DENIS BERGER — On a célébré cette année
le soixantième anniversaire de la Révolution russe. C'est aussi
le quarantième anniversaire de la publication de la « Révolution
trahie » de Trotsky, qui présentait une analyse de l'Union
soviétique comme Etat ouvrier dégénéré. Depuis quarante ans,
beaucoup d'événements historiques se sont produits ; on a
assisté à un maintien, une stabilisation relative de la
bureaucratie soviétique, et à l'apparition dans le monde, dans
des conditions historiques diverses, d'un certain nombre de
régimes qui sont également constitués de bureaucraties. Dans ces
conditions-là, un problème se pose à tous les militants, qu'ils
soient ou non trotskystes, et dans les débats qui se déroulent à
l'heure actuelle dans un certain nombre de groupes
révolutionnaires : c'est de savoir quelle est la validité des
analyses de Trotsky, quels compléments ont pu lui être apportés
par le mouvement trotskyste, bref, pour parler vite, comment
l'analyse de Trotsky a-t-elle supporté l'épreuve des événements.
comment a-t-elle vieilli ?
ERNEST MANDEL — Le point de départ de
Trotsky, et ce qui fait la force de sa position sur la nature de
l'URSS, était le point de vue que la gauche du mouvement ouvrier
international dans son ensemble avait adopté au début de la
Révolution russe de 1917 et que toutes les tendances plus ou
moins révisionnistes ont été amenées à abandonner successivement
: il est impossible d'examiner les origines et le devenir de la
Révolution russe en isolant la Russie du reste du monde.
Le paradoxe qui se trouve à la base de la
théorie de la révolution permanente, à savoir que le prolétariat
pourrait conquérir le pouvoir dans des pays capitalistes moins
développés avant de le conquérir dans les pays capitalistes les
plus développés, n'a de sens que dans le cadre d'une analyse
spécifique de l'impérialisme et de la lutte des classes à
l'échelle mondiale. C'est seulement parce qu'il y a le phénomène
de l'impérialisme et plus exactement le phénomène du début du
déclin du mode de production capitaliste, que le vieux dicton de
Marx selon lequel les pays les plus avancés montrent aux pays
les moins avancés leur propre avenir comme dans un miroir ne
s'applique plus, ou du moins n'a plus d'application générale au
XXe siècle.
De cette position initiale, Trotsky avait tiré
deux conclusions : la première, c'est que la victoire de la
Révolution russe n'était possible que par l'établissement de la
dictature du prolétariat, s'appuyant sur une paysannerie pauvre
; la deuxième, c'était que la construction d'une société sans
classes, d'une société socialiste parachevée dans ce pays
arriéré, était évidemment impossible. Les mencheviks en étaient
restés à la position de Marx du XIXe siècle. Ils n'ont pas
compris les conséquences de l'avènement de l'ère impérialiste.
Ils n'ont pas compris le poids et la logique du
sous-développement, qui marquent si fortement la sensibilité des
révolutionnaires contemporains et qui montre a contrario ce que
la Russie risquait de devenir s'il n'y avait pas eu la victoire
de la Révolution d'octobre. Staline, les staliniens et toutes
les tendances qui essaient d'avancer des analyses de la nature
de l'URSS exclusivement en fonction des tendances internes à
l'URSS ont commis l'erreur parallèle de croire qu'on pouvait
faire abstraction de l'insertion de la Russie dans le monde, des
implications économiques, militaires et sociales de cette
insertion, et que le parachèvement de la construction d'une
société sans classes était possible, sous certaines conditions,
dans un seul pays.
Ce qui sous-tend la position théorique de
Trotsky, indépendamment des formulations et mouvements
conjoncturels, c'est que pour lui, le sort de l'Union soviétique
dépend, en dernière analyse, de l'issue de la lutte des classes
à l'échelle mondiale. Le stalinisme apparaît ainsi comme une
variante imprévue de l'histoire, en fonction même de ce qu'on
pourrait appeler l'équilibre instable entre les forces sociales
fondamentales antagonistes à l'échelle mondiale. Le stalinisme
est l'expression d'une défaite et d'un recul grave de la
révolution mondiale après 1923. Mais il reflète aussi
l'affaiblissement structurel à long terme du capitalisme
mondial, qui n'a pas été capable de restaurer le mode de
production capitaliste en URSS, malgré ses tentatives répétées,
aussi bien économiques que militaires. Si nous nous en tenons
aux éléments fondamentaux de l'analyse trotskyste, c'est parce
que nous croyons que cette méthode d'approche est correcte
Derrière la formule « d'étape de transition »,
de « société de transition » il y a en réalité ce caractère non
encore définitivement tranché de l'épreuve de force entre le
Capital et le Travail à l'échelle mondiale. Dans ce sens aussi
maigre le fait qu'il s'est trompé sur les délais, la manière
dont Trotsky formulait le dilemme en 1939-1940 reste
essentiellement correcte. Une défaite écrasante du prolétariat
mondial pour une période historique entière, non seulement peut
mais doit conduire à la restauration du capitalisme en URSS. Une
défaite écrasante du Capital, de la bourgeoisie mondiale dans
quelques-uns des pays clés du monde capitaliste doit remettre
l’URSS sur les rails de la construction d'une société sans
classes.
Penser la
transition
DENIS BERGER — Tu as employé le terme
« étape de transition », de « société de transition», les termes
mêmes de Trotsky. Or, les délais brefs que prévoyait Trotsky
pour la liquidation du stalinisme, soit par une révolution
prolétarienne politique, soit par la restauration capitaliste,
se sont avérés erronés. En outre, un certain nombre d'Etats se
sont créés qui ont vu aussi des bureaucraties s'installer au
pouvoir, sous des formes particulières compte tenu de
conjonctures Particulières. Est-ce que tous ces faits ne
permettent pas de donner à cette de « transision » un caractère
marxiste à la fois plus ample et plus précis que celui qui était
dans la tradition marxiste au moment où Trotsky écrivait ?
ERNEST MANDEL — Tout d’abord je crains
qu'il n’y ait pas à proprement parler une «tradition marxiste »
en la matière. Marx lui-même n'a pas eu le temps de se pencher
sur ce problème. Engels ne l'a pas fait non plus. Après leur
disparition, on tombe dans la vulgarisation et la
simplification, qui atteint un point culminant avec les fameux
textes de Staline sur les modes de production par lesquels
passeraient obligatoirement toutes les sociétés (communisme
primitif, esclavagisme, féodalisme, capitalisme, socialisme). En
réalité, c’est seulement au cours de la dernière période de la
renaissance de l’analyse historique marxiste et de pénétration
des méthodes inspirées du marxisme dans la recherche historique
académique, qu'on a pu donner à ce chapitre passionnant de la
théorie marxiste ses premiers fondements, qui sont d’ailleurs
largement lacunaires et qui restent à développer.
Aujourd’hui en réalité, en ne regardant que
l'Europe, pour ne pas parler d’autres parties du monde et
d'autres civilisations, qu'il y a eu de longues périodes de
transition entre tous les grands modes de production. Loin d
être un cas exceptionnel et exceptionnellement long le cas de la
société soviétique paraît aujourd'hui à la lumière de cette
constatation comme quelque chose qui est encore fort limité.
Prenons deux exemples :
Si l'on définit essentiellement le mode de
production esclavagiste comme étant fondé sur le travail
productif des esclaves dans l'agriculture et l'artisanat,
sources principales du produit social, et si l'on définit le
mode de production féodal comme étant fondé essentiellement sur
le travail des serfs dans la production agricole, on s'aperçoit
qu'entre la prédominance du travail des esclaves et la
prédominance du travail des serfs, du moins en Europe
occidentale, centrale et méridionale - je laisse de côté
l'Empire byzantin - s'insère une période de transition qui
s'étend sur des siècles. Cette période a vu, sous des formes et
des combinaisons diverses, une élévation du sort des esclaves
juxtaposée à une détérioration du sort des paysans libres,
surtout ceux des tribus ethniques dites barbares qui pénètrent
dans l'Empire romain. C'est seulement à travers le brassage de
ces deux forces sociales, qui se termine vraisemblablement vers
le VIIe et le VIIIe siècle, que le mode de production féodal à
proprement parler devient prédominant.
Deuxième exemple, encore plus clair, bien que de
durée moins grande. Dans les parties les plus avancées de
l'économie européenne, avant tout dans les Pays-Bas du Sud et du
Nord, en Angleterre, dans une partie de la France, dans une
partie de l'Italie du Nord et du centre et de l'Allemagne, le
déclin du servage est très net à partir du XIVe et du XVe
siècles. Dans certaines de ces régions, le servage a
pratiquement disparu comme rapport de production prédominant
dans l'agriculture.
Or, la disparition du servage ne débouche pas
immédiatement sur la généralisation ou même sur l'extension
large du salariat. C'est-à-dire qu'entre le déclin du mode de
production féodal et l'épanouissement du mode de production
capitaliste - je dis bien « mode de production capitaliste » et
non pas « domination du capital marchand ou bancaire », ce qui
est tout autre chose : je parle des rapports de production
capitalistes - entre le déclin du servage, donc, et la montée du
salariat, il y a manifestement de nouveau une période de
transition. On pourrait également la caractériser comme
l'organisation économique fondée sur la petite production
marchande - terme qui prête à discussion - dans laquelle le
producteur essentiel n'est ni un serf ni un salarié, mais un
petit producteur ayant accès direct aux moyens de production et
de subsistance. C'est d'ailleurs la transformation non pas du
serf en salarié, mais de ce producteur indépendant en salarié -
puisqu'une des caractéristiques du prolétariat, c'est
précisément celle d'être libre et non pas soumis à la servitude
personnelle - qui va donner naissance au capitalisme comme mode
de production prédominant proprement dit.
Cette période de transition est de plus courte
durée que celle qui sépare le mode de production esclavagiste du
mode de production féodal. Elle implique des difficultés
d'analyse socio-économique beaucoup plus grandes du fait de la
complexité des situations. En général, nous sommes en présence
d'une manifestation de la loi du développement inégal et
combiné. Si l'on voulait définir d'une manière tout à fait
précise les rapports de production en Flandre, au Brabant, en
Lombardie, en Toscane, en Rhénanie, même dans certaines régions
françaises et anglaises à la fin du XVe siècle, on serait
confronté à des difficultés très grandes.
Il serait difficile de les ramener à un seul
dénominateur commun. Il y a un mélange de rapports de production
semi-féodaux, de rapports de production qui fondent la petite
production marchande, de rapports de production
semi-capitalistes et il y a le début de la manufacture
capitaliste déjà fondée sur le travail salarié. Néanmoins, il
est impossible de ramener tout cela à la formule soit
féodalisme, soit capitalisme. C'est ce que je veux souligner:
malgré les particularités de l'époque, nous sommes donc bien en
présence d'une phase de transition.
DENIS BERGER — La question qu'on peut se
poser est que, s'il est vrai que dans le cadre du mode de
production esclavagiste et dans le cadre du mode de production
féodal des éléments du nouveau mode de production se développent
déjà sous la forme de rapports sociaux de production nouveaux,
peut-on dire qu'au sein même de la société capitaliste peuvent
se développer des éléments du socialisme comme rapports de
production nouveaux ?
Un pont reste
un pont
ERNEST MANDEL — Evidemment non, on ne
peut pas le dire. On peut dire que les pré conditions pour
l'existence d'une société sans classes se développent au sein du
mode de production capitaliste, mais pas des rapports de
production socialisés. Et c'est exactement pour cette raison que
l'avènement d'une société de transition entre le capitalisme et
le socialisme est impossible sans le renversement préalable du
pouvoir de la bourgeoisie, sans le renversement de l'Etat
bourgeois et, je dirais - pour utiliser la formule de Marx et
d'Engels dans le Manifeste communiste - sans incursions
despotiques dans le droit de propriété. Ceci n'est pas un
argument contre la notion de société de transition, en parallèle
avec le passé, pour l'Union soviétique. C'est seulement un
argument pour justifier une autre articulation des rapports de
production nouveaux avec le pouvoir d'Etat. Je suis évidemment
tout à fait d'accord avec toi et je dirais que c'est un des
éléments les plus forts de notre analyse. On ne peut pas
développer des rapports de production post-capitalistes au sein
d'une société dominée par la bourgeoisie, gouvernée par un Etat
bourgeois, ce qui fait que l'apparition de ces rapports de
production n'est possible qu'après une révolution socialiste.
Je reviens au point de départ : la notion
d'étape de transition, la notion de société en transition entre
deux grands modes de production « successifs » - si ce terme
mécaniste peut être utilisé - dans l'histoire de l'humanité,
n'est donc pas un phénomène isolé, limité à la société
soviétique et à la problématique du passage du capitalisme au
socialisme C'est un phénomène qui se manifeste d'une manière
Beaucoup plus large dans l’ensemble de l'histoire de l'humanité.
Il y a d'ailleurs un sujet particulièrement
passionnant à relier à cette problématique aujourd'hui, pour les
africanistes marxistes : c'est la définition exacte de ce qu'est
la société africaine au moment de l'invasion coloniale, de
l'occupation et de la domination colonialistes - et même dans
la phase successive à l'établissement de cette domination pour
autant qu'elle n'aboutisse pas à une transformation totale et
radicale des rapports de production autochtones, surtout en
milieu villageois, et même partiellement en dehors de ces
milieux. En réalité, il est impossible de comprendre l'Afrique
noire de la deuxième moitié du XIXe siècle et de la première
moitié du XXe siècle, sans utiliser la notion éminemment
transitoire de « classes sociales en cours de formation » ou «
classes sociales en train de naître » ; et c'est le petit noyau
rationnel qu'il y a derrière toutes les thèses du socialisme dit
« africain » qui prétendent que le marxisme ne s'applique pas à
l'Afrique. Ces thèses sont évidemment tout à fait erronées.
Elles ne comprennent pas le processus historique, elles ne
comprennent pas le devenir : elles photographient un moment de
l'évolution.
Mais la photographie, même si quelquefois elle
est mauvaise, n'est pas fausse. On ne peut pas dire qu'à la fin
du XIXe siècle ou au début du XXe siècle il y a dans le village
africain - je ne dis pas le village arabe, c'est déjà différent
je ne dis pas non plus le village de l'Afrique du Sud, des
colonies de peuplement blanc, c'est encore différent, je ne dis
même pas les villes coloniales, parce que c'est encore différent
- mais dans le village africain typique, dans lequel vivent
quand même 80% ou 90% de la population : on ne peut pas dire que
là, seigneurs féodaux ou propriétaires privés capitalistes font
face à une masse de prolétaires ou de petits paysans qui sont en
train de devenir des paysans sans terre. Il y a, bien sûr, des
cas de féodalité ou de semi-féodalité dans certains pays
africains, dans certaines régions de certains pays ; il y a même
des cas d'agriculture semi-capitaliste ou de rapports
semi-capitalistes, il y a des survivances esclavagistes qui
s'introduisent ; mais je le répète, c'est un processus dans
lequel une bonne partie de la population se trouve exactement
dans une phase de transition entre la société sans classes et la
société de classes.
L'analyse de ces sociétés est évidemment moins
déroutante dans ce cadre conceptuel que dans le cadre d'un
marxisme simplifié à outrance Si l'on considère qu'il n'y a que
le Blanc ou le Noir, qu'il n'y a qu'ou bien le capitalisme ou
bien la société sans classes ; ou bien le pouvoir démocratique
des travailleurs ou bien, par définition, a priori, le pouvoir
d'une nouvelle classe possédante ; dans tous ces cas-là, on est
confronté à des mystères successifs.
Si. l'on rejette ces simplifications excessives
et si l'on revient à des considérations qui intègrent toutes les
dimensions du problème de ce qu'est une société de classes, de
ce qu'est le processus de dépérissement des classes sociales, de
ce qu'est une société sans classes, dans tous ces cas-là, le
fait que la période de transition s'avère plus longue
qu'originellement prévue, peut paraître moins étonnant, et ne
doit de toute manière pas être considéré comme critère de
jugement. Ce n'est pas parce qu'un type de société dure plus
longtemps qu'on l'avait prévu qu'elle ne serait pas par
définition une société de transition. Ce n'est pas parce qu'une
transition est plus complexe et - disons-le pour utiliser un
paradoxe - moins « dynamique » parce qu'elle « transite » moins
rapidement qu'on ne l'aurait pensé, qu'elle n'est pas une
transition.
Le fait qu'on s'arrête longtemps sur un pont au
lieu de le traverser ne change pas la nature du pont, ni la
nature de la démarche. Cela veut simplement dire qu'il y a des
facteurs historiques ou individuels, qui ont modifié le rythme,
l'orientation, les possibilités de la démarche du marcheur. Le
pont reste défini essentiellement comme un moyen de
communication entre deux rives, au-dessus d'une surface d'eau.
Par analogie, une étape de transition entre le capitalisme et le
socialisme se définit, du moins structurellement, par le fait
qu'il n'y a plus une production généralisée de marchandises, que
les moyens de production ne sont plus des marchandises, qu'ils
ont donc, par définition, perdu leur caractère de capital, qu'il
n'y a plus le pouvoir politique économique et social d'une
classe de capitalistes qui était présente dans le pays avant la
révolution sociale, mais qu'il n'y a pas encore des rapports de
production véritablement socialistes, autogestionnaires, libres
des producteurs associés qui ont émergé et qu'il y a combinaison
hybride entre des éléments du passé et de l'avenir.
Mais cette combinaison hybride donne naissance -
et c'est peut-être sur ce point de vue que nous avons un peu
avancé, par rapport à l'analyse de Trotsky - à quelque chose de
spécifique - à des rapports de production spécifiques de cette
étape de transition. Ici, je dois soulever un problème théorique
qui n'est pas facile à comprendre, mais qui est une des clés
théoriques pour saisir la réalité socio-économique de l'Union
soviétique. Il s'agit de la distinction entre la notion de
rapports de production spécifiques, qui caractérisent toute
formation sociale déterminée - une formation sociale donnée sans
rapports de production serait une formation sociale sans
production, c'est-à-dire une formation sociale sans survie, sans
vie et sans existence - et la notion de mode de production.
Autant il est juste de dire qu'il n'y a pas de
formation sociale sans rap-ports de production spécifiques,
autant il est faux de dire que tout rapport de production
spécifique implique l'existence d'un mode de production
spécifique ou prédominant. Je crois justement qu'une des
distinctions essentielles entre les périodes de transition et
les grandes « étapes progressives » de l'histoire, comme dit
Marx dans la Préface à la Contribution à la critique de
l'économie politique, c'est que les périodes de transition n ont
pas de mode de production qui leur soit spécifique alors que les
grandes étapes progressives de l'histoire de l'humanité sont,
par définition caractérisées par des modes de production
spécifiques.
Voyons d'abord l'explication théorique de cette
distinction Revenons ensuite a la lumière de cette distinction,
à l'analyse socio-économique de l’Union
soviétique.
Ce qui caractérise un mode de production, c'est
que c'est une structure et que ses modifications quantitatives,
graduelles, par évolution ne sont possibles que pour autant
qu'elles sont compatibles avec la logique interne de ce tout,
qui, même s'il est déchiré et contradictoire, n'en reste pas
moins un tout organique. Ce tout, comme tout ce qui est
organique peut se reproduire plus ou moins automatiquement.
Je ne dis pas peut se reproduire plus ou moins
automatiquement par le seul automatisme économique - c'est une
caractéristique qui n'est applicable en dernière analyse qu'au
seul mode de production capitaliste Dans les modes de production
pré capitalistes, les articulation entre les différents
instruments de reproduction économiques, politiques
idéologiques, peuvent être forts différents de ce qu'elles sont
dans une société bourgeoise. Mais le fond du problème est
toujours le même la structure une fois placée sur orbite, reste
sur cette orbite et ne peut en être écartée que par des
révolutions ou des contre-révolutions sociales par des
explosions, des perturbations très violentes, très explosives.
Par contre, des rapports de production d'une
société en transition entre deux modes de production, du fait
même de leur caractère généralement hybride, peuvent s'auto
décomposer, évoluer en sens divers, sans que cela remplisse
nécessairement des perturbations révolutionnaires du même type
que les révolutions sociales nécessaires pour passer d’un mode
de production à un autre.
Il n'y a pas eu une prise de pouvoir politique
des petits producteurs marchands pour passer à la petite
production marchande. Il n’y a pas eu un « Etat de la petite
production marchande ». Il y a eu un Etat féodal puis un Etat
bourgeois. Il n'y a pas eu la nécessité d'une révolution sociale
et politique pour décomposer les rapports de production fondés
sur la petite production marchande vers l'avènement du
capitalisme. La seule pénétration/extension du capital-argent
dans l'économie, dans un contexte détermine du marché mondial
capitaliste, de domination du capital marchand, a suffi pour
réaliser ce phénomène de décomposition.
Pour résumer, on peut donc dire que la
différence fondamentale entre les rapports de production de
phases de transition et de modes de production, c’est un degré
de stabilité qualitativement différent.
L’URSS ;
société en transition
En examinant, à la lumière de cette distinction,
la situation en Union soviétique, on peut tirer un certain
nombre de conclusions ;
— Premièrement, à l'opposé de ceux qui
prétendent que les rapports de production sont essentiellement
socialistes, on peut facilement démontrer que l'absence d'un
véritable pouvoir des producteurs associés et que les conditions
de subordination et d'impuissance dans lesquelles se trouve la
masse des producteurs directs par rapport aux gérants des moyens
de production, ne permet pas d'utiliser ce terme de « socialiste
» sans le dénaturer totalement. Ceci n'est pas seulement un
jugement « normatif», moral, subjectif, bien qu'il n'y ait
aucune raison d'écarter cet aspect de l'analyse marxiste. Un
marxiste n'accepte jamais l'oppression, même si le régime
oppresseur est historiquement en progrès par rapport au régime
qu'il a remplacé. C'est aussi un jugement économique, objectif :
nous savons qu'il est impossible de réaliser une planification
optimale et harmonieuse par la voie bureaucratique, que la
démocratie socialiste et le contrôle libre des masses,
l'autogestion la plus large, sont indispensables à cette fin.
— Deuxièmement, à l'opposé de ceux qui
prétendent que les rapports de production en Union soviétique
sont essentiellement capitalistes, on peut facilement démontrer
que les rapports de production capitalistes ne se réduisent
guère à une « domination des maîtres de moyens de production sur
les producteurs directs », mais impliquent toute une série de
caractéristiques supplémentaires, notamment le caractère
marchand des moyens de production, le fait que ces moyens de
production circulent entre les unités de production sous forme
de vente et d'achat de machines de matières premières, etc. La
plupart des lois de développement à long terme du mode de
production capitaliste sont d'ailleurs déjà présentes en
puissance dans la contradiction fondamentale de la seule
marchandise, contradiction entre la valeur d'usage et la valeur
d'échange. Ce n'est pas par hasard que Marx a construit ainsi le
tome 1 du Capital, et tout ce qui s'en suit dans sa théorie
économique. Tout cela ne s'applique pas à la réa-lité
socio-économique de l'Union soviétique.
— Troisièmement, pour pouvoir affirmer que les
rapports de production en Union soviétique en sont ni
socialistes ni capitalistes, mais seraient ceux d'une nouvelle
société de classe exploiteuse, il faudrait démontrer d'où surgit
cette mystérieuse classe dominante nouvelle qui est totalement
inexistante en tant que classe jusqu'à l'heure H où elle
prendrait le pouvoir. Il faudrait démontrer quelle est la
dynamique, quelles sont les lois de développement de cette
société, ce qu'aucun des théoriciens de cette thèse n'a jamais
été capable de faire ?
Il faudrait aussi démontrer que ces rapports de
productions caractéristiques d un nouveau mode de production
auraient la stabilité et la capacité d’auto reproduction
caractéristiques des modes de production ce qui est contraire a
tout ce que nous connaissons de la société soviétique sans même
parler des « démocraties populaires ». Constatons d'ailleurs en
passant, que tout marxiste qui attribue à la
bureaucratie-soviétique le titre de « nouvelle classe » est
obligé de reconnaître son caractère progressif par rapport à la
bourgeoisie et de mettre a son crédit les énormes réalisations
économiques et culturelles de l'URSS, comme celles du XIXe
siècle sont évidemment au crédit de la bourgeoisie.
Si nous rejetons ces trois hypothèses, il n'y a
qu'une seule issue : nous sommes en présence de rapports de
production hybrides, spécifiques d'un pays spécifique (ou d'un
groupe de pays). Autrement dit : nous nous trouvons confrontés à
l'analyse des rapports de production spécifiques non pas dans la
période de transition du capitalisme au socialisme en général
mais d’une société qui, se trouvant à cette étape, a connu des
processus particuliers de développement dans un contexte
historique donné, qui implique à la fois une fragilité prononcée
des rapports de production par rapport à ceux qui caractérisent
des modes de production stables, et une stabilité plus grande
que celle qu'on aurait pu prévoir en pensant à une durée très
limitée du phénomène.
Des siècles de
transition ?
DENIS BERGER — Ma troisième question est
déjà implicitement contenue dans ce que tu viens de dire; pour
la rendre explicite : par conséquent si l'on reprend la méthode
de l'hypothèse de Trotsky et que l'on discute le problème de
toute étape qui doit éliminer la bourgeoisie dans le cadre des
luttes de classes à l'échelle mondiale, on arrive à la
conclusion - je te demande ton avis là-dessus - que nous sommes
entrés, avec la Révolution d'octobre, première victoire d'une
révolution socialiste, dans une période de transition à
l'échelle mondiale dont la durée, même s'il n'est pas question
de la chiffrer, risque d'être relativement longue par rapport
aux prévisions des révolutionnaires russes aux lendemains de la
prise du pouvoir, ou même par rapport à un certain nombre
d'écrits de Trotsky lui-même...
ERNEST MANDEL — Oui et non. Tu sais que
dans l'histoire de notre propre mouvement, l'histoire de la IVe
Internationale, le problèmes desdits « siècles de transition » a
joué un certain rôle. Je ne voudrais pas être mal interprété et
surtout je ne voudrais pas donner l'impression qu'un processus
historique spécifique correspond à une quelconque fatalité ou à
une quelconque tendance innée au prolétariat, structurellement
ou organiquement liée à lui, alors qu'elle est à comprendre dans
le cadre de l'épreuve de force entre les classes telle qu'elle
s'est établie avec le début de l'ère de déclin du capitalisme.
Ce que nous avons connu en Union soviétique, l'ossification du
phénomène de la bureaucratie pendant un demi-siècle, ne répond
pas à une quelconque nécessité objective, à une quelconque
fatalité. C'est le produit d'un concours de circonstances
historiques uniques.
Le fait que ce système se soit étendu en Europe
de l'Est et qu'il ait profondément influencé les structures de
domination et d'organisation de l'Etat ouvrier, même en Chine,
au Vietnam et à Cuba ne s'inscrit pas en faux contre cette
analyse. Car il est manifeste que ce qui s'est produit dans tous
ces pays-là est un sous-produit de ce qui s'est produit en URSS
et ne s'est pas développé de manière autonome ni par rapport à
la puissance de la bureaucratie soviétique ni par rapport au
contexte mondial dans lequel cette bureaucratie soviétique est
née et qu'elle a permis de consolider en partie durant cette
période historique.
Ce qui reste ouvert, c'est la question de savoir
si la victoire de la révolution prolétarienne dans des pays
industriellement avancés, ou dans des pays où de toute manière
le prolétariat représente déjà la majorité absolue de la nation,
déclenchera et à l'intérieur et à l'échelle mondiale un
processus qui peut « débureaucratiser » l'expérience des
révolutions prolétariennes du XXe siècle avec une rapidité
beaucoup plus déconcertante que la durée du phénomène de la
bureaucratisation lui-même.
Je répète, cette question reste ouverte. C'est
l'histoire qui aura le dernier mot ; si elle devait confirmer
que les marxistes-révolutionnaires se sont fait des illusions à
ce sujet, alors il faudrait arriver à des conclusions sur les
racines sociales, historiques plus profondes du phénomène de
bureaucratisation. Conclusions différentes de celles qui ont été
généralement le propre de l'analyse de Marx, de Lénine, de
Trotsky et de la IVe Internationale.
Mais il est injustifié, impressionniste et
irresponsable, surtout pour des marxistes qui ne sont pas
seulement des théoriciens ou des historiens, mais qui sont avant
tout des militants, c'est-à-dire qui interviennent dans le but
de modifier le cours de l'histoire dans un sens déterminé, de
tirer cette conclusion de manière prématurée, avant que cette
preuve ne soit faite.
Personnellement, je continue à penser qu'on aura
des surprises très agréables à ce sujet. Je vois mal dans les
circonstances d'aujourd'hui, avec la richesse relative de
l'économie, avec le poids numériquement écrasant du prolétariat,
avec sa tradition démocratique en matière politique, avec son
niveau de qualification technique et culturel, je vois mal dans
un pays comme la France ou l'Italie, comme l'Espagne, comme la
Grande-Bretagne, pour ne pas dire comme les Etats-Unis, se
répéter, même de très loin, quelque chose qui pourrait justifier
l'idée d'une transition s'étendant sur des siècles et d'une
bureaucratisation, même plus bénigne que celle de l'URSS,
s'étendant sur des siècles, entre la chute du capitalisme et
l'avènement d'une société socialiste.
Pré-conditions
d'un mode de production socialiste
DENIS BERGER — Est-ce qu'un système
autogéré n'implique pas un certain niveau de développement des
forces productives qui permet que les pré-conditions de
fonctionnement d'un tel système soient réunies et est-ce qu'il
existe dans la théorie marxiste une réflexion sur les
pré-conditions à la fois économiques, politiques, sociales et
culturelles qui permettent justement à ces nouveaux rapports de
production de se stabiliser, de se cristalliser en un mode de
production ?
ERNEST MANDEL— Cette question revient en
réalité à deux problèmes : quelles sont les conditions de
dépérissement de l'économie marchande et de l'économie monétaire
? Quelles sont les pré-conditions de dépérissement de la
division sociale du travail entre producteurs et administrateurs
?
Je ne crois pas que ce soit - tu me pardonneras
ce mauvais calembour - que ce soit chinois de répondre à ces
deux questions. J'ai l'impression que la richesse actuelle des
pays industriellement les plus avancés permet d'atteindre
rapidement le point où les besoins matériels de base peuvent
être satisfaits à satiété. Ceci est le critère le plus évident
non seulement de la possibilité, mais même de la nécessité du
dépérissement des catégories marchandes et monétaires qui ne
peuvent être appliquées dans ces conditions qu'avec des effets
pervers, ce qu'on voit d'ailleurs déjà aujourd'hui avec la
tentative « d'organiser » l'abondance agricole du Marché commun
sur la base de l'économie marchande.
Je crois aussi - ça, c'est évidemment le plus
controversé, je l'ai déjà dit à plusieurs reprises, c'est un peu
mon dada personnel, j'espère que ça deviendra l'idée force de la
IVe Internationale ! - je crois aussi possible le passage
immédiat à la demi-journée de travail qui est en réalité la
condition matérielle, je ne dis pas tout à fait suffisante, mais
certainement nécessaire pour faire de l'autogestion une réalité
et non pas du simple verbiage : si les producteurs n'ont pas le
temps de gérer leur entreprise, leur quartier, l'Etat, pour ne
pas dire les fédérations d'Etats socialistes, vous pouvez
proclamer l'autogestion tant que vous voulez, vous aurez
toujours des politiciens professionnels, donc des
fonctionnaires, donc des bureaucrates en puissance, qui auront
cette gestion en main. Je crois que les conditions pour réaliser
cette demi-journée de travail ainsi que l'enseignement
universitaire généralisé et obligatoire sont maintenant réunies
dans tous les grands pays industriels...
DENIS BERGER —Dès 1920?
ERNEST MANDEL — Non! je dis aujourd'hui.
DENIS BERGER — Donc, en 1920, elles
n'existaient pas.
ERNEST MANDEL — Pas en Russie, bien sûr.
DENIS BERGER — Ni en Allemagne, en 1920?
ERNEST MANDEL — A très court terme, non.
A moyen terme vraisemblablement. Qu'aurait pu devenir
l'Allemagne de 1920, s'il y avait eu une révolution socialiste
victorieuse et s'il y avait eu la fusion avec l'Union soviétique
? Ce n'est pas facile à dire. Je signale en passant, parce que
c'est une chose qui est peu connue : les travaux préparatoires
pour le montage d'une première machine à calculer électronique
se situent en Allemagne dès les années 1930 et ceci avec un
régime économique et politique fortement rétrograde.
C'est dire qu'avec un régime socialiste, vu les
forces intellectuelles de l'Allemagne, au début des années 1920,
j'ai l'impression qu'on aurait pu gagner quinze ou vingt ans sur
le capitalisme en ce qui concerne la troisième révolution
technologique. N'oublions pas non plus qu'Einstein était en
Allemagne et que le développement de l'énergie nucléaire avec
tout ce qu'elle a de contradictoire, mais tout de même de
prometteur pour l'humanité, si la question de la sécurité est
considérée comme stricte-ment prioritaire par rapport à celle
des coûts (pour ne pas parler de « rentabilité »), permettait
d'envisager des progrès énormes dans le cadre d'une Allemagne et
d'une Europe socialiste... Tout cela est des hypothèses. Il
n'est pas possible de faire des hypothèses sur des si. Parlons
de ce qui est possible aujourd'hui. Aujourd'hui, je crois que le
potentiel est là.
Le dialogue entre ceux qui mettent en accusation
une révolution trahie, ou faillie, et ceux qui vantent les
mérites d'une révolution qui n'a pas encore eu lieu, restera
évidemment toujours quelque chose d'incertain, de non tranché,
de douteux. Il faudrait l'épreuve de vérité, c'est-à-dire un
modèle de révolution victorieuse, un modèle né d'une révolution
victorieuse qui soit vraiment supérieur qualitativement à ce qui
existe aujourd'hui en Union soviétique, en Europe orientale et
en République populaire de Chine, pour pouvoir vraiment
convaincre les sceptiques. Dans ce sens, cela explique les
difficultés mêmes de la théorie marxiste à dire le dernier mot
sur la nature de l'URSS, sur la nature de l'étape de transition,
sur la nature des problèmes à résoudre et sur les moyens de les
résoudre ; la source de ces difficultés n'est pas difficile à
déterminer : nous sommes toujours en partie dans le domaine de
la spéculation. L'épreuve de la pratique n'a pas encore été
apportée, ni dans un sens ni dans l'autre.
Personnellement, je pèche peut-être par excès de
matérialisme mais je crois que le dernier mot de la théorie ne
viendra qu'après le dernier mot de la pratique. Il est très
difficile pour la théorie d'anticiper de manière exhaustive sur
tout ce que la pratique n'a pas encore résolu dans la vie.
DENIS BERGER— Pour enchaîner sur ce que
tu viens de dire, pour préciser les problèmes de l'étape de
transition de façon concrète, il serait peut-être utile d'en
venir à cette société qu'est l'Union soviétique et de se poser
un certain nombre de questions, en relation avec les rapports
sociaux effectifs qui existent en URSS. Je te pose une première
question, qui peut simplement permettre d'en entraîner d'autres
: en Union soviétique, quelle est la combinaison exacte, quelle
est la forme exacte de l'hybride dont tu parlais à propos de
toute société de transition, et plus précisément comment peut-on
analyser le pouvoir de la bureaucratie, qui, non seulement s'est
maintenue au cours de ces trente dernières années, mais qui
effectivement par la répression, par son rôle dans l'économie,
semble à l'heure actuelle avoir élargi ses possibilités
d'intervention. Donc, quelle est la nature de ce pouvoir, ce qui
pose le problème de l'Etat, en Union soviétique, et, à travers
cela, le problème de l'Etat dans cette période de transition.
La
soviétologie : une « science » frivole
ERNEST MANDEL — Quelques remarques
préliminaires ne seront pas inutiles. Tout d'abord, la
discussion en Occident est marquée par une très grande
insuffisance d'information, à laquelle se joint souvent une très
grande légèreté ; plus exactement, par l'incapacité de la
plupart de ceux qui discutent de l'URSS d'aborder la réalité
socio-économique de ce pays avec ce que Lénine considérait comme
une des principales caractéristiques de la dialectique
matérialiste : à savoir « die Allseitigkeit », le fait de tenir
compte de tous les aspects, de ne pas isoler certains aspects
des autres. Il y aurait à ce propos à faire une véritable
histoire de la soviétologie occidentale - et j'inclus aussi sous
le terme un peu péjoratif de soviétologie aussi tous les
courants et sous-courants de la pensée marxiste elle-même - qui,
selon le moment, les nécessités pragmatiques de la lutte
politique, sinon les caprices personnels ou de vulgaires
intérêts à défendre, mettait l'accent tantôt sur tel aspect et
tantôt sur tel autre.
A un certain moment, on insistait sur le
caractère limité des forces productives, à un autre moment sur
le gaspillage, à un autre moment encore sur la contradiction
entre le bas niveau de vie de la population et l'immense
potentiel industriel, à un tel moment sur les bonds en avant de
la technologie à un autre moment sur l'immense retard de la
technologie, etc.
Si l'on veut avoir une vue tant soit peu
exhaustive, ce ne sont d'ailleurs pas tellement les informations
qui font défaut. Il faut se donner la peine de regarder
l'ensemble et d'avoir constamment la volonté d'intégrer des
éléments très souvent contradictoires dans une telle vue
dynamique d ensemble de la réalité sociale soviétique. Je l'ai
déjà dit à plusieurs reprises depuis deux ans, je suis frappée
par la manière vraiment légère pour ne pas dire irresponsable,
avec laquelle beaucoup d'observateurs occidentaux parlent de la
crise économique « qui a frappé l'économie soviétique comme elle
a frappé l'économie occidentale » ou de la manière dont
d'autres, y compris certains qui se réfèrent au marxisme,
considèrent comme sans importance cette petite différence, à
savoir qu'alors qu'il y a eu une remontée terrible du chômage
dans tous les pays industrialisés de l'Occident, il n'y a pas de
chômage du tout dans les pays industrialisés d’Europe
orientale.
Ils se défont de ces difficultés avec des
formules qui sont en réalité des escapades, des diversions, sans
sérieux théorique comme de dire : « Oui, mais il y a en Union
soviétique le chômage occulte ou caché dans les entreprises ».
Toute la « différence » pour un ouvrier soviétique, c'est qu'il
continue à être payé, et pour le chômeur occidental qu il est
sur le pavé. Et pourquoi justement dans les pays industrialisés
pourtant plus riches que l'Union soviétique, la classe dominante
n'a-t-elle ni pu ni voulu éviter le chômage « apparent » en le
remplaçant par un chômage caché ? Toutes ces questions-là
renvoient évidemment à une méthode d'analyse d'ensemble et à
l'incapacité de tous ceux qui refusent de
l’appliquer à
comprendre la réalité très complexe de l'Union soviétique.
Une autre remarque préalable concerne la
difficulté de saisir d'une manière prudente, la combinaison dé
Stabilité et d'instabilité qui, depuis très longtemps, a
caractérisé le règne de la bureaucratie soviétique et qui est
vraiment une combinaison. Parler de stabilité ? Pour ceux qui
espéraient la révolution politique à court terme ou
l'effondrement du régime à court terme, oui, on peut parler de
stabilité. Mais si l'on fait le bilan des vingt-cinq dernières
années, depuis la mort de Staline, je dirais qu'il n'y a pas eu
une année en Union soviétique sans qu'il n'y ait eu des
modifications qui, par rapport à l'image ancienne d'un
monolithisme immobile, étaient des modifications très
importantes. Peut-on dire que l'Union soviétique avec le culte
de Staline et l'Union soviétique sans le culte de Staline, c'est
exactement la même chose ? Que l'Union soviétique avec un niveau
de vie des ouvriers égal, disons à la Turquie, ou l'Union
soviétique avec un niveau de salaire qui est maintenant proche
de celui des travailleurs italiens, c'est exactement la même
chose ? Peut-on dire que l'Union soviétique qui produit 30
millions de tonnes d'acier, et l'Union soviétique qui est le
premier producteur mondial -d'acier et qui produit 20% de plus
d'acier que les Etats-Unis, c'est la même chose ? Peut-on dire
que l'Union soviétique dans laquelle il n'y avait d'opposants
que dans les goulags et l'Union soviétique avec un foisonnement
de courants politiques, de samizdats, de débats à toutes sortes
de niveaux, et pas seulement entre les intellectuels, aussi dans
les syndicats, c'est exactement la même ? Le problème est plus
complexe de ce point de vue aussi.
Et là, vraisemblablement, plus que sur le
premier point, ce qui nous fait défaut, ce n'est pas tellement
la méthode d'intégration des informations, mais les informations
elles-mêmes. Nous connaissons mal tout ce qui n'est pas
macro-économique ou macro-social en Union soviétique. Nous
connaissons les grands ensembles, les agrégats: les chiffres de
la production industrielle, du revenu national, même de la part
de la bureaucratie dans la distribution de ce revenu national,
ce n'est pas tellement difficile à calculer. Tout ça, c'est plus
ou moins connu.
Mais nous avons à parler d'un pays de 250
millions d'habitants. Cette société dans son ensemble comporte
beaucoup de mini-sociétés. Et là nous sommes évidemment beaucoup
moins renseignés. Nous ne connaissons, nous ne nous apercevons
de certains aspects de la réalité brusquement que par des
révélations, par des lumières que certains peuvent jeter de
temps en temps sur ce qui s'y passe.
En tenant compte de ces deux remarques
préliminaires, risquons-nous quand même à dégager quelques
tendances générales, qui sont, je le souligne, liées tout de
même très étroitement à notre analyse spécifique de la réalité
socio-économique de l'Union soviétique, en tant que société à
une étape de transition entre le capitalisme et le socialisme -
et qui permettent de mieux cerner la réalité des fameux rapports
de production spécifiques de cette formation sociale-là - je
répète, non pas de la période de transition en général, mais de
cette formation sociale spécifique.
Rapports de
production en URSS
Tout d'abord, je crois qu'il faut rejeter comme
non conforme à la réalité et comme la déformant toute idée selon
laquelle on est en présence d'une stagnation des forces
productives, d'un gaspillage qui a neutralisé totalement les
effets de la planification. Je crois que même s'il y a des
crises répétées de baisse du taux de croissance de l'économie
soviétique, même s'il y a un gaspillage effroyable,
incontestablement point d'accusation numéro deux contre la
bureaucratie soviétique - le point d'accusation numéro un étant
évidemment le fait qu'elle ne permet pas l'auto-administration,
l'autogestion des producteurs, de la partie laborieuse de la
population - la durée même du régime et la durée même de cette
croissance économique ont fini par avoir des effets cumulatifs
qu'il serait absurde de nier, d'autant plus absurde de nier
qu'ils représentent une des sources essentielles de
contradictions du système aujourd'hui, et une des raisons
principales pour lesquelles la stabilité de ce système est moins
que jamais assurée.
J'ajouterai que les arguments tirés du bas
niveau de vie de la population, du niveau insuffisant de la
consommation, tout en gardant un fond de vérité, doivent être
utilisés avec prudence. Il faut surtout éviter d'identifier
niveau de vie et facilité d'approvisionnement en vivres. L'Union
soviétique étant devenue une grande puissance industrielle, la
modification de la structure de la demande de la consommation
des travailleurs, que nous avons connue dans les pays
capitalistes occidentaux, s'est réalisée là aussi, fût-ce avec
un certain retard. Cela veut dire que la pénurie permanente de
produits de qualité d'origine agricole est d'autant plus
ressentie comme une absurdité, une chose inacceptable. Mais cela
ne veut pas dire que le niveau de vie a stagné en fonction de
cette pénurie. Pour beaucoup de biens de consommation
industriels et notamment - ce n'est pas le moindre facteur -
pour le logement qui était dans une situation désastreuse à
l'époque de Staline et immédiatement après le mort de Staline,
les modifications cumulatives au cours des vingt dernières
années ont fini par avoir un effet. Et, aujourd'hui, les
revendications des travailleurs soviétiques, même en matière de
consommation, sont de nature différente et s'orientent beaucoup
plus dans des sens qui les rendent comparables à celles que nous
connaissons dans des pays industrialisés, que celles qui étaient
traditionnelles à l'époque de Staline.
Dans ce sens, je crois qu'il faut commencer par
souligner - je sais bien que cela provoque indignation et
hilarité dans tous les courants révisionnistes -, il faut
commencer par dire que les rapports de production en Union
soviétique sont fondés sur une organisation planifiée de la
grande production, organisation planifiée basée sur la propriété
d'Etat - mais qui est une forme de propriété sociale - la
propriété d'Etat des moyens de production, et que la supériorité
de cet aspect-là de l'économie soviétique ne fait pas de doute,
du moins à la lumière d'une vision à long terme qui sait
distinguer cette constatation générale de conclusions
dithyrambiques qui diraient : voilà le socialisme, voilà le
paradis socialiste et autres âneries de ce genre.
Affirmer - comme l'a fait notamment Bettelheim
et toute son école, car l'affirmation vient de là -, affirmer
que la propriété des moyens de production n'est collectivisée
que du point de vue juridique et que les entreprises disposent
d'une bonne partie de leurs moyens de production, c'est
méconnaître la réalité de la planification soviétique et de ses
résultats. C'est donner aux phénomènes de marché noir,
d'appropriation illégale par la bureaucratie de biens dans des
circuits parallèles (phénomènes évidemment réels) un poids
décisif dans cette économie, qu'ils n'occupent pas.
Le grand paradoxe auquel sont confrontés les
partisans de la définition de la bureaucratie comme classe
sociale, c'est qu'ils ne sont pas capables de démontrer ce qui
est la caractéristique essentielle de toute classe dominante
dans une société de classe, à savoir la correspondance, la
corrélation, du moins à l'échelle globale, entre les intérêts et
les motivations de cette prétendue classe dominante et la
logique interne du système économique en question. Il ne peut y
avoir de contradiction entre la motivation et les comportements
du gros de la classe capitaliste et la logique interne du régime
capitaliste. Autrement, toute l'analyse marxiste des classes
sociales devient totalement incohérente et nous serions en
présence d'un mode de production désincarné, réifié, qui
jouerait le rôle du « Zeitgeist » de Hegel, complètement coupé
de forces sociales vivantes.
Or, en Union soviétique, il est manifeste qu'une
telle correspondance n'existe pas. Non seulement, une telle
correspondance n'existe pas, mais tout ce qu'on sait du
comportement et de la motivation de la bureaucratie, et surtout
de ses couches plus directement liées à l'administration
économique, qui sont censées contrôler le surproduit social, va
à l’encontre de la logique de l'économie planifiée. C'est une
des forces de l'analyse marxiste révolutionnaire, trotskyste, de
la nature sociale de l'URSS, que d'avoir pu mettre en lumière
précisément cet aspect des choses, sur la base d'une analyse
spécifique de la bureaucratie et de son rôle contradictoire dans
la société soviétique. Elle a pu comprendre que nous sommes en
présence d'un phénomène différent, qualitativement et
structurellement, de celui d'une classe dominante. Parce qu'il
n'y a pas de propriété privée des moyens de production en Union
soviétique, parce que les avantages dont jouissent les
bureaucrates sont, pour l'essentiel, des avantages liés à la
fonction et à la place dans la hiérarchie, parce que ces
avantages restent toujours précaires, vu l'absence de propriété,
il a été impossible pour un système d'administration fondé sur
l'intéressement individuel des bureaucrates de trouver une
véritable rationalité intrinsèque.
Toutes les réformes du système de gestion de
l'économie soviétique, qui ont commencé déjà au début des années
1930 par l'introduction du fameux principe du khozrachot, de la
rentabilité individuelle des entreprises, par Staline, jus-que y
compris les dernières contre-réformes - car c'est une véritable
contre-réforme qui est actuellement en cours, qui élimine une
partie des effets de la réforme dite Liberman -, toutes ces
quarante années d'efforts et de tentatives de la part de ce
qu'on pourrait appeler les sommets bonarpartistes de la
bureaucratie (ceux qui essaient de garder l'équilibre entre les
différentes branches, les différentes fractions, les différents
groupes d'intérêts au sein de cette bureaucratie) pour surmonter
cette contradiction fondamentale du système bureaucratique n'y
sont pas parvenues. Il n'y a pas moyen de trouver cette pierre
philosophale qui permette à la fois de satisfaire l'intérêt
privé des bureaucrates et les besoins et les exigences de
fonctionnement d'une économie socialisée et planifiée.
De ce fait, chacune de ces reformes débouche sur
une nouvelle forme de contradiction qui débouche sur une
nouvelle réforme, qui débouche sur une nouvelle manifestation de
la contradiction et ainsi ad infinitum. Ce fait en lui-même
devrait déjà suffire pour nous indiquer que la bureaucratie
n’est pas une classe dominante et qu’en URSS nous ne sommes pas
encore en présence d’un mode de production stabilisé, quel qu'il
soit. Dans un mode de production stabilisé, une telle situation
est impensable il n'y a aucun précèdent historique à ce genre de
situation.
La
bureaucratie, classe dominante ?
Quand je dis qu'il n'y a aucun précédent
historique, je me corrige tout de suite : il y en a un, mais il
soulève justement la question de savoir s'il s’agit d’une classe
dominante ! Cet exemple historique auquel je pense est celui de
la Chine Classique.
Pourquoi n'a-t-on pas pu en Chine, pays le plus
évolué du monde du point de vue industriel, agricole et
économique jusqu'au XVe siècle déboucher du mode de production
asiatique manifestement dépassé par le développement des forces
productives, à une généralisation de la propriété privée des
moyens de production, qui était la précondition pour l'avènement
du mode de production capitaliste ? Beaucoup d'explications ont
été données a ce qui est un des grands mystères de l'histoire
mondiale, parce que, par de nombreux aspects, la Chine au XVe
siècle était plus près du capitalisme moderne que n'importe quel
autre pays du monde et aurait beaucoup plus facilement pu y
aboutir: elle était infiniment plus riche et beaucoup plus
développée techniquement que l'Angleterre ou la Hollande du XVe
siècle. Il y a beaucoup de discussions autour de ce mystère.
Mais, sans prétendre qu’il y ait consensus entre les historiens
marxistes, il y quand même un large accord pour donner une
importance primordiale au phénomène suivant: pour des raisons
historiques liées à l'importance déterminante de l’agriculture,
le mode de production asiatique a fonctionné autrement en Chine
qu'ailleurs et ce avec un poids prédominant de la bureaucratie.
Et cette bureaucratie avait au moins un aspect comparable a
celui de la bureaucratie soviétique, c'est-à-dire qu'elle
n'était pas fondée sur la propriété privée, qu’elle était
recrutée par des examens. Elle était bien entendu recrutée dans
une couche sociale limitée. La légende selon laquelle paysan
illettré portait dans son sac le bâton de mandarin…
D.B—Le pinceau...
E.M. — Oui, le pinceau de mandarin est
évidemment une absurdité parce que rien que la complexité du
système de l'écriture chinoise était destinée à exclure
l'immense majorité de la population de toute possibilité de
concourir à ce genre d'études et à ce genre d'examen. Mais cela
étant dit, la particularité de cette bureaucratie « céleste »,
comme on l'a appelée, est qu'elle n'était pas directement
attachée à la propriété privée. Elle était donc fonctionnelle et
hiérarchique. Or, dans une société dans laquelle existe déjà (ou
encore) la propriété privée, même si elle n'est pas généralisée,
cela doit manifestement conduire à une contradiction énorme. Il
n'est pas possible que des fonctionnaires tout puissants,
envoyés par la cour chinoise dans des districts ou dans des
provinces pour protéger les paysans contre les exactions des
propriétaires fonciers, de la gentry, ne soient pas en même
temps tentés d'abuser de leur pouvoir et de leur puissance pour
devenir à leur tour des propriétaires. Il y a même une certaine
logique in-terne au système de collectage d'impôt qui devait
favoriser les abus de ce genre, mais je n'insiste pas.
Dans ces conditions-là, la situation hybride de
la société chinoise peut être caractérisée, par le fait que
d'une part le développement des forces productives dans le cadre
du mode de production asiatique exigeait la présence d'une masse
de fonctionnaires non propriétaires, et que, d'autre part, le
début de désagrégation de cette société sous le poids de la
propriété privée rendait inévitable la tentation pour une partie
des fonctionnaires d'essayer d'accaparer la propriété foncière,
d'abuser de leur pouvoir. Dans ce sens, cette société oscille
constamment entre les effets négatifs de cette appropriation
privée de la part des mandarins sur la situation des paysans -
donc déclin des dynasties, exactions insupportables, révoltes
paysannes, pillage et réduction du surproduit social, etc. - et
la restauration de la situation d'avant mais qui implique chaque
fois un recul des fonctionnaires au statut de fonctionnaires
purs, et non pas à celui d'une classe de propriétaires fonciers.
Toute proportion gardée, les oscillations au
sein de la bureaucratie soviétique sont du même genre. Dans la
mesure où elle essaie de devenir propriétaire privé, elle ne
peut pas gérer de manière adéquate une économie planifiée. Dans
la mesure où elle doit gérer de manière tant soit peu adéquate
l'économie planifiée, elle ne peut pas donner la priorité à
l'accumulation de ses privilèges matériels. L'erreur commise par
tous ceux qui voient dans la bureaucratie l'incarnation de la «
volonté d'accumulation », de la « production pour la production
», de « l'essor de la production de l'industrie lourde par
rapport à l'industrie légère », etc., c'est qu'ils ont une image
mystifiée de ce qu'est le bureaucrate soviétique réel. Il y a eu
peut-être quelques planificateurs, il y a eu sans doute quelques
dirigeants politiques qui avaient la passion de la production
pour la production, de la production pour l'accumulation. Mais
les bureaucrates réels, les bureaucrates en chair et en os qu'on
peut rencontrer, ils ont sans aucun doute beaucoup de passions,
mais des passions beaucoup plus terre-à-terre, que celle de la «
production pour la production » ! Et ces passions sont
strictement liées à la position particulière qu'occupe la
bureaucratie dans la société soviétique de transition et à son
articulation très particulière et très contradictoire avec le
système de l'économie planifiée.
Peut-être pourrons nous dire que Trotsky a
sous-estimé le degré d’attachement de la majorité des
bureaucrates soviétiques à la propriété collective, mais cela
veut simplement dire qu’une fois de plus il a raccourci les
rythmes. Il a constate une tendance embryonnaire et il l'a trop
rapidement considérée comme déjà généralisée. Je suis néanmoins
frappé par le fait que si en gros, les revendications, disons,
des managers soviétiques ne soulèvent pas en premier lieu la
question de l'appropriation privée, elles soulèvent maintenant
depuis plus de vingt cinq ans une série de questions, qui, dans
leur logique, sapent l'économie planifiée. Quand les managers
parlent de droits accrus des directeurs, ce qu'ils visent, ce
sont le droit de licencier les travailleurs, le droit de fixer
les prix, le droit de modifier l’éventail de la production, en
fonction d'incitants du marche. Il me semble évident que les
revendications de ce genre sont en contradiction avec la logique
de l'économie planifiée et ne constituent qu'une phase
transitoire sur la voie du rétablissement de la propriété
privée, chose que Trotsky avait d’ailleurs prévu: ce ne
seraient manifestement pas les directeurs des grands trusts
d'automobile ou des machines électrique qui allaient dire tout
de suite, « donnez-nous les usines ». Mais cela se déroulerait
par toute une série de phases intermédiaires. Je crois donc que
dans ce sens on peut dire qu'il y a contradiction entre la
structure planifiée et le caractère socialisé, collectif,
étatique, de la grande production d’une part, et le maintien de
normes de distributions bourgeoises d'autre part- qui découlent
notamment de la survivance des catégories marchandes et
monétaires dans la sphère des moyens de consommation, pour
l’essentiel - et qui sont le fondement des privilèges de la
bureaucratie. La combinaison de tout cela avec la toute
puissance de la bureaucratie qui détient le monopole de gestion
de l'économie, de l'Etat et de la société représente un élément
éminemment contradictoire dans les rapports de production en
Union soviétique.
La classe ouvrière soviétique
D. B.-— A propos de ces questions, il
serait intéressant de se poser le problème du rôle et de la
place de la classe ouvrière dans cette société soviétique. En
tout cas, en considérant une société analogue à la société
soviétique, comme la société de l'Allemagne de l'Est, on est
frappé par le poids énorme de la classe ouvrière. C'est un poids
indirect si l'on veut, mais qui de détermine toute une série de
bouleversements, y compris au niveau de la politique, de la
gestion, et cela de façon de plus en plus massive.
E.M.— Je serais prudent avec le terme «
de plus en plus massive » parce que cela pourrait presque
déboucher sur l'idée que nous sommes à la veille de corrections
qualitatives ou automatiques. Mais il est évident que la
situation est très différente de ce qu'elle est dans les pays
capitalistes industriellement avancés, tant en fonction des
rapports de forces sociaux et économiques qu'en fonction même de
l'impuissance, de l'incapacité, de la bureaucratie à élaborer sa
propre idéologie, d'où l'obligation dans laquelle elle se trouve
de ne pas admettre son propre pouvoir, de se présenter comme
représentant le pouvoir de la classe ouvrière.
On a déjà eu l'occasion d'attirer l'attention
sur un autre paradoxe fondamental de la situation, que diverses
tendances révisionnistes ne peuvent pas du tout expliquer et
dont très souvent elles essaient même de ne pas tenir compte du
tout dans leur analyse, ce qui est absurde : c'est le fait que
la classe ouvrière qui est considérée comme la classe dominante,
qui est proclamée classe dominante par tous les éléments de
propagande officielle, soit véritablement dénuée de tous les
droits politiques. Il est vrai que si elle ne participe pas à la
gestion de l'économie et de l'Etat, elle détient néanmoins des
pouvoirs de fait et des droits de fait, résultant de la
révolution d'Octobre, et qui sont encore considérables. Cette
contradiction-là, il faut la comprendre, il faut la dominer et
il faut en voir les conséquences.
Parce qu'il n'y a pas de marché du travail en
URSS, parce que pour un directeur d'entreprise, contrairement au
chef d'un trust capitaliste, il est formellement illégal, sinon
le plus souvent impossible, de licencier un ouvrier; parce que,
donc, la sécurité d'emploi est infiniment plus grande que dans
les pays capitalistes - n'exagérons pas, nous ne dirons pas
qu'elle est absolue - , il y a la possibilité pour les
travailleurs soviétiques d'imposer au sein des entreprises toute
une série de réalités, comme un rythme de travail plus lent, qui
n'existent pas dans les pays capitalistes. Et il y a un mélange
bizarre, encore une fois hybride, de grande indifférence par
rapport à l'effort individuel et de grand intérêt envers la
qualification individuelle, ce qui dans une certaine mesure est
l'inverse de ce qui se passe dans une société capitaliste.
Les deux aspects de cette contradiction ne
doivent pas être sous-estimés, parce qu'ils ont une dynamique
sociale qui est tout à fait évidente. Il y a aujourd'hui dans
les entreprises en Union soviétique d'après les chiffres
officiels - et même si les chiffres officiels sont exagérés, ils
ont quand même un rapport avec la réalité - 10 millions de
personnes, je dis bien 10 millions qui ont des diplômes
d'enseignement supérieur ou des diplômes d'enseignement
technique supérieur. Sur 70 millions de travailleurs, c'est un
pourcentage considérable et qui augmente d'année en année. Cela
ne peut pas ne pas avoir d'effets sur la confiance en elle-même
de cette classe ouvrière. Cela ne peut pas ne pas modifier les
rapports de forces vis-à-vis de la bureaucratie dans le cadre
d'une situation où, au départ, le monopole du savoir était une
arme énorme entre les mains de tous ceux qui étaient privilégiés
dans cette société soviétique. Ce monopole est maintenant sapé
par cet extraordinaire effort de qualification culturelle et
technique de la part de la classe ouvrière soviétique.
Comment se fait-il que, dans ces conditions
mêmes, il y ait parallèlement cette indifférence par rapport à
l'effort productif? Je crois que là aussi l’explication n'est
pas difficile. Cette indifférence existe dans la mesure où la
masse des producteurs est profondément convaincue qu'il est
inutile de faire un effort alors que tout est à la fois
étroitement contrôlé d’un point de vue central et désorganisé à
l'infini par le gaspillage de la bureaucratie et les privilèges
de la bureaucratie. Les trous dans le filet sont trop grands
pour risquer le saut ailleurs ! Les gens restent plutôt
équilibristes, ils essaient de « tirer leur plan », autant que
possible.
Ajoutons une cause secondaire mais qui n'est pas
sans importance - vraisemblablement plus importante en Europe de
l'Est qu'en Union soviétique, mais même là elle n'est pas sans
importance. Il y a aussi un décalage entre la réalité et la
statistique parce qu'aux circuits parallèles des marchandises
correspond une bonne quantité de travail. Le rythme lent du
travail dans les grandes entreprises est en partie dû au fait
que beaucoup de travailleurs qualifiés font du travail
supplémentaire, quand ils rentrent à la maison.
Tout cela étant dit, il n'en reste pas moins
vrai que cette classe ouvrière avec ses qualifications, avec son
niveau de culture beaucoup plus élevé, avec son désir manifeste
de perfectionner ses capacités techniques frustrée de toute
participation réelle à la gestion de l’Etat et de l’économie.
Les quelques réformes plus que modestes qui ont été introduites
au cours des années 1960 visèrent tout au plus à une certaine
cogestion pour des questions sociales, comme les normes de
travail et de salaires. Il s'agit d'une cogestion entre les
directions syndicales - donc une fraction de la bureaucratie -
et les directeurs d'entreprise et non pas avec les assemblées
générales de syndiqués, ce qui serait tout autre chose, parce
que cela nous ramènerait comme dans les années 1920 a une forme
indirecte de participation de la classe ouvrière à l'exercice du
pouvoir.
Pourquoi n'a-t-on pas jusqu'ici connu de
manifestations plus éclatantes de protestation du prolétariat
soviétique contre cet état de choses qui doit lui être de plus
en plus insupportable ? Je crois que les raisons en sont
multiples. La première, c'est l'absence d'un modèle de rechange
c’est-à-dire le scepticisme idéologique et politique qui doit
être extrêmement profond. La classe ouvrière soviétique a été
profondément déçue par la manière dont la révolution d'Octobre a
tourné, à travers la dégénérescence stalinienne, vers un modèle
de direction sociale qui ne lui convient pas. Je ne crois pas
qu'elle soit attirée par le modèle capitaliste non plus. Mais
elle ne voit pas de solution de rechange dans le monde
d'aujourd’hui. Elle ne voit pas d'autre modèle. Il n'y a pas de
cadres en son sein qui puissent défendre un autre modèle de
gestion. Et là évidemment l'extermination radicale de toutes les
tendances communistes oppositionnelles, de tous les cadres
communistes, par Staline a eu un effet désastreux réel. Vu
l'absence d'un tel modèle, l'absence d'une véritable
alternative, il y a un repli vers la vie privée, un repli vers
les revendications immédiates, un repli vers l'augmentation du
niveau de vie et même un repli vers la promotion sociale
individuelle par la qualification. Ça, c'est le côté, disons
négatif, de cette course à la qualification, qu'il ne faut pas
entièrement éliminer de l'analyse non plus. Tous ces replis-là
sont pratiquement inévitables.
La deuxième raison, qu'on récuse dans les
milieux révisionnistes, mais qui, à mon avis, est vraie, c'est
qu'il y a un progrès incontestable du ni-veau de vie et des
conditions de travail des travailleurs soviétiques : ce progrès
presque constant depuis la mort de Staline, c'est-à-dire depuis
vingt-cinq ans, a provoqué ce qu'on peut appeler un climat qui
est plus réformiste que révolutionnaire au sein de la classe
ouvrière. C'est-à-dire qu'il peut y avoir des explosions
temporaires sur des questions précises, quand il y a pénurie de
nourriture ou quand il y a répression particulièrement dure.
Mais, normalement, les travailleurs soviétiques espèrent
améliorer leur condition en exerçant une pression dans le cadre
du régime, plutôt qu'en le contestant globalement.
Le mélange entre les deux (et ce mélange n'est
pas d'ailleurs sans rappeler une situation similaire que nous
avons connue dans pas mal de pays capitalistes industrialisés à
des époques du passé y compris d'un passé pas trop lointain), ce
mélange, donc explique à mon avis la passivité politique
actuelle de la classe ouvrière. Il faudrait un détonateur
supplémentaire: soit une victoire révolutionnaire en Occident,
soit la reconnaissance d'une opposition politique plus articulée
et plus efficace dans des milieux non ouvriers en Union
soviétique, qui réussissent à établir le contact et le dialogue
avec la classe ouvrière, soit des divisions très profondes et
explosives au sein de la bureaucratie; soit de nouvelles crises
plus explosives en Europe de l'Est.
On peut ajouter encore d'autres éventualités,
mais il faudrait vraisemblablement un détonateur supplémentaire
pour modifier cette situation. Il y a encore une grande inconnue
(c'est d'ailleurs une inconnue pas seulement en Union
soviétique), c'est ce que pensent les jeunes travailleurs
soviétiques et comment ils voient la société, c'est-à-dire les
travailleurs qui sont sortis des écoles techniques,
professionnelles au cours des cinq ou six dernières années, et
qui, non seulement n'ont pas connu Staline et la
déstalinisation, mais qui n'ont même pas connu l'occupation de
la Tchécoslovaquie, qui est la dernière grande crise interne
dans le système de domination de la bureaucratie. Ça, c'est un
grand point d'interrogation. Là on peut avoir des sur-prises,
mais il ne faut pas formuler pour le moment des espoirs
excessifs à court terme.
Encore une
fois, qu'est-ce que la bureaucratie ?
D. B. — Ce que tu viens de dire sur la
classe ouvrière me permet de revenir a ton développement
précédent. Je suis persuadé qu'on ne peut pas comparer la
bureaucratie à une classe dominante d'un mode de production
classique, disons comme la bourgeoisie. Ce qui rend par
conséquent secondaire et académique toute discussion sur la
caste, sur le fait de savoir si c’est une bonne détermination.
Le problème que je me pose, non pas en général, mais. dans le
cadre de la formation sociale soviétique bien déterminée, c’est,
étant donné le rôle que joue l'Etat, en particulier dans
l’économie, comme tu l'as souligné, étant donné d'autre part, ce
qu'il faut peut-être appeler l'atomisation de la classe
ouvrière, est-ce que la bureaucratie n a pas dans des domaines
économiques, sociaux et politiques accumule un ensemble de
pouvoirs tels qu'elle est maintenant extérieure à la classe
ouvrière ? Ce qui fait que ce que disait Trotsky qui parlait
d'une bureaucratie ouvrière, fraction de la classe ouvrière par
laquelle s'exerçait de façon déformée mais effective la
dictature du prolétariat que ces remarques de Trotsky n'ont plus
de sens à l'heure actuelle?
E. M. — Si on définit la bureaucratie
comme s'identifiant seulement avec les couches qui occupent les
sommets de la hiérarchie, alors il est évident que les rapports
de filiation avec la classe ouvrière au sens psychologique et
social du terme deviennent de plus en plus difficiles à
démontrer. C'est une filiation qui est alors seulement
historique, et encore ! Le seul élément qui subsisterait de la
définition de Trotsky - mais je crois que cet élément est malgré
tout décisif - c'est le mode de rémunération, c'est-à-dire le
fait que la bureaucratie n'étant pas propriétaire des moyens de
production participe a la distribution du revenu national
exclusivement en fonction de la rémunération de sa force de
travail, qui inclue beaucoup de privilèges mais qui est une
forme de rémunération qui n'est pas qualitative-ment différente
de la forme de rémunération salariale.
J'admets tout de suite que cette définition peut
satisfaire des théoriciens et surtout des théoriciens marxistes
qui attachent une importance-clé aux phénomènes économiques.
Mais elle n'est pas très convaincante du point de vue
psychologique et pédagogique. Expliquer que la bureaucratie est
une bureaucratie ouvrière seulement par le fait que ceux qui
touchent vingt fois plus qu un salaire ouvrier le touchent sous
forme de salaire c'est un argument fort abstrait. Bien que, je
répète, ce soit un argument dont il faut voir les implications.
Il faut surtout voir cette définition : cela veut dire qu elle
cesserait d'être une bureaucratie ouvrière du jour-où elle
aurait des sources de revenus essentielles provenant de la
propriété, etc.
Mais cette définition restrictive de la
bureaucratie est très arbitraire et donc fausse. Ce n'est
certainement pas celle de Trotsky, contrairement à ce que
prétendent certains de ses critiques. Elle est absolument
incapable de rendre compte de la réalité de la domination de la
bureaucratie. Si vraiment la bureaucratie était réduite à ces
quelques centaines de milliers d'individus dans le meilleurs des
cas, si ce n'est encore moins - quelques dizaines de milliers
d'individus -, on s'expliquerait mal le contrôle énorme qu'elle
continue à exercer sur toute la société, alors que l'instrument
principal de ce contrôle de l'époque stalinienne, c'est-à-dire
la terreur sanglante permanente, la véritable peur de perdre la
vie - non seulement la liberté, mais la vie -, manifestement
n'existe plus au même degré.
Mais dès lors qu'on étend la notion de
bureaucratie pour y inclure - et je crois que c'est juste -
toutes les couches privilégiées, à quelque titre que ce soit,
dans la société soviétique, cela implique des millions de
personnes, vraisemblablement 5 à 10 millions si ce n'est pas
plus, y compris toute la bureaucratie syndicale, y compris tout
le corps des officiers de l'armée, pas seulement les généraux,
les maréchaux, y compris les lieutenants, y compris toute la
hiérarchie dans la production, pas seulement les directeurs,
mais les ingénieurs, y compris la grande majorité de
l'intelligentsia, à part les instituteurs qui sont plus mal
payés que les ouvriers, qui n'ont pas de privilèges matériels.
Dès qu'on applique ce critère, juste, de la
bureaucratie, alors les prémisses du raisonnement dis-paraissent.
Parce qu'il est absolument certain que dans ce sens large et
réel du terme, une bonne partie des bureaucrates d'aujourd'hui
sont non seulement des fils d'ouvriers, mais même eux-mêmes
d'anciens ouvriers, et que dans ce sens, ce que j'ai dit tout à
l'heure sur la mobilité verticale qui est sous-jacente, avec ses
aspects négatifs si l'on veut, ce désir et cette soif
d'apprendre et de se qualifier de la part d'une bonne partie de
la classe ouvrière, cette mobilité verticale est une mobilité
essentiellement de la classe ouvrière vers la bureaucratie. On
peut dire qu'une des armes principales que la bureaucratie a
utilisées pour maintenir sa dictature a été précisément cette
mobilité, c'est-à-dire le fait d'écrémer des générations
successives d'ouvriers en pouvant leur offrir ce que le régime
capitaliste ne peut pas leur offrir.
Dans le régime capitaliste, ce qu'on peut offrir
à un ouvrier, c'est tout au plus une position intermédiaire
entre le prolétariat et le capitaliste. On ne lui offre guère la
propriété qui lui permettrait de devenir chef d'une grande
entreprise. En Union soviétique, la structure particulière de la
société permet à la bureaucratie d'absorber des fils d'ouvriers
et même des ouvriers dans l'appareil. Je ne dirais pas jusqu'au
sommet, mais à des positions qui sont beaucoup plus élevées que
les positions desdites classes moyennes dans les pays
capitalistes avancés.
Il y a un problème sociologique réel très
intéressant lié à cette question qui me paraît beaucoup plus
utile à analyser que de poursuivre des querelles sémantiques :
c'est la question de savoir si la mobilité verticale après la
grande période des premiers plans quinquennaux, donc de
l’industrialisation et après les perturbations de la Deuxième
Guerre mondiale et de la déstalinisation, continue à fonctionner
au cours des quinze dernières années dans le même sens qu'avant,
ou si elle a commencé à se ralentir et surtout si elle a
commencé à se ralentir à partir d'un certain niveau de la
hiérarchie. A ce sujet, il y a des témoignages intéressants - on
ne dispose pas de données statistiques, ou du moins je ne les
connais pas. Notamment, tout ce qui est lié à l'accès aux études
universitaires, tout ce qui est lié aux exigences de diplômes
universitaires pour accéder à des positions au-delà d'un certain
niveau dans pratiquement toutes les couches de la bureaucratie,
soulève des passions énormes.
Dans la mesure où la bureaucratie qui est très
puissante voit bloquée la voie d’accès a la propriété privée qui
permet de garantir les privilèges, elle essaie de transmettre
ces privilèges à ses propres fils et filles -plus pour les fils
que pour les filles d'ailleurs, en leur assurant racées à ses
propres fonctions grâce à l’accès aux diplômes universitaires.
Mais cela introduit aujourd’hui une source de conflits sociaux
profonds. La lutte pour l'accès à l'université est devenue une
lutte sociale intense. On a vu ces descriptions, y compris dans
la littérature soviétique: le jour de la proclamation des
résultats des examens d'entrée à l'université est un jour de
véritable tension sociale dans toutes les villes universitaires
en Union soviétique. Et les accusations qui sortent, à ce
moment-là, de corruption, de pots-de-vin, de népotisme, de la
part des ouvriers et des gens du peuple sont beaucoup plus
violentes que les accusations sur le non accès à la gestion des
entreprises parce que c'est un aspect plus tangible, plus
phénoménologique, plus immédiatement visible des privilèges de
la bureaucratie et que cela bloque ce qui a été jusqu'ici le
mécanisme de compensation essentielle, à c’est à dire justement
cette qualification et cet accès à la mobilité verticale.
Alors là, on peut s'attendre à des réactions et
à des conflits encore plus violents à l'avenir. Cela montre une
fois de plus que la bureaucratie peut essayer de couper le
cordon ombilical, et avec son passé, et avec classe ouvrière et
avec l'idéologie marxiste. Mais une chose est d'essayer, une
autre est de réussir. Il s'agit d'un phénomène en cours qui est
loin d avoir abouti et il peut y avoir évidemment des réactions
très violentes
D.B. — II est clair qu'il y a une
tendance au ralentissement de la mobilité sociale, comme tu le
dis, c'est sinon vérifié, du moins constaté par un certain
nombre de témoignages. Je te signale en passant une anecdote en
une plaisanterie que citait un communiste italien, c'est que que
pour devenir dirigeant des Komsomols, il faut avoir 45 ans et un
père qui a quarante ans d'appareil... De toute façon, cette
mobilité verticale se ralentit depuis une quinzaine d'années,
depuis la mort de Staline peut-être... enfin, peu importe...
E.M.— Non, non, la période de la
déstalinisation a été une période - nous avons seulement les
chiffres maintenant - qui a été une période d'épuration énorme
de l'appareil, qui a de nouveau fait place aux jeunes.. C'est
après...
L'URSS, « Etat
ouvrier » ?
D B. — De toute façon, cette mobilité
verticale ralentie s'est effectuée autour d'un noyau structurel
qui est l'ensemble de l'appareil de l'Etat et du parti, ce qui
m'amène à poser une question un peu différente, quoique dans le
même sens que la précédente: est-ce que dans ces conditions-là,
le terme « Etat ouvrier » qui implique y compris beaucoup de
démonstrations, a lui aussi encore un sens, à partir du moment
où le noyau central autour duquel s'articule le pouvoir tend à
être extérieur à la classe ouvrière, laquelle n'a aucun droit
politique ? Quelle est la validité du terme « Etat ouvrier »
dans ces conditions, étant donné l'expropriation de la classe
ouvrière ?
E.M.— Je dirais quand même que, sauf à
des moments réduits, on n'utilise plus dans notre mouvement le
qualificatif d'Etat ouvrier depuis 40 ans; nous disons Etat
ouvrier bureaucratiquement dégénéré ou bureaucratisé, ce qui
n'est pas tout à fait la même chose ! Trotsky parlait d'une
automobile en panne, qui s'est cassée contre un mur. La
difficulté, ici, c'est la différence entre la science et la
pédagogie. La formule « Etat ouvrier bureaucratisé » se réfère à
des critères de la théorie marxiste de l'Etat. Pour le marxisme,
il n'y pas d'Etat au-dessus des classes. L'Etat est au service
des intérêts historiques d'une classe sociale déterminée. Si on
laisse tomber le mot « ouvrier », on ne peut le remplacer que
par deux autres mots : ou bien un Etat bourgeois, ou bien un
Etat d'une bureaucratie qui est devenue une nouvelle classe
dominante. Nous avons déjà indiqué auparavant pourquoi ces deux
définitions étaient absolument fausses et beaucoup plus confuses
encore, beaucoup plus lourdes de confusions totalement
irrationnelles que celle d'Etat ouvrier.
Je ne prendrai qu'un exemple. Si l'on admet que
la bureaucratie est une nouvelle classe, les partis communistes
au pouvoir sont-ils des partis « bureaucratiques » ? La lutte
des classes dans les pays capitalistes serait alors une lutte
des classes triangulaire entre la classe ouvrière, la
bourgeoisie et la bureaucratie ? Ou alors, la bureaucratie
serait la seule classe de l'histoire qui ne devient une classe
qu’après avoir pris le pouvoir, alors qu’elle pas une classe
avant d’avoir pris le pouvoir ?
Le parti communiste chinois, qui est un parti
ouvrier - ou ouvrier et paysans, peu importe – jusqu’au jour où
il a pris le pouvoir, deviendrait un parti bureaucratique après
avoir pris le pouvoir ? Tout cela conduit à des absurdités, à
l’incompréhension de la réalité mondiale aujourd’hui, et à
l’impossibilité de s’orienter dans la lutte des classes de tous
les jours à l’échelle mondiale. Ce qui est infiniment plus grave
que le désavantage pédagogique ou pragmatique politique de
l’utilisation du terme ouvrier pour l’Etat soviétique. Ceci dit,
quand Trotsky et la IVe Internationale affirment qu’en Union
soviétique il y a toujours un Etat ouvrier bureaucratiquement
dégénéré, et qu’en ce sens l’URSS est toujours une forme de
dictature du prolétariat, ils le disent dans un sens tout à fait
précis, et dans lequel il ne faut pas impliquer plus que cela !
Objectivement, cet Etat continue de défendre jusqu’ici la
structure, ou les rapports de productions hybrides, nés de la
victoire de la Révolution d’Octobre. Cet Etat a donc bloqué,
jusqu’ici, la restauration du capitalisme, du pouvoir d’une
nouvelle classe bourgeoise, la réapparition de la propriété
capitaliste, des rapports de production capitalistes.
C’est le seul sens dans lequel nous utilisons le
terme « ouvrier ». Mais cela a évidemment un sens historique
très profond et qui, par parallèle avec d’autres systèmes, avec
d’autres situations en transition, se clarifie.
Prenons un exemple historique particulièrement
révélateur. Si l'on fait le bilan de ce qu’on a appelé un à la
légère, l’époque de la monarchie absolue, il est incontestable
que c’est, en même temps, dans une bonne partie de l’Europe,
l’ère de l’accumulation primitive du capital, l’essor de la
jeune bourgeoisie, l’époque du renforcement de cette
bourgeoisie, c’est à dire l’époque qui a préparé la révolution
bourgeoise. Néanmoins, si on regarde le problème d’un autre
point de vue, si on le regarde du point de vue de ce qui
subsiste de l’aristocratie semi-féodale, il est absolument
incontestable que l’absolutisme a sauvé et permis la permanence
de cette classe décrépie et dégénérée pendant au moins deux
siècles, sinon plus. Il l’a fait d’une manière extrêmement
simple ; les revenus purement fonciers de la noblesse
semi-féodale étant de moins en moins suffisants pour lui
permettre de maintenir son train de vie et ses habitudes, la
monarchie absolue sert comme une énorme « pompe à finance » pour
extraire des revenus des autres classes de la société, c’est à
dire surtout de la paysannerie et de la bourgeoisie, et de les
transférer sous forme de prébendes à la noblesse de cour. On
peut donc dire que l’Etat de la monarchie absolue est un Etat
semi-féodal qui défend les intérêts historique de
l’aristocratie. Interpréter cela dans le sens qu’il défend les
nobles féodaux tels qu’ils étaient ou tels qu’ils voulaient
êtres – je ne dis pas ou au XVIIe siècle, mais au XVIe siècle ou
au XVIIe siècle -, c'est évidemment une absurdité ! Au
contraire, il les a frappés, i1 a écrasé les frondes de ces
nobles partout avec une violence et une sévérité qui n'était pas
beaucoup plus réduite, toutes proportions gardées, que la
répression anti-ouvrière par la bureaucratie en Union
soviétique.
Donc, entre le fait de maintenir un certain
nombre de structures socio-économiques, qui historiquement sont
liées aux intérêts d'une classe sociale, et la défense des
intérêts immédiats, quotidiens, d'une classe sociale dans le
sens de sa place telle qu'elle le voit et le désire elle-même
dans la société, il y a une très grande différence. C'est cela
qui rend notre définition de l'Union soviétique comme Etat
ouvrier bureaucratiquement dégénéré à la fois historiquement et
théoriquement correcte.
Il n'en reste pas moins vrai qu'elle est
difficile à comprendre et à assimiler pour tous ceux qui
n'abordent pas le problème avec ces critères mais avec le simple
bon sens. Evidemment, pour le simple bon sens, il est absurde de
dire qu'il y a la dictature du prolétariat en Union soviétique,
puisque l'immense majorité du prolétariat n'exerce, non
seulement aucune dictature, mais même aucun pouvoir. Et si on
assimile ou interprète « dictature du prolétariat» à
«gouvernement direct de la classe ouvrière », alors nous disons,
ça n'existe pas. Evidemment que pour nous cela n'existe que dans
le premier sens dérivé, indirect, socio-théorique du terme,
c'est tout
Mais, là encore, je crois la querelle purement
sémantique et peu intéressante, parce qu'à partir du moment où
on abandonne les étiquettes et où on est obligé d'utiliser les
circonlocutions, qui sont beaucoup plus détaillées, beaucoup
plus nuancées, on revient de nouveau aux véritables problèmes,
qui ne sont pas des problèmes d'étiquettes. Quelle est la place
de la bureaucratie dans la société soviétique ? Est-ce la même
place que celle d'une classe dominante ? Quels sont les moyens
pour la bureaucratie de stabiliser définitivement son pouvoir et
ses privilèges ? Sont-ce les mêmes que ceux d'une classe
dominante ? Quelle est la possibilité de la classe ouvrière de
modifier sa situation ? A-t-elle besoin d'un bouleverse ment
intégral de tout le système économique ou est-ce qu'il suffit de
modifier le système du pouvoir, ce qui entraînera certes aussi
des conséquences économiques considérables, mais ce qui est
quand même différent d'une révolution sociale ? Etc.
A partir du moment où on devient plus concret,
plus spécifique, plus précis, les divergences ne disparaissent
certes pas. Au contraire, le véritable sens des divergences
apparaît. Ce ne sont dès lors pas des divergences sur des
étiquettes, sur des termes ou des concepts, mais des divergences
d'interprétations des aspects contradictoires de la société
soviétique, et des conclusions politiques qu'on tire du jugement
sur ces phénomènes.
Sur la
révolution anti-bureaucratique
D. B.— II y a un autre débat théorique,
qui n'est pas sans intérêt, mais je ne propose pas qu'on l'ait
maintenant, c'est de savoir, dans ce genre de formation de
transition, quel est le degré d'autonomie de l'appareil d'Etat
et les conséquences que cela a. C'est un problème général que je
ne fais que mentionner. Mais pour parler des problèmes concrets,
partant de la situation contradictoire de la bureaucratie, qui
est évidente, et qui implique en particulier un nombre de
contradictions internes, il y a une question pratique même si
elle n'est pas malheureusement d'actualité c'est la nature de la
révolution anti-bureaucratique à accomplir. Alors là aussi
beaucoup de questions sont posées, notamment sur le terme de «
révolution politique ». On trouve chez Trotsky une définition
unique avec des références qui ne sont pas toujours les mêmes.
Dans la Révolution trahie il compare la
révolution politique à 1830, 1848 en France et 1918 en
Allemagne. Il fait aussi d'autres comparaisons mais il retient
celles-là. C’est-à-dire des changements qui sont effectués avec
une certaine mobilisation des masses, mais qui n'ont pas modifié
fondamentalement les structures de l'appareil d'Etat. D'autre
part, dans la même période - et cela a été l'objet d'une
discussion assez vive dans la IVe Internationale de
l'avant-guerre tout au moins -, il explique que la bureaucratie
doit être expulsée des soviets renaissants. Cela pose le
problème de savoir si cette référence à la révolution politique
n'est pas la source d'un certain nombre d'ambiguïtés ; parce
qu'on a vu dans le passé qu'un certain nombre de gens qui
s'éloignaient d'ailleurs des définitions de Trotsky penser que
les transformations en Union soviétique se feraient par des
pressions et, à la limite, par une auto-réforme de la
bureaucratie.
Ces tendances ont existé dans les discussions
internationales. Par conséquent, est-ce qu'il n'y a pas surtout
intérêt à insister sur le contenu de cette révolution qui, en
définitive, aboutira - quelles que soient les étapes
intermédiaires, ce n'est pas le problème que je pose - à la
destruction de l'appareil d'Etat tel qu'il est à l'heure
actuelle, à l'éviction de la bureaucratie des soviets et à la
mise en place d'une nouvelle formule de gestion et donc de
planification, tout en maintenant une planification centralisée.
Est-ce qu'il ne vaut pas mieux insister sur le contenu de cette
révolution anti-bureaucratique que sur ce terme de « révolution
politique », qui peut prêter à un certain nombre d'ambiguïtés ?
E. M.— Je crois que l'ambiguïté ne réside
pas dans le terme de « révolution politique ». L'ambiguïté
réside dans la particularité d'une révolution politique dans un
Etat ouvrier qui, par définition, même s'il est bureaucratisé,
est un Etat qui détient un poids économique extraordinaire tel
que même une révolution politique, « purement politique » - ce
qui est d'ailleurs un concept absurde -, a évidemment des effets
socio-économiques infiniment plus grands qu'une révolution
politique bourgeoise. Celle-ci, dans le meilleur des cas,
substitue une fraction de la bourgeoisie au pouvoir à une autre
et ne modifie guère ni le système de la propriété privée, de la
concurrence capitaliste ni l'exploitation de la classe ouvrière,
etc.
Je dois dire que les caractéristiques que tu as
données de la révolution politique restent un tout petit peu
imprécises. La meilleure définition de la révolution politique
serait, à mon avis, celle qui dirait simplement : la prise en
main de la gestion de l'Etat, de l'économie et de toutes les
sphères d'activité sociale par la masse des producteurs et des
masses laborieuses, sous la forme du pouvoir des conseils
ouvriers des soviets, démocratiquement élus. Le terme d'«
expulsion de la bureaucratie des soviets » est un terme en
lui-même ambigu, selon l'extension qu'on donne à la notion de
bureaucratie et qui risque de limiter à nouveau la liberté de
choix, la liberté politique des travailleurs. Je crois que cette
liberté-là ne doit être soumise à aucune limitation.
Les travailleurs doivent être libres, comme le
dit le Programme de transition, d'élire dans les soviets tous
ceux qu'ils veulent, sans limite ni exclusive aucune. Cela
implique la pluralité des partis, l'établissement de libertés
politiques et personnelles beaucoup plus larges que celles qui
n'ont jamais existé en Union soviétique, sauf dans la première
période immédiatement après la révolution d'Octobre. Cela
implique, entre autres, l'expérimentation de toute une série de
formes nouvelles d'exercice de pouvoir. Peu importe qu'on parle
de « démantèle-ment » de l'appareil d'Etat. On ne peut pas
concevoir l'autogestion même démocratiquement centralisée,
planifiée sans démanteler une bonne partie de l'appareil central
qui existe aujourd'hui en Union soviétique - mais l'appareil d'Etat
n'est pas seulement cet appareil central...
Une fois qu'on a défini ce contenu (je suis tout
à fait d'accord avec toi), on voit de nouveau s'il y a
divergences sur le fond ou querelles de mots. Les querelles de
mots sont sans intérêt, cela reste abstrait. Les divergences de
fond ont trait à des analyses différentes de la réalité
soviétique, à des vues différentes de ce que doit être le
pouvoir ouvrier et la dictature du prolétariat réels et une des
divergences a sans doute trait à la capacité et aux limites de
la classe ouvrière. A ce sujet aussi, je crois qu'il ne faut
jamais oublier la dimension historique, la relativité
historique.
Il n'y a aucune comparaison entre la classe
ouvrière de l'Union soviétique d'aujourd'hui et celle de 1937,
1927 ou 1917. Elle n'est pas seulement différente du point de
vue du nombre qui a considérablement crû, du point de vue de la
conscience politique, de la conscience de classes - là il y a
une énorme régression. Elle est surtout différente - et ça,
c'est tout de même, pour des marxistes, l'essentiel - de par sa
qualification, de par ses capacités techniques, culturelles,
administratives de prendre en main la gestion de l'économie et
de l'Etat. Ce qui était extrêmement difficile après la
Révolution d'Octobre, avec la classe ouvrière de cette
époque-là, est beaucoup plus facile aujourd'hui. Il reste à
faire un pari sur un certain nombre de détonateurs, extérieurs
et intérieurs, qui remettront le prolétariat soviétique sur la
voie de la conscience de classe. Si cela n'a pas lieu, le débat
« révolution politique ou révolution sociale » devient de toutes
façons absolument inutile parce qu’alors le véritable problème
de sera le problème de la contre-révolution, d’essayer de
bloquer cette contre-révolution. Si ce pari s'avère réaliste -
et je crois qu'il y a beaucoup d'indices qui montrent qu'il est
réaliste - alors la question de savoir si ce à quoi on vient
d'assister à été vraiment une révolution politique ou une
combinaison des deux ou ni l’un ni l’autre, cela n’a vraiment
aucun intérêt. On devra constater la chose avec grand plaisir et
un soupir de soulagement pour terminer ce chapitre. C'est un
intervalle de l'histoire qui a coûté très cher à l’humanité, qui
a surtout coûté très cher au mouvement communiste international
et qui continue à coûter cher à la révolution socialiste
mondiale, mais que le prolétariat soviétique et le prolétariat
mondial auront alors définitivement clos !
Ernest Mandel, septembre 1977 |