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IV. Le dépassement du socialisme utopique

La place du marxisme dans l'histoire

Ernest Mandel Imprimer

La place du marxisme dans l'histoire. - Amsterdam:Institut International de Recherche et de Formation, 1986. - 39 pp. - (Cahiers d'etude et de recherche)


Un des lieux communs les plus notoires utilisés contre le socialisme, c'est que celui-ci serait "contraire à la nature humaine". La propriété privée serait "innée" dans l'espèce humaine. Il y aurait toujours eu des riches et des pauvres; il y en aurait toujours.

L'anthropologie, l'archéologie, la préhistoire, l'ethnologie, nous enseignent pourtant qu'il n'en est rien. Des êtres humains ont vécu plusieurs millions d'années sans propriété privée des moyens de production, sans économie de marché, sans société divisée en classes. L'homo sapiens, leur type physiquement le plus évolué, a fait de même pendant des dizaines de milliers d'années. La propriété privée et la division de la société en classes couvrent sans doute moins de 10.000 ans, et ce pour une fraction fort réduite de l'espèce humaine, c'est-à-dire une proportion infime du temps de vie humaine sur cette terre.

La thèse apologétique de l'inévitabilité de l'inégalité sociale est également battue en brèche par un phénomène postérieur à l'émergence de la division de la société en classes. Cette inégalité sociale s'est trouvée constamment contestée au sein même de la société de classes.

On peut interpréter cette contestation de la manière la plus diverse. On peut y voir l'expression des intérêts objectifs des exploités, même si ceux-ci - et leurs porte-paroles - ne comprennent pas toujours leurs révoltes de cette façon. On peut y voir l'expression d'un des fondements de notre nature anthropologique, la tendance instinctive à la coopération inter-humaine, sans laquelle le travail social et la survie de notre espèce seraient impossibles. On peut affirmer que le désir de justice - et donc de révolte contre l'injustice sociale - correspondent, au niveau de la psychologie individuelle, à cette nécessité sociale, et se frayent un chemin vers la conscience au moins chez certains individus, selon les vicissitudes de leur histoire individuelle (et notamment ce qui arrive pendant leur enfance). On peut l'expliquer par une combinaison pondérée de tous ces facteurs.

Quoiqu'il en soit, on doit constater que depuis au moins 5000 ans la société divisée en classes a été contestée non seulement par la critique idéologique, la littérature, la vision et la projection d'une société socialiste sans classes, mais aussi et surtout, en pratique, par des révoltes périodiques des exploités et des opprimés. Celles-ci vont des premières grèves et révoltes de paysans dans l'Egypte des Pharaons, aux révoltes d'esclaves dans la Grèce et Rome antique, dont celle dirigée par Spartacus durant le premier siècle avant notre ère, reste la plus célèbre. Puis il y a les puissants mouvements d'esclaves qui contribuent à la chute de l'Empire romain, ceux des Bagaudae en Europe occidentale et des Donatiens en Afrique du Nord.

L'Inde et surtout la Chine classique ont été marquées par d'innombrables soulèvements paysans, dont plusieurs, victorieux, ont donné naissance à de nouvelles dynasties impériales. Au Japon, à l'époque des Tokugawa, il y eut entre 1603 et 1863, plus de 1100 rebellions paysannes. La Russie tsariste de même connut de nombreux soulèvements paysans, notamment Ie plus célèbre, celui de Pougatchev en Ukraine, au 17e siècle.

Dans l'Amérique colonisée par les Espagnols et les Portugais, les Indiens soumis au servage et les esclaves se sont souvent insurgés. La plus connue de ces révoltes fut celle des Indiens du Pérou dirigée par Tupac Amaru au milieu du 18e siècle. Il y eut la révolte victorieuse des esclaves noirs de Haïti, les Jacobins Noirs, à la fin du 18e siècle. Il y eut de nombreuses révoltes d'esclaves noirs au 19e siècle en Amérique du Nord, notamment celle dirigée par Nat Turner en 1831.

En Europe occidentale et centrale, une chaîne presque ininterrompue de jacqueries (révoltes paysannes comme celle dirigée par John Ball, en Angleterre, en 1381) et de soulèvements d'artisans et de compagnons contre Ie règne de la noblesse et des riches marchands, s'étend du 13e au 16e siècle. Ils débouchèrent sur les grandes révolutions bourgeoises, celle des Pays-Bas, d'Angleterre, des Etats-Unis et de France, avec lesquelles ils s'entrecroisent, en y introduisant d'ailleurs de profondes contradictions, avec une dynamique embryonnaire de révolution permanente.

Toutes les contestations religieuses et idéologiques, y compris le socialisme utopique, correspondent en dernière analyse à ces mouvements de révolte réels de paysans libres soumis à tributs et corvées d'Etat, d'esclaves, de serfs, d'artisans et de compagnons d'artisans, et des premiers ancêtres salariés et semi-salariés du prolétariat moderne.

On retrouve dans cette longue série de révoltes des voix qui se sont élevées contre l'inégalité sociale avec plus ou moins de véhémence, s'appuyant sur la mémoire d'une société plus égalitaire. Le mythe ou la légende de "l'âge d'or", d'une société fraternellement unifiée, qui aurait précédé la société divisée en groupes se combattant les uns les autres, inspira Ie vieux poète grec Hésiode (7e siècle avant notre ère). On retrouve ce thème dans la mythologie de beaucoup de peuples.

La contestation s'est souvent exprimée sous une forme religieuse. Les premiers Pères de l'Eglise chrétienne étaient de fervents "partageux", adversaires de la propriété privée, favorables à la communauté des biens. La fameuse formule "La propriété, c'est le vol", généralement attribuée à Proudhon, qui l'a empruntée au Conventionnel Brissot, provient en réalité de l'évêque de Byzance, Jean Chrysostome ("Jean à la bouche d'or") qui vivait au 3e siècle de notre ère. Ces pères de l'Eglise étaient les héritiers directs de sectes radicales juives, comme les Esséens, qui pullulaient en Palestine après la conquête romaine, et qui étaient elles-mêmes dans la continuation des prophètes hébreux les plus radicaux.

Plus tard nous retrouverons des imprécations violentes contre l'inégalité sociale chez les sectes dissidentes de toutes les grandes religions. Citons notamment les Donatiens en Afrique du Nord et les Mazdékéens en Iran. Au cours des guerres de religion des 15e et 16e siècles, la dénonciation de l'inégalité sociale sera particulièrement virulente chez les Hussites de Bohème et les Anabaptistes d'Allemagne. Au cours de la révolution anglaise de 1640-1688, de nombreuses voix, notamment celles des Niveleurs, se sont élevées pour dénoncer l'exploitation des pauvres qui persistait malgré l'extension des droits politiques.

Il serait faux de présenter cette tradition socialiste au sens le plus général du terme, qui s'étend sur des millénaires, comme résultant d'une "subculture des pauvres" qui accompagnerait dans chaque société de classe la culture des riches. D'abord parce que la plupart des auteurs cités ne sont guère des pauvres - généralement non lettrés dans ces sociétés-là - mais proviennent plutôt de fractions des classes possédantes elles-mêmes, ou de groupes intermédiaires d'intellectuels (scribes, prêtres, philosophes, savants). Il serait plus correct de parler d'une idéologie des classes exploitées successives qui se développe à travers l'histoire parallèlement à l'idéologie des classes possédantes, et en opposition à celle-ci, limitée à une minorité réduite de la société.

Mais de ces cris de protestation et de révolte se dégagent petit à petit des modèles systématiques de réorganisation de la société fondée sur la propriété collective. On peut considérer La République du philosophe grec Platon comme l'ancêtre de tels modèles. Le prototype de ces "utopies", c'est cependant l'ouvrage du chancelier d'Angleterre, Thomas More (Morus), exécuté par le roi Henri VIII en 1535, plus tard sanctifié par l'Eglise catholique, ouvrage appelé justement Utopia (description d'un pays ainsi nommé, où est établie une société communautaire).

Des variantes de cette première utopie, plus ou moins inspirée par elle, ont été rédigées plus tard par l'Italien Campanella (1568-1639) : Civitas Sou (L'Etat du Soleil); par l'Anglais James Harrington (1611-1677) : The Commonweath of Oceana (La Communauté d'Océana), et par les Francais Fénelon (1651-1715) : La Télémachie (Les aventures de Télémaque), Jean Meslier (1664-1729): Le Testament, et Morelly : La Basiliade (1753) et Le Code de la Nature (1754). Ces derniers sont sans doute les deux utopies socialistes les plus significatives, notamment parce que dans Le Code de la Nature, Morelly décrit une société sans Etat où les conditions économiques sont explicitement conçues comme déterminant les conditions politiques. Le Francais Mably (1709-1785) sera un inspirateur direct de Charles Fourier.

Tous ces auteurs, de Morus à Mably, ont cependant ceci de commun qu'ils se limitent à décrire sur un plan purement littéraire une société meilleure. Mais après Morelly et Mably, les socialistes utopiques à proprement parler surgissent, qui ne se contentent plus de telles descriptions. Ils les combinent avec un combat pratique pour leur réalisation. Les plus importants parmi eux sont:

O Le comte français de Saint-Simon (1760-1825), plutôt idéologue de la jeune bourgeoisie industrielle que de la classe ouvrière naissante. Il dénonce surtout les méfaits de la monarchie, de la noblesse, du clergé, des banquiers, et des entrepreneurs riches. Il se fait le chantre des "ouvriers", mais cette catégorie réunit chez lui a la fois les ouvriers proprement dits et les entrepreneurs industriels directement engagés dans leurs usines. Il se fait également le chantre du crédit bon marché et de la prise du pouvoir par tous les ouvriers. L'industrie, le travail, voilà la base de tout progrès pour Saint-Simon. Ses disciples joueront un rôle important parmi les politiciens bourgeois libéraux des années 1830-1860 de plusieurs pays.

O L'industriel anglais Robert Owen (1771-1858) était mû par un sentiment profond de révolte contre la misère ouvrière en Grande-Bretagne. Pour y trouver remède, il prôna successivement la législation sociale, la fondation de colonies communistes en Amérique, la centralisation des syndicats anglais en une seule confédération nationale (Grand National Union, 1834) et finalement la création de coopératives ouvrières de production, dont la première fut fondée à Rochester en 1839. C'est surtout en tant que père du mouvement coopératif que Robert Owen est entré dans l'histoire.

O Le petit commerçant français Charles Fourier (1772-1837) et son disciple Victor Considérant, sont des critiques des plus radicaux de la société bourgeoise et de ses fondements derniers : la propriété privée; la division sociale du travail entre agriculture et industrie (entre ville et campagne); la production marchande; l'économie monétaire, source de vénalité et de corruption universelles; l'oppression des femmes au sein de la famille patriarcale. Pour lui, la solution de la question sociale réside dans la création de phalanstères, collectivités de producteurs-consommateurs de 1000 a 2000 personnes, se gérant elles-mêmes et travaillant à la fois comme agriculteurs, artisans et artistes. Alors que les autres premiers socialistes fondèrent leurs systèmes exclusivement sur la raison, Fourier, anticipant Freud, la psychologie de l'inconscient et Ie féminisme radical modernes, attache une grande importance à la satisfaction humaniste et à la sublimation des instincts et des passions dans la consolidation de la société socialiste.

O L'avocat français Etienne Cabet (1788-1856) auquel revient Ie mérite d'avoir utilisé le premier le terme de communiste pour décrire sa doctrine et la société future. De tous les auteurs énumérés, Cabet exercera l'influence la plus grande en milieu ouvrier pendant sa vie. Son Voyage en Icarie a été lu par des milliers de travailleurs (lui-même estimait avoir fait 200.000 adeptes, chiffre forcément exagéré). Il a profondément marqué la conscience ouvrière en France à la veille de la révolution de 1848. Sa description d'une économie planifiée par l'Etat - opposée à l'économie de marché - exercera une influence directe sur des sociaux-démocrates français comme Louis Blanc et allemands comme Ferdinand Lassalle. Certains y voient même le modèle de la planification bureaucratique stalinienne, telle qu'elle fonctionne encore en URSS et dans d'autres sociétés modelées sur celle de l'URSS.

O Enfin l'ouvrière française Flora Tristan (1803-1844) prône dans L'Union Ouvrière la création de "palais ouvriers" dans toutes les villes, où l'égalité la plus absolue serait réalisée et les deux sexes recevraient une éducation commune. Tristan fit une critique radicale de la condition des femmes à l'époque, les décrivant comme les "prolétaires des prolétaires mêmes". Ses idées devaient inspirer les tentatives "d'organisation du travail" faite au cours de la révolution de 1848, et Marx prit la défense de son féminisme contre ses critiques.

On le voit, ces auteurs, et d'une manière générale le "socialisme utopique" dans l'ensemble, ne méritent guère le reproche d'avoir eu la tête dans les nuages, d'avoir été détachés de la réalité sociale et économique de leur époque, ou de n'avoir pas eu de préoccupations pratiques. Bien au contraire, ils s'avèrent des critiques lucides de la société bourgeoise, qui saisissent des traits essentiels de son évolution à long terme et de ses contradictions, des anticipateurs encore plus clairvoyants des transformations nécessaires pour l'avènement d'une société sans classes. Marx et Engels leur doivent beaucoup. Ils ont beaucoup appris d'eux. Ils en ont récupéré de nombreuses idées qu'ils ont développées.

Mais le socialisme utopique n'en reste pas moins marqué par de profondes contradictions. Les faiblesses principales du socialisme utopique que les fondateurs du socialisme scientifique ont dû dépasser sont les suivantes:

a) Le projet de la société socialiste est opposé à la société bourgeoise existante sans rapport avec les acquis et les contradictions de celle-ci. Pour Marx et Engels, l'avènement de la société sans classes résultera (pourra résulter) au contraire de sources économiques (développement des forces productives, socialisation du travail) et socio-politiques (mûrissement et organisation du prolétariat, aboutissement de la lutte entre le Capital et Ie Travail) jaillissant précisément de ces acquis et de ces contra-dictions.

b) Pour les socialistes utopiques, le moteur essentiel de l'avènement de la société nouvelle, c'est l'éducation et la propagande, phénomènes avant tout individuels et superstructurels. Pour autant que l'engagement individuel est censé viser des résultats numériquement plus larges, il est vu comme un phénomène de "propagande par l'action", plus tard récupéré par les groupes révolutionnaires anarchistes et terroristes. De là, l'importance qu'attachent les socialistes utopiques à la réalisation immédiate de "cellules de la société future", coopératives et colonies communistes, etc.

Pour Marx et Engels au contraire, la société bourgeoise ne peut être abolie que dans sa totalité, et non pas usine par usine, village par village, ferme par ferme. Elle réclame donc l'engagement actif de la majorité de la population. Bien que Marx et Engels n'aient point contesté la valeur de démonstration de ces expériences communistes - qui confirment qu'une société sans patrons, sans production marchande et sans argent est possible - ils ont affirmé qu'elles étaient condamnées à l'échec (à être réabsorbées par la société bourgeoise), aussi longtemps qu'elles resteraient isolées.

(c) Les socialistes utopistes exagèrent le poids de la raison (et pour Fourier : de la raison et des passions) dans la détermination des actions de larges masses. Ils ne comprennent pas suffisamment que ce qui peut être déterminant chez des individus pris isolément risque d'être largement neutralisé lorsqu'un grand nombre d'individus agissent ensemble, ne fût-ce que par le jeu des lois de la probabilité (du grand nombre). Des passions diverses et des raisonnements divers s'éliminent les uns les autres comme facteurs déterminants de telles actions. Marx et Engels se fondent dès lors sur les intérêts communs d'individus appartenant à une classe sociale appelée à être majoritaire dans la société bourgeoise pour ouvrir la route à l'avènement de la société socialiste : Ie prolétariat. Mais cette vision ne marginalise ni l'importance de la propagande et de l'éducation, ni celle de la raison et d'une série de mouvements affectifs dans la lutte pour le socialisme, dans la mesure où toutes ces forces doivent faciliter graduellement, et a des degrés divers, la prise de conscience de ses intérêts de classe par Ie prolétariat : la conquête de la conscience de classe.

(d) La principale faiblesse des socialistes utopiques, qui découle de toutes les faiblesses précédentes et explique en dernière analyse pourquoi ils étaient condamnés à l'échec, c'est que la société sans classes apparaît chez eux comme octroyée à des masses consentantes ou même récalcitrantes par des régimes essentiellement autoritaires, voire tyranniques et despotiques. De la République de Platon et de l'Utopie de Morus jusqu'à l'Icarie de Cabet, les philosophes, les sages, les savants, les éducateurs, règnent en maîtres, quelquefois explicitement en dictateurs. La répression, la punition, voire les prisons, l'armée, la guerre, subsistent dans ces utopies. Seuls les phalanstères de Fourier, les coopératives d'Owen et la vision de Tristan constituent une exception honorable - du moins partiellement - à cette règle.

Marx et Engels au contraire conçoivent l'avènement de la société sans classes comme résultant du mouvement réel d'auto-organisation et d'auto-émancipation de la grande masse. "L'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes; prolétaires de tous les pays unissez-vous!" Voila ce qui résumé l'apport le plus révolutionnaire, le plus nouveau du marxisme à la pensée et à l'histoire humaines, celui qui représente la rupture la plus radicale avec toutes les autres doctrines.

Pour comprendre le socialisme utopique, ses racines, ses acquis et ses insuffisances, il faut expliciter sa nature sociale. Essentiellement, il représente l'expression idéologique d'une révolte contre la société de classe, contre l'inégalité sociale, portée par des classes sociales pré-prolétariennes, qui ne disposent pas encore de la force économique matérielle ou de la cohésion sociale suffisante nécessaires pour assurer durablement la victoire d'un régime sans propriété privée.

En fait, la société divisée en classes n'a pas seulement été contestée au niveau de la critique idéologique. Elle a surtout été contestée en pratique, comme nous l'avons vu, par des révoltes périodiques des exploités et des opprimés. Il ne s'agissait point de mouvements épars de petits groupes de desperados. Il s'agissait de puissants mouvements de masse, entraînant des milliers, quelquefois des millions de personnes, et qui ont à plusieurs reprises arraché la victoire. Mais malgré le courage, le dévouement, l'idéalisme, l'extraordinaire audace de la vision sociale, qui ont caractérisé nombre de ces mouvements, ils ont tous échoué dans ce sens qu'ils n'ont pas réussi à établir durablement une société sans classes. Soit ils ont perdu le pouvoir au profit de leurs ennemis, après l'avoir maintenu pendant plusieurs années (Hussites Tabor; Anabaptistes à Münster, etc.). Soit en restant au pouvoir, ils ont fini par rétablir fondamentalement un régime de classe analogue à celui qu'ils avaient cherché à renverser (dynasties Han et Tang en Chine).

Un cas particulièrement frappant est celui des Cosaques du Don et de la Crimée. A l'origine, c'était des serfs évadés qui reconquirent leur liberté et reconstituèrent une société tribale indépendante, égalitaire, résistant farouchement à toute tentative des tsars de les soumettre. Ils finirent cependant par devenir l'instrument principal du tsarisme pour soumettre et opprimer les sociétés tribales du Caucase et de Sibérie.

L'échec historique de toutes ces révoltes contre l'inégalité sociale a été expliqué par Marx et Engels sur la base de l'interprétation matérialiste de l'histoire. Dans les conditions concrètes dans lesquelles ces révoltes se déroulèrent, le développement insuffisant des forces productives ne rendit possible que l'alternative suivante: ou bien un "communisme de la misère" auquel tout nouveau progrès économique allait mettre fin; ou bien le remplacement d'une classe possédante privilégiée par une autre. Ce n'est qu'avec l'essor des forces productives réalisé par le capitalisme que surgit pour la première fois dans l'histoire la possibilité matérielle de l'établissement durable d'une société sans classes à un niveau non de misère mais d'abondance (saturation des besoins fondamentaux).

Les insuffisances et contradictions du socialisme utopique reflètent donc en dernière analyse l'immaturité des conditions matérielles (économiques et sociales) dans lesquelles des classes opprimées pré-prolétariennes ont combattu pour une société sans classes. Son "utopisme" porte en définitive non sur le but à réaliser mais sur les conditions nécessaires à sa réalisation.

Est-ce à dire que dans l'optique du matérialisme historique, les révoltes des exploités, des classes populaires les plus pauvres du passé, étaient condamnables ou du moins inutiles parce qu'utopiques, c'est-à-dire qu'elles ne pouvaient pas aboutir à l'établissement durable d'une société sans classes? Pareille version mécaniste d'un "marxisme" vulgaire ne correspond nullement à l'opinion de Marx et d'Engels, - ce que beaucoup de critiques du marxisme reconnaissent d'ailleurs, en y voyant une contradiction entre Marx et Engels "hommes de science" et Marx et Engels "moralistes passionnés de révolution". En fait, il n'y a point de contradiction entre la prise de position inconditionnelle et incontestable de Marx et d'Engels en faveur des Spartacus, en faveur des Jacqueries, en faveur de Thomas Münzer, en faveur de Babeuf, en faveur des Taï-Pings et des Cipayes (Sepoys), et la reconnaissance de l'impossibilité d'un triomphe durable de ces mouvements révolutionnaires.

D'abord, c'est faire preuve d'une optique myope que de croire que seule la conquête du pouvoir peut influencer durablement l'histoire. Même des révolutions défaites ont pu changer le cours de l'histoire, ont pu accélérer la marche des événements, ont pu imposer à leurs propres vainqueurs la réalisation d'une partie de leurs objectifs, si ceux-ci correspondaient à des nécessités historiques, notamment économiques, à l'intérêt d'une majorité de la société, et si les vaincus se battaient avec énergie et obstination pour ces objectifs. L'abolition de l'esclavage malgré la défaite des révoltes d'esclaves; la réalisation de l'unité allemande malgré la défaite de la révolution de 1848, en fournissent deux exemples frappants.

Ensuite, les révoltes massives et révolutions populaires donnent aux idées - et donc aussi au projet d'une société égalitaire sans classes - une résonance et une force de frappe sans commune mesure avec celles qui résultent de la seule propagande orale et littéraire. Les révolutions populaires du passé, malgré leurs échecs, ont contribué à enrichir le patrimoine socialiste de l'humanité dans une mesure que la seule oeuvre de philosophes et de philanthropes n'aurait jamais pu effectuer. Sans ces révoltes et ces révolutions, Ie développement du socialisme utopique, Ie développement du socialisme scientifique et le développement de la conscience de classe prolétarienne, auraient été considérablement retardés.

Finalement, la tâche avec laquelle le prolétariat moderne est confrontée, est la plus difficile qu'une classe sociale ait jamais du réaliser dans l'histoire : construire une société nouvelle sans jamais avoir exercé auparavant ni le pouvoir économique, ni le pouvoir politique, ni le pouvoir culturel-idéologique. La réalisation de cette tâche difficile serait bien plus difficile encore si la lutte d'émancipation du prolétariat ne pouvait se comprendre comme l'héritière légitime, l'exécutrice testamentaire de milliers d'années d'efforts d'émancipation de l'humanité laborieuse, d'efforts non seulement vaincus mais ayant aussi produit de nombreux progrès sociaux réels.

En définitive, ce qui est à la base de cette vision de Marx et d'Engels des révolutions du passé et du socialisme utopique, c'est avant tout une conception complexe dialectique et non linéaire, purement économiste et mécanique, du progrès historique. C'est aussi une constatation qui implique un engagement moral.

Les exploités et les opprimés se sont révoltes, se révoltent et se révolteront de toute façon contre leurs conditions insupportables, quoiqu'en pensent les idéologues ou quoique prédisent des "éducateurs" sur leurs chances de réussite. Le devoir de tout socialiste, de tout homme et de toute femme aimant l'humanité, c'est de combattre à leur côté et de chercher à augmenter au maximum la lucidité et les chances de succès des combattants. Il n'y a rien de romantique dans cet engagement. L'autre terme de l'alternative, c'est de tolérer l'exploitation et l'oppression existantes comme un moindre mal par rapport à l'effort d'émancipation de leurs victimes.

 

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