Après six années, les canons se taisent.
L'humanité épuisée et exsangue s'accoutume difficilement à
l'idée que la guerre est terminée. Tout le monde est rempli
d'inquiétude sur la paix qui commence. Cette fois-ci, il n'y a
rien des illusions de 1918. Pleins de méfiance, de dégoût même,
les hommes et les femmes du peuple se détournent des manœuvres
et des marchandages impérialistes qui sont en cours. Ils se
demandent avec scepticisme: la paix qui est enfin établie
peut-elle être durable? « Le droit » et « la liberté des petites
nations » ont-ils vraiment triomphé? Ou bien assistons-nous, en
Europe comme en Extrême-Orient, à une nouvelle paix de
Versailles, grosse comme la première de nouveaux conflits, d'une
nouvelle boucherie mondiale?
Tout le monde comprend que l'impérialisme
américain émerge de cette guerre comme la plus grande puissance
que l'histoire ait jamais connue. Comme le déclarait récemment
le président Truman, les Etats-Unis se trouvent aujourd'hui « à
l'apogée de leur puissance ». Or, tout en gardant son masque
pacifiste, l'impérialisme yankee s'empare des positions
maîtresses en Europe comme dans le Pacifique et opère un
véritable encerclement de l'U.R.S.S., encerclement qui contient
indiscutablement les germes d'une nouvelle guerre.
L'impérialisme britannique, affaibli mais plus rapace que
jamais, lié à l'impérialisme yankee par des liens innombrables,
seconde de toutes ses forces cette politique d'encerclement tout
en essayant de s'assurer lui aussi une part de la succession
de l’« Axe » et certaines positions stratégiques et politiques.
Du centre européen, en passant par le Moyen Orient, l'Asie et
l'Extrême Orient, le cercle impérialiste se resserre ainsi
autour de l'U.R.S.S.
Comment expliquer que malgré ses immenses
sacrifices, malgré ses victoires, malgré ses protestations
d'amitié et les embrassades diplomatiques de Yalta ou
d'ailleurs, l'U.R.S.S. se trouve aujourd'hui isolée, encerclée
et menacée?
La capitulation du
Japon et l’équilibre entre les « trois grands »
Depuis que la bureaucratie régnante en U.R.S.S.
a abandonné toute politique révolutionnaire, et ne tient plus
aucun compte du prolétariat mondial, elle ne base sa politique
étrangère que sur le maintien des contradictions entre les
grandes puissances impérialistes, afin d'empêcher la
constitution d'un bloc impérialiste antisoviétique. Elle doit
pour cela empêcher la prédominance totale d'une puissance
impérialiste. En Europe, celte politique a lamentablement
échoué: elle a mené d'abord à la domination totale d'Hitler sur
le continent, puis à l'établissement de la domination américaine
sur presque tous les pays européens non occupés par l'Armée
Rouge.
Depuis lors, toute la politique soviétique en
Extrême-Orient devait tendre à éviter la répétition des
événements d'Europe, à éviter l'écrasement total du Japon, qui
aurait eu pour conséquence l'encerclement complet de l'U.R.S.S.
par l'impérialisme américain; c'est pourquoi Staline se fit à
Potsdam le porteur de propositions de paix du Japon, c'est
pourquoi l'U.R.S.S. tarda d'entrer en guerre en
Extrême-Orient dès le lendemain de l'écrasement de
l'impérialisme allemand, c'est pourquoi enfin, la bureaucratie
ne se montra nullement décidée à dénoncer résolument la
politique sanglante du Mikado et de sa clique. Staline espérait
récolter de cette politique, sans coup férir, des positions en
Asie et un espèce d'Etat-tampon japonais encore indépendant
entre l'U.R.S.S. et les Etats-Unis, de plus en plus puissants
dans le Pacifique.
En même temps que Staline s'appropriait des
positions stratégiques en Europe centrale et orientale, il
espérait mettre une barrière à l'expansion yankee par le
maintien de l'impérialisme japonais - affaibli mais toujours
debout - comme puissance indépendante dans le Pacifique. Ces
misérables calculs auxquels Staline a sacrifié la révolution,
prolétarienne s'avèrent aujourd'hui complètement erronés: ils
s'appuyaient essentiellement sur le dogme d'un équilibre
diplomatique, et militaire entre les Trois Grands, équilibre qui
semblait devoir durer encore assez longtemps. Or, cet équilibre
se trouva rompu dès l'entrevue de Potsdam: la découverte de la
bombe atomique ne fit que souligner les pas gigantesques opérés
par l'industrie de guerre américaine et la capacité de
destruction grandissante de l'impérialisme américain.
Du coup « l'équilibre » entre, les Trois fut
rompu: l'impérialisme anglais se soumit docilement aux ordres de
l'impérialisme yankee, le chantage diplomatique à l'égard de
l'U.R.S.S. s'accrut, l'impérialisme américain, de plus en plus
sûr de ses forces, parla en véritable maître dans le Pacifique.
Staline entra au dernier moment en guerre contre le Japon,
s'apprêta à cueillir quelques dépouilles de l'ancien empire du
Mikado, mais c'est l'impérialisme yankee seul qui ira s'établir
à Tokyo et qui s'assurera la position dominante et décisive dans
le Pacifique.
La course de vitesse en
Chine
Avec l'effondrement du Japon, la question de la
lutte d'influences en Chine revient au premier plan. Dès le
lendemain de la capitulation japonaise, l'armée américaine a
établi son état-major à Shangaï, et le général Weydemeyer a fait
connaître la décision américaine de continuer l'occupation du
Japon pendant de longues années. Or, la bourgeoisie chinoise,
toute lâche et incapable qu'elle est de lutter sérieusement pour
l'émancipation de son pays, essaye quand même de profiter dans
une certaine mesure des différentes contradictions entre les
grandes puissances, pour sortir renforcée de la longue lutte
épuisante.
L'U.R.S.S., d'autre part, toujours prisonnière
de sa politique de « bascule », a tout intérêt à ce que la Chine
soit suffisamment forte pour résister à la pression continuelle
de la part de l'impérialisme américain. Cela explique la
conclusion de l'accord entre Staline et Tchang-Kai-Chek, par
lequel l'U.R.S.S. promet à la Chine la non-immixtion dans ses
affaires intérieures et lui garantit sa pleine souveraineté sur
la Mandchourie. Le gouvernement de Tchang-Kai-Chek, à son tour,
promet à l'U.R.S.S. la partie sud de l'île Sakhaline, les îles
Kouriles, la reconnaissance par la Chine de l'indépendance de la
Mongolie extérieure (pays vassal de l'U.R.S.S.), le retour à
l'U.R.S.S. des chemins de fer de la Mandchourie orientale et
méridionale et le droit d'établir des bases navales à
Port-Arthur.
Que devient dans tous ces pourparlers la Chine
dite « communiste »? Mais tout d'abord quelle est la situation
réelle de cette Chine « communiste » dont les journaux bourgeois
ont tant parlé durant les derniers jours? Le gouvernement de
Yenan n'est pas un gouvernement communiste. Il n'existe même pas
de prolétariat dans les régions purement agricoles qu'il domine.
Ce n'est même pas un gouvernement radical de petits paysans car
il a refusé d'introduire une réforme agraire, de donner, la
terre aux paysans. La seule réforme sérieuse qu'il ait
introduite, c'est la limitation de la rente due aux
propriétaires fonciers à 35 p. c. de la récolte. Or, les paysans
chinois sont exploités de la façon la plus sauvage. Dans les
régions dominées par le gouvernement de Tchoung-King, le
propriétaire foncier, en même temps usurier, juge et chef de
police, s'attribue jusqu'à 80 p. c. de la récolte paysanne.
C'est ainsi qu'il faut comprendre le fait que le gouvernement «
communiste » de Yenan réussit, par une simple limitation de la
renie, à gagner la sympathie de larges masses paysannes, surtout
des paysans moyens.
Staline ne se préoccupe de la révolution
communiste que pour l'étrangler. Il l'a déjà fait une fois en
Chine, dans la première phase glorieuse de la révolution
chinoise, en 1926-27. Mais il est prêt à employer la présence de
forces « communistes » importantes, non pour accélérer la
soviétisation du pays, mais uniquement pour faire pression sur
la bourgeoisie, afin d'obtenir plus d'avantages stratégiques et
diplomatiques. Qui plus est, poursuivant la chimère d'une Chine
puissante, capable de former un contrepoids à la puissance
écrasante des Etats-Unis, il est tout prêt à sacrifier le
gouvernement de la Chine dite « communiste » au gouvernement
réactionnaire bourgeois de Tchang-Kai-Chek.
Une seule chose arrête Staline sur cette voie:
la crainte bien légitime de voir malgré tout le gouvernement
chinois se tourner vers l'impérialisme américain. Telle est
l'explication de la politique contradictoire de Staline qui
signe des pactes avec Tchoung-King tout en maintenant en réserve
le gouvernement dit « communiste » du Yenan.
La lutte entre l'impérialisme américain et
l'U.R.S.S. va à présent s'aiguiser de plus en plus sur
l'échiquier chinois, où Wall Street veut s'assurer des positions
dominantes: une véritable course de vitesse est commencée en
Chine entre la bureaucratie soviétique d'une part et
l'impérialisme anglais et yankee de l'autre.
La faillite de la
politique stalinienne des « glacis stratégiques » et d’appui sur
les puissances secondaires
En même temps, cependant, que se poursuit la
course entre l'impérialisme américain et la bureaucratie
soviétique, une autre lutte tenace est en train de se décider:
c'est celle entre l'impérialisme américain et l'impérialisme
britannique. L'utilisation de la bombe atomique par les
Etats-Unis et la constatation que, pour la période actuelle, la
Grande-Bretagne ne possède pas les moyens de passer elle-même à
la fabrication de ce terrible engin, a indubitablement resserré
les rapports entre les deux principales puissances qui
subsistent après cette guerre; mais elle les a « resserrés »
d'une façon particulière: l'impérialisme britannique se soumet
pour l'instant pleinement aux exigences américaines, abandonne
momentanément la défense de ses intérêts particuliers en
Extrême-Orient et soutient l'impérialisme américain contre
l'U.R.S.S.
Pourtant la Chine a été, pendant près de 100
ans, la terre élue du commerce britannique. La bourgeoisie
britannique a déclenché dans le passé une guerre sanglante et
épuisante, uniquement pour forcer les Chinois à se laisser
empoisonner sans résistance par l’opium vendu par les
commerçants anglais. Mais, depuis lors, bien des choses ont
changé: La Grande-Bretagne ne peut soutenir une compétition
commerciale sur une grande échelle avec les Etats-Unis qui, dès
maintenant, peuvent investir en Chine de gros capitaux.
L'impérialisme britannique entend tout au plus compenser ses
pertes sur le dos des petits concurrents. Mais il doit admettre
que les Etats-Unis établissent dans toute l'Asie un système de
bases stratégiques qui leur donnent la maîtrise absolue du
Pacifique.
Le premier grand discours du nouveau ministre
des Affaires étrangères « travailliste » Bevin, a marqué
nettement la décision de se trouver aux côtés du gouvernement
américain en Extrême-Orient comme en Europe. Bevin s’est
démasqué comme un serviteur fidèle de la bourgeoisie
britannique, comme un adversaire acharné des intérêts du
prolétariat dans le monde entier. Jamais son prédécesseur Eden
n'aurait eu le courage d'employer un tel langage. Parlant des
mouvements de résistance en Europe, il a dit qu'ils ont engendré
« l’absence d'ordre et de loi » (« Times », 21-8). Parlant du
gouvernement abhorré de Franco, il dit que «le gouvernement de
Sa Majesté n'était pas prêt à prendre quelque décision que ce
soit de nature à provoquer ou encourager la guerre civile dans
ce pays ». La principale partie de son discours est une attaque
violente contre les pays occupés par l’U.R.S.S. où « un régime
dictatorial a remplacé un autre régime dictatorial ».
Nous sommes les premiers à dénoncer l'absence
d’une véritable démocratie dans les pays balkaniques. Celle
politique contre-révolutionnaire de Staline ne peut que donner à
la réaction dans le monde entier des arguments contre l’U.R.S.S.
en même temps qu'elle brise l'élan et l'enthousiasme des masses
balkaniques. Mais dans la bouche d'un représentant de
l'impérialisme britannique, qui fête comme une grande victoire
le retour à l'Empire de centaines de milliers d'esclaves
coloniaux, ces attaques contre l'U.R.S.S. s'inscrivent dans la
campagne mondiale antisoviétique lancée par l'impérialisme
américain. Celui-ci possède maintenant des atouts formidables.
La victoire travailliste en Grande-Bretagne n'a en rien affaibli
son influence en Angleterre, aussi longtemps que les masses
n'entrent pas en action.
La politique stalinienne qui consiste à
sacrifier les intérêts de la révolution prolétarienne aux
marchandages avec les impérialismes « alliés
», aux « glacis» stratégiques » et aux alliances avec les
puissances secondaires, se termine par un lamentable fiasco:
toutes les positions conquises par la bureaucratie sont remises
en discussion au lendemain même de la « victoire».
La paix qui vient « d'éclater » est ainsi pleine
de menaces pour l'U.R.S.S. Seul l'éclatement de grandes luttes
révolutionnaires donnerait à l’U.R.S.S. le moyen d'échapper à la
pression impérialiste. Seule la victoire de la révolution
prolétarienne pourrait empêcher l'écroulement des derniers
vestiges de conquêtes économiques engendrées par la Révolution
d'Octobre. Mais la politique contre-révolutionnaire de Staline
est le principal obstacle sur le chemin de la révolution
mondiale. Briser avec l'influence stalinienne est donc le
premier devoir de ceux qui veulent défendre l'U.R.S.S contre
l'encerclement impérialiste.
21 août 1945 |