Frans Buyens
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En 1972,
Frans Buyens réalise un documentaire sur Ernest Mandel pour la
VRT. Ce documentaire, en version originale sous-titrée en français,
sera projeté en avant-première le 19 novembre prochain (voir
p. 28). Un double DVD sur la vie de Mandel, incluant ce
documentaire, est en cours de réalisation par Avanti
Productions, avec le soutien de La Gauche. Extraits. (Chris
Den Hond)
Mon ambition
est d'aider à changer le monde, à changer fondamentalement la
société. C'est une ambition grandiose. Le changement que nous
voulons provoquer est la plus grande et la plus profonde
transformation de l'histoire de l'humanité. Nous voulons créer
une société dans laquelle tous ceux qui ont été exploités
et opprimés jusqu'ici deviendront les maîtres, les patrons au
sens direct et quotidien du terme.
Ceux qui
critiquent la société peuvent devenir des paratonnerres et
être intégrés dans les systèmes de société. Mais
des théoriciens révolutionnaires et critiques ne se contentent
pas de dénoncer ce qui va mal. Ils disent aussi qu'il faut
faire quelque chose pour changer. Ils lancent des appels à
l'action, des appels à agir. Dans les yeux des maîtres du
monde, je suis donc quelqu'un de dangereux, parce que je ne me
limite pas à dire ce que tout le monde sait et sent, qu'il y a
des choses fondamentales dans cette société qui clochent. Je
vais un pas plus loin. En réalité, pour les gouvernements, il
ne s'agit pas tellement de combattre les idées. Ils craignent
l'organisation, l'action organisée, les tentatives organisées
de réaliser ces idées.
Un
changement global et radical
Il important
de changer la société d'une façon radicale et globale. Ce
n'est pas seulement pour obtenir des meilleurs rapports
qu'aujourd'hui, pas seulement pour plus de rationalité, de
justice et de fraternité, mais parce que la poursuite d'une
société condamnée à mort implique d'immenses dangers. Il y a
125 ans déjà, Marx avait prédit que, quand l'humanité
permettrait que le capitalisme survive, on aurait une
transformation tendancielle des forces productrices en forces
destructrices. Aujourd'hui, nous constatons de façon terrible
la réalisation potentielle de cette prédiction dramatique.
Nous vivons tous dans l'ombre d'une guerre mondiale nucléaire
et d'une énergie nucléaire qui pourrait détruire toutes les
formes supérieures de vie sur terre. Nous vivons maintenant
dans l'ombre d'une pollution permanente de l'environnement. Nous
vivons également une pollution de l'environnement intérieur de
l'homme, engendrée par les terribles conséquences de l'aliénation
capitaliste. L'aliénation du producteur, du consommateur et du
citoyen se reflète dans les individus.
Les dangers
auxquels nous sommes confrontés tant que nous vivons dans une
telle société grandissent de façon exponentielle, beaucoup
plus vite que la croissance économique et que la richesse matérielle.
Si tu
travailles pour un patron pendant 8 heures, si tu travailles à
la chaîne pendant 8 heures, si tu fais du travail mécanique
pendant 8 heures, tu ne peux pas avoir le sentiment de
travailler pour le développement de ta propre personnalité. Le
capitalisme ne peut pas gagner dans ce contexte parce qu'il y a
périodiquement des éruptions de mécontentement contre cette
aliénation, contre cette organisation du travail, contre cette
structure d'entreprise. C'est peut-être aujourd'hui la source
principale de rébellion de la classe ouvrière et la principale
explication des évènements tels que ceux qu'on a connus en Mai
68. C'est aussi la raison pour laquelle mes amis de la Ligue Révolutionnaire
des Travailleurs et moi-même faisons depuis des années de la
propagande pour le contrôle ouvrier sur la production.
Le
Che
J'ai
rencontré Che Guévara en 1964. Ca a été pour moi un grand événement
: la rencontre avec un grand dirigeant révolutionnaire qui
s'identifie dans la tradition de Marx, Lénine et Trotsky, qui
ne poursuit aucune volonté de pouvoir, aucun calcul ou maintien
de privilèges matériels. Ses pensées, soucis et rêves
tournaient exclusivement autour de la révolution.
En même
temps, il serait faux de voir en lui un romantique, quelqu'un
qui ne faisait que rêver, qui vivait avec sa tête dans la révolution
mondiale ou en Amérique du Sud. Che, comme d'ailleurs Trotsky
en Russie pendant les années ascendantes de la révolution
russe, était considéré comme un administrateur doué. Son
ministère était le seul ministère où les gens arrivaient à
temps, où tout fonctionnait normalement.
Lors de la
discussion qu'on a eue sur les tendances et les perspectives de
la révolution en Amérique du Sud, il a montré avec beaucoup
de fierté un paquet d'allumettes, le premier paquet
d'allumettes fabriqué à Cuba, avec des brevets de la révolution,
et dans lequel chaque allumette s'allumait effectivement. Il
disait: "Ce qui est aussi important que la révolution en
Amérique du Sud pour construire le socialisme, c'est d'avoir la
certitude que les choses fonctionnent aussi bien que sous le
capitalisme, que les assiettes ne sont pas servies sales, que
les allumettes s'allument si tu veux allumer une
cigarette". Dans ce sens, c'était une personnalité extrêmement
riche et mûre.
Ce qui s'est
passé après et sa mort tragique ne peuvent être expliqués -
comme l'histoire de Trotsky dans la révolution russe - que par
les contradictions internes d'une révolution socialiste
victorieuse, enfermée dans un pays économiquement arriéré,
dans lequel il est possible de progresser au niveau purement
social et économique, mais pas de résoudre définitivement les
problèmes que la révolution aura posés.
Cette
solution définitive ne peut venir qu'avec une expansion
internationale de la révolution. La différence entre Castro et
Staline, ou entre Castro et la direction politique russe des années
20, c'est que la direction de l'Etat russe n'a pas donné
l'autorisation à Trotsky d'aller en Allemagne pour essayer de
jouer un rôle dans la révolution socialiste dans le reste de
l'Europe et du monde. Castro était toujours assez révolutionnaire
pour bien donner cette chance au Che, notamment pour faciliter
l'expansion de la révolution en Amérique du Sud avec sa propre
action.
L'homme
et le socialisme
Ce que je
vais vous dire maintenant en tant que marxiste orthodoxe va
peut-être vous surprendre. En chaque personne il y a une étincelle
qu'on ne peut pas supprimer, qui surgit périodiquement dans
chaque société. C'est une étincelle pour la justice et l'égalité,
une étincelle de soulèvement et de rébellion contre
l'injustice, l'exploitation et l'inégalité. Quand je suis
tellement convaincu de la victoire finale du socialisme et du
socialisme dans ses modèles idéaux, ceux de l'autogestion
ouvrière et d'une véritable démocratie socialiste, c'est en
dernière instance grâce à cette étincelle.
Il n'y a pas
de raison de croire que l'homme du 20ème ou du 21ème siècle
se portera différemment que l'homme du premier, 15ème, 16ème,
17ème ou 18ème siècle de notre ère. Si Marx dit que
l'histoire de l'humanité est l'histoire de la lutte des
classes, il dit aussi - parce que ceci implique cela -
l'histoire de l'humanité est l'histoire des révoltes et des révolutions
contre la domination de classe. C'est un fil rouge à travers
toute l'histoire de l'humanité. Dans le futur comme dans le
passé, ça sera toujours le cas. Cette étincelle de révolte
et d'aspiration à la justice ne peut être éteinte définitivement
par aucune manipulation, appareil de pouvoir ou terreur.
Je pense que
ce sera la première société dans laquelle on pourra réellement
se développer comme être humain. Je ne dis pas - et c'est un
malentendu qui surgit souvent dans des discussion entre
marxistes et catholiques - je ne dis pas que le socialisme en
soi résout tout. Nous ne promettons pas le paradis sur terre,
au contraire, nous ne promettons que des petites choses: éliminer
et empêcher les guerres, famine, oppression, exploitation, misère,
inégalité. Tout le reste, ce que Marx appelait à juste titre
"le drame humain", ne fera que commencer sous ces
conditions.
Personne ne
pourra précisément définir ce que ça donnera, quels problèmes
cela soulèvera. La seule chose qu'on puisse dire est que le
drame qu'on a connu ces mille dernières années est un drame
indigne pour l'Homme. C'est un drame inhumain. C'est un drame
sur base animale: la lutte pour la survie, la lutte de tous
contre tous, homo homine lupus. Nous pouvons éliminer ça, j'en
suis profondément convaincu. Le reste ne fera que commencer.
Cela sera un
défi pour tous les courants philosophiques et moraux : vérifier
ce qu'on pourra faire de l'homme, ce que l'homme pourra faire de
soi-même quand sa misère sociale et économique aura été éliminée.
Mais ça me semble être un but louable de d'abord l'éliminer,
même si on est convaincu que tous les problèmes ne seront pas
encore résolus.
Je crois que
nous sommes au début de la tentative d'un changement socialiste
du monde. La première transformation socialiste victorieuse ne
s'est réalisée qu'il y a un demi siècle. L'ère de la révolution
socialiste n'a duré que 50 ans. La transformation fondamentale
de la société requiert en général plus de temps. L'ère de
la transformation de la féodalité vers le capitalisme a nécessité
trois à quatre siècles. Je ne crois pas qu'il faudra trois ou
quatre siècles avant qu'on vive dans un monde socialiste.
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