Le
réformisme a dominé le mouvement ouvrier pendant des décennies.
Comment expliquer une hégémonie aussi longue ? Comment
peut-elle être dépassée avec l’activité des révolutionnaires
dans la classe ouvrière ?
Ernest
Mandel : Il
faut tout d’abord souligner que la réalité de la lutte des
classes dans les pays capitalistes avancés depuis la Ière
Guerre mondiale -
ou depuis 1905 si l’on préfère – ne peut pas se réduire
à des formules telles que « l’hégémonie du réformisme »
ou celle, inverse qui affirme que « les travailleurs
tendent spontanément à être révolutionnaires mais les traîtres
réformistes les empêchent de faire la révolution ».
Ces deux postulats sont analytiquement absurdes.
La
première affirmation impliquerait tout bonnement que le
socialisme est impossible, quant à
la seconde, elle est le fruit d’une vision démonologique
de l’histoire. Aucune des deux n’est capable de rendre
compte de la réalité historique. Le fait est que, au cours des
périodes normales du fonctionnement de la société bourgeoise,
la classe ouvrière subit l’hégémonie réformiste. Mais
cette affirmation n’est qu’un truisme. Comment en effet le
capitalisme pourrais-t-il fonctionner normalement si la classe
ouvrière contestait quotidiennement son existence via
l’action directe ? Mais le capitalisme n’a pas
fonctionné « normalement » pendant les soixante ou
septante dernières années. Les périodes de normalité ont été
interrompues par l’éclatement de crises, par des situations
pré-révolutionnaires ou révolutionnaires. Il est impossible
pour la classe ouvrière – pour des raisons économiques,
sociales et psychologiques – de vivre constamment en état
d’ébullition révolutionnaire. Cette succession de situations
forts distinctes pose donc toujours les mêmes vieilles
questions sur les limites temporelles des crises pré-révolutionnaires
et révolutionnaires
Et
cela nous ramène à une problématique trotskyste fondamentale :
la direction révolutionnaire, c’est à dire
la relation entre l’élévation du niveau de conscience
du prolétariat, sa capacité d’auto-organisation et la
construction d’une direction révolutionnaire. La coïncidence
de tous ces facteurs peut conduire la crise à une situation
différente de celle du « fonctionnement habituel »
du capitalisme qui, en lui-même, génère l’hégémonie réformiste.
Pour l’édification de tous ceux qui veulent étiqueter cette
analyse de « révisionniste », nous rappelons
que ce type de révisionnisme a de profondes racines
puisque Lénine lui-même a écrit que la classe ouvrière est
« naturellement trade-unioniste » pendant les périodes
du fonctionnement normal du capitalisme et « naturellement
anti-capitaliste » dans des situations pré-révolutionnaires
ou révolutionnaires
Les
réformistes maintiendront probablement leur hégémonie sur la
classe ouvrière pendant les périodes « normales »,
si tant est que cette expression ait un sens dans la phase
actuelle de décadence du capitalisme. Quoiqu’il en soit, il
est évident qu’il y a une différence entre une situation
dans laquelle la dissidence est limitée à l’existence de
petits groupes isolés de révolutionnaires d’une part et les
grands appareils des partis réformistes de l’autre, et les
situations dans lesquelles les révolutionnaires ont déjà réalisé
une accumulation primitive de forces, même s’ils ne représentent
toujours qu’une minorité de la classe. Dans ce dernier cas,
la lutte pour l’hégémonie
des réformistes sur les masses est beaucoup plus facile, dès
l’éclatement de la crise révolutionnaire.
La
faiblesse des organisations révolutionnaires pendant et immédiatement
après la IIème Guerre mondiale, par exemple, a été telle
qu’il était impossible de défier réellement les réformistes.
Aux yeux des masses, les révolutionnaires ne représentaient
pas une alternative crédible aux réformistes et aux
staliniens. Les rapports de forces devaient pour cela changer
auparavant. Mais une organisation révolutionnaire qui dispose
non pas de quelques centaines de cadres, mais bien de dizaines
de milliers ou plus encore, peut réalistement avoir l’espoir
de gagner la bataille face aux appareils réformistes dès que
surgissent les conditions favorables pour cela. La composition
sociale de l’organisation et sa capacité à recruter un
nombre suffisant de cadres ouvriers qui soient reconnus comme
d’authentiques dirigeants, du moins potentiellement, de leur
classe dans les entreprises sont également des éléments décisifs
qui peuvent être étudié en détail au cours d’une série de
cas spécifiques : le Parti bolchévik entre 1912 et 1914,
l’aile gauche du Parti social-démocrate indépendant (USPD)
en Allemagne entre 1917 et 1920, la gauche révolutionnaire en
Espagne entre 1931 et 1936.
A
cela nous pourrions ajouter que la disparition d’une tradition
anti-capitaliste est un phénomène relativement récent. Un
fait qui est lié à la transformation des Partis communistes
des pays industriellement avancés à la fin de la IIe Guerre
mondiale et, spécialement, à la fin de la Guerre froide. L’éducation
anti-capitaliste a continué, y compris dans les Fronts
Populaires, avec l’application de la politique stalinienne à
deux niveaux en quelque sorte. Aujourd’hui, les réformismes
social-démocrate et stalinien contribuent à maintenir la
classe ouvrière prisonnière des idéologies bourgeoises et
petites-bourgeoises. Mais n’importe quelle vision de la lutte
de classe qui se fixe exclusivement sur cet aspect de la réalité
sous-estime l’impulsion anti-capitaliste
quasi-structurellement inhérente à la classe ouvrière dans
des conditions de phase d’instabilité prolongée du système.
Que
la classe ouvrière soit spontanément anti-capitaliste pendant
les périodes pré-révolutionnaires a été confirmé pays après
pays et ce d’une manière significative : Allemagne
1918-1923, Italie 1917-20, France 1934,36, Espagne 1931-36,
France, de nouveau, en Mai 68, Italie de nouveau en 1969-70 et
1975-76, Espagne de nouveau en 1975-76, Portugal en 1975 et la
liste peut s’allonger.
D’autre
part, ces explosion d’activité (et de conscience) spontanément
anti-capitaliste a des effets moins durables sur la conscience
de classe ce qui permet aux réformistes de récupérer leur
contrôle de manière relativement rapide si les événements ne
sont pas mis à profit par de puissantes organisations de masses
anti-capitalistes, comme le furent les Parti communistes des années
20, ou par une avant-garde ouvrière significative qui soit en
alerte constante face aux appareils bureaucratiques.
Un
autre phénomène, souvent confondu avec le précédent, est
celui de la stratification de la classe ouvrière et du rapport
entre cette stratification et les différents niveaux de
conscience du prolétariat. Ce qui peut apparaître comme un
renforcement numérique des réformistes au début d’une
situation pré-révolutionnaire ou révolutionnaire est surtout
une conséquence de l’extension de la politisation de secteurs
qui avaient été jusque là politiquement passifs. Ce type de
croissance des forces réformistes ne contredit pour autant la
radicalisation parallèle des secteurs plus actifs qui ont une
plus grande expérience dans l’activité politique.
Prenons
par exemple les mois de mars et avril 1917 en Russie.
L’augmentation énorme de l’appui au menchéviques et aux
Socialistes-Révolutionnaires pendant ces deux mois ne fut en
aucun cas le résultat d’un déclin du soutien aux Bolchéviks
parmi les secteurs les plus conscients du prolétariat. Au
contraire, le poids des Bolchéviks dans l’avant-garde de la
classe a augmenté au même moment. Mais la croissance des réformiste
a été plus rapide parce que des centaines de milliers
d’ouvriers qui n’étaient pas politiquement actifs
auparavant sont entré pour la première fois en mouvement. Et
bien entendu, ils se sont tournés au début vers les
forces plus modérées.
-
Cette analyse de la conscience de classe du prolétariat
implique-t-elle que
la politique du Front unique ouvrier doit être une ligne stratégique
fondamentale des révolutionnaires ?
Ernest
Mandel : Il faut distinguer deux objectifs politiques différents
ou, si l’ont préfère, socio-politiques. La classe ouvrière
ne peut en finir avec le capitalisme, exercer le pouvoir et
commencer à construire une société sans classes que si elle
atteint un degré d’unité de ses forces sociales et un niveau
de politisation et de conscience qualitativement plus hauts que
celui qui existait sous le capitalisme dans ses périodes
« normales ». De fait, c’est seulement au travers
de cette unification et politisation que l’ensemble de la
classe ouvrière peut se constituer en « classe pour soi »,
au-delà des différences d’emploi, de niveau de
connaissances, d’origine nationale ou régionale, de sexe,
d’âge, etc.
La
majorité des travailleurs acquiert la
conscience de classe, dans le sens le plus profond du terme,
seulement qu’à travers l’expérience de ce genre d’unité
dans la lutte. Le parti révolutionnaire joue un rôle médiateur
essentiel dans ce processus. Mais sa propre activité ne peut se
substituer à cette expérience de lutte unitaire de la majorité
des travailleurs. Le parti, en lui-même, ne peut être la
source d’où surgit cette conscience de classe parmi des
millions de salariés.
Le
cadre organisationnel le plus adéquat pour cette unification du
front prolétarien est un système de conseils ouvriers capable
de rassembler, fédérer et centraliser tous les travailleurs et
travailleuses, organisés ou non, au-delà de leur affiliation
politique ou croyances philosophiques. Aucun syndicat et aucun
front unique de partis n’ont été capables d’atteindre ce
type d’unité, et ils ne le pourront jamais.
C’est
pour cette raison que les marxistes-révolutionnaires ont
toujours mis en avant l’unification des revendications et des
luttes de tous les travailleurs et travailleuses, non seulement
dans les domaines économiques, mais également politiques ou
culturels. Dans ce combat, ils s’affrontent à tous types
de manœuvres destinées à diviser la classe. Ils agissent
comme le secteur le plus déterminé dans la défense de
l’unité des mobilisations et des luttes. Cela requiert que
l’on accorde une attention spéciale aux secteurs de la classe
les plus exploités et opprimés car, dans le cas contraire,
cette unification est impossible.
La
politique d’unification du front prolétarien est, sans aucun
doute, un objectif stratégique permanent pour les marxistes-révolutionnaires.
Cette
problématique de l’unification et de la politisation de
l’ensemble du prolétariat est cependant distincte de la
question d’une proposition concrète de Front unique adressé
aux différentes organisations et courants et de la classe ouvrière.
Je ne discuterai pas ici des objectifs, des origines historiques
ou du rôle particulier que jouent ces partis et organisations.
Par contre, je veux examiner l’articulation précise
entre la politique de front unique dans la mesure où elle
concerne deux partis traditionnels du mouvement ouvrier – les
partis communistes et socialistes – et la stratégie
d’unification et de politisation marxiste de l’ensemble du
prolétariat.
Il
existe toute une série de raisons qui expliquent que ces deux
problèmes ne sont pas identiques. Premièrement, les partis
socialistes et communistes n’exercent pas leur influence sur
l’ensemble de la classe ouvrière. En second lieu, il y a dans
le prolétariat des couches d’avant-garde, certaines organisées,
d’autres pas, qui ont tiré leurs conclusions des trahisons
antérieures de la social-démocratie et du stalinisme et qui se
méfient profondément des appareils bureaucratiques de ces
courants. En troisième lieu, les directions bureaucratiques
socialistes et communistes maintiennent des orientations
politiques qui entrent avec fréquence en conflit avec les intérêts
immédiats – pour ne pas parler des intérêts historiques –
du prolétariat. Il est donc parfaitement possible que ces
organisations établissent des accords d’unité dont
l’objectif est de désorienter, de freiner ou de fragmenter la
mobilisation des travailleurs. Et cela tout particulièrement
dans des situations pré-révolutionnaires ou révolutionnaires,
lorsque ces appareils tentent systématiquement d’empêcher la
prise du pouvoir par le prolétariat.
Mais
bien que ces deux problèmes ne soient pas identiques, ils ne
peuvent pas non plus êtres entièrement dissociés. Dans tous
les pays dans lesquels le mouvement ouvrier organisé possède
une longue tradition, une partie significative de la classe
continue à manifester un certain niveau de confiance en faveur
des partis socialistes et communistes, non seulement électoralement, mais
aussi politiquement et organisationnellement. Il est ainsi
impossible d’avancer de manière positive et réelle dans
l’unification du front prolétarien sans prendre en compte
cette confiance relative ou espérant que les travailleurs
socialistes et communistes rejoindront le front sans prendre en
compte les réactions et les attitudes de leurs dirigeants.
De
cela on peut conclure qu’une politique de front unique dirigée
vers les partis socialistes et communistes est une composante
tactique de l’orientation générale stratégique. Elle
n’est donc que cela : un élément et non un substitut à
cette orientation. Et cela est particulièrement vrai du fait
que l’unification et la politisation maximales de l’ensemble
du prolétariat requiert tout autant la participation des
travailleurs socialistes et communistes et une rupture de la
grande majorité de ces travailleurs avec les options de
collaboration de classes des appareils bureaucratiques.
Il
est intéressant de souligner que la réduction simpliste de la
stratégie d’unification des forces prolétariennes et d’élévation
maximale de la conscience de classe avec la politique du front
unique vis-à-vis des partis socialistes et communistes
s’accompagne souvent parallèlement d’une illusion spontanéiste
d’après laquelle la formation d’un front unique serait
suffisante pour que les ouvriers entrent en rupture avec les réformistes
du fait de la dynamique liée à l’unité de la lutte.
Encore
plus illusoire et spontanéiste est la notion selon laquelle
l’expérience d’un « gouvernement sans ministres
capitalistes » serait suffisante pour commencer à prendre
le chemin d’une rupture des masses ouvrières avec le réformisme
et la formation d’un authentique « gouvernement ouvrier »
anticapitaliste.
L’expérience
historique démontre que ces notions sont fausses. Il suffit de
rappeler, par exemple, que rien de moins qu’après six
gouvernements travaillistes « purs » en
Grande-Bretagne – c’est à dire des gouvernements sans
ministres bourgeois – l’appareil réformiste a continué à
maintenir son contrôle sur la majorité de la classe ouvrière,
y compris malgré le fait que cet appareil s’était intégré
à l’Etat bourgeois et à la société bourgeoise plus profondément
que jamais et y compris quand il a défendu et appliqué une
politique d’étroite collaboration de classes avec la Grand
capital.
La
tactique du front unique est utile à la stratégie
d’unification du prolétariat et à l’élévation de sa
conscience de classe seulement si l’on rassemble une série de
conditions.
En
premier lieu, les propositions de front unique adressées aux
partis communistes et socialistes doivent se centrer sur des thème
d’extrême actualité de la lutte des classes et doivent
exiger des directions de ces partis l’unité afin de lutter
pour des objectifs spécifiques qui articulent les intérêts
des travailleurs avec ces questions. Elle doivent donc contenir
un aspect programmatique car, dans le cas contraire, y compris
dans des situations révolutionnaires, elles peuvent faciliter
des manœuvres contre la classe ouvrière.
En
second lieu, les propositions doivent se formuler de telle sorte
qu’elles soient crédibles pour les larges masses, à un
moment où il est concrètement possible de les mettre en
pratique et de manière à ce qu’elle prennent en compte le
niveau de conscience des travailleurs qui suivent ces partis. En
d’autres termes, une des fonction essentielle de ces
propositions est l’action pratique, ou du moins d’exercer
une telle pression sur la base de ces partis qu’il devraient
payer un prix politique élevé en cas de refus à s’engager
dans l’unité d’action.
En
troisième lieu, que ce soit au travers de la constitution du
front unique (la variable la plus favorable bien entendu) ou au
travers de la pression accumulée à la base en faveur du front
unique, les propositions doivent déclencher un processus de
mobilisations, de luttes et, à arrivé à un certain point,
d’auto-organisation des masses du fait de l’extension du
front ou de la lutte pour l’obtenir. Ce processus, qui est en
relation avec le rôle croissant joué par le parti révolutionnaire,
accentue la force objective du prolétariat, augmente son
auto-confiance, élève le niveau de conscience, amène des
secteurs massifs de la classe ouvrière à rompre avec l’idéologie
et la stratégie réformistes et alimente la capacité des
travailleurs à aller dans l’action au-delà du contrôle des
appareils bureaucratiques.
En
quatrième lieu, afin de faciliter tout ce processus, le parti révolutionnaire
doit accompagner ces propositions de front unique avec des
avertissements aux travailleurs sur la véritable nature et
objectifs des directions des partis socialistes et communistes.
Il ne doit pas entretenir des illusions sur la possibilité de
changer le caractère de ces partis au travers des politiques de
front unique. Il ne faut avoir aucune confiance en ces
directions (ou en des gouvernements composés par elles) pour
mener à bien les objectifs du front unique et défendre les intérêts
du prolétariat. L’appel au front unique doit s’accompagner
de la préparation et de l’appel aux travailleurs afin
qu’ils prennent eux-mêmes l’initiative et trouvent les
solutions à leurs problèmes au travers de leurs mobilisations,
de leurs luttes et de leur auto-organisation au niveau le plus
haut possible. Le front unique doit faciliter et stimuler ces
différents processus et ne peut en être un substitut.
Je
veux terminer sur ce point en soulignant les efforts de Trotsky
afin de formuler une solution correcte à ces problèmes. On
peut les suivre pratiquement dans tous ses écrits, de 1905-1906
à son intervention dans les débats de l’Internationale
communiste sur le front unique ; de ses analyses passionnées
sur l’Allemagne en 1923 et à nouveau en 1930-1933 à ses
combats sur la France en 1934-1936 et ils constituent une de ses
plus importantes contributions au marxisme. De plus, il serait
erroné de croire que cette problématique ne concerne que les
pays impérialistes. Au contraire, l’unification
socio-politique du prolétariat est également essentielle dans
les pays « sous-développés » et elle est un élément
central dans la stratégie de la révolution permanente pour
cette même raison.
-
N’est-il pas très probable que dans les pays ayant une
structure stable de démocratie bourgeoise, il soit nécessaire
de passer par une étape qui fut définie par l’Internationale
communiste des premiers temps
comme celle des « gouvernements ouvriers » ?
En d’autres termes, un gouvernement formé par des partis
ouvriers, y compris possiblement avec des un parti
petit-bourgeois, mais avec un programme qui exige une rupture
avec le capitalisme. N’est-il pas probable que le mouvement
ouvrier devra passer par l’expérience de ce type de
gouvernement avant que ne surgissent les premières formes de
dualité de pouvoir ? De plus, n’est-il pas également
probable qu’il y aura des élus pro-soviétiques au parlement
avant que ne se généralisent les organes de dualité de
pouvoir ? Est-il concevable que se développe une situation
révolutionnaire sans l’élection de révolutionnaires au
parlement ?
Ernest
Mandel : Il me semble que tu mélange plusieurs éléments
spéculatifs dans des problèmes beaucoup plus définis. Je préfère
aborder ce problème d’une autre manière. Tout d’abord,
dans les pays ayant une forte tradition démocratique-bourgeoise
– et encore plus dans les pays impérialistes qui ont connu
des dictatures et où les illusions démocratiques-bourgeoises
tendent à être plus fortes que dans les pays aux traditions démocratiques
plus anciennes – il est inconcevable que se développent les
conseils ouvriers sans que la classe ouvrière expérimente des
formes plus élevées de démocratie que la démocratie
bourgeoise. Les travailleurs doivent pouvoir comparer dans la
pratique les mérites des deux systèmes.
Ensuite,
je suis d’accord sur le fait qu’il est peu probable que la
lutte pour le pouvoir soviétique se développe sans qu’un
courant marxiste-révolutionnaire n’ait gagné suffisamment de
force dans la classe ouvrière et puisse par exemple la représenter
dans le Parlement.
Enfin,
il est inconcevable que surgisse une situation de double pouvoir
dans un pays ayant une longue tradition de mouvement ouvrier
sans que cette situation ne perturbe le contrôle total des
bureaucraties collaborationnistes de classes et réformistes
dans les grands partis ouvriers.
Ces
trois postulats me paraissent presque des évidences. Mais en déduire
d’autres conclusions équivaut à établir des hypothèses spéculatives
tellement concrètes qu’il serait très difficile de répondre
par un oui ou par un non. Pour ne donner qu’un seul exemple,
j’ai dit qu’en général une situation de double pouvoir
implique l’existence d’un courrant socialiste et révolutionnaire
suffisamment fort que pour obtenir une représentation
parlementaire. Mais comme la plupart des parlements sont élus
pour des périodes de 4 ou 5 ans, il est possible qu’entre
deux élections surgissent de grandes crises qui modifient
drastiquement les rapports de forces au sein de la classe ouvrière.
Dans
ce cas, si des élections n’ont pas lieu dans cette période,
il se produira une sérieuse différence entre la composition du
parlement et les rapports de forces réels, spécialement dans
les syndicats, dans les conseils ouvriers (s’il existe une
situation de dualité de pouvoirs) et dans les autres formes de
représentation de la classe ouvrière.
En
ce qui concerne la question du gouvernement des travailleurs, la
résolution de l’Internationale communiste sur cette question
décrivait différentes variables possibles. L’une d’elles
impliquait non seulement une crise dans les directions
traditionnelles, collaborationnistes de classe, des partis
ouvriers de masses, mais également sa substitution par des
courants plus à gauche ou des scissions massives et la création
de nouveaux partis, comme ce fut le cas avec l’USPD en
Allemagne dans les années 20. Mais cela n’est pas la seule
forme que peut prendre un tel type de crise. C’est le scénario
le plus favorable, bien entendu, mais il n’est pas le seul
possible. De fait, si nous observons ce qui s’est passé
depuis 1920-1921 – et nous avons vu depuis des crises avec
irruption de mouvements de masses très importants – nous
devons en conclure que à la lumière de l’expérience
historique que le cas de l’USPD fut assez exceptionnel. Il
n’y a pas eu, par exemple, de scission similaire dans le PSOE
entre 1934 et 1936, excepté dans son organisation de jeunesse
et cela s’est terminé plutôt mal puisque ce sont les
staliniens qui en ont pris le contrôle. Dans les années 40,
beaucoup de personnes, y compris les trotskystyes, espéraient
ou pensaient que l’aile gauche Bevaniste du Labor Party
britannique prendrait le contrôle de la direction. Mais cela ne
s’est pas passé ainsi et il n’y a même pas eu de scission
de l’aile gauche.
On
pourrait donner d’autres exemples. De fait, au plus les événements
ont été radicaux, au plus ce sont produits ce type de développement
– comme dans le cas du PSIUP en Italie ou du PSU en France
dans les années 60 – mais aucun d’entre eux n’est
comparable au cas de l’USPD.
Je
suis personnellement convaincu que la direction établie des
partis socialistes et communiste d’Europe occidentale ne
formera pas des gouvernements des travailleurs du type de ceux
dont nous sommes en train de parler. Le maximum qu’ils feront,
ce sera de former des gouvernements bourgeois-ouvriers, soit la
deuxième catégorie analysée par l’Internationale
communiste. Mais c’est là quelque chose de complètement différent :
il ne s’agit pas de gouvernements qui commencent à rompre
avec la bourgeoisie.
-
Mais ces gouvernements peuvent proclamer qu’ils veulent rompre
avec les capitaliste, bien qu’ils ne le fassent pas réellement...
Ernest
Mandel : C’est là quelque chose de très différent. Les
différences ont été déjà soulignées dans la résolution de
l’Internationale communiste et ont été tout particulièrement
confirmées par l’expérience historique. Il y a eu, jusque
dans les années 80, 6 ou 7 gouvernements travaillistes de ce
type.
-
Mais aucun d’entre eux avec un programme qui défendre la
rupture avec le capitalisme...
Ernest
Mandel : C’est vrai. Mais ce que je veux souligner,
c’est que dans un futur prévisible il n’y aura pas en
Europe occidentale d’alliances entre partis socialistes et
communistes qui iront au-delà du programme – pour donner un
exemple – de l’Union de la gauche en France. Et en aucun cas
ce programme prétendait opérer une rupture avec le
capitalisme. Dans le meilleur des cas – et même ceci est très
hypothétique – nous verrons des programmes similaires à ceux
du Labor Party britannique en 1945, qui était un programme réformiste
radical, ou du Parti socialiste autrichien, qui incluait la
nationalisation de secteurs importants de l’économie
nationale.
Aucun
de ces programmes n’était d’aucune manière
anticapitaliste. Aucun ne peut se comparer au programme d’Unité
populaire chilien. Y compris dans ce dernier cas, le caractère
anticapitaliste du programme était douteux, mais la dynamique
qu’il a enclenché a été beaucoup plus radicale. En Europe
occidentale, cependant, avec les partis traditionnels existants
de la classe ouvrière, il est difficile d’imaginer des développements
qui aillent au-delà de l’Union de la gauche française ou du
Labor Party de 1945.
-
Serait-il donc alors correct de conclure que tu ne considère
par comme très important le fait de poser des revendications
programmatiques ou des slogans en rapport avec ce type de
gouvernements bourgeois-ouvriers en exigeant qu’il rompent
avec le capitalisme ? Penses-tu qu’il serait impossible
d’imposer des mesures anticapitalistes à ces gouvernements ?
Ernest
Mandel : De nouveau, tu spécule. Personne ne peut prévoir
la forme exacte dans laquelle se produiront des situations révolutionnaires
en Europe occidentale. Il est impossible de définir un modèle
qui puisse s’appliquer à tous les cas. Ce que tu décris
n’est qu’une variante parmi de nombreuses autres. Je ne l’écarte
pas complètement, et je suis bien entendu totalement d’accord
sur le fait que s’il surgit un gouvernement composé
exclusivement par des représentants du mouvement ouvrier,
les révolutionnaires doivent avancer des revendications et des
slogans qui exigent de ce gouvernement qu’il rompe avec le
capitalisme.
Mais
cela est très différent de dire que cela sera la manière prédominante
avec laquelle la conscience de classe va s’élever à des
niveaux qualitativement supérieurs. Cela peut également
arriver comme résultat d’une grève générale, d’une série
de luttes directes, d’une confrontation avec la réaction ou
l’appareil d’Etat. Il y a tout simplement beaucoup trop de
variables pour pouvoir les résumer en un seul schéma.
A
nouveau, cela est évident après ce qui s’est passé en
Europe dans les 40 dernières années. En France, la crise a éclaté
en 1936 comme conséquence d’une combinaison de la victoire électorale
du Front populaire et d’une grève générale ; en
Espagne, de la confrontation directe avec les fascistes ;
au Portugal, de l’effondrement suite à une conspiration
militaire d’un gouvernement de type bonapartiste, semi-fasciste,
sénil ; plus récemment, en Espagne encore, ce fut le résultat
du retard de la bourgeoisie à l’heure de se débarrasser
d’une dictature qui, dans les années 70, ne correspondait
plus aux rapports de forces réels. Nous avons ainsi pas moins
de quatre variantes.
Le
problème plus général – exposé dans ses traits généraux
par Trotsky et insuffisamment développé par les marxistes-révolutionnaires
pendant une longue période – est celui-ci : dans un pays
capitaliste avancé doté d’une structure politique très
sophistiqué et d’un système social complexe, dans lequel
existe une longue tradition conservatrice dans le mouvement
ouvrier, il est inconcevable que les travailleurs optent
directement pour un système d’organisations soviétiques et,
plus tard, pour des formes de pouvoir soviétiques sans passer
par de nouvelles expériences très profondes de luttes et de
nouvelles avancées de leur consciences.
Il
ne s’agit pas simplement de construire un parti révolutionnaire
indépendamment de ce qui se passe dans la classe ouvrière :
on ne peut pas opérer un virage révolutionnaire avec une
classe ouvrière majoritairement réformiste. C’est tout
bonnement impossible. Ce serait une opération bureaucratique,
aventurière et idéaliste.
La
question concernant quel type de tactique il faut adopter par
rapport au gouvernement bourgeois-ouvrier doit être débattue
dans un esprit similaire. L’arme tactique essentielle pour
gagner la majorité des masses lorsqu’il y a un gouvernement
de ce type est le front unique, sous certaines conditions
politiques cruciales. Mais dans la situation très complexe et délicate
d’un gouvernement de gauche – un gouvernement que les masses
identifient comme formé par des organisations ouvrières –
cette tactique doit se baser sur une attitude prudemment équilibrée
vis-à-vis du gouvernement. L’attitude des marxistes-révolutionnaires
ne doit pas être schématique, ou se limiter à des appels
continuels à abattre le gouvernement – qui résonneraient aux
yeux des masses comme étrangement similaires à ceux de la
droite et de l’extrême droite. Je ne dis pas que notre
attitude doit être celle d’un appui : nous ne sommes pas
pour ce type de gouvernement, bien évidemment, mais bien pour
qu’il soit remplacé par un authentique gouvernement des
travailleurs. Mais il serait sectaire et complètement
improductif d’adopter envers lui la même attitude qu’envers
un gouvernement bourgeois pur et dur ou un gouvernement de Front
populaire.
Nous
ne modifierions notre position que si ce gouvernement commence
à réprimer le mouvement de masses. Telle fut la position de Lénine
en avril 1917, comme on peut le constater en lisant ses écrits
de mars à juin 1917. Par exemple : « Nous ne défendons
pas encore le renversement de ce gouvernement, parce qu’il est
appuyé par la majorité des travailleurs ». Son attitude
a seulement changé après la répression consécutive au Journées
de Juillet. Tant qu’un gouvernement de ce type ne réprime
pas, nous devons adopter une attitude de tolérance critique »,
de propagande, d’opposition pédagogique, afin de permettre
aux masses d’apprendre au travers de leur propre expérience.
Cela signifie concrètement de mettre en avant une série de
revendications qui correspondent à deux critères élémentaires.
Primo,
il est nécessaire d’approfondir la rupture avec la
bourgeoisie et d’exiger la démission des deux ou trois
ministres bourgeois probablement incrustés dans le
gouvernement. Evidement, cela ne changera pas beaucoup la nature
du gouvernement : il restera un gouvernement
bourgeois-ouvrier y compris sans ces ministres. L’expérience
de l’Espagne en 1936 et du Chili ont mis en évidence la nécessité
d’une purge et d’une élimination profonde de tout
l’appareil de répression de la bourgeoisie, la dissolution
des corps répressifs et la fin des juges à vie. De plus,
toutes les revendications économiques des masses sont liées
aux nationalisations sous contrôle ouvrier, qui expriment la
logique de la dualité de pouvoirs.
La
seconde catégorie élémentaire de revendications qu’il faut
adresser au gouvernement ont à voir avec la réponses aux inévitables
agissements de sabotage et de désorganisation économique de la
part de la bourgeoisie. Sur cette question, l’orientation
politique doit être la réponse immédiate aux provocations :
occupation et réquisition des entreprises, suivie par leur
coordination ; élaboration d’un plan ouvrier de
reconversion et de revitalisation économique ; extension
et généralisation du contrôle ouvrier dans le sens de
l’autogestion ; la gestion de tout un ensemble de sphères
de la vie sociale par les secteurs directement concernés
(transports publics, commerce de rue, garderies, universités,
terres agricoles…).
De
nombreux secteurs vont évoluer du réformisme vers le centrisme
de gauche et le marxisme-révolutionnaire en débattant de ces
problèmes dans le cadre de la démocratie prolétarienne et au
travers de leur propre expérience pratique, protégés par la défense
intransigeante de la liberté d’action et de mobilisation des
masses, y compris lorsque cela « dérange » les
plans du gouvernement ou que cela heurte ceux des réformistes.
Cette
rupture avec le réformisme sera aidée par l’exemple, la
consolidation et la centralisation de différentes expériences
d’auto-organisation. Par contre, les excès sectaires, les
insultes de type «social-fascistes » ou l’ignorance de
la sensibilité spéciale de ceux qui ont encore confiance
envers les réformistes n’aidera en rien. La politique qui
consiste à gagner les masses au travers du front unique est
intimement liée à l’affirmation, l’extension et la généralisation
de la dualité de pouvoirs, jusqu’à atteindre et à inclure
la consolidation du pouvoir ouvrier avec l’insurrection.
Le
résultat objectif des politiques réformistes sont les
suivantes ; impuissance croissante du gouvernement des
gauches, incapacité à accomplir ses promesses, désillusion
croissante des masses et création d’un terreau fertile pour
la démobilisation et la démoralisations et le retour de la réaction
au travers de la violence ou de moyens légaux et électoraux.
Cela confirme qu’il n’y a pas d’alternative : soit
l’on approfondit la mobilisation des masses jusqu’à la
victoire, ou soit c’est son déclin et sa déroute qui seront
inévitables.
Dans
ce type de période, il y a une véritable course de vitesses
entre deux mouvements ; l’un qui mène au débordement
des appareils réformiste et l’autre à la retraite des masses
comme conséquence de la banqueroute des réformistes. Le
premier s’imposera seulement si le rapport des forces social
et politique compte au moins sur quelques éléments favorables :
si le mouvement de masses se n’arrête pas et gagne en
croissance ; si l’auto-organisation se renforce et s’étend,
au lieu de disparaître rapidement ; et si les révolutionnaires
ont du succès et dépassent leurs faiblesses et leur isolement
en établissement des milliers de liens avec les grâce à
l’extension et à la généralisation d’une expérience
authentique et vivante de front unique (et non par une plate
caricature propagandiste qui consiste à exiger des réformistes
qu’ils répondent afin de démasquer ce qu’ils disent). Ce
chemin n’est pas une garantie de victoire, mais il est la
seule possibilité qui existe.
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