Abraham
Serfaty
Abraham
Serfaty a adhéré en février 1944 aux Jeunesses Communistes
Marocaines. A son arrivée en France en 1945, il rejoint les
rangs du Parti Communiste francais, et a son retour au Maroc, en
1949, ceux du Parti Communiste Marocain. Arrêté en avril 1950
et condamné a deux mois de prison, arrêté a nouveau en
septembre 1952, il est exilé en France en décembre 1952 et
assigné a résidence jusqu'à son retour au Maroc après l'indépendance.
De 1956 a 1960, il se consacre entièrement a l'oeuvre de
construction du Maroc indépendant. De 1960 à 1967, il
participe à la réflexion et aux cercles d'études et de débats
des intellectuels marocains qui cherchent leur voie en ces années.
En juin 1967, il dénonce l'agression israélienne et appelle a
la fraternité judéo-musulmane au Maroc. A partir des premiers
mois de 1968, il rejoint l'équipe de la revue
"Souffles" dont il devient l'un des animateurs
jusqu'en 1972. Il rompt avec le parti Communiste Marocain en août
1970 pour participer à la fondation de l'organisation marocaine
Ila Al Amam (En Avant). Arrêté en janvier 1972 et torturé, il
est relâché un mois plus tard sous la pression des
manifestations de lycéens et d'étudiants dans tout le Maroc.
Il entre en clandestinité jusqu'à son arrestation en novembre
1974. Sauvagement torturé, il est condamné à perpétuité au
proces de Casablanca en février 1977. Il sera ainsi, après
Nelson Mandela, le prisonnier politique d'Afrique qui aura subi
la plus longue détention.
Il
est libéré le 13 septembre 1991 sous la pression de l'opinion
internationale, déchu de sa nationalité marocaine (!) et
aussitôt exilé en France oû il réside depuis. Rédacteur en
chef de la revue bimestielle Ila Al Amam, publiée à Paris
depuis avril 1992, il ne cesse de combattre contre la dictature
de Hassan II et plus généralement pour la reconstruction d'une
altemative révolutionnaire, y compris dans le premier monde.
Ernest
Mandel
Ernest
Mandel est né le 5 avril 1923 à Francfort.
Il
est issu d'une famille révolutionnaire communiste. Membre du
Spartakus Bund, son père était un compagnon de lutte de Rosa
Luxembourg et militait activement, pendant les années ‘30,
contre le stalinisme et la montée du fascisme. C'est dans cette
atmosphère, alors qu'il était
"minuit
dans le siècle" (comme l'écrivait Victor Serge), que le
jeune Mandel a grandi. A 17 ans, il rejoint la Quatrième
Internationale en Belgique. Il participe à la Résistance
contre la guerre et l'occupation nazie, en défendant un point
de vue internationaliste (à l'encontre des courants bourgeois
et staliniens belges). Avec Abraham Léon, il gagne des
sionistes de gauche de la Shomer Hazaïr (Jeune Garde) - dont
l'organisation avait rompu avec le PC après le pacte
Staline-Hitler - à la cause du marxisme révolutionnaire. Comme
militant du PCR (Parti Communiste Révolutionnaire, précurseur
du POS), Mandel construit des noyaux révolutionnaires parmi les
mineurs et les ouvriers métallurgistes de Charleroi et Liège.
A plusieurs reprises, il est arrêté par l'occupant, mais il s'échappe
chaque fois. A la fin de la guerre, il est déporté vers les
camps de travail en Allemagne. Lorsque la défaite du nazisme
approche, il s'échappe à nouveau (en avril 1945) et rejoint
ses camarades en Belgique. Après la guerre, il s'engage dans le
mouvement syndical. Il devient l'un des principaux conseillers
d'André Renard (le secrétaire général adjoint de la FGTB,
qui dirigeait la gauche syndicale). Tous deux s'étaient
rencontrés à la JGS liégeoise et dans la Résistance
antifasciste, où Renard avait joué un rôle dirigeant. A la
FGTB, Mandel est l'un des instigateurs du programme
"Holdings et Démocratie économique" et du plan de réformes
structurelles anticapitalistes. Parallèlement, il met sur pied
le journal La Gauche, qui rassemble toute la gauche du PSB, et
dont il est rédacteur en chef. Cette activité du mouvement
syndical prépare la grève générale de décembre 1960-janvier
1961 contre la Loi Unique (le Plan Global de l'époque) du
premier ministre Gaston Eyskens. En 1964, il est exclu - comme
toute la gauche anticapitaliste - du Parti Socialiste Belge qui
participait au gouvernement avec le CVP et avait fait passer
progressivement toutes les mesures contenues dans la Loi Unique,
assorties de lois antigrèves. Emest Mandel est alors très
actif dans la solidarité avec les Révolutions anticoloniales:
Algérie, Cuba, ... Che Guevara l'appelle à Cuba pour qu'il
participe au débat sur l'orientation économique de la Révolution
cubaine (1963-‘64).
L'engagement
internationaliste était pour Ernest une seconde nature. Dans
les camps nazis, il prônait ouvertement la solidarité entre
les travailleurs allemands, français, belges et anglais contre
le grand capital. En 1949, il avait rejoint les brigades de
soutien au peuple yougoslave et à sa révolution, que Staline
menaçait d'écraser. Il saisit toute l'importance de l'année
1968, tournant dans la situation mondiale (Mai ‘68 en France,
Printemps de Prague, offensive du Têt au Vietnam). Le
gouvernement français lui interdit d'entrer sur son territoire.
On lui refuse les visas pour les Etats-Unis, les deux Allemagne,
l'Australie, la Nouvelle Zélande... En Belgique, Mandel est
l'un des fondateurs en 1971 de la LRT (Ligue Révolutionnaire
des Travailleurs, qui deviendra le POS), résultat de la fusion
de la gauche anticapitaliste du mouvement ouvrier socialiste et
de nouveaux groupes radicalisés dans la jeunesse. Jusqu'à sa
mort, il a activement participé à la direction du POS. Ernest
Mandel a consacré toute son existence à l'élaboration d'un
marxisme radical et ouvert. Son "Traité d'économie
marxiste" a été l'objet d'une très large diffusion dès
1962. Il a été traduit dans plusieurs langues et eut une
grande influence dans la formation d'une nouvelle génération
d'économistes critiques. Parmi ses oeuvres les plus
importantes, citons ‘La formation de la pensée économique de
Karl Marx’, le commentaire de l'édition Pélican du
‘Capital’, l'ouvrage sur les ‘ondes longues du développement
capitaliste’ et surtout ‘Le troisième Age du
capitalisme’. Cette étude constitue, selon Perry Anderson,
"la première analyse théorique du développement global
du mode de production capitaliste depuis la Seconde Guerre
Mondiale, à partir des catégories marxistes classiques".
Citons également ‘The Meaning of WorId War Two’, ‘Sur le
fascisme’, ‘Contrôle ouvrier, conseils ouvriers et
autogestion’, ‘Critique de l'eurocommunisme’, ‘De la
Commune à Mai 68’, etc. Plus récemment, il a écrit ‘Où
va l'URSS de Gorbatchev?’ et surtout ‘Power and Money’.
Dans ce dernier ouvrage, il formule une théorie générale du
facteur qui a troublé la lutte des classes au XXème siècle:
la bureaucratie dans le mouvement et les Etats ouvriers. C'est
un plaidoyer passionné pour la démocratie socialiste comme
"troisième voie" contre la dictature du marché (le
capitalisme) et celle de la caste bureaucratique (la
planification autoritaire). En 1989-1990, il caressa de grands
espoirs pour les développements politiques en Allemagne, patrie
de Rosa Luxembourg et du mouvement ouvrier classique. Il prend
part aux événements en Allemagne et en Europe de l'Est,
poursuivant ainsi la lutte de l'Opposition de Gauche au
stalinisme et au capitalisme. Il participe au débat de la
direction du PCUS sur la signification politique du combat de
Trotsky.
Malgré
les défaites en Europe de l'Est et la situation difficile du
mouvement ouvrier mondial, Mandel parcourt les cinq continents
pour y défendre ses idées sans sectarisme, avec optimisme et
conviction. A plusieurs endroits, il contribue à jeter des
ponts entre les différents courants de gauche et à consolider
de nouvelles alliances: en Europe de l'Est, en Amérique du
Sud... Il en gagna la conviction que malgré les difficultés de
la situation mondiale, la gauche est porteuse de nouveaux
espoirs pour un marxisme critique, non dogmatique, conséquent
et radical. Les développements politiques au Brésil, aux
Philippines au Moyen-Orient, en Europe Occidentale... ont
renforcé cette conviction. Mais son activité sans relâche a
pesé sur sa santé. Il a très rarement accepté de prendre du
repos. Ce n'est que ces derniers mois que l'aggravation de son
état de santé l'a contraint à restreindre son activité. Plus
vite que nous ne l'avions cru et espéré, une brutale crise
cardiaque a mis fin à la vie de ce révolutionnaire pleinement
impliqué dans les combats de l'humanité. Ernest a fait don de
son optimisme inflexible à la lutte contre l'exploitation et
l'oppression dans une perspective internationaliste. Il n'a
jamais douté du sens de cet engagement. En juin 1995, il
exprimait encore son enthousiasme, lors du XIVème Congrès de
la Quatrième Internationale, pour les potentialités qui
s'ouvrent devant la QI, plus que jamais active dans la recherche
de nouvelles formes d'organisation pour la gauche
anticapitaliste sur le plan politique et international.
Ernest
a toujours puisé son inspiration dans la résistance des
exploités et des opprimés du monde entier. C'est pourquoi son
testament stipule que son enterrement ne doit pas être un
moment marqué par le deuil, mais une manifestation militante,
entièrement tournée vers l'espoir. Comme il l'avait souhaité,
il sera inhumé au Père Lachaise à Paris, aux côtés des
Communards.
(Nous
avons choisi de vous présenter cette note biographique d'Ernest
Mandel pour cette troisième édition de son débat avec Abraham
Serfaty, plutôt que de reproduire la courte notice qui figurait
dans les deux éditions précédentes.)
Socialisme
Sans frontières a reproduit pour vous de larges extraits du débat
qui a réuni ces deux militants révolutionnaires et
internationalistes à Liège, le 4 février 1993.
Dans
un souci de respect de la richesse de la discussion qui s'est
engagée avec la salle ce soir-là, nous avons également
reproduit très largement les interventions du public, qui sont
souvent fortement polémiques.
Cette
conférence était organisée par le Cercle Débat, Culture et
Action plurielle en collaboration avec Socialisme Sans Frontières,
la fondation Léon Lesoil, la Jeunesse Communiste, Solidarité
Arabe, la JGS, le Cercle interculturel Carlo Lévi et le POS.
Nous
sommes en effet convaincus que c'est par le dialogue - théorique
et pratique - entre militants et courants de gauche d'origine et
de trajectoire différente que pourra se reconstituer un pôle
de gauche révolutionnaire après la défaite du stalinisme et
le triomphe apparent – et pensons-nous, provisoire – du
capitalisme et de la loi du marché.
Cédric
Lomba:
Bonjour à tous. Je vous remercie de participer à cette conférence.
Je voudrais d'abord remercier, au nom du Cercle Débat, Culture
et Action plurielle, Ernest Mandel et Abraham Serfaty d'avoir
accepté de participer à ce débat.
Notre
Cercle se place dans une perpective résolument socialiste. Nous
pensons que le capitalisme est synonyme de guerre comme en
Yougoslavie, et synonyme de famine comme en Somalie. Nous
pensons qu'il n'est pas la fin de l'histoire, et qu'on peut
changer cela.
Je
vous laisse tout de suite en compagnie d'Ernest Mandel et
d'Abraham Serfaty.
Eric
Toussaint:
Bienvenue à tout le monde. L'idée ce soir, est d'avoir un
dialogue. Ce n'est donc pas un débat ou une polémique, parce
qu'il me semble que sont à la tribune, ce soir, deux militants
révolutionnaires internationalistes marxistes, qui luttent
depuis plusieurs dizaines d'années, qui ont montré que leur
engagement au niveau des idées correspondait à un engagement
dans une pratique, qui d'une certaine manière, Abraham surtout,
l'ont payé chèrement. Nous lui exprimons encore notre bonheur
de l'avoir vu être libéré en septembre 1991. Il est venu une
première fois à Liège nous parler du Maroc et de son combat là-bas.
Ce
soir, je parle d'un dialogue parce que, plutôt que de traiter
du Maroc ou de l'Europe, ou de thèmes essentiellement
d'actualité, on abordera un thème plus large, objet de
questionnements, de controverses, pas pour Abraham ou Ernest,
mais pour d'autres: la référence au socialisme après
l'effondrement des régimes bureaucratiques de l'Est,
l'effondrement ou la fin du dit socialisme réel. Y a-t-il
encore une perpective socialiste? Y a-t-il encore un projet qui
peut se définir comme socialiste?
Je
demanderai donc aux deux orateurs de dire en quelques mots ce
qu'est le socialisme pour eux.
Ernest
Mandel:
Pour moi, le socialisme, c'est une société sans exploitation,
sans oppression, sans violence majeure, une société fondée
sur la coopération et la solidarité, une société, comme Marx
l'a définie, de producteurs et de productrices associés, de
l'immense majorité de l'humanité, devenue maîtresse de son
sort et déterminant librement, démocratiquement, elle-même,
les priorités dans l'emploi des ressources rares, la manière
de limiter les dégâts écologiques, l'élimination des différences,
des discriminations, des inégalités, non seulement entre les
classes sociales, mais également entre les peuples, les races,
les ethnies, les sexes, tous les groupes majeurs d'êtres
humains qui habitent cette terre.
Abraham
Serfaty:
Je ne différerai pas pour l'essentiel de ce que vient de dire
Ernest, qui se retrouve chez Marx. Je crois que, pour Ernest
comme pour moi, l'essence de ce qu'a écrit Marx reste vivant.
Pour
ma part, j'apporterai quand-même quelques nuances. En ce sens
que pour moi, le socialisme, c'est plutôt une société de
transition entre le capitalisme, ou le mode de production
capitaliste pour être plus précis, et le mode de production
communiste. Je crois que le communisme et le mode de
production communiste, répondraient davantage à la définition
que vient de donner Ernest. Pour moi, le socialisme est cette
transition; il est donc porteur de ce devenir, mais en même
temps chargé des stigmates du capitalisme, comme l'a d'ailleurs
écrit Marx.
Mais
quelle est la clé, à mon avis, du socialisme? C'est que les
travailleurs, dans le socialisme, sont maîtres de leur destin.
Ils ont encore des stigmates, des noyaux de capitalisme, et nous
y reviendrons tout à l'heure, mais ils sont déjà maîtres de
leur destin, et par conséquent maîtres du devenir de cette
société. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que tout est
tracé d'avance, il peut y avoir des hauts et des bas, des avancées
et des régressions; mais dans l'ensemble, c'est cela qui me
semble être la définition essentielle. A partir de là, on
peut déjà intégrer l'essentiel de ce que vient de dire
Ernest: à partir du moment où les travailleurs seront maîtres
de leur destin, ils façonneront l'espace de manière non
destructrice, à la différence du capitalisme. Ce sera une société
humaniste, ce sera déjà une société véritablement démocratique.
Eric
Toussaint:
Alors qu'un discrédit profond pèse sur la possibilité du
socialisme, discrédit qui est l'héritage d'expériences à
l'Est et ici - où nous vivons concrètement avec la gestion
social-démocrate de la crise - je demande à Ernest Mandel
comment il voit l'avenir du socialisme, son actualité, et ce
qui fonde son engagement politique à ce niveau-là?
« La
crise ne vient pas essentiellement de l’effondrement des
dictatures de l’est »
Ernest
Mandel:
il faut partir d'une vision réaliste, sobre, sans exaltation,
sans exagération dans un sens ou dans l'autre, de ce
j'appellerai la crise de crédibilité du socialisme à l'échelle
mondiale. Cette crise vient de loin. Cela étonnera peut-être
des camarades que je le dise, mais j'en suis convaincu: la crise
ne vient pas essentiellement de l'effondrement des dictatures
bureaucratiques à l'Est, ce n'est qu'un aspect d'une crise
beaucoup plus générale. Je dirais que cette crise dure depuis
au moins une décennie, si pas plus: certains en situent même
l'origine à l'échec de ‘68 en occident, et à l'intervention
des troupes du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie la même
année, avec l'étranglement du Printemps de Prague en
‘68-‘69. Peu importe la chronologie précise, ce qui est
utile, c'est de constater que la crise vient de loin.
Et
on peut résumer les origines de cette crise dans deux aspects
fondamentaux de l'évolution économique, politique et sociale
au cours des deux dernières décennies.
D'une
part, avec le début de la longue récession économique, en
‘73-‘74, l'impérialisme, le capitalisme, a déclenché une
offensive universelle contre, disons-le en gros, la classe ouvrière,
les salariés, les opprimés, les peuples en lutte pour leur libération
dans le Tiers Monde, offensive à laquelle les organisations de
masse du mouvement ouvrier, comme d'ailleurs les organisations
de masse dans le Tiers Monde, à quelques exceptions près,
n'ont pas été capables de répondre, de riposter de manière
tant soit peu efficace. Dans la plupart des cas, d'ailleurs, les
directions se sont fait, ou bien les complices, ou même les
agents d'exécution de cette offensive. Mais il faut tout de
suite ajouter, pour être réaliste, parce que sinon on ne
comprend pas ce qui se passe, que, spontanément ni la classe
ouvrière, ni les peuples du Tiers Monde n'ont trouvé de
riposte adéquate non plus.
Si
cette riposte adéquate était venue, le monde serait tout à
fait différent de ce qu'il est maintenant. Il y a bien eu des
ripostes, et
des ripostes
impressionnantes dans certains cas, mais pas à la hauteur du défi.
C'est la première source de la crise de crédibilité du projet
socialiste, et elle est peut-être plus importante que la deuxième.
Il y a une interrogation sur ce qui est une des thèses
fondamentales du marxisme: la capacité d'auto-organisation et
d'auto-émancipation de la classe ouvrière -j'utilise le terme
classe ouvrière dans le sens le plus large: tous ceux qui se
trouvent sous la contrainte économique de vendre leur force de
travail.
Il
y a un doute, qui est réel, qui correspond à un aspect de la réalité.
L'initiative, disons-le comme ça, brutalement, est dans les
mains de l'ennemi de classe à l'échelle mondiale, pas dans les
mains de notre classe. Sauf dans un ou deux pays, l'initiative
est de l'autre côté. Pas avec des succès foudroyants, nous ne
sommes pas dans les années trente, le fascisme ne frappe pas à
la porte, la classe ouvrière n'est pas écrasée, les
mouvements de libération non plus, sauf dans quelques pays. Ce
n'est pas cette comparaison qu'il faut faire, mais il faut
constater que le rapport de forces s'est détérioré, et
continue en gros à se détériorer aux dépens des exploités
et des opprimés au sens le plus large du terme.
Et
là-dessus se greffe un deuxième aspect de la réalité: les
masses laborieuses ont fini par prendre conscience - avec un
gros retard, qu'on peut regretter, mais enfin... - que ce qu'on
leur avait présenté jusqu'alors comme socialisme réel à
l'Est, comme socialisme gestionnaire à l'Ouest, ou comme
pseudo-socialismes africains ou asiatiques, a fait faillite.
Ce
n'est pas un débat sur les termes: pour nous, il n'y a jamais
eu de socialisme, ni là-bas, ni ici, c'est évident. Là-bas,
il y a eu des sociétés de transition, j'accepte volontiers la
formule d'Abraham, mais profondément bureaucratisées, profondément
anti-démocratiques, et de moins en moins capables de satisfaire
les besoins des masses même ceux les plus élémentaires. Et
ici, le socialisme gestionnaire s'est mis à gérer la crise, à
gérer l'austérité.
L'association
de ces deux déceptions a créé, encore une fois, un doute
profond: après deux échecs, est-ce que ça vaut la peine de
recommencer encore une fois, et recommencer pour quoi faire? Là
sont les deux sources profondes de la crise de crédibilité du
socialisme à l'échelle mondiale.
Maintenant,
il faut un peu relativiser ce constat, en faisant une série de
remarques supplémentaires.
Tout
d'abord, ce que je viens de dire n'est pas d'application
universelle, sans exception aucune. Non. En gros, cela
s'applique davantage aux pays qui ont un mouvement ouvrier ou un
mouvement de libération de masse déjà vieux, étant passé
par une grande série d'expériences. De ce fait, la déception,
et donc le scepticisme, sont profonds. Mais cela ne s'applique
pas à des pays dont la classe ouvrière est relativement jeune,
qui ne traînent pas ce boulet des déceptions.
L'EXEMPLE
DU BRESIL
Je
pense à l'exemple le plus impressionnant, que tout le monde
connaît, celui du Brésil, où on ne peut d'aucune manière
dire que la classe ouvrière ou le mouvement ouvrier sont plus
faibles ou moins actifs qu'il y a dix ou vingt ans. C'est le
contraire qui est vrai, ils sont beaucoup mieux organisés, plus
actifs... Cela ne veut pas dire que c'est gagné, loin de là,
ça peut très mal finir, mais c'est une autre situation, c'est
une situation où l'espoir n'a pas disparu.
CELUI
DE L'AFRIQUE DU SUD
Je
prendrai un deuxième exemple, qui est d'ailleurs exactement de
la même nature: celui de l'Afrique du Sud. On ne peut pas dire
que les travailleurs noirs y sont moins actifs, plus mal logés,
ou plus mal organisés qu'il y a dix ans. Là, le progrès est
plus spectaculaire encore qu'au Brésil. C'était la classe
ouvrière la plus opprimée, la plus humiliée, la plus dénuée
de droits du monde entier. Ils n'avaient même pas la citoyenneté
de leur propre pays. Ils n'avaient aucun droit. La différence
de salaires avec les salariés blancs était de l'ordre de un à
douze. En l'espace de quelques années, ils ont réussi à
s'organiser syndicalement et politiquement. Ils ont conquis, de
fait, les libertés démocratiques. On leur tire encore dessus,
c'est un pays du Tiers Monde, c'est un pays de semi-dictature,
mais ils manifestent, pas comme dans le temps, ils manifestent,
ils font grève par dizaines de milliers de personnes, et ils
ont confiance en eux-mêmes, parce que le résultat est là: la
différence de salaires avec un blanc est passée de un à
douze, à un à trois. Ils ont confiance en eux-mêmes. Encore
une fois, il ne faut pas présenter une image rosé, là aussi
ça peut très mal finir. Mais c'est un progrès, on ne peut pas
dire que c'est un recul comme dans le reste du monde.
LA
COREE DU SUD
Troisième
exemple du même genre, la Corée du Sud, où une classe ouvrière
jeune, qualifiée, commence à s'organiser dans des syndicats
puissants qui dament le pion partiellement, malgré la répression
- beaucoup des dirigeants syndicaux sont en prison - à la
dictature.
Si
on regarde attentivement le monde, on pourrait trouver d'autres
exemples de ce genre, je n'insiste pas, mais il y a donc des
exceptions.
“Il
y a aussi crise du néo-liberalisme”
Une
autre considération qui permet de relativiser le constat, c'est
que, s'il y a crise de crédibilité du projet socialiste, il y
a en même temps - et on peut l'affirmer avec ce que les
Allemands appellent « schadenfreude »,
délectation morose - crise de crédibilité du
néolibéralisme
et du
néoconservatisme, sans commune mesure avec ce qui existait dans
les années 70 et au début des années 80. A cette époque, les
Reagan, les Thatcher, les Bush, les Kohl, ils croyaient avoir
gagné. Aujourd'hui, ils déchantent. Quelqu'un a décrit la
situation mondiale comme étant caractérisée par des rapports
de production chaotiques, ce qui est évidemment une boutade,
des rapports de production chaotiques, ça n'existe pas. Mais
enfin, si vous regardez le désordre mondial, il est
impressionnant. Et la capacité de l'impérialisme américain à
dominer, à gérer tout cela, est en déclin. Non seulement elle
est en déclin, - s'il y a toujours une supériorité militaire
de l'impérialisme yankee, il a perdu sa supériorité financière,
sa supériorité industrielle, sa supériorité technologique
est au moins mise en question - mais, ce qui est l'essentiel,
c'est que personne ne s'est mis à sa place.
On
a vu à plusieurs reprises dans l'histoire une puissance
capitaliste ou impérialiste hégémonique remplacée par une
autre; aujourd'hui, ce n'est pas le cas. Ni le Japon, ni l'Allemagne, - ne parlons même pas de l'Angleterre - ni
l'alliance germano-française, n'ont la capacité de se
substituer aux Etats-Unis comme leader impérialiste du monde.
Donc, il y a, de ce côté-là, un désordre croissant. Et à
cela correspond une incapacité d'agir qui, conjuguée à
d'autres causes de nature plus économique, plus structurelle,
fait que nous sommes entrés dans une longue période de dépression
économique, ce que j'appelle une onde longue dépressive, qui
n'a aucune chance, à court terme, cela je le dis avec grande
conviction, d'être remplacée par une période d'expansion
comparable à celles des années ‘50 et ‘60. Dans un avenir
prévisible, cette dépression va durer. Il y aura des phases de
reprise, le cycle industriel continue à fonctionner, mais ce
sera une reprise très limitée, et - ici je reviens à
l'essentiel - elle n'éliminera ni le chômage, ni la pauvreté.
Même dans les périodes
de reprise, le chômage continuera à monter. La pauvreté, la
marginalisation, continueront à s'étendre. Ce qui veut dire
qu'à l'échelle mondiale, le visage barbare de l'impérialisme
et du capitalisme est perçu, les masses ne sont pas idiotes ou
aveugles. Croire le contraire, c'est une vue élitaire qui ne
correspond d'aucune manière à la réalité. Les masses sont
sceptiques, elles sont déçues, elles sont, dans une certaine
mesure, en désarroi, mais elles ne sont pas aveugles. On ne
peut pas leur dire: "Tout va pour le mieux dans le meilleur
des mondes". Ça, personne ne le croit, absolument
personne.
CROISSANCE
DE LA MISERE ET DE LA BARBARIE
Je
donne quelques chiffres, on pourrait en donner beaucoup. Dans le
monde impérialiste uniquement, le nombre actuel des chômeurs dépasse
les 50 millions. Je parle du vrai chiffre, pas du chiffre
falsifié donné par les gouvernements avec la complicité des
sociaux-démocrates et des directions syndicales. Pour moi, il
n'y a pas le moindre doute: ce chiffre passera à 60, 70, 75
millions dans les années à venir.
La
pauvreté, la marginalisation, touchent, selon les pays, entre 5
et 15 pour cent de la population; aux Etats-Unis, pays dit le
plus riche du monde - ce qui n'est d'ailleurs plus vrai - le phénomène
touche de 35 à 40 millions de personnes; ce ne sont pas de
petits chiffres. Dans les pays du Tiers Monde, la barbarie éclate,
d'une manière qui, malheureusement, même dans les milieux
d'extrême-gauche en Europe et aux Etats-Unis, n'est pas tout à
fait saisie dans son ampleur. Rien que sur le plan des chômeurs
et des chômeuses, des gens qui se trouvent sans emploi ou avec
un emploi tout à fait limité, cela dépasse vraisemblablement
les cinq cent millions. 50 millions dans les pays impérialistes,
500 millions dans les pays du Tiers-Monde. Ce sont des chiffres
horribles, on ne peut pas le dire autrement.
Les
conséquences de cette barbarie au niveau de l'alimentation, je
dirais, au niveau des effets génétiques, sont épouvantables.
Au nord-est du Brésil, qui n'est pourtant pas le pays le plus
pauvre du Tiers Monde mais plutôt un des plus riches, par suite
de dévitaminose pendant trois générations dans les couches
les plus pauvres de la population, une nouvelle race de pygmées
est apparue - ce sont des choses qui étaient inconcevables -
une nouvelle race de pygmées dont la taille est en moyenne inférieure
de trente-cinq centimètres à la taille moyenne des habitants
du Brésil. Et les idéologues de la bourgeoisie brésilienne,
comme la bourgeoisie elle-même, appellent ces malheureux et ces
malheureuses des 'hommes-rats’, et on sait ce qu'on fait avec
les rats: c'est pour préparer, justifier, une répression
atroce, déshumaniser dans le langage pour permettre tous les
crimes, comme les nazis l'avaient fait auparavant.
L'idiotie,
il n'y a pas d'autre terme, de labourgeoisie impérialiste est
de croire que tous ces développements ne vont pas avoir de
retombées dans leur propre pays. Il y a déjà des retombées.
S'il y a une reprise d'épidémies typiques de la pauvreté,
comme la tuberculose ou le choléra, croire que cela va s'arrêter
à la frontière d'un pays riche ou d'un quartier riche, c'est
idiot: cela n'est pas arrivé comme cela dans le passé, cela
n'arrivera pas comme ça aujourd'hui non plus.
Je
vous donne un autre chiffre, effrayant, pour qu'on se rende
compte dans quel monde on vit: les projections de l'Organisation
Mondiale de la Santé disent qu'au début du vingt-et-unième siècle,
c'est-à-dire dans moins de dix ans, il y aura 30 millions de séropositifs
dans le monde, dont plus de 95 % dans le Tiers Monde; et
actuellement, 98 % des dépenses de prévention se font dans les
pays impérialistes, et pas dans les pays du Tiers Monde.
En
1990, selon l'Organisation Mondiale de la Santé, il y avait 9
millions de séropositifs dont 80 % vivaient dans le Tiers
Monde. En Thaïlande, un adulte sur 50 est infecté. Dans
certains pays d'Afrique Subsaharienne, un adulte sur 40 est déjà
infecté et dans certaines villes d'Afrique, un sur trois
(Rapport de la Banque Mondiale, 1993, p. 103).
Il
n'y a pas matière à s'étonner, pour quiconque connaît la
nature de l'impérialisme. Mais enfin, encore une fois, c'est
une politique suicidaire, les retombées dans les pays impérialistes
sont inévitables, une épidémie ne s'arrête pas à des frontières
nationales ou à des frontières de classe. Les imbéciles qui
sont responsables ou coresponsables de cette situation creusent
littéralement leur propre tombe, et je répète, il y a une
bonne partie de la population mondiale qui est consciente de
cette réalité. Ce qui entraîne des réactions.
FACE
A CETTE BARBARIE, SE DEVELOPPENT DES RIPOSTES, SOUVENT LIMITEES,
MALHEUREUSEMENT
Mais
dans l'absence d'un projet socialiste crédible, ces réactions
sont des réactions généralement limitées à un seul
objectif, ce qu'on appelle en anglais des "single-issues
movements" (mouvements à thème unique), et des réactions
discontinues dans le temps. Par exemple, dans notre propre pays,
nous avons connu, contre l'installation des fusées nucléaires
cinq cent mille personnes dans la rue. C'est énorme, on n'avait
jamais vu cela dans le passé. Et puis le mouvement est retombé.
Où sont ces cinq cent mille personnes aujourd'hui?
Aux
Etats-Unis, magnifique!, quand la Cour Suprême a voulu limiter
le droit à l'avortement, il y a eu un million de femmes dans la
rue. C'est magnifique, on n'avait jamais connu cela dans le passé.
Mais aujourd'hui, c'est fini.
Je
pourrais multiplier les exemples. Ils sont innombrables. Il
y a des réactions, des
réactions même impressionnantes, dans une certaine
mesure plus amples que ce qu'on a connu dans le passé, mais
discontinues, sans unification autour d'un projet de forme de
société, d'alternative de société, d'ensemble et cohérent.
C'est le défi pour nous, mais c'est en même temps notre
chance.
Ce
ne sera pas facile de rendre le projet socialiste à nouveau crédible.
C'est un travail à long terme. Je ne vais pas donner un
pronostic. En général, on me considère comme péchant plutôt
par optimisme excessif que par pessimisme. Mais je crois qu'on
en a pour plusieurs dizaines d'années avant que la crédibilité
du socialisme soit rétablie. Chez les larges masses, je ne
parle pas des avant-gardes qui ne sont d'ailleurs pas si petites
que ça. Dans le temps, quand on parlait d'avant-garde, on avait
l'habitude de considérer des groupuscules de quelques dizaines
ou centaines de personnes. Aujourd'hui, l'avant-garde qui est
toujours attachée au socialisme, ce sont des centaines de
milliers de personnes dans le monde.
Mais
enfin, il s'agit de regagner les larges masses au projet
socialiste, et ça prendra du temps. Quinze, vingt, trente
ans... Si on a un peu de chance, comme la génération de la
première guerre mondiale, avec la révolution russe, si on a
une chance comparable, cela ira peut-être un peu plus vite.
Mais laissons ça de côté, parce qu'il ne faut pas miser sur
l'imprévisible. Le processus doit trouver sa propre logique, sa
propre cohésion et cela prendra beaucoup de temps.
NOUS
SOMMES REVENUS, DANS UNE CERTAINE MESURE, A LA CASE DEPART
Nous
sommes, dans une certaine mesure, revenus à la case départ.
C'est un vocabulaire qui choque mais qui me paraît réaliste.
Nous sommes dans une situation comparable à celle des premiers
socialistes, des années ‘80 et ‘90 du siècle passé, période
qui s'est prolongée jusqu'au milieu des années vingt, et même,
pour certains pays, jusqu'après la seconde guerre mondiale.
Mais nous revenons à cette case départ avec deux énormes
atouts, que n'avaient pas nos grands-parents.
Le
premier atout, celui qu'on saisit le moins, c'est la croissance
de la classe ouvrière: numérique, culturelle, en
qualification. Si on compare à la situation de la classe ouvrière
de la fin du siècle dernier, il n'y a aucune commune mesure:
aujourd'hui, il y a plus d'un milliard de salariés, hommes et
femmes, à l'échelle mondiale, avec évidemment une répartition
géographique inégale.
Il
y a des mythes qui continuent à circuler. Hier, j'ai eu
l'occasion de discuter avec une camarade italienne, Luciana
Castellina, euro-députée de l'extrême-gauche, du
Parti Rifondazione
Comunista, je lui ai posé la question qu'on me pose si
souvent dans les débats, les meetings:
"On
dit que les grands bastions de la classe ouvrière italienne,
avant tout Fiat à Turin, sont démantelés." "Ah, me
dit-elle, c'est vrai." Je lui pose alors ma seconde
question: "Combien y a-t-il encore de salariés à
Fiat?" Sa réponse: "Cent cinquante mille." Eh
bien merci comme démantèlement! Cent cinquante mille salariés
pour un seul patron, dans une seule ville, ce n'est
pas exactement un
démantèlement. C'est un affaiblissement, c'est autre chose, je
ne discute pas. Mais enfin, cela n'existait pas dans le passé,
même lors du grand mouvement d'occupation d'usines en Italie en
1919-1920, et cela n'existait même pas en ‘45 ou ‘48. Il
faut bien se rendre compte que cette croissance numérique, à
laquelle il faut ajouter, j'insiste, l'augmentation du niveau de
qualification et de culture, c'est un atout que n'avaient pas
nos grands-parents.
Et
le deuxième atout que nous avons, c'est que, face à la démission
de nos adversaires, je ne parle même pas des bourgeois, mais de
ceux des mouvements ouvriers ou de libération nationale intégrés
dans la société bourgeoise, nous avons la chance, et c'est
extraordinaire, de pouvoir prendre en charge pratiquement sans
concurrence la défense des intérêts immédiats des salariés:
défendre les travailleurs et les travailleuses contre l'austérité,
contre l'oppression, contre l'élimination ou la restriction des
droits de l'homme et de la femme. Ce n'est pas une petite chose.
LE
SOCIALISME A UN AVENIR MEME S'IL N'EST PAS GARANTI
C
'est la combinaison de ces deux atouts qui fait que le
socialisme a un avenir, un avenir qui n'est pas garanti, il doit
se redéfinir de façon beaucoup plus sophistiquée, beaucoup
plus nuancée que dans le passé. Mais
il doit être internationaliste, solidaire avec les peuples du
Tiers Monde, il doit être féministe, il doit être écologique,
il doit être autogestionnaire, il doit être pluraliste, il
doit défendre les droits de l'homme et de la femme, mais il
doit surtout être fidèle à lui-même: sa pratique doit
correspondre à ses principes. Si les gens peuvent constater
cela, comme ils ont pu le constater à la fin du dix-neuvième
siècle, comme ils ont pu le voir avec les communistes dans la période
1917-1925, tous les mensonges de la bourgeoisie, toute la
propagande anti-communiste et anti-socialiste, toutes les séductions
de la société de consommation, toute la répression, ne
serviront à rien du tout. Absolument à rien du tout.
La
condition, c'est de rester fidèle à soi-même, appliquer ses
principes, ne pas céder aux tentations de la realpolitik,
pseudo-réaliste mais en fait totalement irréaliste, dans ce
cas, à la force numérique, nous joindrons une force morale qui
effectivement nous rendra invincibles.
Abraham
Serfaty:
Chers camarades, je voudrais dire d'abord l'honneur que j'éprouve
à être ici, aux côtés d'Ernest Mandel, et en cette ville de
Liège qui est un haut lieu du mouvement ouvrier, pas seulement
européen, mais international. C'est pourquoi j'ai accepté avec
joie l'invitation à être ici avec vous aujourd'hui.
Sur
l'avenir du socialisme et le pourquoi du socialisme. Tout
d'abord, pour nous, militants du Tiers Monde, le capitalisme
n'est qu'un capitalisme sauvage, et Ernest en a donné des
exemples tout à l'heure, cet exemple effrayant du nord-est du
Brésil. Nous ne vivons pas au Maroc ce degré de barbarie, mais
nous en vivons la barbarie. Actuellement, des jeunes du Maroc
prennent des petites barques pour gagner l'Espagne, en sachant
qu'ils ont un risque sur deux de mourir en mer. Mais le désespoir
est tel qu'ils n'ont pas d'autre issue. C'est déjà la
barbarie. Et par conséquent, le modèle du capitalisme
triomphant du Nord est inacceptable dans le Tiers Monde. Ça
c'est le point de départ.
MONTEE
DE L'INTEGRISME
Maintenant,
il est vrai, comme l'a dit Ernest tout à l'heure, que le désarroi
s'est répandu dans le monde quant à cette alternative du
socialisme. Par exemple, dans les pays arabes, actuellement,
l'alternative qui a pris corps avec le plus d'ampleur, c'est,
comme vous le savez, les mouvements islamistes, avec leur développement
que l'on appelle l'intégrisme, c'est-à-dire leur aspect le
plus fanatique. Ce n'est pas vrai partout. Je peux dire qu'au
Maroc, par exemple, même si nous sommes loin du niveau des
luttes au Brésil ou en Afrique du Sud, il y a tout de même un
mouvement démocratique dont le moteur principal, stratégique,
est la classe ouvrière.
Cette
alternative démocratique existe et la solution de désespoir
qui consiste à rejeter le Nord tout entier - pas le
capitalisme, mais l'Occident comme nous disons dans le monde
arabe ou dans le Tiers Monde en général, comme barbarie, pour
revenir à nos valeurs d'antan dans leur intégralité, avec ce
qu'elles avaient de positif, mais aussi avec ce qu'elles avaient
et ont encore de rétrograde, cette solution de désespoir se
heurte à l'alternative dont je parlais qui prend de 1'ampleur. Mais
dans la mesure où, au contraire, on peut travailler à partir
des réalités de nos pays, à partir des luttes de nos peuples,
en restant, comme Ernest l'a dit avec force tout à l'heure - et
effectivement, c'est fondamental, en restant fidèles à nous-mêmes,
fidèles quoi qu'il en coûte à nos principes, de ce fait, je
peux dire qu'au Maroc les étudiants ne sont pas tous désespérés,
ne pensent pas tous à un retour en arrière. Dans la classe
ouvrière, il y aussi une vision de l'avenir, floue encore, mais
elle existe. Et cela n'est qu'un petit exemple par rapport aux
grands exemples que sont le Brésil et l'Afrique du Sud.
ALLER
AU-DELA DE LA RESISTANCE A LA DICTATURE
Il
est évident que, pour les militants révolutionnaires du Tiers
Monde, nous ne pouvons pas nous contenter de cela. Bien sûr, au
Maroc, le seul fait de résister à la tyrannie, quoi qu'il en
coûte, a été le principal pôle d'attraction du peuple
marocain vers cette alternative. Mais il nous faut aller au-delà.
Il nous faut élaborer effectivement un projet de société,
pour nos sociétés concrètes, qui soit crédible, qui puisse
fonctionner maintenant si les conditions politiques étaient réunies,
un projet viable et fiable, tenant compte des échecs, des
faillites du socialisme, notamment à l'Est de l'Europe, et de
ce modèle qui a été longtemps le modèle et qui était celui
de l'Union Soviétique. Mais aussi des échecs dans le monde,
pas seulement des régimes révolutionnaires qui ont échoué,
mais aussi des tentatives révolutionnaires ou des partis révolutionnaires
qui se réclamaient du marxisme et qui se sont enlisés. Dieu
sait que, dans le monde arabe, nous en connaissons, des partis
communistes qui se sont enlisés parce qu'ils étaient sous la
tutelle du parti communiste d'Union Soviétique. Lorsqu'ils
pouvaient prendre le pouvoir en Irak, ils y ont renoncé sur les
ordres du parti soviétique; lorsqu'ils étaient anti-sionistes,
ils ont tempéré leur anti-sionisme sur les ordres du parti
soviétique, et naturellement cela a fait faillite, et
naturellement cela a entraîné un discrédit. Donc, il nous
faut d'abord élaborer des solutions sur la base de notre propre
indépendance, à partir des réalités de nos pays, en tenant
compte de toutes ces leçons, mais aussi en construisant des
projets de société ancrés dans nos réalités, enracinés
dans notre histoire.
SE
REFERER A MARX MAIS PAS COMME A UNE BIBLE
Nous
devons, bien sûr, maintenir les principes. Et dans Marx, nous
trouvons la somme de ces principes, à condition de l'analyser,
de réfléchir, de ne pas le lire comme une bible, bien entendu.
En revanche, nous avons à faire un tri dans ce qu'on a appelé
les grands maîtres du marxisme-léninisme au 20ème siècle. Bien entendu, il ne s'agit pas de parler de Staline. Je rends d'ailleurs
hommage au mouvement trotskyste international, à ceux qui, dès
les années 20, ont dénoncé ce devenir du stalinisme en Union
Soviétique. Mais nous devons aller plus loin. Je considère
personnellement que Lénine reste un
maître pour
tous les révolutionnaires
du monde. Mais pas un maître à prendre intégralement.
Nous devons comprendre comment il a su maîtriser la conjoncture
politique en Russie, et nous devons avant tout comprendre
comment il a su maîtriser la dialectique, et c'est cela aussi
que nous devons apprendre à faire pour savoir faire une révolution.
Le marxisme, c'est pour moi avant tout, sinon uniquement, une méthodologie
de la dynamique sociale. Ce n'est pas un dogme, les véritables
marxistes le savent tous. Et Marx lui même l'avait dit, bien sûr,
qu'il n'était pas marxiste.
Non
seulement ce n'est pas un dogme, mais ce ne doit pas être non
plus un ensemble de recettes à appliquer. Il n'y a pas de modèle
révolutionnaire. Chaque révolution doit construire son propre
processus. Nous devons apprendre à maîtriser la dynamique
sociale - et jamais on ne la maîtrise entièrement,
heureusement, parce que la dynamique sociale est toujours
beaucoup plus riche que ce que l'on peut prévoir. Mais nous
devons apprendre au moins à nous orienter, savoir comment agir,
comment encourager, plus exactement, comment développer cette
dynamique sociale.
Et
à cet égard, nous devons revenir sur un problème qui reste
fondamental dans le mouvement marxiste international: le problème
du parti révolutionnaire. Du modèle de parti dans "Que
faire" de Lénine, nous savons que Lénine lui-même a dit
plus tard que ce n'était pas cela la vraie voie de construction
du parti révolutionnaire. Mais, tout de même, il en reste
quelque chose. Ce modèle a fonctionné pour faire la révolution
d'octobre, et, à l'époque, le parti bolchevique n'était pas
un parti bureaucratisé sinon il n'aurait pas pu faire cette révolution.
Heureusement,
le monde a évolué. La classe ouvrière dans vos pays est
beaucoup plus cultivée, la classe ouvrière dans son sens le
plus large, dans la définition de Marx, tous ceux qui
contribuent à créer de la plus-value, y compris des ingénieurs
de recherche, y compris des techniciens sur ordinateur, etc, et
pas seulement l'ouvrier manuel d'antan. Et c'est vis-à-vis de
cette classe ouvrière d'ensemble que, dans vos pays, vous devez
élaborer un projet de société.
Mais dans nos pays, si beaucoup d'entre nous sont encore
analphabètes, si les ouvriers ou les jeunes n'ont pas lu Marx,
la culture a évolué aussi. J'ai vu des jeunes lycéens au
Maroc qui se disent marxistes simplement parce que Marx a défini
la lutte de classes. Il y a des choses comme ça qui circulent,
qui sont diffusées. Il existe donc une culture que les ouvriers
d'il y a un siècle ne connaissaient pas. Il y a les leçons qui
se diffusent des révolutions, y compris de leurs échecs. On
assimile y compris les échecs des mythes, comme l'échec de
l'intégrisme en Iran. Et même si demain, il peut encore
reprendre le dessus dans tel ou tel pays arabe, nous savons
qu'il aura sa limite et, bien entendu, les révolutionnaires
devront apporter leur alternative.
IL
Y A ACTUELLEMENT UN
DEVELOPPEMENT DE L’ ACTION DES MASSES
Il
y a donc actuellement un développement de l'action des masses,
de l'action autonome des masses. Nous le voyons au Maroc, mais
aussi dans d'autres pays: l'exemple du Brésil est très
important à cet égard. C'est essentiel: nous n'en sommes plus
au stade où on pouvait dire: le marxisme apporte de l'extérieur
via les intellectuels, la science au mouvement ouvrier. Cela était
faux (même alors, ce n'était pas la pensée de Lénine, mais
il a repris la citation fameuse de Kautsky) mais cela a fait
illusion pendant très longtemps. C'était déjà faux alors,
mais aujourd'hui, ça n'a plus de sens: il n'y a pas un apport
de la science élaboré une fois pour toutes, il ne peut pas y
en avoir. Et lorsque ces masses sont conscientes de la nécessité
de lutter - bien sûr, cela ne vient pas tout seul -, se met en
marche toute une dynamique, une dialectique, entre les masses et
les noyaux révolutionnaires. Je parle de noyaux révolutionnaires
et pas forcément DU Parti avec un P majuscule. A tort, on nous
disait dans les partis communistes: "Le Parti a dit"
et on n'avait plus qu'à répondre: "naam sidi",
c'est-à-dire on baise la main et on s'incline. Heureusement,
cette situation est dépassée.
Dans
les pays du Tiers Monde où existent des régimes dictatoriaux
d'oppression, on ne peut pas construire un parti structuré avec
un Comité Central qui se réunit régulièrement, qui élabore
une ligne politique sacro-sainte, etc, ce n'est pas possible.
Mais en revanche on peut avoir des noyaux révolutionnaires qui
ne peuvent survivre que s'ils savent justement se libérer de
toutes les contraintes des vieux modèles des partis communistes
qui contrôlent les organisations de masses, qui donnent le
guide de la ligne politique à leur base... Ce n'est au
contraire qu'en laissant les masses s'auto-organiser, aller dans
la voie générale de leur libération: les étudiants, les
ouvriers, les paysans quand on peut, c'est beaucoup plus
difficile dans le Tiers Monde; ouvrir la voie à cette libération
par des idées, par des projets, par un programme; désacraliser
les tabous de toute sorte. A ce moment-là, les masses sont plus
libres pour s'organiser, il y a des militants, pas forcément
organisés, mais qui sont reliés par des tas de canaux à ces
idées révolutionnaires.
Alors,
l'auto-organisation des masses se développe. Et le rapport
dialectique entre ces noyaux révolutionnaires et cette
auto-organisation des masses n'est plus à sens unique. Jamais
d'ailleurs elle ne pouvait l'être. Mais on avait l'idée que
par le centralisme démocratique au sein du Parti et entre le
Parti et les masses, le Parti synthétisant le mouvement, on
arriverait à élaborer la vérité révolutionnaire au Comité
Central ou dans la direction du Parti. Mais ce n'est pas comme
ça. La vérité révolutionnaire se construit par
approximations successives, dans une dialectique permanente
entre ces noyaux et les masses. Je ne dis pas un Parti qui à
lui tout seul dominerait tout le reste, mais les noyaux révolutionnaires.
Et l'un peut être plus particulièrement marxiste, l'autre plus
particulièrement marqué par le léninisme, un autre plus
particulièrement marqué, dans le monde arabe, par ce qu'on
appelle le socialisme arabe, etc., etc. Mais dans la mesure où
on sait élaborer un objectif global qui réponde à l'étape
historique, lorsqu'on arrive à dépasser nos propres
sectarismes - et pour les dépasser, il faut savoir qu'on n'est
pas porteur de la vérité sacro-sainte - alors ces forces
peuvent s'unir, elles s'unissent aussi parce qu'elles sont poussées
par le mouvement des masses. Ce mouvement des masses s'enrichit
des réflexions et des idées propagées par ces forces, et
l'enrichit à son tour de ses propres expériences et de ses
propres luttes; et c'est ainsi que la dynamique révolutionnaire
peut se développer.
Je
vais plus loin. Les échecs, ce n'est pas seulement les échecs
révolutionnaires, c'est aussi les échecs post-révolutionnaires.
Nous savons bien l'impact qu'a eu l'effondrement de l'Union Soviétique.
Pour nous, marxistes marocains qui avions dès les années
‘60, déjà, commencé à mettre en cause ce modèle, ça n'a
pas eu un tel impact. Mais tout de même, c'est effectivement un
projet qui s'est effondré.
LES
PRISES DE POUVOIR QUI ONT ABOUTI A DES IMPASSES
Et
il y a aussi les prises de pouvoir révolutionnaires qui ont
abouti à des impasses. Je prends l'exemple de la grande révolution,
pour tous les révolutionnaires du Tiers Monde, de la grande révolution
sandiniste au Nicaragua. Ce n'est pas seulement parce qu'il y a
eu le complot impérialiste américain qu'elle s'est enlisée,
qu'elle a relativement échoué. Mais c'est aussi parce que,
alors qu'il y avait au départ une dialectique formidable entre
le Front Sandiniste et les masses, et les organisations de
masses qui étaient au départ autonomes et indépendantes, très
vite, après la prise de pouvoir, un rapport de forces s'est
institué entre un Front dominant et des organisations de masse
dominées. Or, il faut au contraire que cette autonomie au sens
large, au sens de l'indépendance des organisations de masses,
que cette dialectique vivante entre les organisations de masse,
l'auto-organisation des masses, et les noyaux révolutionnaires,
reste vivante au-delà de la prise de pouvoir. Il
faut que cette auto-organisation des masses s'érige immédiatement
en contre-pouvoir. Le pouvoir corrompt, y compris le pouvoir
socialiste, malheureusement, nous l'avons vu. II faut un
contre-pouvoir pour empêcher la corruption du pouvoir. Il faut
que dès l'instant où les révolutionnaires ont triomphé sur
l'ennemi, l'Etat commence à dépérir. Il ne s'agit pas de
construire l'Etat pour le faire dépérir ensuite. Il faut que,
dès le premier instant où le pouvoir révolutionnaire
s'installe, que commence à dépérir cet Etat. Et il ne dépérit
que par le développement de cette auto-organisation des masses
à la place de l'Etat.
Ce
sont donc toute une série d'idées que nous devons développer,
élargir, approfondir, mais pour cela, il nous faut d'abord
lever ces tabous dans nos propres têtes. Dans notre action
actuelle comme dans nos projets futurs.
Dans
ce cadre-là, je reste profondément convaincu que le socialisme
reste la seule réponse à la barbarie capitaliste. Le
socialisme tel qu'il a été conçu dans l'oeuvre de Marx.
II
n'y a pas d'autre réponse.
Ce socialisme doit s'enrichir de tous les apports de tous les
progressistes, de tous les révolutionnaires du monde. J'ai écrit
dans un livre qui va paraître bientôt que peut-être la
victoire idéologique de Marx sur Bakounine a été trop forte,
qu'il aurait peut-être fallu intégrer davantage ce qu'a apporté
l'anarchisme, justement dans le sens de l'auto-organisation des
masses. Il faut intégrer ce qu'a dit Rosa Luxembourg sur la
conception de Lénine du Parti. Etc...
Donc,
nous devons revenir sur tout cela, et nous enrichir de tout cet
apport-là, comme de l'apport immense des écologistes, comme de
l'apport immense du mouvement de libération de la femme. Dieu
sait que le mouvement ouvrier international a méprisé, a
sous-estime celles qui luttaient comme pionnières pour la libération
de la femme.
LE
CAPITALISME N'A POUR REPONSE QUE L’EXTENSION DU CHOMAGE
Je
le dis aujourd'hui à des étudiants, il y a à l'échelle du
Nord des forces motrices... bien sûr, ce sont les êtres
humains qui en sont les porteurs. Mais au niveau de la
technologie, la force motrice fondamentale, c'est
l'informatique, c'est-à-dire la percée vers un monde où il
n'y aura plus de travail manuel d'esclave, un monde où tous les
êtres humains seront des créateurs. Et à cela, il n'y a que
le marxisme, que le communisme, qui répond. L'impasse
fondamentale, structurelle, du capitalisme, c'est qu'il n'est
pas capable de répondre à cette mutation. Sa seule réponse,
c'est l'extension du chômage. Et ce sera à nous, les révolutionnaires,
de répondre en montrant comment nous pourrons faire que tous
les êtres humains soient des créateurs.
L’IMPORTANCE
DE LA LIBERATION DES FEMMES
Les
êtres humains hommes, les êtres humains femmes, et les êtres
humains enfants. Parce que ça commence à l'enfance. Et cette
créativité à l'enfance ne peut exister que si le mère de
l'enfant est libre.
Quand
on vient d'un pays comme le Maroc et qu'on voit, malgré les
entraves qui existent encore, cet extraordinaire développement
de la femme dans vos pays, ces femmes libres qui circulent dans
vos rues, c'est formidable. Ce sont les porteuses de l'avenir de
l'humanité, et j'espère bien qu'un jour, nos femmes, dans nos
pays, seront également libres.
L’ECOLOGIE
J'en
reviens à l'écologie, ou plus exactement à une réflexion
qu'un certain nombre d'entre nous a pu avoir, malheureusement
d'une façon minoritaire, mais qui tout de même prend corps
aujourd'hui. Développer nos pays à partir de nos propres réalités
concrètes, à partir de notre identité, - non pas d'une
identité mythique, qui existe, la religion est une composante
de l'identité, mais elle n'est pas toute l'identité. Le
fondement de l'identité, c'est la relation séculaire entre les
collectivités humaines et leur espace, et nous devons restaurer
cet espace, nous devons faire que ces collectivités humaines
redeviennent maîtres de leur espace et le développent à
partir des hautes technologies. Et c'est possible. Ces enfants
du Rif qui aujourd'hui, prennent les petites barques pour mourir
en mer, pourraient dans un pays libre être les créateurs qui
transformeraient leur
vallée aujourd'hui désertifiée par ce capitalisme, en
feraient un paradis, en intégrant cette haute technologie pour
développer leur agriculture, etc. Tout cela est possible. Mais
cela implique effectivement le respect de cette identité
spatiale. Et là nous revenons à ce que les écologistes
apportent de vrai, de juste. Et c'est vrai bien entendu pour le
monde dans son ensemble.
Voilà
un certain nombre d'idées que je voulais apporter comme jalons,
pour dire que le socialisme, effectivement, reste l'avenir de
l'humanité.
LE
COMMUNISME EST LA JEUNESSE DU MONDE
Lorsque
j'étais jeune militant, j'apprenais cette phrase qui reste
vraie: "le communisme est la jeunesse du monde". Et
c'est vrai: le communisme est la jeunesse du monde. Et c'est
vous, les jeunes, qui construirez cette jeunesse du monde. Pas
encore la société communiste. Mais c'est vous qui ferez le
renversement à partir du creux que nous vivons aujourd'hui.
Lorsque dans dix, quinze, vingt ans, vous serez la force de vos
sociétés, ce communisme apparaîtra vraiment comme étant la
jeunesse du monde.
Eric
Toussaint:
Nous vous rappelons que cette soirée est le résultat d'une
coorganisation entre diverses associations: le cercle étudiant
qui a été présenté tout à l'heure par Cédric, la Fondation
Léon Lesoil, mais aussi le Cercle culturel Carlo Lévi,
l'organisation Solidarité Arabe, la Jeunesse Communiste,
Socialisme Sans Frontières et la Jeune Garde Socialiste.
En
fait, nous aimons beaucoup les coorganisations parce que nous
pensons que, par ce type d'initiatives, on est déjà en train
de dépasser le sectarisme qui vient d'être fortement démoli
par les deux intervenants de cette soirée. Je m'arrête là et
je donne la parole tout de suite à ceux qui la demandent.
Didier
Brissa
(JGS): Je voudrais savoir quel regard vous portez sur les partis
socialistes d'Europe occidentale. Par exemple, ici, en Belgique,
ces partis sont en train d'augmenter les loyers sociaux, de
privatiser les services publics... Est-ce que c'est ça le
socialisme, est-ce qu'on peut encore appeler nos partis
occidentaux des partis socialistes?
Autre
question: je fais partie ici du mouvement antiraciste et je
regrette souvent de ne pas voir plus de Maghrébins et,
particulièrement, de Marocains puisqu'ici, à Liège, il y a
une forte communauté, participer aux actions des mouvements
antiracistes. Je crois en effet que c'est un combat essentiel
ici en Occident, de faire comprendre que le problème n'est pas
une question de couleur ni de culture, c'est un problème de
classe sociale. Et que s'ils sont des exclus dans notre société,
c'est lié plus à la classe sociale qu'à l'origine.
Le
seul moyen de combattre cela, c'est de mener le combat à
plusieurs: les prolétaires d'Europe, et eux, avec nous.
Sur
la question de l'internationalisme. Est-ce que jusqu'à présent
ce n'est pas un échec? On a plutôt l'impression, surtout au
cours des deux guerres mondiales, que les socialistes de différents
courants se sont tirés les uns sur les autres et n'ont pas mené
un véritable combat d'union pour abolir la guerre.
Dernière
question: vous qui êtes pour nous des modèles de combattants
politiques, quel message avez-vous à donner aux jeunes
militants, à ceux qui commencent à militer maintenant?
Hans
Kramish
(PTB): Une première question à Abraham. J'ai lu que, dans les
années cinquante, le peuple marocain a dû fournir un tribut
assez élevé dans sa lutte de libération contre la France. On
parle de trente-cinq à cinquante mille victimes.
Il
y a eu, en ‘56, le 20ème Congrès du Parti Communiste d'Union
Soviétique, où Khroutchev a introduit le concept de
coexistence pacifique avec les Etats-Unis, en disant que désormais
l'impérialisme serait pacifique, qu'il y a moyen de s'entendre
avec lui. Dans la foulée, il a conseillé aux Partis
Communistes européens de choisir la voie parlementaire pour la
révolution, et il a conseillé aux mouvements de libération
dans le Tiers Monde d'également emprunter la voie pacifique.
Dans
ce même Congrès, il a également proclamé que l'Union Soviétique
était l'Etat du peuple tout entier. Donc il a remplacé ce
qu'on appelait avant la Dictature du Prolétariat, donc le fait
que le peuple pouvait réprimer ceux qui voulaient renverser le
socialisme. Ma question est: qu'est-ce que cette révision vous
a inspiré à l'époque? Vous avez bien dit tout à l'heure que
vous ne voulez pas discuter sur Staline, mais quelles ont été
vos impressions à l'époque?
La
deuxième question, que je voulais adresser à Ernest Mandel,
est la suivante: il a dit à l'époque, je cite: "A l'heure
actuelle, le réformateur Boris Eltsine représente la tendance
qui est en faveur de la réduction de l'énorme appareil
bureaucratique. Ainsi, il marche sur les traces de
Trotsky." Cela a été dit dans une interview au Financieel-Economische
Tijd, dans un dossier du 23 mars 1990. Je voudrais qu'Ernest
nous explique ce qu'il a voulu dire par là?
Léo
(P.O.S.): Ernest a dit que nous en avons pour plusieurs dizaines
d'années avant de regagner les gens au socialisme. Je crois que
pour une fois Ernest n'est pas assez optimiste. Quand apparaît
quelque chose comme ce qui se passe en Union soviétique, si
effectivement c'est à nous d'expliquer ce qu'est le socialisme,
pourquoi le régime s'est effondré, etc..., si nous devons, en
moins brillant, tenir le discours qu'a tenu Ernest ce soir,
alors effectivement je ne crois pas que ça pourra avancer
beaucoup plus vite que la période qu'il a indiquée.
Mais
je crois que le capitalisme arrive à produire de plus en plus
de marchandises avec de moins en moins d'hommes. Ce qui semble
donner beaucoup plus de bénéfices, un capitalisme qui va de
mieux en mieux. Le problème, c'est qu'il n'arrive pas à vendre
la camelote que nous produisons si vite, si bien, dans ces
usines si technologiques. A Cockerill, on travaille avec la
moitié d'hommes qu'il y a dix ans, et on fait le même nombre
de tonnes. Le problème, c'est que la moitié des hommes qui ne
travaillent plus à Cockerill sont dans la rue et marchent à
pied, ne savent plus acheter leur bagnole. Et maintenant,
Cockerill tombe à l'arrêt parce qu' ils ne savent plus vendre
les tôles à l'industrie automobile.
En
plus de ça, tout ce qui pouvait être inventé par les
responsables syndicaux, par le Parti Socialiste et par les
Gandois (Jean Gandois, PDG français, a été mis à la tête de
l'usine sidérurgique publique Cockerill-Sambre) ou les managers
actuels, qui sont très réfléchis dans leur domaine, tout a été
fait: les prépensions, les temps partiels, les formations...,
tout ce qui pouvait faire passer la pilule, a été fait. Et
aujourd'hui, on est à nouveau menacé d'une fermeture d'outil
importante à Cockerill, et je ne sais pas ce qu'ils vont
inventer encore. Je crois qu'on peut prendre cet exemple de
Cockerill et l'élargir sur d'autres secteurs, sur tout Liège,
sur toute la Belgique et sur toute l'Europe.
Avec
la force potentielle de cette classe ouvrière, s'il y a une
crise grave du capitalisme (et tu as dit qu'on était dedans),
si le capitalisme explose ou implose à la façon de 1929 à
Wall Street, y a t-il finalement pour les gens une autre
alternative que socialisme ou barbarie? Des gens qui se battent
à coups de barre de fer devant la porte des usines pour avoir
l'embauche et que l'autre ne l'ait pas... Est-ce que ce genre de
chose est encore acceptable pour les gens, se bouffer les uns
les autres? Est-ce que les gens ne seront pas contraints de
s'emparer eux-mêmes de l'idée socialiste? Est-ce que tu n'es
pas un peu trop pessimiste en pensant que c'est nous qui devrons
prendre notre besace et aller expliquer pendant des dizaines
d'années que le socialisme est meilleur qu'autre chose? Je
crois qu'il y a une possibilité d'accélération du temps en
politique, plus qu'en physique.
Abraham:
attention, tu mets la puce à l'oreille de Dieu...
Bert
(PTB): Abraham a cru sauver Lénine sur la construction du
Parti. Je ne comprends pas comment un révolutionnaire du Tiers
Monde qui prétend faire le bilan du mouvement communiste, peut
décrire les partis communistes comme enlisés parce que sous
tutelle de l'Union Soviétique. Pour un révolutionnaire du
Tiers Monde, il faudrait quand même reconnaître qu'il y a eu
deux grandes périodes, et je crois que dans la première période,
celle de l'Internationale Communiste, la tutelle du PCUS,
notamment sur le Parti Communiste français, et sur les autres
partis qui militaient dans des pays qui avaient des colonies, a
été plutôt positive, et les a poussés à avoir une attitude
correcte, par exemple pendant la guerre du Rif, envers les
luttes dans le Tiers Monde. Il faut quand même faire la
distinction avec ce qui s'est passé après dans la deuxième période,
celle de la dégénérescence du PCUS.
Ernest:
Dégénérescence après quelle date?
Bert:
La dissolution de l'Internationale Communiste est en ‘43, la
mort de Staline en ‘53. La dégénérescence commence grosso
modo à partir de 1960. Je crois que la rupture apparaît
clairement si on analyse l'attitude du PCUS envers les révolutionnaires
du Tiers Monde, qui est une question-clé.
Là
où Abraham m'a déçu, c'est sur son analyse des échecs post-révolutionnaires.
C'est un peu trop facile de dire vouloir faire le bilan du
socialisme et du communisme, et de rejeter pratiquement au départ,
tout ce qui a été fait pour essayer de construire le
socialisme et le communisme.
Si
on peut encore discuter sur l'expérience de l'Union Soviétique,
je trouve que prendre l'expérience des sandinistes et dire
qu'en fait, les sandinistes se sont détachés des masses, je
trouve que c'est un peu tiré par les cheveux. S'il y a un
reproche qu'on peut faire aux sandinistes, c'est qu'ils ont été
beaucoup trop lâches, beaucoup trop coulants envers les contras
qui pouvaient, à l'intérieur du pays, continuer à préparer
leur victoire.
Jean
Peltier
(Socialisme International): A la différence des deux camarades
staliniens qui m'ont précédé, je pense que les critiques
faites par Abraham Serfaty à une certaine tradition d'un
soi-disant marxisme-léninisme, en fait le pur stalinisme, qui a
dominé dans le mouvement ouvrier pendant très longtemps, sont
fondées. Ce que je voudrais dire, c'est que ces critiques ne
sont pas des découvertes pour tout le monde. Je suis très
heureux que lui, qui vient d'une tradition imprégnée de
stalinisme, qui a été encore plus forte dans d'autres pays du
Tiers Monde, je suis très heureux que, lui, fasse cette
critique. Mais la plupart de ces critiques ont quand même été
faites par tous ceux qui, avec Trotsky et après lui, se sont
battus contre le stalinisme dans le mouvement révolutionnaire,
c'est-à-dire tous ceux qui, sous des formes diverses, ont
constitué un mouvement socialiste-révolutionnaire trotskyste
pendant quelques dizaines d'années, depuis 1940.
Si
je dis ça, c'est que, avant qu'on ne se lance dans de grandes
supputations, je crois que la première tâche pour des révolutionnaires,
c'est de rappeler leur propre bilan et le fait que, eux, n'ont
jamais succombé à ce stalinisme et à ces déformations
monstrueuses qui ont été faites au nom du marxisme.
Et
j'enchaîne directement sur une contribution critique à l'exposé
d'Ernest Mandel: je trouve qu'il a dit une série de choses
justes, mais je trouve son constat extrêmement pessimiste. Je
trouve qu'il y manque un aspect extrêmement important, qui est
celui de l'effondrement du stalinisme à l'Est. Ça a d'abord été
le résultat d'un mouvement de masses des populations dans tous
les pays d'Europe de l'Est, un refus de ces populations de
continuer à subir les régimes en place, et pour nous qui défendons
toujours des idées socialistes-révolutionnaires aujourd'hui,
c'est un formidable encouragement: cela montre d'abord que les
masses ne sont pas toujours soumises et qu'elles sont capables
de renverser les dictatures, ce qui est déjà important, mais
plus important encore, cela signifie qu'aujourd'hui, aux yeux de
l'ensemble de la gauche et des travailleurs, le stalinisme est
une faillite complète. Il n'a pas été battu avant tout par
l'impérialisme mais par la mobilisation des populations. Et
cela ouvre un espace énorme pour ceux qui aujourd'hui
continuent à défendre ces idées socialistes-révolutionnaires.
Je
pense que cela implique deux choses: la première, c'est de ne
plus avoir d'illusions, ou mieux encore, de ne jamais en avoir
eu, sur ce que pouvait représenter la Chine, l'Union Soviétique,
à partir de Staline, ou le Nicaragua; ne pas avoir répandu des
tas d'illusions sur ces pays soi-disant socialistes, présentés
comme des Etats Ouvriers plus ou moins bureaucratiquement dégénérés
ou déformés. Tous ceux qui ont eu des illusions sur un
soi-disant socialisme réel dans ces pays partagent aujourd'hui
en partie le déboussolement de ceux qui pensaient que là-bas,
c'était vraiment le socialisme. Je pense que cela concerne une
partie du mouvement trotskyste et de la Quatrième
Internationale d'Ernest Mandel.
En
deuxième point, je voudrais accentuer ce que tu as dit, à
savoir que, pour que des alternatives puissent se développer
aujourd'hui, il faut effectivement rester fidèle à soi-même
et se garder, non pas des compromis parce que certains sont inévitables,
mais, en tous cas, des compromissions et des alliances sans
principes, et qu'il est aujourd'hui très important de réaffirmer
les principes révolutionnaires qui sont ceux du socialisme,
ceux de Marx, de Lénine, de Trotsky. Et il ne s'agit pas d'un
simple effet rhétorique ou de rester fidèles au passé, c'est
être capables de comprendre qu'aujourd'hui, ces principes-là
continuent à guider l'action des révolutionnaires et peuvent
permettre de remporter des victoires pour le mouvement de
masses.
Un
dernier point: cela veut dire qu'il ne faut pas reproduire les
erreurs anciennes. Je vois encore des articles dans La Gauche ou
dans d'autres publications de la Quatrième Internationale, qui
glorifient certains pays du Tiers Monde, par exemple, le
mouvement sandiniste, avec un bémol maintenant depuis son échec
mais on le fait à nouveau pour le PT du Brésil...
A
PROPOS DU BRESIL
Ernest
Mandel:
Deux mots au dernier intervenant. Nos camarades au Brésil - il
ne faut pas lancer des accusations sans fondement aucun - nos
camarades au Brésil sont adversaires de la collaboration de
classes, adversaires de l'entrée de membres du PT dans un
quelconque gouvernement avec la bourgeoisie. Ils sont fidèles
à leurs principes. Le seul reproche que tu peux leur faire,
c'est un reproche que, je crois, l'histoire a déjà démenti
dans le cas de Rosa Luxembourg. C'est qu'ils ne sortent pas d'un
parti de 600.000 membres, où ils sont parfaitement libres de défendre
leurs idées, pour constituer une petite secte de 500, 1.000,
2.000, 3.000 membres. Si c'est ce que tu leur reproches, alors
j'accepte ce reproche, je suis d'accord avec eux. Mais, sur le
plan des principes, ils n'ont fait aucune concession, ils défendent
leurs idées, et pas les idées de la droite du PT.
Le
PT est un parti que l'on peut comparer, en gros, aux partis
socialistes ou social-démocrates aux environs de 1908 ou 1910.
C'est un parti qui se différencie avec une aile de gauche, une
aile de droite, une aile centriste. Et, pour poursuivre
l'analyse, nos camarades qui sont rentrés là-dedans avec un
petit noyau, dans un parti, je répète, de six cent mille
membres, au dernier Congrès, ont eu 12 des voix et des mandats
sur une plateforme ultra-principielle. Je ne vois rien à redire
à cela. C 'est totalement correct. Et si ceux qui avaient suivi
Rosa Luxembourg dans le parti social-démocrate allemand avaient
appliqué la même tactique, je crois que la possibilité d'une
victoire révolutionnaire en 1919, ‘20, ‘21, ‘22, ‘23,
aurait été infiniment plus grande que par la séparation prématurée
de quelques milliers de communistes d'une masse de centaines de
milliers d'ouvriers qui évoluaient à gauche, et pas à droite.
A
PROPOS DE L’EX-BLOC DE L'EST
Quant
à la première remarque que tu as faite, on peut la caractériser
comme complètement à côté de la plaque. C'est vrai que ce
sont les masses qui ont renversé la dictature à l'Est, c'est
vrai, mais pour la remplacer par quoi? Est-ce qu'ils l'ont
remplacée par un régime de conseils ouvriers? Par un Etat fondé
sur l'auto-organisation des masses? Non: les gens ont accepté
que la dictature soit remplacée par un gouvernement et un Etat
qui se proclament ouvertement partisans de la restauration du
capitalisme.
Evidemment,
pour ceux qui, comme toi, disaient que le capitalisme existait déjà,
la question paraît sans objet, mais je t'assure que pour les
travailleurs et les travailleuses dans l'ex-Union Soviétique
aujourd'hui, la question est un énorme enjeu. L'enjeu, c'est 35
à 40 millions de chômeurs et une baisse du niveau de vie de
l'ordre de 50 %. Alors, on est neutre à ce sujet-là? On est
pour la privatisation parce que la privatisation n'est qu'une
nuance de différence avec la propriété bureaucratique
capitaliste d'Etat? Non! Nous ne sommes pas neutres, nous sommes
contre la reprivatisation, et je t'assure que des millions de
travailleurs vont se mobiliser contre la privatisation, ils sont
déjà en train de se mobiliser d'ailleurs. Et là vous êtes désarmés,
parce que pour vous le capitalisme ne peut pas se restaurer sous
le capitalisme...
Nous
disons: "Avant, il n'y avait pas le capitalisme, il y avait
une dictature bureaucratique." Mais c'était un régime
social différent du capitalisme - je ne veux pas discuter sur
la qualification exacte - mais c'était différent. Et la
restauration du capitalisme, si elle a lieu - et j'ai les plus
grands doutes sur leur réussite, mais ça c'est autre chose -
serait une régression économique, sociale, terrible pour les
masses soviétiques.
Les
masses soviétiques doivent se battre sur deux fronts: pour la défense
et l'affirmation des libertés démocratiques, et contre la
privatisation. Et, elles sont engagées dans cette lutte.
A
PROPOS DE LA DICTATURE DU PROLETARIAT
Les
camarades qui ont posé la question sur le révisionnisme ont
une drôle de perception de l'histoire, c'est le moins qu'on
puisse dire. Marx était pour la dictature du prolétariat, évidemment,
moi aussi je suis pour la dictature du prolétariat. Toute la
question réside dans la définition: montrez-moi une, une
seule, citation de Marx où il dit que la dictature du prolétariat
est exercée par le Parti révolutionnaire. Absolument pas! Marx
dit: le modèle de la dictature du prolétariat, c'est la
Commune de Paris. La Commune de Paris a été élue au suffrage
universel avec un système de multipartisme. Multipartisme! Là,
c'est vous qui êtes révisionnistes, pas moi! Moi, je suis pour
la définition de Marx.
A
PROPOS DU SOI-DISANT TOURNANT DES PARTIS COMMUNISTES APRES 1960
Vous
dites: "les communistes, les partis communistes du
Tiers-Monde ont commencé à subir les effets du révisionnisme
à partir de 1960."
Dans
quel monde vivez-vous? Je vous montrerai les documents si vous
voulez: lorsque le pacte Laval-Staline a été signé, pacte
plus tard entériné au 7ème Congrès de l'Internationale
Communiste, tous les Partis Communistes, tous les partis
Communistes des colonies françaises et des colonies anglaises
ont reçu comme instruction d'abandonner, d'abandonner!
la lutte pour l'indépendance nationale. Et ça s'est
soldé par des actes de répression sanglante. Lorsque le
colonialisme français a réprimé brutalement - ignoble, des
dizaines de milliers de morts - ce qu'on ne pourrait même pas
appeler un soulèvement national, ce qui n'était que quelques
mouvements de masse en Algérie, le Parti Communiste français,
alors que le Vice-Président du Conseil était Maurice Thorez, a
cent pour cent approuvé cette répression.
Lorsqu'en
Inde, il y a eu un début d'insurrection populaire, en 1943, on
a sorti de prison des dirigeants du Parti Communiste pour qu'ils
essaient de convaincre les masses indiennes de ne pas se
soulever contre le colonialisme britannique. Je pourrais
continuer la série, ce sont des vérités connues de tout le
monde, il y a des documents - ce n'est pas une invention
trotskyste - ce sont des documents qui l'attestent.
Gouvernement
de coalition avec la bourgeoisie? Politique droitière? Mais
chers camarades, vous avez totalement perdu la mémoire! Quelle
était la nature du gouvernement français après 1944? N'était-ce
pas un gouvernement de coalition entre De Gaulle et le Parti
Communiste? Le gouvernement italien d'après-guerre, ça c'est
avant la mort de Staline, n'était-ce pas un gouvernement de
coalition? Est-ce que Thorez n'a pas dit en 1944, sous l'ordre
de Staline: "En France, il n'y a de place que pour un seul
Etat, une seule armée, et une seule police"? Bien entendu.
Etat, armée, et police de la bourgeoisie.
Ce
n'était pas révisionniste, ça? Vous trouvez ça dans Lénine?
Vous trouvez ça dans Marx? Et cette chose-là n'est qu'un petit
côté, qu'un petit côté.
STALINE
A MASSACRE UN MILLION DE COMMUNISTES EN URSS
La
chose que vous évacuez totalement dans votre vision de
l'histoire du mouvement communiste, c'est que Staline a tué,
physiquement tué, un million de communistes. Vous imaginez? Un
million de communistes. Presque tous les membres du Comité
Central de l'époque de Lénine, pratiquement tous les
dirigeants de l'Etat et des Républiques fédérées de l'époque
de Lénine, c'est une petite chose, ça? Un détail de
l'histoire, une erreur, comme de manière immortelle a dit Deng
Xiao Ping de l'assassin Pol Pot. Un million de personnes tuées
au Cambodge... Je ne comprends pas ce qu'on reproche à ce
pauvre camarade, il a commis quelques erreurs! Un million de
personnes assassinées, c'est une petite erreur?
Il
faut quand même se rendre compte du bilan désastreux du
Stalinisme. Ça ne commence pas avec Khroutchev. L'expression
"coexistence pacifique" vient de Staline! Il faut vous
citer les sources?
Quand
un journaliste américain a interviewé Staline en 1935 et lui a
dit: "Mais quand même, le Parti Communiste d'Union soviétique
est membre de l'Internationale communiste et l'Internationale
Communiste est quand même favorable à la révolution
mondiale"! Et Staline s'est esclaffé, et a dit: "Oh,
c'est un malentendu, qu'est-ce que nous avons à voir avec la révolution
mondiale. C'est un malentendu tragi-comique"! C'est Staline
qui le dit, hein, pas Trotsky !
Alors
franchement, vous présentez les choses comme si le révisionnisme
avait commencé en 1960, ça c'est vraiment une vision
totalement irréelle de l'histoire.
A
PROPOS DE ELTSINE
Et
je voudrais terminer par ce point... L'histoire de Eltsine,
enfin, ça ne tient pas debout, ce qu'on me fait dire dans une
interview! J'ai écrit un livre sur ce qui se passe en URSS,
"Où va l'URSS de Gorbachev", j'ai donné mon avis;
tout le monde sait qu'on ne peut pas plaider à la fois le blanc
et le noir. Vous nous avez reproché cela aussi: nous étions
partisans d'une révolution, et d'une révolution par en-bas, en
URSS, contre les Gorbachev, contre les Eltsine, contre toute
cette bande de bureaucrates corrompus et oppresseurs. On ne peut
pas dire en même temps que nous ayons comparé Eltsine à
Trotsky, c'est absurde.
La
seule chose que l'on peut dire, ce qui est vrai, c'est qu'en
menant hypocritement, hypocritement - c'est un tourne-casaque
comme il y en a peu eu dans l'histoire - le combat contre les
privilèges bureaucratiques, Eltsine a gagné une certaine
popularité dans le pays. Parce que les gens détestent les
privilèges bureaucratiques. Bien. Et le même Eltsine, pour
connaître sa biographie, s'est amené au dernier congrès du
Parti Communiste d'Allemagne de l'Est, où il a fait l'éloge de
Honecker, l'éloge de Thaelmann, ces grands internationalistes,
n'est-ce pas... Le même Eltsine! Il a tourné quatre fois
casaque... Bien, je laisse cela de côté.
Abraham
Serfaty:
Tout d'abord, je voudrais faire une remarque avant de répondre.
Nous
essayons, je crois, tous ensemble, par rapport à un même
ennemi qui s'appelle le capitalisme, de voir comment
reconstruire un projet socialiste. Je ne crois pas que nous y
parviendrons par des attitudes polémiques. Je le dis
franchement. Je pense que personne au monde, aucun militant
politique révolutionnaire au monde, aucun dirigeant politique révolutionnaire
au monde, ne peut prétendre n'avoir jamais fait d'erreurs dans
sa vie...
Je
pense que des camarades qui vont chercher des poux sur la tête
d'un militant pour lui sortir qu'à tel moment, il a écrit ceci
ou cela, et que la vérité par après s'est avérée le
contraire, ont tort.
Il
s'agit de construire l'avenir. Je ne veux pas dire par là que
l'on ne doit pas tirer les leçons de nos erreurs, bien entendu
que nous devons tirer les leçons de nos erreurs. Mais nous
devons les tirer fraternellement, s'il vous plaît. Je
reviendrai tout à l'heure sur les deux questions très
particulières qui m'ont été posées au début, mais je veux
d'abord intervenir sur le fond des questions qu'on m'a adressées.
LE
RAPPORT KROUTCHEV
Tout
d'abord, je précise. Lorsqu'on 1956, au Maroc, nous sommes
arrivés à l'indépendance, c'était le moment même, à un
mois près, où le rapport de Kroutchev au 20ème Congrès était
publié. Je peux vous dire que, si je l'ai lu, j'avais bien
d'autres choses à penser alors qu'à lire ce rapport. Cela dit,
les conséquences de ce Rapport ont fait leur chemin, pas dans
toutes nos têtes, parce qu'effectivement le Parti Communiste
marocain, pour sa structure essentielle, notamment au niveau des
directions, était resté enlisé non seulement dans sa dépendance,
mais dans sa sclérose, qui venait elle-même de cette dépendance.
Parce que comment voulez-vous qu'un esprit réfléchisse s'il
est dépendant? Mais cela dit, nous étions quelques uns à nous
poser des questions, dont moi-même.
Dans
les quatre premières années, il y avait l'idée que l'on
pouvait construire le pays, une idée fausse mais en partie
vraie, il y avait un élan pour essayer de construire le pays
dans un contexte qui était d'ailleurs tout à fait hostile.
A
partir de 1960, à partir de cet échec de cette première phase
de construction du pays, il a fallu réfléchir, et moi-même en
particulier, dans une période où il n'y avait pas de
perspective du tout sur le plan marocain, et guère au plan
international. Sur les leçons de tout cela, y compris les leçons
internationales, je peux dire qu'à ce moment-là j'ai commencé
à réfléchir, pas seulement sur ce que nous avions fait ou les
erreurs ou les fautes que nous avions commises au Maroc, mais
aussi à ce qui se passait au plan international.
L'APPORT
DES 25 THESES DU PC CHINOIS EN 1963
Il
se trouve qu'à ce moment-là il y a eu l'apport, au plan du débat
international, des idées du Parti Communiste chinois. Et très
précisément, des 25 points du Parti Communiste chinois en
1963, si je ne me trompe pas. Je continue à considérer que
pour un certain nombre de points essentiels, notamment pour le
Tiers Monde, pour les révolutionnaires du Tiers Monde, ces thèses-là
restent aujourd'hui valables. Je considère que pour l'essentiel
l'apport de ces thèses nous a aidés - déjà ce que disait
Kroutchev nous posait question, bien entendu - nous a aidés à
nous libérer d'un certain nombre de paradigmes, de modèles
tout faits, qui pesaient dans nos têtes. A part le fait qu'on
s'était rendu compte, et au Maroc, ce n'était vraiment pas
difficile, que ce Parti Communiste marocain, ce n'était
vraiment pas un modèle, mais ça on pouvait s'en douter depuis
quelques années.
Et
c'est parce qu'il y a eu de ma part, et de la part d'autres
camarades plus jeunes par la suite, rejet total du kroutchévisme,
que nous avons pu construire une organisation qui s'appelait
marxiste léniniste. Comme nous n'avons pas pu tenir de Congrès
- et vous savez bien pourquoi - l'appellation n'a pas été
officiellement changée, mais en pratique, nous disons
Organisation Marocaine "Ila El Amal" (En Avant pour le
travailleur?), tout en nous réclamant du marxisme et de
l'enseignement de Lénine, ce qui n'est pas la même chose que
le marxisme-léninisme, et encore moins avec le trait d'union.
L'APPORT
DU MAOÏSME
Cela
dit, il est vrai que le maoïsme, comme on l'a appelé - pas tel
qu'il s'est développé en France ou celui, comme j'ai pu
comprendre, que vous avez vécu en Belgique - pas celui-là,
mais l'enseignement de Mac Zedong, sur ce qu'il a appelé ou ce
qu'on a appelé la ligne de masse de Mao Zedong, qui était un
correctif - je dis un correctif et je souligne trois fois - à
la conception qui dominait à l'époque, telle que l'on pouvait
la comprendre, de Lénine sur le parti. C'était déjà un début
de cette dialectique entre le parti et les masses, qui n'était
pas évidente dans les textes de Lénine, et surtout pas dans
"Que faire".
Je
peux dire que notre organisation était effectivement marquée
par cet enseignement. Et je ne le regrette pas, et je ne pense
pas que nous le regrettions, dans la mesure où l'organisation
est restée ouverte à une réflexion qui n'aboutit pas encore -
parce que ce que je vous ai dit tout à l'heure, ce sont des réflexions
personnelles, pas encore au niveau de l'organisation - mais une
réflexion qui va dans ce sens et qui, dans sa pratique, s'est
traduite effectivement par une ouverture beaucoup plus grande au
concept d'auto-organisation des masses, par le dépassement des
formes autoritaires au sein de l'organisation et dans les
rapports de l'organisation avec les mouvements de masse, avec
les autres partis, etc... Cela, c'est effectivement pour nous
l'héritage de ce qui, à la fin des années 60, pour ceux qui
ont contribué à fonder cette organisation, pourrait s'appeler
le maoïsme, ou la pensée de Mao Zedong. Et je ne renie rien là-dessus.
Je
dis d'ailleurs à cet égard que nous, révolutionnaires du
Tiers Monde, avons d'immenses leçons à tirer de l'expérience
chinoise pour la conception du socialisme pour notre partie du
monde, leçons positives et leçons négatives. Positives
essentiellement dans le sens de l'ouverture dans les campagnes
chinoises en ce moment - mais ailleurs aussi -, et comme exemple
de voie vers le socialisme à partir de la paysannerie. A ma
connaissance, la seule expérience au monde qui soit allée
assez loin dans le processus révolutionnaire, comme dans le
processus de construction du socialisme, à partir de la
paysannerie, à partir des campagnes du Tiers Monde - et Dieu
sait si elles sont beaucoup plus retardataires encore que les
campagnes en Europe -, la seule expérience qui soit allée
assez loin pour apporter quelque chose de nouveau, c'est l'expérience
chinoise.
Et
je vais plus loin: si on analyse ce qui se passe aujourd'hui en
Chine, depuis les années 80 -et ce n'est pas pour rendre
hommage à Deng Xiao Ping, ce n'est pas ça du tout, mais à la
dynamique même de la construction du socialisme en Chine -, je
pense que la raison fondamentale de l'essor de l'économie
chinoise ne vient pas du tout de tel ou tel secteur ouvert au
capitalisme international, mais bien du fait que les paysans
chinois ont été libérés de toute une série d'oppressions
millénaires qui pesaient sur eux par tout le processus des décennies
de révolution en Chine, et qu'ils sont capables de construire,
et leurs terres, et les usines liées à cette terre, dans le
sens que je disais tout à l'heure.
Cela
reste donc pour moi un enseignement essentiel pour le projet
socialiste dans le Tiers Monde. Je n'approuve pas les excès de
la révolution Culturelle, je n'approuve absolument pas la répression
du 4 juin 1989, etc. Je ne suis pas d'accord avec la conception,
qui reste une conception dirigiste, du Parti Communiste chinois.
Je
n'essaierai pas de prendre des choses chez des camarades de la 4ème
Internationale, ou dans ce que dit Ernest Mandel, mais leur
approche de ces pays-là est autrement plus ouverte que celle
des thèses du capitalisme d'Etat. Ce qui était et qui reste
l'approche de la 4ème Internationale implique qu'en Chine
existe un mode social différent du capitalisme.
Moi,
je vais au-delà, ce sont des divergences entre camarades.
S'il
y a un mode social différent du capitalisme, il y a une
dialectique différente entre les masses et le pouvoir - je ne
dis pas que ce pouvoir soit un pouvoir révolutionnaire, il y a
sans doute des révolutionnaires au sein de ce pouvoir, encore
faut-il définir ce qu'est le pouvoir; mais dans la mesure où
les masses vivent un autre mode social, elles pèsent autrement
sur le pouvoir.
D'ailleurs,
lorsque la 4ème Internationale a repris le thème de Lénine -
un pouvoir "ouvrier bureaucratique", je ne me rappelle
pas exactement -, en Chine, ce n'est pas un véritable pouvoir
ouvrier, c'est autrement plus complexe - mais tout de même, ça
veut dire un pouvoir, une structure de classe hégémonique dans
la société, différente de ce qu'est le capitalisme. Une
structure déformée, réfractée, modifiée par la
bureaucratie, mais pas une classe - bourgeoisie d'Etat.
A
partir de là, il faut réfléchir. La vie est complexe, et
encore plus la vie des sociétés, et encore plus la vie des
sociétés de transition.
Cette
société de transition peut très bien régresser vers le
capitalisme, comme a régressé ces toutes dernières années la
société soviétique, mais elle peut aussi dépasser ses
blocages, et aller vers un développement nouveau vers le
socialisme. J'espère que la Chine ira vers un développement
nouveau vers le socialisme, ce n'est pas exclu, rappelons-nous
simplement ce fait de l'économie mondiale en 1992: toutes les
économies dans le monde entier ont régressé, seule la Chine a
augmenté, de 12%.
Ernest
Mandel:
Taiwan a progressé, la Corée du Sud a progressé...
Abraham
Serfaty:
Oui, mais je parlais des grandes économies capitalistes. On ne
peut pas dire qu'elles aient progressé...
Cela
dit, on ne peut préjuger de ce que deviendra la Chine, je n'en
sais rien. Mais tout de même, dans les facteurs qui pourraient
permettre que l'alternative socialiste apparaisse plus vite dans
le monde que dans 20 ou 30 ans comme on l'a dit, il y a peut-être
le facteur chinois. Que sera la Chine dans dix ans? Il faut tout
de même y réfléchir.
Mais
dans tous les cas de figure, un enseignement de Mao Zedong que
nous avons appris depuis longtemps, c'est "compter sur ses
propres forces". Il ne s'agit pas, pour nous révolutionnaires
du Tiers Monde, et je parle pour les révolutionnaires
marocains, d'attendre que le socialisme chinois triomphe, pour
dire ; "Voilà le socialisme, faisons la même chose
au Maroc". Absolument pas! Nous construisons la révolution
au Maroc, à partir de nos propres forces, et sur un projet
marocain de socialisme au Maroc.
A
ce propos, je réponds au concept de dictature du prolétariat.
Ernest Mandel a fort bien rappelé tout à l'heure ce que ça
veut dire chez Marx, il ne faut tout de même pas l'oublier.
Heureusement, la science politique avance, il y a eu un effort
important autour de ce concept dans ce 20ème siècle. C'est le
concept d'hégémonie, il ne vient pas de n'importe qui, il
vient de Gramsci. Je dis moi que la formulation juste de cette
conception de Marx sur la dictature du prolétariat s'appelle hégémonie
du prolétariat. Et c'est cela que nous devons construire.
Pour
nos pays du Tiers Monde, c'est très simple à comprendre. Au
Maroc, il y a trois groupes financiers, trois, dont deux
appartiennent à des massacreurs du peuple: on peut les
exproprier sans indemnités. Le troisième, à la rigueur, on
peut lui donner des indemnités, mais ce n'est pas le plus gros.
A
partir de là, on aura un pouvoir populaire, pas seulement l'hégémonie
du prolétariat mais l'hégémonie des travailleurs dans leur
ensemble. On peut ouvrir la voie du socialisme, même si nous
avons, avions et aurons besoin de centaines, de milliers de
capitalistes marocains privés, mais ce ne seront plus des
compradores, plus des grands propriétaires terriens. Cette
couche-là, nous devrons l'éliminer, je ne dis même pas
physiquement, ils ont leurs châteaux en France, on veut bien
les laisser partir, tant pis pour la France si elle veut bien
les accueillir. A partir de là, nous ouvrirons la voie du
socialisme, et ça c'est possible, il y a les conditions au
Maroc pour y parvenir. Cela s'appelle la voie du socialisme, qui
conduit à l'élimination de cette bourgeoisie - pas de toute la
bourgeoisie - mais à l'hégémonie des travailleurs sur
l'ensemble de la société: nous serons sur la voie du
socialisme, c'est tout, c'est la définition que j'ai donné
tout à l'heure du socialisme.
SUR
L’INTERNATIONALE COMMUNISTE SOUS DIRECTION STALINIENNE
Un
dernier mot sur l'Internationale Communiste sous direction
stalinienne. Emest Mandel a dit l'essentiel. Mais tout de même,
en tant qu'Arabe, on doit rappeler quelque chose. 1947, ça veut
dire quelque chose pour les Arabes, ça veut dire l'approbation
du plan de partage de la Palestine grâce à l'intervention de
Gromyko, Ministre des Affaires étrangères de l'Union Soviétique,
aux Nations-Unies. Alors, c'est 1947, s'il vous plaît, ce n'est
pas 1960! Tout de même, il faut se rappeler les choses!
L'INTERNATIONALISME
IMPLIQUE LE DROIT A L'AUTODETERMINATION DU PEUPLE SAHARAOUI
Un
mot encore sur l'internationalisme. L'internationalisme est un
drapeau fondamental du socialisme et du marxisme. Je peux dire
que, nous, organisation Ila El Amam au Maroc, nous avons, malgré
toute la complexité de la situation, pu dépasser ces difficultés
qui auraient pu nous entraîner vers le réformisme, grâce à
l'internationalisme. Parce que nous avons dit: "Nous
soutenons sans condition le droit à l'auto-détermination du
peuple saharaoui, contre vents et marées". Grâce à ce
drapeau-là, nous avons pu vaincre toutes les tentations réformistes
qui auraient pu peser sur nous. L'internationalisme est
l'essence même du mouvement ouvrier international et du
mouvement pour le socialisme.
"L'INTERNATIONALISME
DANS LES DEUX SENS"
A
cet égard, pour le travail ici à Liège avec les marocains, je
pense que, dans la mesure où les choses sont dialectiques
encore, si vous, militants progressistes, révolutionnaires
belges, appelez les ouvriers et les militants marocains à
lutter à vos côtés contre le racisme, l'inverse doit également
être vrai. Et vous pourrez peut-être alors avoir plus de réponse
qu'aujourd'hui. Encore une fois, je ne dis pas que les torts
sont de ce côté ou de l'autre, je pense qu'il doit y avoir une
dialectique, dans les deux cas de figure.
SUR
LES PARTIS SOCIALISTES
Pour
terminer sur les partis socialistes en Europe, je dis en Europe
parce que je ne connais pas suffisamment le Parti Socialiste en
Belgique. Je pense, en me basant sur ce que je vois dans le
Parti Socialiste français, qu'il ne faut pas tout rejeter là-dedans.
Par exemple, en France, le courant Chevènement je le considère
personnellement comme faisant partie des forces radicales qui
pourront participer à une recomposition de la gauche -
participer, pas seules, et pas forcément les dirigeants -, pour
élaborer un projet de société pour la France, qui restaure le
socialisme. Il est probable qu'il en va de même pour vous ici,
militants révolutionnaires belges, par rapport à certains
cadres, certains dirigeants, ou certains courants au sein du PS.
Quand je suis venu ici à Liège l'an dernier, sous l'égide de
camarades marocains et de la FGTB, j'ai constaté qu'il y avait,
au sein de la FGTB, des militants et des cadres socialistes qui
sont des cadres du mouvement socialiste international.
Ernest
Mandel:
Concernant les partis socialistes, je rappelle qu'au début des
années ‘80, il y a eu en France 65 %, je dis bien 65 %, des
membres de l'Assemblée Nationale qui représentaient la ligne
du socialisme des réformes. Il n'y avait pas assez de voix?
Pourquoi n'ont-ils pas réalisé ce socialisme des réformes?
Pourquoi y a-t-il eu augmentation du chômage en France?
Pourquoi n'y a-t-il eu aucune, mais aucune attaque contre le
pouvoir bourgeois, économique et financier?
Moi,
je constate que le débat n'est pas entre les socialistes réformistes
et les socialistes révolutionnaires, mais avec ceux qui
identifient le socialisme avec le capitalisme, ceux qui gèrent
le capitalisme. C'est ce que fait notre PS belge, notre PS ici
en Wallonie. Il gère le capitalisme, il n'instaure pas le
socialisme pas à pas. Il ne le prétend d'ailleurs pas:
interrogez ses dirigeants, et demandez-leur s'ils veulent établir
le socialisme en Belgique par la voie des réformes. Ils vous répondront:
"NON, NON, aux capitalistes de produire (c'est-à-dire de régner),
et à nous de répartir". Cela, c'est pour moi le maintien
du capitalisme, pas le socialisme, pas le socialisme en plus
doux, en moins violent... Personne n'est partisan de la violence
pour le plaisir de la violence.
Avec
la définition que je donne - en continuité avec Marx, Lénine,
Plékhanov, Rosa Luxembourg, et beaucoup d'autres, du travail
salarié, celui-ci englobe aujourd'hui, dans les sociétés
occidentales, entre 85 et 90 % de la population active... Qui a
besoin d'utiliser la violence quand cette masse vous soutient?
Personne. Regardez d'ailleurs les bourgeois les plus
intelligents, ils le savent fort bien. Quand il y a eu la grève
générale avec occupation des usines en France, en ‘68,
qu'est-ce que De Gaulle a fait? Est-ce qu'il a fait marcher
l'armée pour tirer sur les ouvriers? Absolument pas. Il a
enfermé l'armée dans les casernes, parce qu'il avait peur, et
à juste titre, que la grande majorité des soldats passent du côté
de leurs pères, de leurs frères, de leurs épouses, de leurs
compagnes, de leurs fils... Comment voulez-vous qu'ils aient
fait autrement?
AU
DEBUT, ETAIT LA PRATIQUE, PAS LE VERBE
II
y a des courants combatifs dans le mouvement ouvrier, dans la
classe ouvrière: les
socialistes révolutionnaires, les socialistes de
gauche... Les termes ont peu d'importance, je ne suis pas
partisan de ce que certains appellent la pureté des principes,
ceux qui sont partisans de l'Evangile selon Saint Jean: "au
début était la parole, était le verbe"... Non, non, non!
Au début était la pratique! Et entre la pratique révolutionnaire
et les principes, il y a une interaction, - là je suis évidemment
à 100 % d'accord avec Abraham. Personne, si vous faites le
bilan des cent dernières années, personne n'a le monopole du
savoir, de la sagesse, la science infuse. Personne ne s'est
jamais trompé. Faites faire l'épreuve par la pratique, voyez
après et corrigez. Rosa Luxembourg a eu le dernier mot à ce
sujet, c'était absolument correct: il n'y a pas de projet préétabli
pour la construction du socialisme. Cela n'existe pas.
Autrement, le meilleur socialiste, ce serait le perroquet, celui
qui apprend ce projet par coeur...
LA
CONSTRUCTION DU SOCIALISME PAR APPROXIMATIONS SUCCESSIVES
La
construction du socialisme, c'est un immense laboratoire d'épreuves,
de succès partiels, d'échecs partiels, de nouveaux progrès...
Il faut marcher, comme l'a dit Abraham, je suis entièrement
d'accord avec sa formule, "par approximations
successives". Nous y arriverons, nous y arriverons, je
crois que les prochaines expériences seront plus mûres, je ne
dis pas mûres à 100 %, mais plus mûres que l'expérience
russe, plus mûres que l'expérience chinoise, plus mûre que
l'expérience cubaine ou nicaraguayenne, pour ne pas parler
d'autres exemples qui frisent le ridicule ou le sinistre.
DU
MAOÏSME, DE LA CHINE D'AUJOURD'HUI
Je
crois qu'Abraham a quelques illusions, et c'est dommage, sur ce
qui s'est passé en Chine sous Mao, sous la pensée de Mao
Zedong, et sur ce qui se passe aujourd'hui. Si l'histoire devait
démontrer que j'ai tort, bien, je le reconnaîtrai volontiers,
mais j'ai peur que ce n'est pas cela qui va se passer dans
l'avenir.
D'abord
en ce qui concerne la pensée de Mao Zedong. Il est vrai que
dans les formules utilisées sur la ligne de masse, il y a
quelques ouvertures qu'on peut considérer comme dirigées
contre la bureaucratie, moins bureaucratiques, moins
verticalistes, que dans le marxisme-léninisme à la Staline.
Mais cela, ce n'était vraiment pas difficile, c'était vraiment
le minimum à réaliser.
En
dernière analyse, si vous lisez tout cela - et je l'ai lu
attentivement - vous verrez la contradiction. Dans une boutade -
mais les boutades, dans la société post-freudienne, sont
toujours chargées de sens - dans une boutade, Mao a dit:
"on peut résumer le devoir d'un communiste en la formule:
on a raison de se révolter". Mais si vous lisez quatre
paragraphes plus loin, vous verrez: "sauf la rébellion
contre la pensée Mao Zedong". Rideau. Ce sont deux
conceptions irréconciliables; si vous dites, la révolte est
justifiée, alors toutes les révoltes sont justifiées. Si vous
dites, la pensée Mao Zedong est tabou... Il faut abolir tous
les tabous, mais celui-là, c'en est un, et de taille!
Sur
ce qui se passe aujourd'hui en Chine, dans les grandes villes,
Shangaï, Pékin, Canton, de riches bureaucrates, de riches
mercantis, quelques industriels aussi, des Chinois, je ne parle
pas des étrangers, dépensent pour un seul repas le salaire
annuel d'un ouvrier. Ça c'est la réalité, ce sont les faits.
Vous pouvez dire: "Ce n'est pas vrai". Bien, on
verra...
Le
mot d'ordre de Deng Xiao Ping, c'est:
"Enrichissez-vous". Quand on dit:
"Enrichissez-vous", on favorise évidemment la différenciation
sociale, tout le monde ne peut pas s'enrichir, dans un pays
aussi pauvre que la Chine, il n'y a qu'une petite minorité qui
peut s'enrichir.
Alors,
pour terminer, je voudrais répondre à une question qui m'a été
posée: "QUEL
EST L'ENSEIGNEMENT, VIEUX MILITANT QUE TU ES, QUE TU
DONNES AUX
JEUNES AUJOURD'HUI?"
TROIS
MESSAGES AUX ETUDIANTS
Je
dirais: l'enseignement, le message plutôt - non, ce mot
enseignement n'est pas le mot adéquat...- le message, oui,
c'est primo: s’engager politiquement. On ne peut pas vivre
comme un être humain digne de ce nom dans le monde terrible
dans lequel nous vivons, avec tous les phénomènes que j'ai énumérés
- je pourrais en citer des dizaines d'autres: tous les quatre
ans meurent de faim et de maladies parfaitement guérissables,
dans le Tiers-Monde, 60 millions d'enfants! C'est autant de
morts que pendant toute la deuxième guerre mondiale,
Auschwitz, Hiroschima, ou la famine au Bengale, pour
prendre les deux plus grands massacres réunis. C'est le visage
hideux de la société dans laquelle nous vivons: tous les
quatre ans une guerre mondiale contre les enfants!
S'engager
politiquement contre ça, lutter politiquement contre ça,
lutter pour un monde dans lequel un sourire pourra éclore sur
le visage de tous les enfants du monde, c'est la seule attitude
digne de l'homme qu'on peut avoir, de l'homme, de la femme, de
l'être humain. Engagez-vous
politiquement.
Il
n'est pas possible de s'engager politiquement sans s'engager
aussi organisationnellement, mais je ne veux pas prendre ce thème,
ça nous conduirait trop loin.
DEUXIEME
MESSAGE
Le
deuxième message que je donne, c'est le plus difficile, c'est
un message de réalisme scientifique. ETUDIEZ LES SCIENCES
HUMAINES - pas de gros bouquins, ce n'est pas la peine que tout
le monde lise les trois tomes du Capital... je voudrais bien,
mais c'est trop demander. Mais essayez de vous assimiler les
grandes lignes de force d'une interprétation scientifique de
l'histoire, la succession des régimes sociaux, la succession
des régimes politiques, d'autres phénomènes de type culturel,
ethnique, tout ce que vous voulez, mais faites-le avec un esprit
scientifique, qui est l'esprit de Marx, qui est l'esprit:
"Doutez de tout",
mais d'une
manière constructive, c'est-à-dire considérez comme acquis,
provisoirement, ce qui est démontré, en restant ouvert à la
possibilité qu'il y aura des faits nouveaux qui pourront
remettre cet acquis partiellement en question.
Pas
le remettre en question de manière légère, sans preuve. Quand
l'histoire nous a montré, c'est incontestable, que depuis le début
de la production industrielle pour le marché mondial, depuis
les années ‘20 du siècle passé, il y a eu 23 crises de
surproduction successives, avec un cycle qui dure en moyenne
sept années et demi, ce que Marx avait décrit, dire dans ces
conditions que la théorie des crises de Marx, la théorie des
crises de surproduction, ne tient pas debout, ça ce serait tout
aussi non-scientifique que le dogmatisme stalinien. Ça tient
debout parce que c'est prouvé par les faits!
Mettez-vous
donc sur cette ligne-là, et pas pour le plaisir du savoir, pas
pour le savoir en soi, mais parce qu'un individu, un groupe, un
parti, une organisation, une classe qui comprennent la réalité,
sont mieux aptes à la changer dans le sens que j'ai indiqué.
TROISIEME
MESSAGE
Le
troisième message, qui est le plus important, c'est ce que Marx
a appelé - ce qui est peu connu - une règle morale, un impératif
catégorique de combat, toujours et partout, et sans condition,
contre toutes les formes d'aliénation, d'oppression, de répression,
d'exploitation à l'égard des êtres humains. Et là, il y a
quelque chose de sublime dans cette certitude morale, là le
doute n'est pas permis, là il faut avoir une certitude.
Multatuli,
le grand écrivain hollandais, l'a exprimé sous une autre
forme, qu'il a trouvée par ses contacts avec les paysans indonésiens:
c'est un devoir, je veux dire le devoir de résistance, le
devoir du rejet de l'ordre établi, le devoir du refus de
l'injustice. C 'est un engagement moral sans limites, je dis
qu'il y a là quelque chose de sublime.
Lorsqu'il
faisait minuit dans le siècle, lorsque Hitler et Staline
semblaient dominer la scène, lorsque l'espoir avait presque
disparu, Trotsky, dans un raccourci, dans un article polémique
(après il est revenu sur sa formule, qui était beaucoup trop
courte évidemment, il a considéré dans son Testament qu'il y
aura des dizaines d'années pour discuter de la question, ce qui
est beaucoup plus réaliste, beaucoup plus scientifique et
correspond beaucoup mieux à ce qui s'est effectivement passé),
Trotsky disait que si la guerre ne débouchait pas sur la
victoire mais sur le déclin du prolétariat, sur un déclin définitif
et permanent, alors il faudrait tout de suite élaborer un
programme de défense des intérêts des esclaves contre la société
totalitaire qui surgirait.
Ça,
c'est sublime. Ça, c'est dans la ligne de Marx. Toujours contre
l'establishment, toujours contre l'injustice, quels que soient
les espoirs, les formules, les délais, toujours!
Cet
engagement moral, je vous assure, je le dis maintenant sur la
base d'une expérience personnelle de cinquante-cinq années de
militantisme, cet engagement moral, si on s'y tient, c'est aussi
une source de bonheur individuel. On ne souffre pas de mauvaise
conscience, on n'a pas de complexe de culpabilité, on peut se
tromper, tout le monde peut se tromper. Mais on se trompe pour
une bonne cause. On ne s'est pas trompé de cause, on n'a pas
appuyé cyniquement, des tortionnaires, des assassins, des
exploiteurs, NON! JAMAIS! SOUS
AUCUNE CONDITION!
Vous
serez plus heureux, je vous assure, si vous acceptez cet
engagement moral.
Abraham
Serfaty :
Avant d'aller au fond des diverses questions, je voudrais
revenir très rapidement sur la question de la Chine. Nous, révolutionnaires,
militons pour le socialisme. Je ne dis pas qu'Ernest Mandel n'étudie
pas les problèmes, tout le monde sait, et pas seulement ici,
combien Ernest Mandel est un scientifique de très haut niveau.
Mais la connaissance, nous le savons bien, est toujours en-deçà
de l'immense richesse de la réalité.
Et
en particulier, dans un pays de un milliard d'hommes, qui a
connu des changements aussi importants que ce que la Chine a
connu depuis maintenant 45 ans. Cette réalité est forcément
complexe, je ne pense pasqu'on puisse la définir de manière
unilatérale. J'ai dit tout à l'heure qu'il est possible que la
Chine régresse vers le capitalisme, je n'écarte pas cette
possibilité. Je sais, comme le dit Ernest Mandel, qu'il y a en
effet des riches à Shangaï qui peuvent se payer des festins.
Est-ce que en gros, cette situation, si on peut généraliser,
est comparable à la situation dans les campagnes de l'Inde?
Comparons ce qui est comparable: nous avons deux grands pays
d'importance équivalente qui ont connu à peu près en même
temps - l'Inde en ‘47, la Chine en ’49 - un changement
politique radical. Lequel a donné des résultats, lequel n'en a
pas donné? Je ne porte pas de jugement absolu sur la Chine
d'aujourd'hui, je pense personnellement que les sources sont
contradictoires et complexes, qu'elles sont d'ailleurs beaucoup
moins riches en français qu'en anglais, où l'on trouve
beaucoup plus d'éléments reflétant cette réalité complexe.
Je n'irai pas plus loin.
En
revanche, l'essentiel, pour moi, ce n'est pas de discuter, je
vous en prie, pour savoir si l'Union Soviétique en 1935 était
un pouvoir de bourgeoisie d'Etat ou de bureaucratie!
Personnellement, je m'en fous! Je veux faire la révolution dans
mon pays, pour aider à ce que se fasse la révolution dans le
monde! Je regrette de devoir demander aux camarades qui font des
exégèses sur l'Union Soviétique sous ce rapport, quel est le
projet de révolution pour la Belgique? Quel est votre projet de
société pour la Belgique?
DEFINIR
UN PROJET REVOLUTIONNAIRE POUR LES PAYS INDUSTRIALISES
Je
croyais entendre ici des interventions sur un projet de société
révolutionnaire pour la Belgique. Je n'en ai pas entendues, à
partie camarade qui parlait effectivement d'action aux portes
des usines qui ferment. Mais un projet de société! Je ne le
dis pas seulement ici en Belgique, mais aussi en France, et dans
toute la gauche occidentale que j'ai pu connaître... Je ne le
dis pas aux camarades révolutionnaires ici, mais en gros aux
camarades de gauche, qui contiennent des éléments révolutionnaires,
qui sont des militants révolutionnaires: en général, on pense
comment faire ou ne pas faire aux prochaines élections. Or, de
toute façon, les prochaines élections seront gagnées par la
bourgeoisie. Le problème, c'est d'élaborer un projet de société
crédible, qui dans 10 ans, dans 15 ans, je serai plus optimiste
qu'Ernest - vous permettrait de gagner ces 90-95 % qui sont des
salariés. Et c'est possible, et nous, dans le Tiers Monde, nous
avons besoin que vous développiez votre révolution dans vos
pays, pour qu'il y ait des pôles de progrès dans le monde et
qu'on commence à attaquer ce capitalisme au coeur!
On
pensait avant, quand l'Union Soviétique paraissait un pôle de
défense de la Palestine, qu'elle allait nous permettre d'écraser
le sionisme, etc... - je sais que tout le monde n'y croyait pas
- mais bon, c'était des illusions. En tous cas, notre boulot,
c'est de faire la révolution dans notre pays, d'élaborer des
projets de société dans nos pays, à partir de toutes les leçons
positives et négatives de ce siècle, y compris des tentatives
de construction du socialisme, des tentatives de construire une
révolution; les analyser aussi objectivement, aussi
scientifiquement que possible, comme le faisait Marx, et je
rejoins la démarche d'Ernest.
Je
vais vous donner un simple exemple, et je regrette de le dire:
dans la classe que j'ai à Paris, j'ai vu un certain nombre d'étudiants
maghrébins, qui comme beaucoup de maghrébins sont plus ou
moins liés - pas tous - à des organisations militantes,
apporter la vérité de ces organisations militantes dans les débats
que nous avons sur le monde arabe. Or, ce n'est pas la vérité
scientifique, c'est un morceau de vérité unilatéral, qui est
brandi comme mot d'ordre, comme slogan, par leur organisation,
et qu'ils considèrent être la vérité absolue.
Comme
ça, on ne fera jamais la révolution, jamais! Il faut
effectivement avoir la démarche de Marx, et - ici je rejoins
Ernest - à partir d'un fondement éthique.
DANS
MA CELLULE, EN PRISON, J’ETAIS INFINIMENT PLUS HEUREUX, JE
DORMAIS INFINIMENT PLUS TRANQUILLE QUE QUAND J'ETAIS DIRECTEUR
AUX PHOSPHATES DANS UNE BELLE VILLA.
Au-delà
même, on ne peut pas juger la vérité à tous les moments de
sa vie. On ne peut pas. Mais dans les moments les plus noirs de
sa vie, dans les moments de désarroi politique - mais aussi, la
vie est complexe, dans les moments de désarroi intime, etc...-
dans les moments de désarroi les plus profonds qu'on peut
traverser dans une vie, et à plus forte raison dans une vie de
militant, il reste un point lumineux; ce n'est même pas telle
phrase de Marx, ce n'est pas ça, c'est la profondeur éthique
de l'être humain. C'est se battre pour la dignité de l'être
humain, c'est se battre pour sa dignité, et je peux vous dire
que dans ma cellule en prison, j'étais infiniment plus heureux,
je dormais infiniment plus tranquille que quand j'étais
directeur aux Phosphates dans une belle villa. Parce que là au
moins je savais qu'il n'y avait pas de problèmes d'ambiguïté,
j'étais avec le peuple, pour la justice!
C'est
vrai que c'est plus facile dans nos pays. Quand on a un tyran,
c'est difficile de lutter, mais la vision est facile. Il faut
abattre le tyran. Votre tyran, ici, il est plus complexe, il est
diffus, mais il faut justement élaborer ce projet de société.
IL
NE PEUT Y AVOIR DE SOCIALISME QUE REVOLUTIONNAIRE
Et
à cet égard, je reviens aux deux dernières questions. Pour
moi, il ne peut y avoir de socialisme que révolutionnaire, il
s'agit d'abattre ce capitalisme, et comment peut-on l'abattre,
comme le dit Ernest? En le gérant? Ce n'est pas possible!
Est-ce
que cela veut dire des bains de sang? Tout de même, nous avons
tiré les leçons du passé, quand on est militant révolutionnaire
responsable, on peut trouver chez Marx et chez Lénine bien des
idées là-dessus, mais il faut les aborder à partir de nos réalités.
Dans le Tiers Monde, il faut bien sûr tenir compte d'une réalité
internationale, mais aussi de la réalité de nos peuples et de
nos pays. Et je reviens à une question posée tout à l'heure
à propos du Parti des Travailleurs au Brésil, ou au Nicaragua.
Il
s'agit de rassembler le maximum de gens opprimés dans ces pays
pour disloquer, par ruptures successives, les structures de
tyrannie, d'oppression et d'aliénation qui pèsent sur nos
peuples. Et il faut bien les rassembler, ces forces. En ce
moment, par exemple, concrètement, au Maroc, qu'on le veuille
ou non, ce sont les classes moyennes qui sont à l'avant-scène
de la lutte politique; le mot d'ordre profond, derrière, c'est
la classe ouvrière, mais à l'avant-scène, ce sont les classes
moyennes.
Est-ce
que nous allons faire du sectarisme? Ces classes moyennes sont
à l'avant-scène, et nous dirions: "On n'en veut
pas", pour brandir un drapeau pur et dur, qui ne mène à
rien du tout? Evidemment pas. Il faut tirer les leçons de tout
cela.
Des
camarades ici présents me diront: "tu es réformiste".
Moi, je fais mon boulot! Et sur le terrain, excusez-moi, sur le
terrain, pas dans l'abstrait. Et je dis que c'est à partir de
ces ruptures successives, à la condition d'éclairer toujours
l'avenir révolutionnaire, ne jamais dire par exemple: « Nous
sommes pour la monarchie au Maroc", point. Nous sommes pour
la République au Maroc, par la voie révolutionnaire du peuple,
mais dans l'étape actuelle, nous unissons nos forces à ceux
qui luttent pour disloquer la structure tyrannique de cette
monarchie, tout en disant: la monarchie ne pourra pas se débarrasser
de cette tyrannie. Et ce n'est que dans la transcendance, dans
la transcroissance, comme nous disons, de cette lutte, que nous
pourrons aller au-delà.
Dans
le concret, dans l'immédiat, nous nous unissons à des forces
qui pourraient apparaître réformistes, qui se définissent
peut-être dans leur tête comme réformistes, pour aller au-delà,
pour organiser le peuple dans son ensemble contre cette
tyrannie. Même si, dans l'immédiat, il n'est pas clair encore
que l'objectif réel, qui répond objectivement à la situation,
c'est la République, et une république des conseils
populaires, pas une république bourgeoise.
Nous
avançons dans un processus; en tant que marxiste, c'est la
première chose à apprendre: comment avancer à travers un
processus. Ne pas opposer les phases - et je dis les phases, pas
les étapes - à leur finalité. Et là aussi, il faut étudier
Marx, il faut étudier la science en général. Je vous
remercie.
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