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V. La transformation prolétarienne de l'action et de l'organisation révolutionnaires

La place du marxisme dans l'histoire

Ernest Mandel Imprimer

La place du marxisme dans l'histoire. - Amsterdam:Institut International de Recherche et de Formation, 1986. - 39 pp. - (Cahiers d'etude et de recherche)


L'évolution du socialisme utopique avait produit trois figures de proue qui font la transition de la philanthropie et du propagandisme pré-prolétarien à l'action prolétarienne proprement dite: l'Allemand Weitling et les Français Pierre-Joseph Proudhon et Auguste Blanqui. Deux de ces socialistes, Blanqui et Weitling, s'inscrivent cependant moins dans la continuité du socialisme utopique (de laquelle Weitling relève encore en partie) que dans celle de la tradition révolutionnaire issue des révolutions américaine et française.

Au cours de ces révolutions, l'extrême gauche petite-bourgeoise (jacobine) et pré-prolétarienne, incarnée surtout par Sam Adams et Thomas Paine en Amérique et en Angleterre, et par Gracchus Babeuf en France, avait projeté un type d'organisation révolutionnaire qui tendrait à prolonger l'action politique au-delà de la consolidation des principales conquêtes révolutionnaires.

L'agitation de Tom Paine et de ses compagnons déboucha, plus tard, sur la constitution de la London Corresponding Society, dirigée par Thomas Hardy, et de nombreuses associations similaires en Grande-Bretagne, dont la plus importante fut celle des United Irishmen en Irlande, dirigée par Wolfe Tone. Alors que la LCS était strictement légale, les United Irishmen et d'autres groupements de province se constituèrent en ligue secrète. Mais elles avaient toutes ceci de commun que leurs revendications principales furent politiques-démocratiques (la conquête du suffrage universel pour la LCS; le suffrage universel et l'émancipation nationale pour les United Irishmen). Leurs revendications économiques, favorables aux classes laborieuses, n'allèrent pas au-delà d'une réforme de la société bourgeoise.

Par contre, pour le chef de la Conspiration des Egaux, Babeuf, et pour ses camarades, il s'agissait déjà clairement de la conquête révolutionnaire du pouvoir, et non de la conquête des seules libertés démocratiques. En outre, ils visèrent des buts collectivistes, tendant à satisfaire les revendications économiques et sociales des couches les plus pauvres et les plus exploitées de la population, avant tout le pré-prolétariat (semi-prolétariat) et Ie prolétariat naissant. Ces organisations révolutionnaires surgirent cependant de manière indépendante de l'auto-organisation des salariés au sens propre du terme.

Les babouvistes essayèrent de s'emparer du pouvoir par un coup d'Etat en pleine contre-révolution thermidorienne, en 1797. Ils furent écrasés par la répression. Babeuf lui-même fut exécuté. Un des survivants de la Conspiration des Egaux, Buonarotti s'efforça de sauver la continuité des principes et des projets révolutionnaires de Babeuf dans la Société des Saisons, qui apparut à Paris dès la chute des Bourbons, au début des années 1830, et dont Auguste Blanqui fut Ie leader incontesté.

Blanqui a été Ie plus grand révolutionnaire français du 19e siècle. Militant d'une conviction, d'une fermeté, d'un courage et d'une honnêteté inébranlables, il fut comme l'incarnation des aspirations et de l'action révolutionnaires du prolétariat français, avant tout du prolétariat parisien. Il tenta de conquérir Ie pouvoir par une série de coups d'Etat, fut arrêté à de nombreuses reprises - il passa finalement plus de vingt ans de sa vie en prison -, mais réussit à maintenir la continuité de son organisation clandestine. Lorsqu'éclata la Commune de Paris, en mars 1871, il se trouvait encore en prison, sur le territoire contrôlé par le gouvernement contre-révolutionnaire de Thiers.

Considéré par tous - y compris Karl Marx - comme le dirigeant naturel de la Commune, au sein de laquelle ses partisans constituèrent une minorité regroupée autour de Vaillant, sa libération fut réclamée par la Commune à Thiers en échange de tous les otages pris, y compris l'archevêque de Paris. Thiers refusa, démontrant ainsi à quel point la bourgeoisie française craignait la capacité d'organisation et d'animation du grand révolutionnaire, et les effets de ses dons de dirigeant sur l'issue de la guerre civile. Au cours des années 1880-1890, Ie courant blanquiste finit par fusionner avec Ie courant marxiste au cours du processus de création du parti ouvrier socialiste de masse en France.

L'Allemand Wilhelm Weitling, contrairement à Blanqui, était un ouvrier autodidacte, qui arriva à des conclusions communistes et révolutionnaires non seulement sur la base de l'étude, mais aussi en partant de l'expérience vécue de la condition prolétarienne. Des compagnons-artisans allemands itinérants dans toute l'Europe - qui, grâce à ce mode de vie, purent dépasser les premiers l'horizon localiste et professionnel/corporatiste étroits des premières couches prolétariennes de leur pays - créèrent en 1834 à Paris (sous l'influence de la Société des Saisons blanquiste) une Ligue des Réprouvés (Bund der Gedchleten), société secrète de laquelle émergea en 1838 la Ligue des Justes (Bund der Gerechten), dirigée par Weitling. Elle se donna un programme communiste utopique intitulé "L'Humanité telle qu'elle est et telle qu'elle devrait être".

Cette société secrète abandonna ses projets vagues de lutte pour le pouvoir après l'échec de la conspiration blanquiste de 1839 et s'orienta davantage vers des objectifs d'implantation de coopératives et de colonies communistes, sous l'influence d'Owen et de Cabet. Mais comme ce fut le cas du babouvisme en France, la tradition de l'organisation révolutionnaire clandestine fut maintenue. La Ligue des Justes fut rebaptisée Ligue Communiste (Bund der Kommunisten) en 1847, au moment où Marx et Engels y adhérèrent formellement. (Le Comité de Correspondance Communiste qu'ils avaient constitué au début de 1846 à Bruxelles avait établi dès le début le contact avec la Ligue des Justes).

Les organisations révolutionnaires babouvistes, blanquistes et allemandes représentent un maillon indispensable qui mène des révolutions bourgeoises des 16e, 17e, et 18e siècles à l'action révolutionnaire prolétarienne des 19e et 20e siècles. Leurs acquis principaux furent:

(1) La prise de conscience de la nécessité de l'action politique pour la conquête du pouvoir, prise de conscience issue d'une compréhension des principales leçons à tirer précisément des révolutions bourgeoises, sinon de toutes les révolutions de l'histoire. Cette leçon ne fut pas partagée par tous et toutes. Elle ne fut ni largement répandue parmi les adeptes du socialisme, ni largement acceptée au sein de la jeune classe ouvrière salariée. Bien au contraire, dans ces deux milieux prévalut l'apolitisme, soit par scepticisme et dégoût par rapport à l'action politique traditionnelle bourgeoise et petite-bourgeoise ("les ouvriers sont toujours trompés par les politiciens et la politique"), soit par suite d'un bilan lucide mais incomplet tiré des révolutions contemporaines elles-mêmes. En effet, pour la classe ouvrière, celles-ci avaient abouti à la substitution d'un groupe d'exploiteurs par un autre, et nullement à une véritable émancipation.

Socialistes utopiques et ouvriers en voie d'auto-organisation en tirèrent la conclusion que l'action politique était décevante et inutile : il fallait concentrer l'effort sur l'émancipation économique. Le type d'organisation devait être adapté à ce but. Babeuf, Blanqui, Weitling au contraire comprirent, à des degrés divers, le rôle-clé que le pouvoir politique joue dans la consolidation de l'exploitation que subissent prolétaires et pré-prolétaires. Pour cette raison, ils prônèrent une action politique d'un type nouveau, révolutionnaire prolétarienne, en vue de renverser l'Etat bourgeois. Ils adaptèrent la forme d'organisation au but a atteindre.

(2) La défense de l'organisation révolutionnaire d'avant-garde. Partant d'une sensibilité aiguë de la force et de l'efficacité de l'appareil de répression bourgeois et des capacités contre-révolutionnaires de la bourgeoisie, Babeuf, Blanqui et Weitling étaient convaincus que seul un noyau de révolutionnaires profondément motivés, endurcis, disciplines, pouvait venir à bout de cet ennemi puissant. Pour eux, la principale leçon à tirer de la défaite politique du "Quatrième Etat" au cours de la révolution française et au lendemain de 1830, n'était pas l'inutilité des révolutions populaires prétendument condamnées à la défaite, mais l'inévitabilité de la défaite des classes populaires si elles affrontent les riches sans direction et organisation de fer. Ils étaient convaincus que dirigées par une telle minorité bien préparée à sa tache historique, les classes populaires pouvaient triompher dans les explosions révolutionnaires de l'avenir. Dans ce sens, Babeuf et surtout Blanqui sont les précurseurs manifestes du concept léniniste de "révolutionnaires professionnels".

(3) La défense de la tradition et de la continuité révolutionnaires. Thermidor, le Consulat et l'Empire, succédant aux avancées de la grande révolution française entre 1789 et 1793, avaient provoqué une immense déception au sein des masses populaires et de l'intelligentsia progressiste en France et en Europe, comparable en certains points aux vagues de désillusion, de scepticisme, de cynisme et de "reprivatisation" qu'on observa après la défaite des révolutions de 1848-1850, après la prise de conscience de la réalité du Thermidor en URSS au cours des années 1930 et 1940, et après le reflux de l'espoir de révolution en Europe à partir de 1975-1976. Des intellectuels parmi les plus représentatifs de leur époque, tels le philosophe allemand Kant et le poète anglais Wordsworth, qui avaient été des partisans enthousiastes de la révolution, se transformèrent en adversaires réactionnaires de celle-ci. Il y eut cependant des exceptions tel Ie poète anglais Shelley qui resta un révolutionnaire convaincu.

Parmi les démocrates radicaux engagés dans l'action politique, parmi les salariés engagés dans l'action syndicale, cette vague de réaction idéologique provoqua généralement un reflux vers des conceptions purement légalistes et réformistes (gradualistes) de l'action et de l'organisation. Face à cette vague d'adaptation capitularde à l'idéologie de la classe dominante, les premiers noyaux révolutionnaires pré-prolétariens et prolétariens maintinrent la tradition révolutionnaire du 18e siècle, en y incorporant le maximum d'auto-critique qui était à la portée des révolutionnaires de cette époque. Cette continuité facilita énormément l'émergence d'une nouvelle conception et tradition révolutionnaires, purement prolétariennes, à partir de la révolution de 1848.

Mais, simultanément avec leurs mérites, on doit souligner les lacunes des projets révolutionnaires de Babeuf, de Blanqui et de Weitling:

(a) La lutte pour le pouvoir politique est conçue essentiellement comme émanant d'une minorité, et même d'une minorité très réduite de la société et des classes populaires elles-mêmes. De là le caractère forcément conspiratif et violent de l'action révolutionnaire envisagée, la "technique du coup d'Etat" prenant le pas sur l'action politique de masse proprement dite. La lutte acquiert de ce fait un caractère putschiste et utopique, la capacité d'un petit groupe de conspirateurs d'éliminer d'un seul coup le puissant appareil de répression d'Etats comme l'Etat français ou l'Etat prussien étant fort réduite.

(b) L'organisation révolutionnaire prônée pour ce genre d'activité politique est forcément clandestine et élitiste, résultant d'une sélection sévère à laquelle peu d'individus résistent à la longue. La nature réduite et secrète de l'organisation renforce à son tour la nature putschiste de l'action, et la tendance à négliger sa connection avec de larges mouvements spontanés des masses, avec les luttes de classe économiques, etc.

(c) Organisation essentiellement clandestine et action essentiellement insurrectionnelle débouchent sur une vision nettement élitiste et autoritaire de l'Etat qui émerge de la victoire révolutionnaire. Il s'agit d'un pouvoir au service du peuple, pour le peuple, mais pas exercé directement par le peuple (Weitling, plus directement prolétarien que Blanqui, était plus prudent en la matière). De nouveau, le lien avec le mouvement d'émancipation réel des salariés n'est pas établi, ou l'est insuffisamment.

(d) Les buts économiques et sociaux à atteindre par la révolution restent imprécis (surtout chez Blanqui) ou utopiques (chez Weitling), vu l'absence de connaissances économiques suffisantes et surtout étant donnée une analyse insuffisante de la nature du capitalisme et de ses contradictions. De ce point de vue, Babeuf, Blanqui et Weitling restent même en-deçà des socialistes utopiques ou des économistes post-ricardiens les plus audacieux.

Ces faiblesses et ces lacunes des premiers noyaux révolutionnaires pré-prolétariens et prolétariens s'expliquent en dernière analyse par leur nature sociale et le contexte dans lequel ils se développent. Il s'agit d'organisations émanant du prolétariat pré-industriel, artisanal et manufacturier, qui n'ont pas encore pu généraliser, voire appréhender les premières expériences de lutte et d'organisation de masse du prolétariat industriel proprement dit. En fait, ils s'efforcent de combiner la tradition jacobine petite-bourgeoise des grandes révolutions du 18e siècle avec l'expérience d'organisation du prolétariat pré-industriel, non de tirer des conclusions des premières expériences révolutionnaires du prolétariat industriel lui-même.

Marx et Engels ont dû dépasser ces lacunes de manière systématique, en élaborant leurs propres conceptions de l'organisation et de l'action révolutionnaires du prolétariat, débouchant après la révolution de 1848-1850, sur une conception propre de la révolution prolétarienne :

(a) L'action politique révolutionnaire - la lutte pour la conquête du pouvoir - est conçue comme devant résulter pour l'essentiel de l'action de larges masses, celle des salariés et de leurs alliés directs, mais avant tout celle des prolétaires eux-mêmes. Le potentiel économique des salariés est déterminant ("Alle Rader steken still, wenn Dein Starker Arm es will": Toutes les roues s'arrêtent quand le bras fort le veut); leur renforcement numérique, jusqu'à ce qu'ils deviennent la majorité de la nation, est vu comme une des pré-conditions essentielles de la victoire durable de la révolution.

(b) De ce fait, l'organisation politique légale - la constitution du prolétariat en tant que parti politique indépendant de la bourgeoisie et de la démocratie petite-bourgeoise - est considérée comme un élément essentiel dans la victoire révolutionnaire. L'organisation de sociétés secrètes est déconsidérée, sauf en conditions de répression extrême, et même dans ce cas seulement à des fins de maintien de la continuité, non comme instrument de la prise du pouvoir. Le putschisme est résolument condamné.

(c) Le projet d'auto-organisation du prolétariat à la fois pour se préparer à l'exercice du pouvoir, pour conquérir Ie pouvoir et pour exercer celui-ci, est mis en avant comme prioritaire. L'élitisme et l'autoritarisme sont écartés, de même qu'une vision par trop "instrumentaliste" de l'Etat. Alors que Babeuf et Blanqui étaient plutôt partisans d'un Etat fort dans la tradition jacobine, Marx et Engels, sous l'influence de la révolution de 1848-1850, et surtout sous celle de la Commune de Paris, vont prôner le concept de la destruction de la machine de l'Etat, et de la dictature du prolétariat - ce concept vient de Blanqui - comme un Etat qui commence à dépérir dès sa naissance.

(d) Emancipation politique (révolution politique) et émancipation économique et sociale sont étroitement combinées chez Marx et Engels. Le programme de la prise du pouvoir révolutionnaire est, dès Le Manifeste Communiste, lié à une série de transformations économiques et sociales qui doivent permettre aux producteurs de se libérer des chaînes de la condition prolétarienne, de jouir des conditions matérielles indispensables à l'exercice du pouvoir et au développement de toutes leurs capacités individuelles. Sans la réalisation de ces conditions socio-économiques, l'avènement d'une véritable société sans classes reste utopique.

Ce dépassement des conceptions révolutionnaires des premiers noyaux prolétariens pré-industriels par Marx et Engels n'est pas seulement le produit d'une expérience révolutionnaire plus ample et d'une compréhension plus profonde de la dynamique de la société bourgeoise, des conditions de victoire du socialisme, c'est-à-dire de tout l'acquis du matérialisme historique. Il correspond manifestement aussi à l'intérêt de classe du prolétariat, dont il exprime la mentalité propre.

 

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