Le mouvement ouvrier politique est
le produit historique de la démocratie petite-bourgeoise. C'est à
l'extrême-gauche du radicalisme jacobin que les premiers porte-paroles
du Quatrième Etat, prenant au mot les défenseurs des idéaux de la révolution
bourgeoise, dénoncent le caractère formel et hypocrite de leur liberté
qui implique en fait la négation de toute égalité et de toute
fraternité. Le premier balbutiement politique de la classe ouvrière
moderne est entendu chez Babeuf et certains enragés de la Révolution
française qui se séparent au cours même de la Révolution de la
Montagne jacobine.
Marx et Engels apparaissent
d'abord comme collaborateurs de journaux et de mouvements d'extrême-gauche
démocratique petite-bourgeoise. Lassalle et Wilhelm Liebknecht
constituent les premières organisations social-démocrates en
Allemagne en se séparant de forces populistes et radical-démocratiques.
Plekhanov, le fondateur du mouvement ouvrier politique russe,
fait partie de l'organisation populiste " Terre et Liberté
" avant de construire le premier groupe marxiste russe. En
Grande-bretagne, le mouvement ouvrier politique a vécu son
premier siècle en symbiose avec le radicalisme petit-bourgeois.
Aux Etats-Unis, cette symbiose n'est pas encore terminée
aujourd'hui en ce qui concerne la masse des travailleurs.
Mais si le radicalisme petit-bourgeois est le père légitime du
mouvement ouvrier politique - sa mère étant l'organisation
spontanée syndicale et d'entraide ouvrière - ce mouvement ne
peut naître qu'en rompant brutalement avec cette parenté. Les
buts historiques du mouvement ouvrier et du radicalisme
petit-bourgeois sont en effet incompatibles. Le radicalisme
petit-bourgeois tend à obtenir le maximum d'avantages égaux
pour les petits artisans et les entrepreneurs dans le cadre de
la société bourgeoise.
Ses représentants les plus éclairés n'acceptent une réforme
de la propriété bourgeoise des moyens de production que dans
le but de consolider la propriété du petit producteur
autonome. Le mouvement ouvrier politique tend vers l'abolition
de toute propriété privée des instruments de travail.
Maintenir le mouvement ouvrier dans le cadre du radicalisme
petit-bourgeois, c'est empêcher le prolétariat d'avancer à côté
des revendications démocratiques générales, ses propres
revendications spécifiques ; c'est empêcher le prolétariat de
défendre à côté de la cause de toutes les couches plus ou
moins opprimées de la société ses propres intérêts de
classe à lui.
" Quand les petits-bourgeois démocratiques sont partout
opprimés, ils prêchent en général unité et conciliation au
prolétariat ; ils lui offrent la main et tendent à établir un
grand parti d'opposition qui contient toutes les nuances du
parti démocratique. C'est-à-dire : ils tendent à impliquer
les ouvriers dans une organisation de parti dans laquelle prédominent
les phrases social-démocrates générales, derrière lesquelles
se cachent les intérêts petits-bourgeois particuliers, et dans
laquelle les revendications particulières du prolétariat ne
peuvent pas être avancées afin de ne pas troubler la chère
unanimité. Une telle unité ne serait que dans leur intérêt,
et totalement au désavantage du prolétariat " (K. Marx :
Adresse de la Direction-centrale des communistes de mars 1850,
p. 131, dans: Karl Marx, Enthüllungen uber den
Kommunistenprozess zu Köln, introduction de F. Engels et
annotations de F. Mehring, 4ème édition, Berlin 1914,
Buchiandiung Vorwarts).
L'établissement de la ligne de séparation théorique et
pratique d'avec le radicalisme petit-bourgeois, c'est l'acte de
naissance du mouvement ouvrier politique. L'œuvre de Marx et
Engels établit cette séparation sur le plan des idées. La
constitution d'organisations politiques indépendantes de la
classe ouvrière l'établit dans le domaine de la pratique. Mais
dès que le mouvement ouvrier autonome a atteint une première
phase de maturité, la même tâche de séparation d'avec la théorie
et la pratique du radicalisme petit-bourgeois se pose une
seconde fois.
Le parti ouvrier étant devenu une des principales forces
politiques de la nation, avant tout la force qui incarne et
symbolise la lutte contre toutes les formes d'oppression inhérentes
à la société contemporaine, il devient un puissant pôle
d'attraction pour tous les représentants du radicalisme
petit-bourgeois qui ne peuvent plus jouer un rôle politiquement
indépendant entre le prolétariat et la bourgeoisie. Ces éléments
pénètrent par centaines et milliers dans les organisations
ouvrières de masse, y apportant le plus souvent leurs idées et
préjugés particuliers.
La lutte pour dépasser la théorie et la pratique du
radicalisme petit-bourgeois se repose de nouveau pour les
marxistes - mais c'est une lutte à l'intérieur des
organisations ouvrières. La théorie d'organisation léniniste
tend à codifier les règles de cette lutte. Elle détermine la
structure d'organisation la plus apte à permettre au prolétariat
de conserver son parti politique comme expression de ses propres
intérêts historiques - et non pas comme arène où
petite-bourgeoisie et prolétariat s'affrontent en d'éternelles
discussions.
L'actualité de la révolution
La séparation nette entre le radicalisme petit-bourgeois et le
mouvement politique de la classe ouvrière ne peut se manifester
par rapport aux réformes de la société bourgeoise. Le
radicalisme petit-bourgeois peut appuyer la plupart des réformes
proposées par les représentants ouvriers pour améliorer le
fonctionnement démocratique de cette société ou alléger le
sort des couches les plus déshéritées. Bien plus : il peut se
lancer dans une telle lutte avec plus de décision et d'esprit
de suite que les véritables représentants du prolétariat, qui
conservent constamment à l'esprit les résultats forcément
restreints d'une telle lutte et ont le devoir d'en avertir les
ouvriers.
La séparation nette entre le radicalisme petit-bourgeois et le
mouvement politique de la classe ouvrière n'apparaît que par
rapport aux buts historiques de ces deux forces sociales à la
lumière de leur attitude envers les problèmes de la révolution.
Seul le parti ouvrier peut inscrire sur son drapeau la révolution
sociale la plus radicale de tous les temps, qui débute avec
l'expropriation des propriétaires capitalistes et semi-féodaux
des moyens de production, pour aboutir au dépérissement des
classes, de l'Etat et de toute forme d'exploitation et de
contrainte de l'homme par l'homme.
Il n'est donc pas étonnant que cette question précise de la révolution
socialiste et des moyens pour la réaliser - la conquête du
pouvoir politique par la classe ouvrière, la destruction de
l'appareil d'Etat bourgeois, la constitution d'un Etat d'un type
nouveau qui n'est plus un Etat dans le vieux sens strict du mot,
qu'on l'appelle " dictature du prolétariat " ou
" démocratie prolétarienne " - représente le
principal point de discorde, aussi bien entre parti radical
petit-bourgeois et parti ouvrier, qu'entre courants
petits--bourgeois et courants prolétariens à l'intérieur des
partis ouvriers :
" Alors que l'utopie, le socialisme doctrinaire qui
subordonne le mouvement dans son ensemble à l'un de ses
moments, qui remplace la production sociale communautaire par
l'activité cérébrale de pédants individuels et qui fait
surtout disparaître dans son imagination la lutte révolutionnaire
des classes avec toutes ses nécessités à l'aide de petits
tours de main ou de grande sentimentalité, alors que ce
socialisme doctrinaire qui au fond ne fait qu'idéaliser la société
actuelle... est abandonné par le prolétariat à la
petite-bourgeoisie... le prolétariat se regroupe de plus en
plus autour du socialisme révolutionnaire, du communisme... Ce
socialisme-là, c'est la déclaration de classe du prolétariat
en tant que point de passage nécessaire vers l'abolition de
toute différence de classe... " (Karl Marx : Les Luttes de
classes en France, 1848 à 1850, édition allemande, Moscou
1939, Verlag fur Fremdsprachige Literatur, p.118).
Seules les forces du parti ouvrier qui restaient orientées vers
la révolution socialiste en tant que perspective pratique,
concrète, à brève échéance, pouvaient considérer la nécessité
d'une lutte acharnée avec les représentants du radicalisme
petit-bourgeois à l'intérieur du mouvement ouvrier comme une
question de vie ou de mort pour ce mouvement. En l'absence de
perspectives révolutionnaires, une telle lutte prenait l'aspect
d'une activité factice et stérile, portée vers le "
dogmatisme " et la " coupure de cheveux en quatre
". En présence de perspectives révolutionnaires concrètes,
pratiques, à brève échéance, cette lutte devenait la simple
nécessité de débarrasser un parti se préparant à une révolution
de tous ceux qui, pour des raisons sociales profondes, étaient
des adversaires inévitables de cette révolution.
Comme l'a bien dit Georg Lukacs quand il pouvait encore
s'exprimer librement, le léninisme, c'est avant tout la
conviction profonde de l'actualité de la révolution (Georg
Lukacs, " Lénine ", 1924). Tous les préceptes
d'organisation de Lénine découlent de cette conception de
l'actualité de la révolution à l'étape contemporaine.
Conscience
ouvrière et conscience communiste
Mais qui dit actualité de la révolution prolétarienne dit
actualité d'une action consciente d'une classe sociale, non pas
soulèvement spontané d'une foule indistincte. Ce qui distingue
précisément la révolution prolétarienne de toute autre révolution
précédente dans l'histoire, c'est qu'elle est irréalisable
sans que ses principaux acteurs - non pas quelques " chefs
", mais des milliers et des centaines de milliers de prolétaires
- aient hautement conscience du but de leur action.
Toutes les révolutions sociales précédentes dans l'histoire
comportaient deux aspects nettement séparés : d'une part, une
révolte du peuple excédé par la misère et l'injustice ;
d'autre part, le passage du pouvoir à une classe qui avait déjà
entre les mains les principales ressources économiques de la
société, passage qui se déroulait à l'insu du peuple qui
venait de donner son sang pour la victoire révolutionnaire. La
révolution prolétarienne ne tend pas à remplacer une forme
d'exploitation par une autre. Elle tend à abolir toute forme
d'exploitation de l'homme par l'homme. Elle ne peut donc pas se
satisfaire d'un déroulement automatique du processus révolutionnaire.
Elle tend à l'orienter vers un but précis : la socialisation
des moyens de production par la conquête du pouvoir politique
par le prolétariat. La victoire de la révolution prolétarienne
a comme précondition subjective un certain niveau de conscience
socialiste chez de larges masses de prolétaires. Le capitalisme
ne prépare que les préconditions objectives sans l'existence
desquelles l'entreprise serait utopique, c'est-à-dire vouée à
l'échec.
Tout cela est généralement admis par tous ceux qui se réclament
du marxisme. Mais une fois qu'on admet le rôle prédominant joué
par la conscience socialiste, par l'orientation consciente, vers
la victoire et le parachèvement de la révolution socialiste,
on est amené à se poser la question : quelles sont les
racines, quelles sont les sources de cette conscience ? A cette
question, il n'y a qu'une réponse possible : la conscience
communiste moderne, contrairement à l'instinct communiste tel
qu'il subsiste dans des communautés primitives, est un produit
de la science, et seulement indirectement, à travers le
processus de sa formation historique, un produit de la société
bourgeoise. Produits automatiques, inévitables, de la société
bourgeoise, ce sont l'exacerbation des contradictions de classe
d'une part et son corrélatif inévitable, l'esprit de révolte
et d'indignation sociale de larges masses ouvrières contre le
système
d'autre part.
Mais pas plus qu'on ne peut accéder à la science médicale
parce qu'on se révolte contre la douleur physique, pas plus ne
peut-on accéder instinctivement à la science sociale parce
qu'on se révolte contre l'injustice sociale. La science du
communisme moderne, faite d'analyse historique, économique et
sociale des origines et du développement de la division de la
société en classes, et des préconditions matérielles pour le
rétablissement d'une société communautaire, ne s'acquiert qu'à
travers l'éducation et l'étude.
Bien plus : les idées socialistes primitives que des ouvriers
acquièrent plus ou moins spontanément et que les premiers représentants
du mouvement ouvrier prémarxiste ont développées comportent nécessairement
une forte dose d'idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise.
C'est à tel point vrai que Marx insiste sur le fait que dès
ses premiers progrès le mouvement ouvrier abandonne à la
petite-bourgeoisie ces idées " qui au fond ne font qu'idéaliser
la société actuelle ". Cette prédominance d'idéologie
bourgeoise et petite-bourgeoise chez les porte-paroles
balbutiants de la classe ouvrière n'a rien d'étonnant. Elle
reflète d'une part l'immaturité de la classe dans son ensemble
qui commence à peine à se séparer de la paysannerie et de
l'artisanat petit-bourgeois et qui n'est pas encore passée dans
sa majorité par l'école de la grande fabrique moderne. Elle
reflète d'autre part l'énorme prépondérance d'idées
bourgeoises dans notre société en général, répandues par l'éducation,
les traditions, les mœurs, sans oublier les conséquences
directes, dégradantes du mode de production capitaliste lui-même.
Ce n'est pas pour rien que Marx proclame que l'idéologie
dominante d'une époque, c'est l'idéologie de la classe
dominante !
Certes, il serait absurde de prétendre que le prolétariat est
incapable d'accéder par lui-même à la conscience de classe,
c'est-à-dire à la conscience des intérêts particuliers qui séparent
la masse des travailleurs des intérêts des bourgeois, et à la
nécessité de défendre ces intérêts par la solidarité et
l'organisation collectives de tous les membres de sa classe.
L'histoire abonde en exemples d'actions de classe du prolétariat
avant la rédaction du Manifeste Communiste. Il ne serait même
pas juste de dire que ces actions étaient exclusivement
trade-unionistes; L'insurrection ouvrière de juin 1848 à Paris
était une insurrection nettement politique, et elle n'était ni
inspirée ni dirigée par des théoriciens marxistes.
Mais toutes les actions ouvrières spontanées ne peuvent représenter
qu'une étape, un moment limité de la marche du prolétariat
vers le monde communiste. L'ensemble du programme communiste, la
classe ouvrière ne peut y accéder ni spontanémentt, ni dans
son ensemble. Seul une avant-garde ouvrière incarnant à la
fois l'expérience de classe portée à sa plus haute
expression, c'est-à-dire la conscience communiste.
L'organisation efficace de cette avant-garde est indispensable
si l'on veut faire accéder à plus longue échéance la majorité
de la classe à cette même conscience, à l'aide de l'éducation,
de l'exemple et de l'expérience collective.
Les " vices " du bolchévisme chez Marx, Engels art
leurs disciples allemands
Ces principales racines théoriques de la conception léniniste
de l'organisation aboutissent nécessairement à une technique
organisationnelle déterminée. Mais cette conception découle
aussi de l'ensemble de l'analyse marxiste du capitalisme, du
prolétariat et de la marche du capitalisme au communisme. La
technique d'organisation qu'elle implique se retrouve fidèlement
chez les pères du marxisme, chaque fois qu'ils ont eu à résoudre
des problèmes analogues à ceux auxquels était confrontée la
social-démocratie russe en 1903. Quelques-uns des pires "
vices " du bolchévisme contenus dans cette technique
d'organisation - vices auxquels on s'efforce de rattacher la dégénérescence
bureaucratique ultérieure de l'Etat soviétique - ont été
pratiqués l'un après l'autre - par Marx, Engels et l'aile
marxiste de la social démocratie allemande à l'époque de sa
maturité.
On a reproché à Lénine d'avoir insisté outre mesure sur la nécessité
d'une organisation communiste centralisée, close, nettement séparée
des sympathisants, compagnons de route, ouvriers non-conscients
ou allié petits-bourgeois. En fait, c'est la discussion autour
de cette conception du militant communiste, opposée à celle du
membre d'un " parti de masse " qui a cristallisé le débat
sur les statuts dans le 2ème congrès de la social-démocratie
russe qui a abouti à la séparation entre bolcheviks et
mencheviks. Or Marx et Engels ont à plusieurs reprises défendu
un point de vue analogue, répondant à la même préoccupation
de séparer nettement les représentants de la conscience de
classe portée à sa plus haute expression des représentants
d'idées ou de mentalité radicales petite bourgeoises. Parlant
de l'attitude des communistes allemands au début de la Révolution
de 1848 en Allemagne, Marx écrit :
" En même temps (1848-49) l'organisation jadis ferme de
l'Association (des communistes) fut considérablement relâchée.
Une grande partie des membres, participant directement au
mouvement révolutionnaire, pensait que le temps des sociétés
secrètes était passé et que l'action publique était
suffisante. Les différents districts et communes laissaient se
relâcher leurs liaisons avec la direction centrale et
s'endormaient progressivement. Alors que le parti démocratique,
le parti de la petite-bourgeoisie, s'organisait toujours
davantage en Allemagne, le parti ouvrier perdait sa seule base
solide, n'était plus organisé que dans quelques localités et
pour des buts locaux. Pour cette raison, il fut complètement
soumis à la domination et à la direction des démocrates
petits-bourgeois dans le mouvement général. Il faut en finir
avec cette situation ; il faut rétablir l'autonomie des
travailleurs " (Adresse à la Direction de l'Association
des Communistes de mars 1850.).
Nous voyons que, pour Marx, le relâchement de l'organisation
centralisée équivalait à la perte d'autonomie
organisationnelle du mouvement ouvrier et à sa subordination
aux idées et à la direction petite-bourgeoise. Ce seront les mêmes
arguments que Lénine opposera près d'un demi-siècle plus tard
aux mencheviks russes. Engels de son côté utilise les mêmes
principes dans sa polémique avec les dirigeants sociaux-démocrates
allemands, lors du premier développement de courants
petits-bourgeois dans ce parti.
" Lorsque ces messieurs (les intellectuels petits et
grands-bourgeois) voudront constituer un parti petit-bourgeois
social-démocrate, ils seront tout à fait dans leur droit ; on
pourrait négocier avec eux, constituer un cartel avec eux selon
les circonstances, etc. Mais dans un parti ouvrier, ils sont un
élément faux. S'il y a des raisons pour les tolérer momentanément,
il y a obligation de ne faire que les tolérer, de ne leur
permettre aucune influence sur la direction du parti, de rester
conscients de ce que la rupture avec eux n'est qu'une question
de temps. Il paraît d'ailleurs que le moment soit déjà venu
(pour cette rupture). " (Brouillon de la lettre de Marx et
d'Engels à Bebel, Liebknecht, Bracke et autres dirigeants du
parti social-démocrate allemand, sept. 79 ).
Empêcher que les éléments petits-bourgeois ne prennent de
l'influence sur la direction du parti, voilà la préoccupation
essentielle qui guidait Lénine dans ses propositions
statutaires de 1903. Engels écrira quelques années après la
lettre précitée, que la scission entre l'aile droite
(petite-bourgeoise) et l'aile gauche est inévitable dans la
social-démocratie allemande: " Depuis longtemps, je ne me
suis fait aucune illusion sur le fait qu'un jour éclatera la
discussion avec les éléments de convictions bourgeoises dans
le parti, et qu'une séparation entre l'aile droite et l'aile
gauche se produira..." (lettre à Bebel du 21 juin 1882).
La même idée, Engels l'exprimera à plusieurs reprises,
notamment dans sa lettre à Bernstein du 12 juin 1883, sa lettre
à Bernstein du 5 juin 1884, dans sa lettre à Sorge du 3 juin
1885, sa lettre à Becker du 15 juin 1885, etc. Ce "
scissionisme " prétendument introduit par Lénine dans le
mouvement ouvrier moderne date d'ailleurs des origines mêmes du
mouvement marxiste. Dans l'Adresse de la Direction centrale à
l'Association des Communistes de juin 1850, Marx écrit
notamment : " Les chefs du parti chartiste révolutionnaire
se maintiennent également en rapports réguliers avec les délégués
de la Direction centrale. Leurs journaux sont à notre
disposition. La rupture entre ce parti révolutionnaire indépendant
et la fraction plus encline à la conciliation, dirigée par
O'Connor, a été considérablement accélérée par les délégués
de l'Association. "
C'est que le parti révolutionnaire du prolétariat, incarnant
la conscience de classe portée à sa plus haute expression, à
son plus haut point ne peut être efficace que s'il n'est pas
dilué dans une masse d'adhérents introduisant dans ce parti
les conceptions et préjugés petits-bourgeois ou bourgeois. Une
ligne droite réunit cette attitude de Marx en 1850 à celle de
Lénine en 1903. Il en est de même avec cet autre reproche fait
au bolchévisme, selon lequel il aurait exagéré les pouvoirs
accordés aux directions centrales de l'organisation (la fameuse
" dictature du comité central sur le parti "). Il est
intéressant de voir que quelques-uns des principaux griefs
adressés aux propositions organisationnelles léninistes - la
possibilité pour le comité central dans des conditions
exceptionnelles de décider quels personnes ou groupes locaux
pourraient adhérer ou non au parti ; la possibilité de décider
dans certaines conditions de l'exclusion de sections locales
indisciplinées qui cependant gardent un droit d'appel au congrès
du parti - se retrouvent littéralement dans la pratique
organisationnelle de Marx et d'Engels, pour la simple raison que
sans l'utilisation occasionnelle de telles méthodes, aucune
organisation centralisée plus ou moins clandestine ne peut
subsister :
" L'émissaire (de l'Association des Communistes) envoyé
en Allemagne, qui reçut un vote d'approbation de la Direction
centrale pour son activité, n'a pourtant admis que les gens les
plus sûrs comme membres de l'Association ; il a laissé à
leurs connaissances locales le soin d'étendre celle-ci. Il dépendra
des conditions locales si des révolutionnaires pourront être
admis à l'Association ou non. Là où cela ne sera pas
possible, il faut grouper les gens qu'on peut utiliser du point
de vue révolutionnaire et qui sont sûrs, mais qui n'ont pas
encore compris les ultimes conséquences communistes du
mouvement actuel, en une deuxième classe de membres de
l'Association dans un sens plus large.
"Cette deuxième classe de membres, auxquels il ne faut dévoiler
que les liaisons locales et provinciales, doit rester
continuellement sous la direction des membres de l'Association
proprement dits et de la direction de l'Association. A l'aide de
plus amples liaisons, il faut organiser fortement l'influence
notamment sur les organisations paysannes et les associations de
gymnastique. L'organisation en détail doit être laissée aux
cercles dirigeants... " (Adresse de la Direction centrale
à l'Association des Communistes de juin 1850 ). Voilà la
tactique du " noyautage " tant décriée et attribuée
à Lénine, clairement énoncée par Marx dès 1850 !
Et dans la lutte contre les anarchistes Engels est même allé
plus loin encore: " (Engels) lui-même proposa le 12
septembre (1871) à la séance plénière du Conseil général
de la première internationale le projet de programme élaboré
dans une sous-commission. A cette occasion, des voix s'élevèrent
contre la revendication que le Conseil Général recevrait le
droit d'expulser les sections avec lesquelles il considérait
impossible d'arriver encore à un accord. Mais une légère
concession d'Engels permit encore de calmer la résistance.
Maintenir le pouvoir du Conseil Général dans toute son ampleur
précédente, voilà ce qui parut indispensable aux deux amis
(Marx et Engels) pour que l'Internationale puisse continuer à
vivre. Ils étaient convaincus que celle-ci se mourrait
lentement si les fil qui rattachaient toutes les sections au
point central étaient coupés ou même rejetés. " (Gustav
Mayer).
Mehring de son côté raconte comment, au moment où la social-démocratie
allemande eut à souffrir la persécution de la loi contre les
socialistes, des dispositions textuellement identiques à celles
que défendait Lénine en 1903 furent prises : " On
transmit à la fraction au Reichstag la direction des prochaines
élections parlementaires, avec droit de cooptation , et le
pouvoir d'instituer une sous-commission pour la conduite
(quotidienne) des affaires - combien ne fut âprement discuté
ce même droit de cooptation dans la social-démocratie russe !
E.M.- On rompit avec le système de nommer des candidats connus
dans le maximum de circonscriptions. Tous les candidats ne
devaient pas seulement reconnaître inconditionnellement le
programme du parti mais également s'engager à participer à
toutes les actions décidées par l'ensemble de la direction
représentative du parti .- Nous retrouvons ici presque
textuellement le point litigieux qui causa la scission en 1903
en Russie, E.M.-".
La conscience communiste "de l'extérieur" dans le
mouvement ouvrier.
Mais même le reproche le plus grave qu'on a adressé à la théorie
léniniste de l'organisation touche, au-delà de Lénine,
l'ensemble des conceptions d'organisation marxistes. Il s'agit
de la fameuse thèse développée par Lénine dans " Que
faire ", selon laquelle le prolétariat serait incapable
d'arriver par lui-même à la conception du monde marxiste,
c'est-à-dire à la conscience de classe sous sa forme la plus
élevée, et selon laquelle cette conscience devrait être
introduite dans la classe ouvrière de l'extérieur, par des
intellectuels communistes. Cette thèse a été formulée en
effet non par Lénine mais par Kautsky, et avant lui par Victor
Adler dans le programme de Hainfeld de la social-démocratie
autrichienne.
Elle était partie intégrante des conceptions
organisationnelles de la IIème Internationale dans sa plus
belle période, du vivant d'Engels. Il suffit, pour s'en rendre
compte, de lire les passages suivants de deux articles de
Kautsky qui, étant donné leur date de parution, semblent avoir
dû inspirer directement le "passage analogue dans "
Que faire " de Lénine : " S'il ne doit pas rester
tout à fait naïf et politiquement inefficace, le socialisme présuppose
la compréhension dans leur grande complexité des rapports
sociaux et leur analyse méthodique. Mais la science est
aujourd'hui encore un privilège des classes possédantes.
Le prolétariat ne peut donc pas produire de lui-même un
socialisme rempli de vitalité ; celui-ci doit lui être apporté
par des penseurs qui, armés de tous les instruments de la
science bourgeoise se placent sur un point de vue prolétarien
et développent de ce point de vue une nouvelle conception prolétarienne
de la société. Comme on sait, ce sont pour la plupart des éléments
provenant de la bourgeoisie qui ont transformé le mouvement
inconscient du prolétariat en un mouvement conscient et
autonome, et qui ont ainsi préparé et finalement fondé la
social-démocratie ."(17 avril 1901).
Et encore, dans l'article "La révision du programme de la
social-démocratie en Autriche ", Neue Zeit, 20ème année,
1er tome. No du 18 octobre 1901, pp.79-80, Kautsky souligne l'idée
exacte contenue dans l'ancien programme de Hainfeld de la
social-démocratie autrichienne : " La conscience
socialiste est donc quelque chose d'introduit de l'extérieur
dans la lutte de classe du prolétariat, non quelque chose
d'organiquement développé par cette lutte de classe. " Le
nouveau programme social-démocrate autrichien, crée de la
confusion, dit Kautsky, parce qu'il représente la conscience
socialiste comme un produit du développement du capitalisme au
même titre que la lutte de classe.
Il y a dans les affirmations de Kautsky, reprises par Lénine
dans " Que faire ", un fond solide de vérité : il
est incontestable que la conscience socialiste n'est pas un
produit automatique, ni de la lutte de classe ni de la société
capitaliste. Il suffit de considérer le 19ème siècle en
Grande Bretagne et le 20ème siècle aux Etats-Unis pour s'en
rendre compte. Il est cependant exagéré d'affirmer que le prolétariat
- plus correctement : les éléments les plus avancés du prolétariat-
sont incapables d'arriver par eux-mêmes à la conscience
socialiste. Ce qui est vrai pour la classe en général n'est
pas vrai pour l'avant-garde.
Si l'introduction d'idées marxistes par des intellectuels passés
au mouvement ouvrier peut faciliter et accélérer la victoire
d'idées marxistes en son sein, cette victoire est à la longue
inévitable même sans l'intervention des intellectuels, parce
que l'expérience de la lutte de classes amène inexorablement
les éléments les plus avancés, les plus intelligents, les
plus révolutionnaires de la classe ouvrière aux
conclusions marxistes. C'est seulement dans ce sens, qui n'enlève
rien au fond du raisonnement, qu'il faut mitiger l'affirmation
de Kautsky-Lénine.
Lénine lui-même a opéré cette correction lorsqu'il réédita
en 1908 ses articles rédigés au cours des différentes polémiques
internes dans la social-démocratie russe. Dans la préface de
cette collection, publiée sous le titre "Douze années"
, il écrit notamment : " La précondition fondamentale
pour ce succès (la consolidation du parti), ce fut
naturellement le fait que la classe ouvrière, dont l'élite a
créé la social-démocratie, se distingue pour des raisons économiques
objectives de toutes les classes de la société capitaliste par
la capacité d'organisation. Sans cette précondition,
l'organisation des révolutionnaires professionnels ne serait
qu'un jeu, qu'une aventure, qu'une simple enseigne, et la
brochure " Que faire ? " souligne toujours de nouveau
que l'organisation de révolutionnaires professionnels qu'elle
propose n'a de sens qu'en relation avec " la classe
vraiment révolutionnaire se soulevant élémentairement
(spontanément) à la lutte ".
Et plus loin dans la même préface, il souligne que les méfaits
de l'organisation de petits cercles, reflétant " une étape
très jeune et non mûre du mouvement ouvrier d'un pays ",
ne peuvent être surmontés que par : " L'élargissement du
parti vers des éléments prolétariens combiné au travail de
masse ouvert ".
Mais il n'en reste pas moins
vrai que l'ensemble de la théorie d'organisation marxiste, dont
la conception l'organisation léniniste ne représente que la
formule la plus achevée, reste fondée sur une appréciation
scientifique, réaliste de la classe ouvrière telle qu'elle est
produite par le capitalisme, et non pas sur l'image d'Epinal qui
présuppose à la fois une extrême misère physique et morale
chez le prolétariat, et sa capacité de saisir instinctivement
une théorie qui a comme fondement l'acquit de 2.000 ans de développement
de la science de l'homme.
Les
deux fondements du bolchévisme
La théorie léniniste de l'organisation ne met pas seulement
l'accent sur la nécessité d'introduire " de l'extérieur
" la conscience communiste dans la classe ouvrière. Ce
n'est pas seulement la constitution de tous les éléments
communistes de la classe ouvrière en un parti séparé de la
masse, comme instrument nécessaire à la victoire de la révolution
socialiste qui fait l'essence du bolchévisme. Il y a un autre
élément indispensable pour intégrer cette théorie de
l'organisation dans l'ensemble de la conception marxiste du
monde ; c'est la nécessité du lien plus intime entre
l'avant-garde organisée et la " classe vraiment révolutionnaire
se jetant spontanément dans la lutte", la nécessité
d'une participation inconditionnelle de l'avant-garde à tout
mouvement réel de masses quelles que soient ses formes, ses
erreurs, ses préjugés.
C'est seulement à travers ce lien le plus intime avec le
mouvement et la lutte réels des masses que l'organisation
d'avant-garde conquiert en pratique le droit de diriger les
masses, droit qu'aucun matérialiste ne peut considérer comme
concédé à priori. Chaque secte impuissante peut naturellement
revendiquer ce droit pour des raisons idéologiques ; elle
restera condamnée à le revendiquer en paroles. Pour les
marxistes, il s'agit de le conquérir en pratique. Seule la
participation de l'organisation d'avant-garde au mouvement réel
des masses donne à l'avant-garde la possibilité de gagner la
confiance et la direction des masses. Contrairement aux
individus d'avant-garde, les masses n'apprennent ni par la
lecture, ni par la propagande orale, ni même par l'exemple.
Elles apprennent seulement par l'expérience. Leur expérience
essentielle, c'est leur expérience de lutte. Sans participer à
leurs luttes réelles, il n'y a pas moyen d'influencer ces expériences,
ni surtout de faire accepter les conclusions qui s'en dégagent.
Le bolchévisme, c'est donc à la fois l'affirmation de la
stricte nécessité d'organiser les communistes en parti séparé,
avec une discipline et une centralisation toute orientée vers
le but révolutionnaire, et l'affirmation de la stricte nécessité
de maintenir l'organisation de l'avant-garde intimement intégrée
dans la classe, avec son mouvement et ses luttes propres et
spontanées. Le bolchévisme, c'est à la fois la proclamation
de la séparation de l'avant-garde d'avec la classe, et de son
intégration dans la classe. Comme tout ce qui existe, le bolchévisme
est une unité des contraires. Si l'on détache et autonomise un
des éléments de cette unité, on aboutit au résultat opposé
à celui qu'on recherchait.
L'organisation séparée de l'avant-garde sans liens intimes, et
sans intégration réelle dans la classe aboutit dans le
meilleur des cas au sectarisme stérile dans le pire des cas au
commandement bureaucratique et au viol du prolétariat par un
groupe de " dirigeants aventuristes arbitraires ".
L'intégration des éléments d'avant-garde dans le mouvement général
de la classe sans leur organisation séparée aboutit à
dissoudre la conscience communiste dans la conscience moyenne de
la classe, qui est politiquement, une conscience petite
bourgeoise, prisonnière de préjugés et d'idées
petits-bourgeois. Les deux déviations doivent aboutir également
à la destruction de toute démocratie prolétarienne véritable.
C'est seulement en tant qu'unité des contraires, c'est-à-dire
en tant qu'organisation séparée de l'avant-garde mais intégrée
complètement dans la classe, que le bolchévisme peut incarner
la conscience de classe à sa plus haute expression et qu'il
peut être un instrument révolutionnaire.
Cette conception n'a pas été formulée pour la première fois
par Lénine, si son mérite historique est incontestablement
celui de lui avoir donné une expression Achevée, Marx et
Engels eux-mêmes ont expliqué la même conception pendant
toute leur vie. Ils ont expliqué que, même si les sectes
socialistes représentent une étape nécessaire dans le
cheminement de la pensée socialiste, la classe ouvrière n'a
pas manqué de leur être généralement hostile parce qu'elles
condamnaient son mouvement réel. Marx et Engels ont mené une
lutte tenace contre les proudhoniens, les owenistes et autres
sectes qui refusaient d'appuyer les grèves et les luttes économiques
réelles de la classe ouvrière. Ils ont combattu l'attitude
sectaire des lassalliens envers les syndicats. Ils ont combattu
l'abstentionnisme sectaire des anarchistes par rapport aux
luttes politiques réelles de la classe ouvrière.
Engels en particulier critiqua âprement l'attitude des sectes
pseudo-marxistes en Grande-Bretagne et aux Etat-Unis pour leur
incapacité à s'intégrer dans le mouvement réel de la classe
ouvrière dans ces pays. Dans ses lettres à Sorge, à Mme
Wichnewetzky et à d'autres correspondants aux Etats-Unis, il développe
cette idée des années durant : " Ce que les Allemands
(Marxistes aux Etats-Unis E.M.:) auraient dû faire, c'est agir
d'après leur propre théorie - s'ils la comprennent comme nous
le faisions en 1845 et 1848 - c'est-à-dire marcher pour tout
mouvement de la classe ouvrière réelle, en accepter le point
de départ de fait comme tel, et l'amener graduellement au
niveau théorique, en faisant ressortir comment chaque faute
faite, chaque défaite subie était une conséquence nécessaire
d'erreurs d'ordre théorique dans le programme original. Ils
auraient dû comme dit le Manifeste Communiste, "représenter
dans le présent du mouvement l'avenir du mouvement."
(Lettre d'Engels à Mme Wichnewetsky du 28 décembre 1886.)
Conscience petite-bourgeoise et bureaucratie ouvrière
Sur la base de l'expérience soviétique, des polémistes
malveillants ont voulu prétendre que la conception léniniste -
en fait marxiste - de l'organisation se trouvait à la base de
la dégénérescence bureaucratique du mouvement ouvrier. Cette
thèse est historiquement absurde. La bureaucratisation du
mouvement ouvrier est antérieure, du moins dans ses origines,
à la scission dans la social-démocratie russe, et elle
devenait prédominante à un moment où les idées n'exerçaient
pas ou peu d'influence sur le mouvement ouvrier international.
Dans une certaine mesure on peut même dire que Lénine formula
sa théorie d'organisation sous une forme particulièrement aiguë
pour empêcher dans son parti la manifestation de mêmes phénomènes
de bureaucratisation qui commençaient déjà à apparaître
dans la social-démocratie allemande et internationale.
En cela il a réussi plus que modérément puisque dans le parti
qu'il créa la démocratie ouvrière fut maintenue pendant vingt
ans et que le même parti mena en outre une révolution
socialiste à la victoire sur un sixième de la surface
terrestre. L'alternative social-démocrate à la conception
d'organisation léniniste est une alternative profondément
bureaucratique. La démocratie présuppose la participation
active des administrés à l'administration, des membres à la
direction de l'organisation. Ouvrir les portes du parti à une
masse de membres passifs qui ne participeront jamais à sa
direction, c'est assurer d'avance le monopole de celle-ci à une
petite minorité.
Mais comme cette large masse, précisément pour les mêmes
raisons pour lesquelles elles reste politiquement passive, subit
à fond l'influence de l'idéologie dominante dans la société
actuelle qui est l'idéologie bourgeoise (et ses différents
affluents petits-bourgeois), elle appuiera, sauf à des moments
exceptionnels, les courants petits-bourgeois arriérés dans la
minorité activiste, contre les courants communistes, révolutionnaires.
En d'autres termes, un parti ouvrier de 500.000 membres en temps
normaux et calmes, est inévitablement contrôlé par un petit
groupe de bureaucrates réformistes, à conscience prédominante
petite-bourgeoise. Ceci a été démontré non seulement par le
passé du mouvement ouvrier. Des études sociologiques
objectives viennent de confirmer récemment avec éclat cette thèse
en Grande-Bretagne et en Allemagne, où une enquête a démontré
par exemple que tous les partis allemands " démocratiques
" y compris le SPD, sont contrôlés par au maximum 600
personnes.
C'est précisément pour empêcher une telle évolution qui lui
semblait devoir aboutir à la victoire du réformisme que Lénine
insista si fortement - de façon si "exagérée" comme
le pensent les bonnes âmes centristes qui ne comprennent pas le
fond de la question - sur la nécessité d'admettre seulement
dans le parti des membres actifs et de les éduquer aussi vite
que possible dans les fondements de la théorie marxiste. Seules
de telles conditions d'admission assurent le parti révolutionnaire
de ce minimum d'égalité et de base commune entre les membres,
sans lequel - toute démocratie intérieure ne peut être
que lettre morte.
Commandement autoritaire et bureaucratie ouvrière.
L'histoire a cependant montré que la dissolution de
l'avant-garde communiste dans une masse d'éléments à
conscience politique encore à prédominance petite-bourgeoise
n'est pas la seule voie par laquelle marche la bureaucratisation
du mouvement ouvrier. Le détachement de l'avant-garde de la
classe et le développement de conceptions selon lesquelles le
parti se substitue à la classe pour amener la société du
capitalisme au socialisme ne peut qu'aboutir au même résultat.
Du moment qu'on rompt l'unité dialectique entre ces deux déterminantes
fondamentales du prolétariat moderne - qu'il est incapable
d'arriver par lui-même à la conscience communiste mais que
c'est néanmoins lui et seulement lui, qui, de par sa
position-clé dans la structure économique de la société,
peut se libérer lui-même et en se libérant libérer toute la
société - on cesse en fait de lutter pour la révolution
socialiste réelle de notre temps.
Dans la dégénérescence de la fraction stalinienne du
mouvement ouvrier soviétique et international cette rupture
avec la théorie et la pratique de la révolution socialiste
peut être suivie pas à pas. Elle prend son origine précisément
dans un renversement du rapport dialectique entre parti et
classe tel qu'il avait été établi par Marx et Lénine. Elle
triomphe organisationnellement par cette dilution du parti dans
la " promotion Lénine " de 1924. Elle est donc sur
les deux plans le produit de la négation de la théorie
d'organisation léniniste.
Au début il s'agissait de déceptions causées par des défaites
temporaires de la révolution internationale. Puis on perdit
l'espoir dans la possibilité d'une nouvelle vague révolutionnaire
avant un très long délai. On en vint ainsi automatiquement à
chercher un succédané à l'action du prolétariat. On le
trouva dans l'Etat soviétique, l'Armée soviétique, et leurs
bras prolongés, les partis communistes étrangers. De là à
considérer tout le prolétariat international comme une masse
arriérée qui doit être amenée au socialisme indépendamment
de son état de conscience, au besoin même contre son gré et
par la violence exercée contre lui, il n'y a qu'un pas de plus
- et ce n'est que le premier qui coûte!
L'aboutissement logique de cette aberration c'est de condamner
comme insurrection fasciste un mouvement revendicatif réel de
la classe ouvrière, qui n'accepte pas la voie par trop sinueuse
et incompréhensible par laquelle ses " chefs "
veulent " l'amener au socialisme ". Pour Lénine toute
tactique qui n'augmente pas la confiance des travailleurs en
leurs propres forces était interdite : pour les partis
staliniens la même interdiction se prononce envers toute
tactique qui sape l'obéissance absolue des travailleurs dans
les chefs par la grâce du Kremlin.
Nous avions dit que la base de la théorie de l'avant-garde, de
l'organisation révolutionnaire, c'est la conception du caractère
hautement conscient de la révolution socialiste. Pour la même
raison, une révolution socialiste ne peut se produire derrière
le dos ou indépendamment de la participation consciente de la
classe ouvrière. La nationalisation des moyens de production et
d'échange
n'est que la base première de laquelle part la construction de
la société socialiste. Celle-ci présuppose également une
nouvelle conscience sociale, un énorme degré de conscience des
producteurs dans leur propre capacité d'auto-administration.
Si l'on commence par imposer au prolétariat des conditions
politiques telles que sa confiance dans ses propres forces se réduit
au lieu de croître, que les germes de démocratie ouvrière déjà
présents sont écrasés au lieu de se développer, on s'éloigne
d'un côté autant du but socialiste qu'on s'en rapproche de
l'autre, en réalisant d'importants succès économiques. Ce qui
a avant tout manqué à l'URSS en 1927 pour conserver la démocratie
ouvrière, ce n'est pas une base économique plus large ; il y a
eu une telle démocratie en 1917 et en 1920 avec une base
beaucoup plus étroite encore. Ce qui a manqué, c'est la
confiance d'une partie des communistes dans la classe ouvrière,
et l'absence d'activité politique de la classe ouvrière elle-même
(qui naturellement, en dernière analyse, s'explique par des
conditions économiques).
Et ceux des communistes qui avaient perdu confiance dans la
classe ouvrière étaient déjà idéologiquement des
aventuriers bureaucratiques même si, individuellement, ils ne
faisaient pas toujours partie de la caste bureaucratique, c'est-à-dire
ne jouissaient pas encore de privilèges matériels. Ils avaient
succombé à la pression de la petite-bourgeoisie.
Bureaucratie ouvrière et révolutionnaires professionnels
La plus injustifiée de toutes les critiques contre la
conception d'organisation bolchéviste est celle qui voit dans
la formation des révolutionnaires professionnels, comme dans
l'existence de fonctionnaires ouvriers de toute sorte, l'origine
de la bureaucratisation du mouvement ouvrier. Comme la société
bourgeoise implique une puissante tendance au fétichisme ;
comme toute institution tend à devenir un but en soi en se
commercialisant, les fonctionnaires ouvriers, devenus dépendants
de leur organisation, ne verraient plus en celle-ci un
instrument de la lutte pour le socialisme, la détacheraient
automatiquement de la classe, et deviendraient ainsi
automatiquement des bureaucrates.
L'idée sous-jacente à cette conception misanthrope, c'est que
non seulement la large masse, mais encore chaque individu dans
la société actuelle, est incapable de résister consciemment
à la pression de son milieu spécifique. Plus explicitement :
un révolutionnaire professionnel est corrompu par le salaire
(en général fort bas) que son organisation lui paie. Admettons
un instant qu'il en soit ainsi. Il faut alors se poser la
question : de qui se composera l'organisation révolutionnaire,
et qui la dirigera ?
Des ouvriers travaillant constamment à l'usine ? Mais le régime
capitaliste ne laisse à ces ouvriers ni le loisir, ni les
moyens matériels, ni la patience nerveuse pour acquérir plus
que les éléments rudimentaires de la science sociale, s'ils
travaillent constamment. Des intellectuels petits-bourgeois ?
Mais ceux-ci seraient mille fois plus vite corrompus par leurs
emplois bourgeois, c'est-à-dire imbus de science bourgeoise, si
l'on part de l'inévitabilité de leur corruption dans le cadre
de leur " emploi " par l'organisation révolutionnaire.
Des bourgeois philanthropiques ? Mais ceux-ci auraient alors
tout aussi inévitablement la conscience bourgeoise, ce qui
n'est d'ailleurs pas tellement erroné dans la pratique. Cette
théorie de la corruption inévitable des révolutionnaires
professionnels part au fond de l'idée de l'impossibilité du
socialisme et de l'impossibilité du relèvement de l'homme de
sa misère actuelle.
En réalité, c'est précisément pour assurer une participation
prédominamment ouvrière à la direction de l'organisation révolutionnaire,
que Lénine développa sa conception des révolutionnaires
professionnels. La spécialisation des connaissances, jointe aux
méfaits physiques, moraux et mentaux de l'intensification du
travail à notre époque, rendent l'ouvrier industriel incapable
d'étudier et d'assimiler en détail la science du communisme
aussi longtemps qu'il travaille sans interruption à l'usine. Si
l'organisation ne le retire pas périodiquement de ce bagne, et
ne lui permet pas pendant une certaine période de se former
intellectuellement, la direction de l'organisation devient en
pratique un monopole d'intellectuels petits-bourgeois. Mais la
spécialisation qui rompt la vision dialectique d'ensemble du
monde - notamment du monde social - rend l'homme inapte à
saisir la réalité, qui est toujours une réalité d'ensemble.
C'est pourquoi une direction de spécialistes -"
intellectuels " ou " ouvriers "- commettra inévitablement
de graves erreurs politiques. Le rôle des révolutionnaires
professionnels, c'est de surmonter ces méfaits de la spécialisation.
Il s'agit de prendre les ouvriers industriels qui ont acquis par
leur vie productive tout le sens du concret, tout le contact
intime avec la matière, qui reste la base de départ
indispensable pour toute pensée dialectique matérialiste et de
leur donner par l'étude et la pratique politique les
connaissances nécessaires pour devenir des dirigeants
politiques. Il s'agit de prendre en même temps des
intellectuels qui possèdent beaucoup de connaissances théoriques
mais qui manquent d'expérience concrète de la vie ouvrière,
et de les envoyer quelques années à l'usine pour les
transformer d'intellectuels petits-bourgeois en révolutionnaires
prolétariens.
Ainsi se constitue un cadre bolchevik composé de dirigeants
capables de diriger une grève, d'éditer une revue théorique,
de constituer un syndicat, de siéger au parlement, de polémiquer
sur une question de philosophie, d'organiser aujourd'hui un
comité de ménagères contre la vie chère et d'organiser
demain l'Etat soviétique. Le cadre du parti bolchevik était un
cadre d'une pareille trempe. Il ne fallait pas s'étonner qu'un
brillant journaliste puisse devenir en quelques semaines un
stratège militaire exceptionnel. Le parti révolutionnaire qui
poursuit le but final du communisme, la disparition de toute
division du travail, commence par réaliser ce but, du moins
partiellement, dans ses propres rangs. On ne peut transformer le
monde sans transformer, chemin faisant, les hommes qui doivent réaliser
cette transformation colossale.
Faillite du bolchévisme?
On objectera que malgré toutes ces vertus, le parti bolchevik
n'a néanmoins pas su empêcher l'éclosion de la bureaucratie
soviétique et consécutivement sa propre bureaucratisation.
C'est vrai. Mais aucune forme d'organisation jusqu'à maintenant
développée par le mouvement ouvrier n'a permis d'éviter la
bureaucratisation périodique du mouvement. Les principes
menchevistes, appliqués dans maints pays, ont abouti à une
bureaucratisation plus rapide et plus générale, même si elle
apparaît moins absolue et féroce, que celle qui s'est produite
en URSS au début de l'époque stalinienne.
L'erreur consiste précisément à chercher dans la forme
d'organisation, et non dans la lutte de forces sociales, les
origines de la bureaucratisation et les remèdes à ce mal. Pour
lutter efficacement pour la révolution socialiste dans le sens
le plus large du mot - la révolution en permanence comme disait
Marx - l'organisation de l'avant-garde ne doit regrouper que des
communistes convaincus. Mais le nombre de ceux-ci fluctue
fortement d'après la conjoncture politique elle-même. Dans les
périodes de réaction, il peut se trouver réduit à quelques
centaines d'individus, dont la fonction historique principale
consiste alors à sauver, à transmettre et à enrichir le corps
d'expériences et d'idées qui expriment la conscience de classe
portée à sa plus haute expression. Dans des périodes de révolution,
des milliers et des dizaines de milliers de prolétaires peuvent
devenir communistes convaincus et affluer au parti.
Ce n'est pas pour rien que l'histoire démontre qu'en période révolutionnaire,
les masses apprennent davantage en un jour qu'elles n'apprennent
normalement en de longues années. Mais la révolution peut
elle-même être suivie d'un reflux après sa victoire, si elle
reste isolée dans un pays arriéré. Il se produit par la suite
un reflux des masses vers la passivité politique.
L'organisation est alors de nouveau hypertrophiée du point de
vue de la conscience communiste moyenne des membres ; elle
devient mûre pour la bureaucratisation. La conscience
communiste s'incarne dans une minorité d'avant-garde, produit
d'une nouvelle sélection. A l'aide de la théorie
d'organisation bolchevique, la bureaucratisation du parti
s'explique d'une façon parfaitement logique.
Pour Lénine, la forme d'organisation n'était pas en elle-même
la garantie de la victoire du socialisme. Celle-ci reste foncièrement
fonction des rapports de forces entre classes. La
bureaucratisation du mouvement ouvrier est en définitive le
produit des limites imposées aux conquêtes ouvrières par des
rapports de forces globalement défavorables (subsistance du
capitalisme autour du premier Etat ouvrier). Dans ce sens, tous
les discours sur la " faillite " du bolchévisme
aboutissent seulement à cette tautologie ennuyeuse, qu'aussi
longtemps que la révolution est trop faible, le parti ne peut
être efficace, c'est-à-dire victorieux. La faillite du bolchévisme
n'est définitive que pour ceux qui ne croient plus à la
possibilité d'une victoire révolutionnaire du prolétariat. Si
cette prémisse se vérifie, la conclusion est naturellement irréfutable.
Lénine n'avait pas l'intention de créer autre chose qu'un
instrument efficace pour la victoire de la révolution prolétarienne.
Mais après le recul révolutionnaire qui causa inévitablement,
entre autres choses, la bureaucratisation du parti bolchevik,
une nouvelle montée se déploie aujourd'hui dans le monde.
Cette montée pose aux révolutionnaires les mêmes problèmes
que ceux devant lesquels se trouvaient Marx il y a un siècle et
Lénine il y a un demi-siècle.
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