie de ses pouvoirs législatifs à des assemblées d’Etat
ou, en pratique, à des groupes puissants de nobles, de prélats
et de bourgeois, qui lui procurent les fonds nécessaires pour
entretenir sa cour et son armée. Auparavant simples serviteurs
personnels, le chancelier, le garde de sceau, le maréchal,
deviennent de plus en plus « ministres » qui
administrent un secteur déterminé de la chose publique. Ces
personnes dépendent en dernière analyse de ceux qui les
entretiennent. Toute la lutte des rois fut une lutte pour posséder
des sources de revenus indépendants. Du moment qu’ils étaient
condamnés à devoir s’adresser régulièrement aux classes
possédantes pour équilibrer leur budget, leur pouvoir était
irrémédiablement limité.
L’histoire
des origines et du développement de l’Etat nous enseigne par
ailleurs que la violence des phénomènes répressifs est en général
en proportion directe avec la tension sociale qui règne dans
une société, et ne proportion inverse avec la stabilité
relative de celle-ci.
Ainsi,
dans l’Antiquité, Athènes traita ses esclaves de façon
relativement douce et se paya le luxe d’un régime très démocratique
– employant même des formes multiples de démocratie directe ;
de gouvernement par l’assemblée du peuple – pour ses
citoyens libres. Sparte, par contre, persécuta de façon féroce
les hélotes (esclaves) ; elle fit régner une terreur
permanente par des assassinats froidement perpétrés dans ce
but, et connut la dictature même pour ses citoyens libres. La
différence entre ces deux régimes s’explique du fait que 1)
le rapport numérique entre esclaves et citoyens libres était
beaucoup plus défavorable pour ces derniers, à Sparte qu’à
Athènes ; 2) la société spartiate était infiniment plus
pauvre que la société athénienne.
Pour
les classes possédantes, un régime plus souple et plus démocratique
représente certainement une solution plus avantageuse qu’une
dictature féroce. Mais cette solution implique la nécessité
de certaines concessions matérielles aux classes exploitées.
Ces concessions matérielles ne peuvent être accordées que si
les classes possédantes sont assez riches pour pouvoir se payer
ce luxe.
Sans
vouloir schématiser à excès, on pourrait tout de même établir
un parallèle entre le régime politique des deux cités
grecques et celui que connurent après 1918 l’Allemagne et
l’Italie d’une part, la Grande-Bretagne et la France de
l’autre !
Démocratie
politique et liberté économique
Pour
beaucoup de gens qui ne réfléchissent pas profondément à
cette question, liberté politique et liberté économique sont
des notions équivalentes. C’est là notamment le dogme libéral
qui prétend se prononcer de la même façon
« pour la liberté » sur tous les domaines.
Cependant,
si la liberté politique peut être facilement définie de façon
à ce que la liberté des uns n’implique pas
l’asservissement des autres – dans un pays démocratique, la
liberté d’organisation, de réunion, de parole, de presse,
etc. est propre à tous les citoyens sans exclusive que la société
soit divisée en deux groupes : ceux qui vendent et achètent
des esclaves et ceux qui sont vendus et achetés comme esclaves.
La première partie de la société ne peut pas exercer cette
« liberté » sans en priver la seconde, sans que la
seconde soit réduite à l’état d’esclavage !
Il
en va de même dans la société capitaliste. La « liberté »
de posséder les moyens de production comme propriété privée
implique nécessairement qu’il y ait une classe de gens qui
soient privés de cette propriété, qui ne possèdent rien
d’autre que leur force de travail. Sinon, les propriétaires
de machines ne trouveraient jamais la main-d’œuvre nécessaire
pour mettre en marche leurs moyens de production, et la propriété
du capital perdrait son sens.
La
« liberté » que les bourgeois libéraux du 19e
siècle défendirent farouchement contre le principe de la législation
sociale, c’était la liberté d’envoyer des gosses de 10 ans
à la mine, la liberté de payer des salaires qui obligeaient
les travailleurs à trimer pendant 14 ou 16 heures par jour.
Si
l’on considère l’énorme tension sociale qui doit nécessairement
régner dans une telle société, on serait plus en droit
d’affirmer qu’à partir du développement de la grande
industrie, liberté économique absolue et liberté politique
s’excluent mutuellement !
L’histoire
du 19e siècle confirme d’ailleurs la justesse de
cette affirmation. Alors que la bourgeoisie se présente
aujourd’hui comme champion de la démocratie, il faut reconnaître
que nulle part où elle a exercé seule le pouvoir politique,
elle n’a instauré la liberté et la démocratie politique
toutes les classes de la société.
C’est
ainsi qu’elle fit interdire par la fameuse Loi Le Pelletier en
France et des lois analogues ailleurs, la « coalition
ouvrière », c’est à dire la création
d’organisations syndicales, mutualistes et mêmes politiques
de la classe ouvrière.
C’est
ainsi qu’elle limita, sinon supprima, la liberté de réunion
chaque fois que la propriété était « attaquée ».
C’est ainsi qu’elle soumit partout le droit politique suprême,
celui de désigner les membres des assemblées législatives, à
la possession d’une fortune considérable et au payement
d’impôts importants.
Le
régime de la bourgeoisie, ce fut la « démocratie
censitaire » qui, tout comme la démocratie d’Athènes,
ne reconnaît les droits de citoyenneté qu’à une partie de
la société. Les hommes libres de l’Antiquité devinrent les
hommes fortunés, les bourgeois du 19e siècle. Eux
seuls jouissaient des libertés politiques.
La
démocratie parlementaire telle qu’elle fonctionne
aujourd’hui dans les pays occidentaux n’est pas le produit
du régime capitaliste ou du libéralisme bourgeois. Elle a été
imposée à la bourgeoisie, malgré sa résistance acharnée au
progrès, par la lutte tenace du mouvement ouvrier. En Belgique,
il a fallu quatre grèves générales pour l’arracher. Dans
d’autres pays comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou la
France, sa conquête a exigé plusieurs révolutions ou des
troubles sociaux qui ont coûté de nombreuses victimes.
Importance
des luttes politiques dans la lutte pour le socialisme
Ce
n’est pas par hasard que le mouvement ouvrier s’est trouvé
à l’avant-garde de la lutte pour la démocratie politique aux
19e et 20e siècles. Il se doit
d’occuper cette position, à la fois pour des raisons de
tactique et pour des raisons de principe.
Du
point de vue tactique, c’est en brandissant le drapeau de la démocratie
politique et du suffrage universel que le mouvement ouvrier est
apparu comme l’héritier légitime de l’extrême gauche
bourgeoise (radicale petite-bourgeoise) qui se dessina déjà au
cours des révolutions bourgeoises des siècles passés. C’est
pour la même raison qu’il a réussi à gagner l’adhésion
ou la sympathie de quelques-unes des couches les plus formées
de l’intelligentsia radicale. En défendant le principe du
suffrage universel, le mouvement ouvrier défend en même temps
les conditions meilleures pour son ascension et sa lutte future.
La place de la classe ouvrière dans la société moderne
implique en effet un poids numérique infiniment supérieur à
celui de la bourgeoisie, et au fur et à mesure que se poursuit
l’industrialisation, le poids numérique majeur dans la société.
Contre l’aristocratie de l’argent, le socialisme incarne la
puissance de la masse organisée, du grand nombre.
Du
point de vue de principe, la liberté politique conquise en régime
capitaliste représente la meilleure école de la démocratie réelle
que les travailleurs conquerront demain dans le socialisme. Le
socialisme implique l’autogestion des citoyens, des
producteurs, des consommateurs. Il implique la possibilité,
pour tous les citoyens, de participer à l’administration de
l’économie et de la société dans son ensemble. Mais cette
participation exige l’expérience de la politique, exige
l’habitude de la démocratie qui ne s’apprennent que par une
longue expérience. Les peuples obligés de passer du
capitalisme au socialisme sans connaître la phase intermédiaire
de la démocratie bourgeoise, sont forcés de faire cet
apprentissage de la démocratie après le renversement du
capitalisme, ce qui fausse et met en danger toute la
construction du socialisme.
Insuffisance
de la démocratie parlementaire
Mais
c’est précisément parce que la démocratie possède une
importance capitale aux yeux des socialistes, parce que ceux-ci
sont résolument partisans d’une application universelle des
principes démocratiques, qu’ils se rendent d’autant mieux
compte des limites de la démocratie parlementaire bourgeoise à
notre époque.
Tout
d’abord, il s’agit d’une démocratie indirecte, dans
laquelle seuls quelques milliers de députés, sénateurs,
bourgmestres, conseillers provinciaux et communaux, participent
à l’administration de la chose publique. L’écrasante
majorité des citoyens est exclue de toute participation directe
à cette administration.
Ensuite,
l’égalité politique dans le pays bourgeois même le plus démocratique
est une égalité purement formelle, et non pas réelle.
Formellement, le riche et le pauvre possèdent une seule voix
aux élections, le même droit à organiser un parti ou une réunion,
à éditer un journal ou acheter un poste-émetteur. Mais comme
l’exercice de ces droits présuppose la mise ne mouvement de
puissants moyens matériels, le riche seul peut pleinement jouir
de ces droits politiques. Le capitaliste réussira non seulement
à influencer un grand nombre d’électeurs qui dépendent matériellement
de lui, à influencer des journaux, des partis, etc. grâce à
ses subsides. Il exercera encore une pression prépondérante
jusque sur le Parlement, l’administration, voire le
gouvernement lui-même qui, pour son crédit à court terme sans
lequel il ne peut fonctionner, est sous la dépendance complète
des banques.
Au
fur et à mesure que les moyens de former et d’influencer
l’opinion publique deviennent de plus en plus complexes et
exigent des mises de fonds de plus en plus élevées, le grand
capital les monopolise et manie « l’opinion publique »
à sa guise. C’est notamment le cas de la presse à fort
tirage, du cinéma et, là où elles ont été commercialisées,
de la radio et de la télévision.
Finalement,
même si l’on fait abstraction de toutes limites propres à la
démocratie politique en régime bourgeois, et si l’on considère
celle-ci comme parfaite, il reste le fait qu’elle n’est que
politique. Or, à quoi sert une égalité politique si celle-ci
ne réussit nullement à supprimer l’énorme inégalité économique
et sociale qui caractérise le régime capitaliste ? Même
si le riche et le pauvre ont les mêmes droits et les mêmes
pouvoirs politiques – ce qui est loin d’être le cas !
- le premier a un
énorme pouvoir économique et social qui manque au second et
qui, inévitablement, subordonne le second au premier dans la
vie de tous les jours.
La
démocratie et la société socialiste.
Toute
cette critique socialiste de la démocratie bourgeoise est
reprise aujourd’hui par les communistes staliniens, qui en
tirent cependant une conclusion fort illogique. Puisque la démocratie
politique en régime bourgeois est incomplète, disent-ils en
substance, supprimons-la et remplaçons-la par une « démocratie
nouvelle », où l’absence de classes et l’exercice du
droit au travail pour tous, supprime la nécessité de partis
politiques, d’une lutte politique, etc.
Il
est évident que le raisonnement correct est tout différent
puisque la démocratie politique en régime est formelle et
incomplète, complétons-la par une démocratie économique
(socialiste), rendons-la substantielle en donnant aux citoyens,
égaux du point de vue politique, des possibilités et un
pouvoir économique plus ou moins égal.
La
distinction entre ces deux raisonnements n’est pas seulement
une distinction logique. Il s’agit en réalité de deux formes
d’organisation politique dont l’une s’avère, et s’avérera
toujours de plus en plus, un obstacle sur la voie de la
construction du socialisme, alors que l’autre représente en définitive
la voie la plus rationnelle, la plus « rentable »
vers la société socialiste.
L’organisation
d’une société socialiste est impensable sans l’extension
de la démocratie, c’est à dire des différentes formes
d’autogestion sur tous les plans de la vie sociale. Le
maintien de formes d’organisation non-démocratiques dans la
vie économique, politique, culturelle d’une nation, même
après la socialisation des moyens de production, est simplement
la mesure de la distance qui sépare encore pareille nation de
la société socialiste.
La
planification intégrale de l’économie implique la nécessité
de décisions centrales qui déterminent la vie économique de
tous les citoyens pendant une longue période. Ils s’agit
notamment de la décision concernant la répartition du revenu
national entre fonds de consommation et fonds d’accumulation.
Si
ces décisions sont prises de façon arbitraire par des
instances « ad hoc », s’inspirant de critères
paternalistes et voulant faire « le bonheur des hommes au
besoin contre leur propre volonté », la restriction
abusive du fonds de consommation, l’abaissement du niveau de
vie, provoqueront une résistance passive, une réduction de la
productivité du travail, une fluctuation de la main-d’œuvre,
etc. qui exigeront à leur tour, de la part des « dirigeants »
l’emploi d’une contrainte sans cesse accrue, afin de
neutraliser les effets désastreux de cette résistance sur la
production. Mais une telle contrainte ne peut pas s’exercer
sans la création d’un immense appareil de contrôle et de répression,
l’entretien duquel finit par absorber exactement les mêmes
ressources qu’on a commencé par refuser à la consommation...
Par
contre, si ces décisions vitales d’une économie planifiée
doivent être prises de façon démocratique, il faut qu’une véritable
lutte d’opinion puisse s’engager autour d’elles, et que
plusieurs partis, tendances ou groupements politiques puissent défendre
des conceptions différentes à ce sujet devant le peuple.
On
comprend à la rigueur qu’au moment de la lutte violente pour
le pouvoir, et devant une résistance armée des anciennes
classes possédantes, un parti ouvrier révolutionnaire soit
obligé de supprimer temporairement quelques libertés
politiques pour une partie de la société. Pareil phénomène
s’est vérifié au cours de toutes les révolutions de
l’histoire, à commencer par les révolutions bourgeoises.
Mais lorsque l’ont fait de cette nécessité d’abord une loi
et ensuite une vertu, et lorsque l’ont transforme un pis-aller
temporaire en principe général, on crée des conditions
suffisantes pour éterniser ce pis-aller pendant toute une période.
C’est ce que Rosa Luxemburg notamment avait souligné dès
1918 par rapport à la Révolution russe, pourtant infiniment
plus démocratique que ne l’est le régime actuel de l’URSS.
Par
ailleurs, l’ensemble des problèmes posés par
l’organisation d’une société socialiste représente une
expérience absolument nouvelle pour l’humanité, dont les
« lois » n’ont été consignées dans aucun manuel
scientifique. Commettre des erreurs sera inévitable dans ces
conditions. L’existence d’une opposition politique,
l’examen critique des mesures d’un gouvernement par une
telle opposition, permettent de réduire au minimum la marge
d’erreurs, de même que la toute-puissance et l’absence de
tout contrôle d’un régime totalitaire aboutissant à
l’accumulation constante de fautes grossières. Ainsi, dans
une succession devenue monotone de « critiques et
d’autocritiques », les gouvernements de l’URSS et des
« démocraties populaires » reconnaissent année après
année – mais chaque fois avec deux, rois ans de retard !
– de terribles fautes en matière d’organisation économique
ou culturelle, de planification ou même de politique étrangère.
Il est évident que l’existence d’une opposition politique
dans ces pays aurait permis de faire l’économie d’une
partie importante de ces erreurs.
Finalement,
l’exercice de droits démocratiques sur tous les domaines, à
commencer par celui de la politique, représente une condition
indispensable à l’éducation de « l’homme socialiste ».
Du moment qu’on vise à supprimer la différence de classe, la
différence entre administrés et administrateurs, la différence
entre travail manuel et travail intellectuel, il est évident
qu’il faut commencer au plus tôt à permettre aux hommes de
s’habituer à l’exercice de droits d’administration et de
gestion sur les domaines les plus divers. Ce n’est que par
l’expérience pratique qu’on peut acquérir la technique. Si
le socialisme présuppose la technique de
l’auto-administration des hommes, il ne sera jamais assez tôt
de multiplier les exemples et expériences d’une telle
auto-administration !
Ainsi,
loin de s’identifier avec un régime totalitaire, la société
socialiste réclame le maintien et l’extension des droits et
libertés démocratiques acquises par le mouvement ouvrier dans
la société bourgeoise. Le socialisme n’abandonnera
aucune conquête des sociétés qui l’ont précédé. Il les
conservera, les étendra et en assurera la jouissance à tous
les hommes.
La
transition vers le socialisme
Le
but socialiste à atteindre
Le
but socialiste que nous voulons atteindre, c’est de substituer
à la société bourgeoise basée sur la lutte de tous contre
tous, une société communautaire sans classes, dans laquelle la
solidarité sociale remplace le désir d’enrichissement
individuel comme mobile essentiel d’activité, et dans
laquelle la richesse de la société assure le développement
harmonieux de tous les individus.
Bien
loin de vouloir « rendre tous les hommes égaux »
comme le prétendent les adversaires ignorants du socialisme,
les socialistes désirent permettre pour la première fois dans
l’histoire humaine le développement de toute la gamme infinie
des possibilités différentes de pensée et d’action présentes
dans chaque individu. Mais ils comprennent que l’égalité économique
et sociale, l’émancipation de l’homme de la nécessité de
combattre pour son pain quotidien, représente une condition préalable
à la conquête de cette véritable inégalité humaine.
Une
société socialiste exige donc une économie développée au
point où la production pour les besoins succède à la
production pour le profit. L’humanité socialiste ne produira
plus des marchandises destinées à être échangées contre de
l’argent sur un marché. Elle produira des valeurs d’usage
distribuées à tous les membres de la société afin de
satisfaire tous leurs besoins.
Une
telle société aura libérée l’homme des chaînes de la
division sociale et économique du travail. Les socialistes
rejettent la thèse selon laquelle certains hommes « sont
nés pour commander » et certains autres « nés pour
obéir ». Aucun homme n’est de par sa nature prédisposé
à être pendant toute sa vie mineur, fraiseur ou receveur de
tramway. Dans chaque homme sommeille le désir d’exercer un
grand nombre de fonctions productives : il suffit
d’observer les travailleurs pendant leurs loisirs pour s’en
rendre compte. Dans la société socialiste, le haut niveau de
qualification technique et intellectuelle de chaque citoyen lui
permettra de remplir au cours de sa vie de nombreuses tâches
diverses, utiles à la communauté. Le choix de la « profession »
ne sera plus imposé aux hommes, par des forces ou des
conditions matériellement indépendantes de leur volonté. Il dépendra
de leurs propres besoins, de leur propre développement
individuel. Le travail cessera d’être une activité imposée
qu’ont fuit, pour devenir simplement la réalisation de la
propre personnalité. L’homme sera enfin libre au sens réel
du mot.
Une
telle société s’efforcera d’éliminer toutes les sources
de confits entre les hommes. Elle consacrera à la lutte contre
les maladies, à la formation du caractère chez l’enfant, à
l’éducation et aux beaux-arts, les ressources immenses
consacrées aujourd’hui à des buts de destruction et de
contrainte. Eliminant tous les antagonismes économiques et
sociaux entre les hommes, elle aura éliminé toutes les causes
de guerre ou de révolutions violentes. Seul l’établissement
dans le monde entier d’une société socialiste peut garantir
à l’humanité cette paix universelle qui devient condition de
la simple survie de l’espèce à l’époque des armes
atomiques et thermo-nucléaires.
Les
conditions économiques et sociales pour atteindre ce but
Si
nous ne nous contentons pas de rêver d’un avenir radieux, si
nous voulons combattre pour conquérir cet avenir, nous devons
comprendre que la construction d’une société socialiste, qui
bouleversera complètement les mœurs et habitudes des hommes établie
depuis des millénaires dans des sociétés divisées en
classes, est subordonnée à la transformation matérielle non
moins bouleversantes qu’il faut préalablement réaliser.
L’avènement
du socialisme exige avant tout la suppression de la propriété
privée des moyens de production. A l’époque de la grande
industrie et de la technique moderne (qu’on ne pourrait
supprimer sans rejeter l’humanité dans la pauvreté généralisée),
cette propriété privée des moyens de production implique inévitablement
la division de la société en une minorité de capitalistes qui
exploitent une majorité de salariés.
Les
adversaires du socialisme affirment souvent que les socialistes
sont adversaires de la « propriété ». Cette
affirmation est contraire aux faits. En voulant supprimer la
propriété des moyens de production pour arriver à une société
communautaire, les socialistes espèrent au contraire créer les
conditions qui permettront d’accroître considérablement la
propriété de biens de consommation de tous les individus. A
une société où la propriété privée des moyens de
production implique le monopole de la propriété tout court par
une petite fraction de l’humanité, ils désirent substituer
une société dans laquelle la socialisation des moyens de
production permettra la diffusion de la propriété parmi tous.
L’avènement
de la société socialiste exige la suppression du salariat, de
la vente de la force de travail contre un salaire fixe en
argent, qui fait du producteur un élément subordonné de la
vie économique. Au salariat doit se substituer la rétribution
du travail par le libre accès à tous les biens nécessaires à
la satisfaction des besoins des producteurs. C’est seulement
dans une société qui assure à l’homme pareille abondance de
biens que peut naître une nouvelle conscience sociale, une
attitude nouvelle des hommes les uns envers les autres.
Mais
l’abolition du salariat n’exige pas seulement la
transformation des conditions de rétribution, de distribution
des biens de consommation. Elle réclame également la
modification de la structure hiérarchique de l’entreprise. La
substitution du régime de la démocratie économique à celui
du commandement unique du directeur (assisté de ses chefs
d’atelier, contremaîtres, etc.). Le but du socialisme,
c’est l’auto-gouvernement des hommes à tous les échelons
de la vie sociale, à commencer par la vie économique. C’est
le remplacement de tous les chefs désignés par des chefs élus,
de tous les chefs permanents, par des chefs exerçant leurs
fonctions à tour de rôle. C’est sur cette voie qu’on
parviendra à créer les conditions d’une véritable égalité.
La
richesse sociale permettant d’instaurer un régime
d’abondance ne pourra être atteinte que par voie de
planification de l’économie, permettant d’éviter tout
gaspillage que représente la non-utilisation temporaire des
moyens de production et le chômage. L’émancipation du
travail reste subordonnée au développement prodigieux de la
technique moderne (application productive de l’énergie
atomique ; électronique et télécomandement qui
permettent l’automatisation complète de la production ;
cybernétique, etc.) qui libère l’homme de plus en plus des tâches
lourdes, dégradantes et abrutissantes. Ainsi, l’histoire répond-elle
d’avance à la vieille objection vulgaire contre le socialisme :
« Qui donc s’occupera d’évacuer les immondices dans
une société socialiste ? ».
Le
développement maximum de la production dans les conditions les
plus rentables pour l’humanité exige le maintien de la
division mondiale du travail, l’unification mondiale de l’économie,
la suppression des frontières et la planification de
l’ensemble de l’économie mondiale. La suppression des
frontières et l’unification réelle du genre humain est
d’ailleurs également un impératif psychologique du
socialisme, le seul moyen de supprimer l’inégalité économique
et sociale entre les nations. La suppression des frontières ne
signifie nullement la suppression de la personnalité culturelle
propre à chaque nation ; elle permettra au contraire
l’affirmation de cette personnalité de façon bien plus éclatante
qu’aujourd’hui.
Les
étapes qui ont déjà été franchies vers ce but
Le
monde capitaliste a manifesté la banqueroute de son système
sociale par l’éclatement de la première guerre mondiale et
l’ouverture d’une ère de conflagrations politiques, économiques
et sociales presque ininterrompues à partir de 1914 jusqu’à
nos jours. On peut dire qu’alors que nous assistons à une
croissance énorme des forces anticapitalistes dans le monde à
partir de cette époque, les capitalistes les plus intelligents
se sont efforcés de prolonger la vie de leur système en
empruntant de plus en plus des réformes et des institutions
dans l’arsenal de leurs adversaires socialistes.
Ainsi,
depuis 1914, et surtout depuis la crise de 1929, la faillite du
libéralisme économique, du « laisser-faire » et du
« jeu aveugle des lois économiques », a été irrémédiablement
démontrée par les faits, malgré toutes les affirmations en
sens contraire de la part des théoriciens et idéologues. Le
capitalisme lui-même, n’a pu se sauver à travers les crises
et les guerres qu’en passant résolument à des formes de
dirigisme économique, qu’en créant et développant des
secteurs publics dans l’économie, qu’en limitant le libre
jeu des forces économiques. Ce « dirigisme »
n’est pas, en soi, progressif. Il l’est quand il
s’effectue sous la direction et au profit de forces du travail
(travaillisme). Il est profondément réactionnaire quand il
s’effectue sous la direction d’un Etat totalitaire au profit
du capitalisme monopoleur (fascisme). Mais il manifeste de toute
façon l’effondrement progressif de l’initiative privée en
tant que moteur de la vie économique, la transition vers une
société dans laquelle la planification consciente prend
en main la gestion et le développement des forces productives.
De
même, le principe du salaire contractuel, fixé entre patron et
ouvrier en échange d’un travail fourni, a été battu en brèche
par l’application de contrats collectifs et par le développement
du principe du salaire social accordé sans distinctions à un
grand nombre d’individus dans certaines conditions déterminées
(sécurité sociale, enseignement obligatoire gratuit, etc.).
Le
principe de la souveraineté nationale illimitée, le fétichisme
de l’Etat national, a été lui aussi battu en brèche par
l’évolution historique dans le cadre même du capitalisme en
crise. Après les premiers tâtonnements (SDB, ONU, etc.) qui
n’impliquaient pas réellement des abandons de souveraineté,
la bourgeoisie s’est vue obligée au lendemain de la deuxième
guerre mondiale d’admettre de tels abandons, ne fût-ce que
pour mieux défendre ses propres intérêts dans des conditions
de plus en plus difficiles.
Les
initiatives dans ce sens, pas plus que le dirigisme, ne sont en
elles-mêmes forcément progressives. Mais elles permettent aux
idées de planification internationale, d’autorité
internationale, de faire leur chemin, et annoncent nettement que
le refrain de notre chant de combat « L’internationale sera
le genre humain » se vérifiera un jour dans les faits.
Finalement,
sur une partir importante du globe, le mode de production
capitaliste a été supprimé, soit grâce à des mouvements révolutionnaires
(révolution russe, yougoslave, chinoise et vietnamienne), soit
par l’expansion des armées soviétiques au lendemain de la
deuxième guerre mondiale (pays d’Europe orientale, Corée du
Nord). Les régimes ainsi nés, qui ne disposent guère d’une
base matérielle supérieure à celle du capitalisme, ne sont
pas encore des régimes socialistes. A l’exception de celui de
la Yougoslavie, ils comportent de nombreux traits
anti-socialistes (dictature, absence de libertés ouvrières,
absence de contrôle et de gestion ouvrière dans l’industrie,
inégalité croissante) qui nous déplaisent profondément. Mais
ils représentent néanmoins des formes d’organisation sociale
au-delà du capitalisme qui créent des bases de départ pour la
construction d’une société socialiste.
Les
étapes qu’il reste à franchir
Le
plus grand obstacle qu’il reste à franchir afin de créer les
bases matérielles d’une société socialiste, c’est l’écart
énorme qui sépare la production des pays sous-développés de
celle des pays industriellement avancés. Cet écart est tel
qu’il faudrait doubler ou tripler la production industrielle
actuelle de l’ensemble du globe afin d’assurer aux habitants
des pays sous-développés un standing de vie conforme aux
besoins de l’homme moderne. Pareille augmentation de la
production est irréalisable dans les pays sous-développés
eux-mêmes sans un aide étrangère des plus généreuses. Les
efforts partiels faits dans cette voie par les pays sous-développés
abandonnés à leurs propres ressources, exigent un tel
accroissement du taux d’accumulation, qu’ils risquent de
diminuer davantage encore, la consommation populaire, déjà
beaucoup trop basse.
Seule une
économie socialiste planifiée des pays industriellement avancés
est capable d’accorder aux pays sous-développés une aide de
l’ampleur envisagée et ce, dans les conditions acceptables à
ces pays (on a calculé que les investissements nécessaires
pour industrialiser l’Inde seraient de quelques 60-80
milliards de dollars).
Ainsi,
la nécessité même de diminuer l’écart qui sépare l’économie
des pays sous-développés de celle des pays avancés, souligne
la nécessité impérieuse de la transformation socialiste de
ces derniers pays. Ceci implique la conquête du pouvoir
politique par la classe ouvrière, la socialisation des moyens
de production, et l’organisation d’une économie planifiée
combinée avec la démocratie économique. En pratique,
l’ampleur de la socialisation nécessaire pour organiser une
économie non-capitaliste dépend de la structure économique de
chaque pays et varie donc de cas en cas.
Le
problème de l’intégration des classes moyennes laborieuses
(paysans, artisans, petits-commerçants, etc.) dans une économie
socialisée, problème qui a créé tant de difficultés et
abouti à des
solutions si sauvages dans les pays de l’est, se pose de façon
bien différentes dans les pays industriellement avancés, où
la paysannerie ne représente plus qu’une fraction
relativement restreinte de la population, et où différentes
formes de coopératives se sont déjà puissamment développées
au sein même de la société capitaliste. Cette intégration ne
peut être envisagée par l’emploi de la violence ou de la
contrainte. Elle ne peut s’opérer que la persuasion et
l’exemple d’un secteur coopérateur - et public – plus
rentable et mieux adapté aux besoins de ceux qui y travaillent.
Aujourd’hui
déjà, dans la plupart des pays capitalistes, il existe un
salaire social à côté du salaire individuel. Il consiste en
prestations gratuites fournies par l’Etat (la collectivité)
à tous les citoyens sans distinctions et indépendamment de ce
qu’ils donnent en retour à l’Etat. Un exemple frappant,
c’est l’enseignement gratuit. Un autre exemple du même
genre, c’est le service national de la santé en
Grande-Bretagne. Les progrès vers le socialisme seront marqués
par l’extension de la part du salaire social par rapport au
salaire individuel dans la consommation de chaque citoyen.
On
a formulé une objection contre le salaire social : il
favoriserait des abus. L’expérience a montré que ceux-ci
peuvent être réduits au minimum dans tous les secteurs dits de
première nécessité : enseignement, médecins, transports
urbains, nourriture de base, etc. Il est évident, pour ne
prendre que cet exemple, que si les voyages en tram ou si la
consommation de pain étaient gratuits, cela n’augmenterait
pas énormément l’usage que font aujourd’hui les citoyens
belge de ce service ou de ce produit, usage qui est limité par
l’ensemble des habitudes, du standing de vie acquis, etc. Par
contre, cela permettrait d’éliminer définitivement la peur
de la faim de la psychologie des classes pauvres ce qui représenterait
une révolution morale d’une énorme ampleur.
Il
est évident, par ailleurs, que de tels progrès du salaire
social exigent des progrès parallèles de la production (du développement
des forces productives), sans lesquels leur réalisation serait
matériellement impossible.
Pour
le socialisme, la conquête de certaines conditions de vie économiques
et sociales ne représente pas un but en soi, mais un
moyen, le moyen fondamental pour transformer la psychologie
humaine, pour substituer à l’esprit du lucre,
d’enrichissement individuel, d’égoïsme, l’esprit de
solidarité et de compréhension mutuelle entre tous les hommes,
l’esprit de l’humanisme socialiste.
Aussi, la
transformation des conditions matérielles ne suffit-elle pas,
en elle-même, pour créer « l’homme socialiste ».
Elle doit être complétée par une refonte de toute la vie,
notamment par la transformation du rapport entre le travail et
les loisirs et de la façon dont les hommes meublent leurs
loisirs. La technique contemporaine permet une réduction
radicale des heures de travail. Déjà, certains syndicats américains
réclament la semaine de trente heures ! La prolongation de
la scolarité, l’enseignement secondaire et supérieur
gratuit, réorganisé sur la base de la sélection par le seul
talent, l’éducation culturelle organisée sur grande échelle,
doivent permettre de préparer cette autre révolution lointaine
qui annoncera le socialisme : la suppression de la division
du travail manuel et du travail intellectuel, la formation
d’hommes complets, développés harmonieusement sur le plan
physique autant que sur le plan intellectuel et moral.
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