LA GAUCHE: Le général
prussien Clausewitz disait que la guerre est la prolongation de
la politique par d'autres moyens. Qu'en penses-tu, en tant que
marxiste?
Ernest Mandel : Toute classe sociale poursuit un certain
nombre d'objectifs propres. Elle essaie d'imposer ceux-ci par le
biais de l'Etat, ou d'instruments plus faibles, les partis.
Quand les contradictions avec les autres classes, ou avec la
classe dominante d'un autre Etat, deviennent trop aiguës,
explosives, alors des conflits violents peuvent se déclencher.
Des guerres entre Etats ou, au sein d'un Etat, des guerres
civiles entre les différentes classes sociales. La guerre
n'existe donc pas en tant que telle, elle a une rationalité par
rapport aux classes. Mais il faut ajouter immédiatement que la
guerre peut échapper à cette rationalité, comme dans la théorie
de la "guerre totale". Je donne un exemple tiré de la
deuxième guerre mondiale. La bourgeoisie allemande, sous la
direction de Hitler, voulait conquérir l'hégémonie économique
mondiale, face aux autres pays impérialistes. Mais début 1944,
alors que les troupes soviétiques étaient à quelques
centaines de kilomètres des frontières du Reich, la
bourgeoisie allemande, dans son propre intérêt, aurait dû
capituler.
Personne ne peut dire ce qui se serait passé dans ce cas mais,
de toutes manières, cela aurait été plus favorable pour la
bourgeoisie allemande. La guerre a été prolongée. Les
avantages militaires ont été nuls, mais politiquement cela a
miné les objectifs de la bourgeoisie allemande. La "guerre
totale" du général Ludendorff a donc échappé à la
rationalité de la
guerre.
Vouloir aujourd'hui une guerre totale - et la guerre nucléaire
serait une guerre totale - est insensé. On ne peut pas gagner
en se suicidant. Dans le "meilleur" des cas, une
guerre nucléaire détruirait la base matérielle de l'humanité;
dans le pire des cas la vie sur terre serait anéantie. C'est
insensé, tant du point de vue humain que du point de vue de
quelque classe sociale que ce soit. Y compris du point de vue de
la classe capitaliste. Si insensée qu 'elle soit, la guerre
nucléaire est possible.
Une guerre nucléaire est-elle dès lors impossible?
E. M. : Hélas non! L'histoire ne met pas seulement en scène
le bon sens ou le simple instinct de conservation, mais aussi
l'acharnement fanatique des classes dominantes à conserver leur
domination politique.
L'histoire montre de nombreux cas où arrivent au pouvoir des
partisans du "après nous le déluge" qui peuvent
entraîner la perte de l'humanité, et pas seulement d'une
classe dominante têtue. Celui qui croit la guerre nucléaire
impossible est pareil à celui qui disait, en 1923, que Hitler
ne viendrait jamais au pouvoir. Un Hitler est aujourd'hui
beaucoup moins probable, direz-vous. Sans doute, mais pas
impossible. Il faut dire la vérité aux gens, car le danger que
font peser les armes nucléaires, si faible soit-il, est mille
fois plus grand pour l'humanité que la terreur de la réaction
contre la révolution française ou la révolution russe! Des
forces totalement irrationnelles peuvent être portées au
pouvoir quelque part dans le monde dans les prochaines années.
En tant que socialiste révolutionnaire et, pourquoi pas, en
tant qu'humaniste, c'est quelque chose que je ne peux exclure.
Nous sommes entrés dans une course de vitesse. L'enjeu est le
sauvetage de l'humanité. La bombe à retardement est amorcée,
mais nous pouvons encore l'arrêter en déployant une stratégie
valable pour une alternative de paix. Face au danger nucléaire,
la stratégie léniniste est dépassée.
Je peux difficilement m'imaginer que, une nucléaire étant
déclenchée, nous puissions appliquer la stratégie de Lénine
dans la Première guerre mondiale : transformer la guerre impérialiste
en guerre civile contre la classe capitaliste pour faire
triompher la révolution socialiste...
E. M. : En effet. La situation d'aujourd'hui est
toute différente. A la veille de la première guerre mondiale,
les marxistes-révolutionnaires et les socialistes de gauche
partaient de l'idée que la classe ouvrière ne serait pas en état
d'empêcher une guerre. La tâche principale devait être de préparer
les travailleurs à utiliser la misère et la souffrance des
masses qu'entraînerait la guerre pour mener une propagande
anticapilaliste, anti-impérialiste. Cela devait faciliter le
renversement du système capitaliste à la faveur de
l'affaiblissement de la classe dominante, qui était forte au début
de la guerre.
C'était non seulement la conception de Lénine, Trotsky, Rosa
Luxemburg, mais aussi celle de pacifistes socialistes très modérés
tels que Jean Jaurès. C'était la conception officielle de la
Deuxième Internationale. Aujourd'hui, cela ne peut plus
marcher!
Le but stratégique du mouvement ouvrier international,
aujourd'hui, doit être d'empêcher la guerre nucléaire d'éclater.
Sans quoi il sera trop tard, la guerre entraînera une défaite
définitive pour la classe ouvrière, et d'ailleurs pour toute
l'humanité...
Cela n'a pas toujours été le point de vue du mouvement
ouvrier organisé...
E. M. : Non, c'est ainsi que le courant maoïste a eu
l'illusion qu'il pourrait survivre à la guerre nucléaire. Et
des chefs militaires soviétiques, tels que; Sokolowski et
Gretchko, pensaient pouvoir gagner une guerre nucléaire. Cette
conception est abandonnée, y compris en URSS. Seules de petits
sectes obscures défendent encore des idées de ce genre. Le
mouvement ouvrier est unanime aujourd'hui à dire qu'il faut empêcher
le déclenchement de la guerre nucléaire.
La lutte contre la guerre est plus facile aujourd'hui...
à une condition! Pour qu'une guerre nucléaire soit possible.
II faut que les forces politiques "irrationnels" aient
les mains libres ?
E. M. ; Effectivement. Le mouvement de la paix montre qu'une
grande partie de la population a compris l'absurdité d'une
guerre nucléaire. On est loin de l'enthousiasme des
vat-en-guerre de 1914 ou de la résignation qu'on connaissait en
1939. Il en découle une conclusion importante. La lutte contre
la guerre est plus facile aujourd'hui, elle a plus de chances de
succès.
A une condition, importante! A condition que le climat
politique, les rapports de forces, les mobilisations de masses
pour la paix, restent favorables. Autrement dit que le mouvement
ouvrier ne soit pas battu, que les libertés démocratiques ne
soient pas écrasées. A condition que les crises économiques,
sociales, morales, du capitalisme tardif ne fassent pas surgir
des "desperados" de la politique, du genre Hitler. Je
dis "desperados" parce qu'ils ne doivent pas nécessairement
être fascistes. Pensez aux dangereux individus qui sont au
pouvoir aujoud'hui en Afrique du Sud...
Certains distinguent au sein de la bourgeoisie des politiciens
plus ou moins "agressifs". Il faut être prudent dans
ces distinctions. Nous avons con- nu, et connaissons encore, des
politiciens bourgeois très agressifs, des libéraux par
exemple, qui ne sont pas des fascistes, ni des
"desperados". Ils ont déclenché des guerres, mais
pas de guerre nucléaire!
Mais si une défaite totale du mouvement ouvrier intervient, si
des "desperados" à la Hitler retrouvent le chemin du
pouvoir, alors...
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