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Les étudiants, les intellectuels et la lutte des classes

Ernest Mandel Imprimer
5. A propos de la cogestion dans les universités 

Au cours des dernières vingt-cinq années, la fonction de l'université au sein du mode de production capitaliste s'est progressivement modifiée. L'université bourgeoise a été en grande partie l'objet et non le sujet d'un changement social qui se résume dans la formule : la transition de la phase classique du capitalisme des monopoles à l'étape du « troisième âge du capitalisme » de l'époque impérialiste.

La fonction de l'université au cours de l'époque du capitalisme de la libre concurrence, ainsi que de la phase classique de l'époque impérialiste, fut, en gros, celle de former les fils (et plus tard quelques filles) de la bourgeoisie grande et moyenne pour les rendre aptes à exercer la fonction de membres d'une classe dominante qui détenait le pouvoir à tous les échelons de la vie sociale. Diriger l'économie, l'Etat, les forces armées, la diplomatie, administrer les colonies et l'appareil d'Etat métropolitain, tout cela réclame moins des connaissances techniques spécifiques qu'un ensemble de qualités inculquées par l'université classique : capacité de juger de manière rationnelle, du moins selon la rationalité spécifique de la société bourgeoise ; capacité de contrôler les résultats des recherches de spécialistes ; culture générale permettant de se retrouver dans les situations et les dossiers les plus divers ; communauté de concepts, de langage, de tradition culturelle, de valeurs intellectuelles et morales qui contribue fortement à la cohésion de la classe dominante adulte.

L'organisation même de l'université — y compris son autonomie par rapport à l'Etat, mais non pas de l'autorité suprême — refléta ces fonctions. Le recrutement des étudiants universitaires se limitant presque exclusivement aux membres des classes possédantes, les besoins d'une infrastructure sociale ne se firent guère sentir. Elle impliqua en outre une dépendance non seulement fonctionnelle mais financière directe par rapport à la classe capitaliste (ou au bon fonctionnement de l'économie capitaliste, là où l'université autonome fut financée par les revenus d'un capital progressivement accumulé), ce qui renforçait encore son intégration dans une superstructure sociale entièrement tournée vers la défense de l'ordre établi.

La formation de spécialistes ne fut qu'une tâche marginale de l'université classique ; l'acquisition de connaissances techniques qu'un sous-produit de la « culture générale ». Même dans les sciences naturelles, l'accent fut mis sur la théorie pure. L'université classique confirma ainsi à sa manière la justesse du concept de Karl Marx, selon lequel le capitalisme se caractérise par une séparation radicale de la science et du travail, du travail intellectuel et du travail productif. Elle assura de même l'indispensable « monopole des connaissances » à la classe bourgeoise, qui consolidait à la fois le pouvoir réel du capital et sa légitimité aux yeux des travailleurs. « Nous n'avons pas les connaissances pour diriger les entreprises et l'Etat » : voilà ce qui a été et ce qui reste un des motifs les plus profonds pour lesquels la classe ouvrière accepte, en temps normal, l'exploitation capitaliste comme une fatalité inévitable.

Avec l'avènement de l'ère du troisième âge du capitalisme, la fonction de l'université bourgeoise a été bouleversée sous l'effet de deux tendances, en partie confluentes, en partie contradictoires. D'une part, la troisième révolution technologique, un des principaux moteurs du long « boom » d'après-guerre de l'économie capitaliste internationale, a accru de manière qualitative la demande de techniciens de formation universitaire au sein même du processus de production et de reproduction du capital (dans l'entre-deux-guerres, cette tendance se manifesta déjà de manière initiale, mais à un niveau tellement modeste et battu à tel point en brèche par les conséquences sociales et financières de la grande crise qu'elle ne donna pas naissance à une nouvelle qualité). D'autre part, les résultats à long terme de l'élévation du niveau de vie, rendue possible par les « retombées sociales » du long « boom » et par la force relative du mouvement ouvrier et de la classe ouvrière dans de nombreux pays impérialistes (ainsi que par des motivations analogues de promotion sociale au sein de la petite bourgeoisie des pays sous-développés), créèrent un extraordinaire afflux d'étudiants vers l'université.  

1. L'université sous le troisième âge du capitalisme tardif 

On pourrait résumer cette transformation en affirmant qu'aussi bien du côté de l'offre que du côté de la demande, la force de travail intellectuelle de formation universitaire connut une véritable explosion qualitative, sans qu'une quelconque instance ait prévu, ordonné ou canalisé ce processus. La manière anarchique et spontanée par laquelle l'économie de marché gouverne et modèle la vie sociale sous le mode de production capitaliste — même à l'époque du capitalisme des monopoles — s'est trouvée une fois de plus confirmée par ce phénomène. 

L'explosion de la demande de force de travail intellectuelle formée au niveau universitaire résulte avant tout de la nature même de la troisième révolution technologique, et de toute une série d'autres aspects fondamentaux des modifications structurelles opérées par l'étape du « capitalisme tardif ». Toutes ces modifications impliquent une technicité accrue de l'organisation de la production ; une division de travail accrue au niveau du management tant industriel que financier ; une technicité et une division de travail accrue au niveau de l'administration publique, c'est-à-dire de la gestion de l'appareil d'Etat bourgeois ; une utilisation accrue de techniques scientifiques (et pseudo-scientifiques, mais acquises au niveau universitaire) dans le domaine de la production idéologique, de la manipulation des masses, des mass media, de l'organisation du commerce et de la vente des marchandises, etc. Tout cela veut dire que le travail intellectuel est réintroduit de manière massive dans les processus de la production et de la reproduction matérielles, mais qu'il l'est de manière spécifique aux besoins du capital. La séparation de la science et du travail productif, caractéristique du mode de production capitaliste, est elle aussi reproduite, mais sous une forme atténuée et modifiée par rapport aux formes extrêmes qu'elle avait acquises dans la période 1750-1940.

L'explosion de l'offre de force de travail intellectuelle, formée au niveau universitaire, résulte du fait que tant le besoin que la possibilité matérielle minimale d'avoir accès aux études supérieures croît de manière qualitative au sein de la petite bourgeoisie, et, dans les pays impérialistes, au sein des couches les mieux payées de la classe ouvrière. L'accès aux études universitaires est vu comme un moyen de promotion sociale individuelle (quelquefois d'ailleurs avec des conséquences négatives en ce qui concerne les rapports avec la classe d'origine, chez des fils et des filles de la classe ouvrière). Mais cette tendance provient en dernière analyse des pressions observées sur le marché du travail lui-même, c'est-à-dire du déclin dramatique (d'abord relatif, puis absolu) des postes de travail des travailleurs manuels non formés au niveau de techniciens. La troisième révolution technologique, c'est-à-dire la semi-automation et l'automation, entrent dans la conscience de la petite bourgeoisie et de la classe ouvrière des pays impérialistes, par l'intermédiaire avant tout des fluctuations de l'emploi.

Dans ce sens, on peut dire que le rush vers l'université a, pendant deux décennies, sauvé du chômage des millions de jeunes de par le monde. La création d'universités nouvelles et gonflées a été une forme nouvelle, adaptée aux besoins du « capitalisme tardif », de socialiser les coûts sociaux de la réduction des emplois manuels traditionnels. L'ensemble des conditions économiques, sociales, politiques, intellectuelles, morales, qui ont rendu possible l'explosion universitaire sous le « capitalisme tardif », méritent, certes, une analyse particulière (mentionnons seulement en passant le rôle que la télévision et la littérature de science-fiction, voire la « subculture », ont joué pour sensibiliser la jeunesse et même les enfants au poids déterminant de la science dans la vie contemporaine, ce qui a incontestablement contribué à motiver des millions de jeunes, de par le monde, à chercher un accès à l'université). Mais elles ne présentent que des aspects différents et en dernière analyse congrus d'une même tendance historique fondamentale.  

2. L'organisation universitaire 

Et par le contenu de son enseignement, et par sa structure organisationnelle, et par ses modes de financement et de fonctionnement matériel, l'université bourgeoise classique n'était pas préparée à accueillir des millions d'étudiants et d'étudiantes nouveaux. Elle est donc entrée en crise profonde sous le choc de l'explosion universitaire.

Le fait que les étudiants ne se recrutent plus exclusivement dans le milieu des classes possédantes créa un besoin profond et immédiat d'infrastructure sociale, que l'université classique ne put offrir. C'est la majorité (et dans certains pays la quasi-totalité) des étudiants universitaires qui ont besoin de repas bon marché, de logements subventionnés par l'Etat, de sites universitaires permettant l'accès sans grands frais (c'est-à-dire de systèmes de transports en commun adéquats), de places suffisantes dans les laboratoires, les amphithéâtres, les bibliothèques. Sinon les études universitaires sont soumises à des conditions de bousculade, de tension nerveuse, de pertes de temps et de mécanisation croissante, qui en font en quelque sorte un reflet (tragique ou tragico-grotesque) de la vie de la grande usine. Le mouvement étudiant explosif des années 1967-‘68 est né notamment de réactions immédiates devant ces insuffisances. Dans le cadre d'une société bourgeoise largement anarchique, dans l'absence d'une planification socialiste et de critères précis de priorités sociales déterminant la distribution des ressources nationales, il était inévitable qu'un délai fort long allait s'intercaler entre le moment où la bourgeoisie et son Etat prenaient conscience du problème — à la lumière de la révolte étudiante — et le moment où une université bourgeoise plus fonctionnelle du point de vue des besoins mêmes du « capitalisme tardif » allait voir le jour.

Par ailleurs, cependant, la révolte étudiante contenait un autre motif, plus profond, moins directement matériel : la conscience croissante du caractère inadéquat de l'enseignement universitaire par rapport à leurs propres besoins. Ce qui convenait pour former quelques milliers de fils et de filles de la grande bourgeoisie, eux-mêmes en grande majorité futurs capitalistes indépendants, ne convenait plus pour former des millions de futurs vendeurs d'une force de travail intellectuelle. La réintégration massive du temps de travail intellectuel dans le processus de production et de reproduction matériel impliquait nécessairement la prolétarisation croissante du travail intellectuel. Et cette prolétarisation avait des répercussions profondes sur l'état d'esprit et le niveau de conscience du milieu étudiant lui-même.

Nous avons ainsi assisté à une révolte massive des universitaires et des étudiants contre les tentatives de manipuler l'enseignement (avant tout l'enseignement des sciences sociales, mais marginalement aussi de quelques sciences naturelles, surtout de la recherche scientifique) au profit du grand capital.

En raison, surtout, du degré élevé de bureaucratisation des organisations de masses traditionnelles du mouvement ouvrier, qui les rendirent inaptes à articuler ces besoins, ce sont les étudiants qui, les premiers, ont réclamé ce que le mouvement ouvrier commence à se réapproprier petit à petit : à savoir que, dans une société matériellement plus riche, il faut donner plus et non moins de liberté et d'autonomie aux groupes et aux individus ; qu'il faut accroître de manière qualitative les zones d'autodétermination et d'autogestion ; qu'il faut subordonner la croissance économique et la production matérielle aux besoins des hommes et des femmes (de tous les hommes et femmes) et non les accepter en tant que mécanismes automatiques. Au niveau de l'enseignement universitaire, cela signifiait l'exigence d'un contenu librement choisi et déterminé par les intéressés eux-mêmes, contradictoire et critique, et non un enseignement octroyé, parcellisé et imposé d'autorité.  

3. La réforme technocratique de l'université 

On comprend mieux ainsi la fonction de la réforme technocratique de l'université, qui a été la réaction fondamentale de la bourgeoisie et de l'Etat bourgeois devant la crise de l'université classique et la révolte étudiante quasi-universelle. Elle constitue à la fois une tentative de rendre l'université bourgeoise de nouveau fonctionnelle dans le cadre du troisième âge du capitalisme (ce qui impliquait notamment de limiter partiellement l'expansion universitaire) et de récupérer la révolte étudiante dans la mesure où elle était récupérable dans le cadre de la société bourgeoise.

L'expansion universitaire, la socialisation des coûts de la reconversion d'une partie considérable de la force de travail manuelle en force de travail intellectuelle, implique des dépenses financières énormes pour les pays capitalistes. En Grande-Bretagne, les dépenses d'enseignement sont passées de 3 à 7 % du produit national brut entre 1950 et 1974. Dans plusieurs pays impérialistes petits, comme la Belgique, la Suède et les Pays-Bas, elles représentent même un pourcentage plus élevé. Et une fraction croissante de ces dépenses est consacrée aux dépenses universitaires.

Or, en régime capitaliste, toute dépense dépassant une certaine limite est jugée en fonction de son rendement, quelle que partielle — et quelquefois bizarre — que cette notion puisse être. L'accroissement du budget de l'enseignement sous le troisième âge du capitalisme a donc entraîné inévitablement une tendance à la rentabilisation des budgets universitaires. Cette rentabilisation est conçue à la fois par rapport à des priorités économiques et à des priorités sociales de la bourgeoisie :

  • Faire en sorte que la production annuelle des diplômes corresponde le plus étroitement possible à leur demande sur le marché du travail intellectuel de formation universitaire ;
  • associer de manière croissante des projets de recherches universitaires aux besoins des grands monopoles (et partiellement à ceux de l'administration étatique, notamment des forces armées) ;
  • réorganiser le contenu de l'enseignement universitaire pour qu'il corresponde aux exigences des grandes entreprises entraînées dans l'accélération de l'innovation technologique;
  • perfectionner des techniques de fragmentation, de parcellisation et de surspécialisation (notamment dans le domaine des sciences sociales) qui facilitent l'utilisation des « techniciens » ainsi formés à des fins de manipulation idéologique des masses et de mystification des rapports sociaux d'ensemble ;
  • fournir additionnellement, dans l'université en expansion, un marché croissant à des industries technologiques « en pointe » (appareillage électronique et scientifique : vidéocassettes ; techniques d'avant-garde dans les matériaux de construction, etc.). 

Mais cette rentabilisation est irréalisable sans une sélection de plus en plus sévère, une « rationalisation » de l'expansion universitaire, en restreignant le nombre de jeunes auxquels l'accès à l'université reste acquis (y compris en imposant un véritable numerus clausus dans un nombre croissant de facultés où le « poste d'études » implique des « coûts » supérieurs à la moyenne) et une répression croissante, tendant à réimposer une discipline et un respect de l'autorité établie qui avaient été profondément sapées lors de la montée de la révolte étudiante.

Les projets de cogestion universitaire apparaissent ainsi comme des tentatives d'associer l'aile réformiste du mouvement étudiant à la réalisation de cette rentabilisation, c'est-à-dire comme une tentative d'utiliser une fraction de ce mouvement à des fins d'autosélection, d'autocensure et d'autorépression. Ils indiquent à la fois le but et les limites de la récupération partielle de la révolte étudiante par la réforme technocratique de l'université.  

4. Contrôle ouvrier contre cogestion ouvrière dans l'industrie capitaliste 

A première vue, les projets de cogestion universitaire suscitent chez les marxistes une riposte par analogie avec leur position traditionnelle à l'égard des projets bourgeois de cogestion dans l'industrie : « cogestion non, contrôle oui ».

Les marxistes révolutionnaires sont adversaires de la cogestion entre ouvriers et capitalistes au sein de l'industrie ou de n'importe quelle entreprise de la société bourgeoise — y compris les formes extrêmes de « cogestion » comme celles de la « communauté industrielle » péruvienne qui prévoit la parité dans la répartition des bénéfices, voire dans l'administration — pour deux raisons fondamentales.

En premier lieu, le mode de production capitaliste est régi par un antagonisme de classe fondamental entre le capital et le travail. Cet antagonisme s'exprime notamment au niveau de la répartition, par la lutte des capitalistes, pour accroître la part des profits aux dépens des salaires, ce à quoi les travailleurs ripostent par une réaction en sens inverse. Mais ce n'est là qu'un aspect partiel d'un antagonisme beaucoup plus vaste, qui touche également, et avant tout, l'organisation du travail elle-même, conçue en régime capitaliste en fonction de l'obligation (sous le fouet de la concurrence) d'extorquer le maximum de plus-value aux travailleurs engagés directement dans le processus de production. Laisser subsister le mode de production capitaliste, c'est laisser subsister la concurrence et la contrainte, issue de la concurrence, à maximaliser les revenus des entreprises.

Or, la seule forme d'autodéfense adéquate dont disposent les travailleurs devant les maux du régime capitaliste qui les frappent, c'est la solidarité, la coopération et l'organisation de tous les travailleurs. En associant les travailleurs à la gestion des entreprises capitalistes séparées, en les associant à la répartition des bénéfices de ces entreprises, on tend à substituer la « solidarité au sein de l'entreprise », entre patrons et ouvriers, à la solidarité des travailleurs par-dessus des intérêts séparés entre entreprises. On tend donc à substituer la collaboration de classes à la lutte de classe ouvrière sans pour autant supprimer la lutte de classe patronale. Car celle-ci n'est justement pas le résultat d'une solidarité consciente et organisée, mais le produit automatique du jeu des lois du marché.

La cogestion d'entreprises capitalistes ne supprime ni les fluctuations économiques, ni les crises de surproduction, ni le chômage. Crises de surproduction et chômage sont des mécanismes « automatiques » pour faire baisser les salaires. Les travailleurs qui troquent leur autonomie et solidarité de classe pour la « cogestion », troquent donc une arme réelle en échange d'un avantage fictif. Cela fait une belle jambe, au chômeur, de savoir que, dans cinq ans, il pourra, grâce à la « cogestion », participer aux bénéfices. A condition qu'il trouve entre-temps du travail et que l'entreprise qui le réembauche fasse des bénéfices.

En outre, la « cogestion » brise la solidarité, même au sein de l'entreprise, entre cette fraction des travailleurs qui se laisse influencer par la primauté absolue des « avantages financiers » (c'est-à-dire qui est prête à sacrifier sa santé, ses loisirs et ses frères de classe, à l'augmentation des revenus escomptés d'un accroissement des bénéfices de l'entreprise), et l'autre fraction qui s'oppose à l'accélération des cadences, aux heures supplémentaires, aux méthodes de surexploitation, à la « rationalisation de l'emploi », parce qu'elle a acquis la conscience d'autres priorités que la chasse à l'augmentation des revenus individuels.

On peut résumer les deux objections par la formule : s'opposer à la cogestion, c'est ne pas permettre que le critère de rentabilité des entreprises se substitue à celui de la solidarité de classe, pour dicter l'attitude quotidienne du travailleur à l'entreprise.

Par contre, le contrôle ouvrier du moins dans le sens classique de cette revendication, ne comporte aucun des risques de la cogestion. Il implique que les travailleurs contestent l'autorité patronale sans prendre aucune responsabilité pour la gestion de l'économie capitaliste. Il implique un pouvoir de veto de fait sur les décisions patronales (veto sur les licenciements ; sur l'accélération des cadences ; sur les modifications dans le calcul des salaires ; sur toute réorganisation du processus de travail ; voire sur la nature de la production), sans lien quelconque avec la rentabilité de l'entreprise. Bien au contraire, il implique que les décisions patronales sont contestées sans prendre en considération les critères de rentabilité. Ainsi, la classe ouvrière, pour reprendre une formule de Karl Marx, commence à opposer sa propre économie politique, fondée sur la solidarité et la coopération de classe, à l'économie politique de la bourgeoisie, fondée sur la concurrence et sur l'appropriation privée du profit.  

5. La cogestion étudiante, mystification parallèle à la cogestion ouvrière 

Le parallèle entre l'attitude marxiste par rapport à la cogestion ouvrière et l'attitude marxiste par rapport à la cogestion étudiante est substantiel. Les deux positions réformistes de conciliation d'antagonismes en réalité irréconciliables, sont tous les deux des mystifications parallèles.

Nous avons vu quels sont les buts de la réforme technocratique de l'université : rentabilisation, sélection, conformisation, réintégration dans une société bourgeoise « normalisée » (après les secousses violentes de la révolte étudiante d'abord, de la remontée impétueuse des luttes ouvrières ensuite). La cogestion étudiante de l'université du « capitalisme tardif » signifie que des représentants élus de la masse des étudiants seraient associés à l'accomplissement de ces buts. La rentabilisation de l'université jouerait un rôle analogue à la rentabilité des entreprises dans le cadre de la « cogestion ouvrière ». La sélection deviendrait une auto-sélection. Les étudiants organiseraient la police contre eux-mêmes et établiraient eux-mêmes les normes au nom desquelles une bonne partie d'entre eux seraient chassés de l'université, ou se verraient interdire l'accès à l'université. 

Evidemment, il y aurait des compensations. La sélection serait un peu moins sévère que si les représentants des étudiants n'y étaient pas associés. La parcellisation et la sur-spécialisation de l'enseignement seraient un peu moins poussées que si les seuls représentants du patronat et des technocrates de l'Etat étaient consultés pour la définition des programmes universitaires. L'infrastructure sociale érigée « tiendrait davantage compte » des préoccupations et besoins des étudiants.

Ces arguments en faveur de la « cogestion » valent ce que valent les arguments des réformistes dans toutes circonstances. Leur poids est directement proportionnel à la santé et à la stabilité de la société bourgeoise, et inversement proportionnel à la gravité de la crise sociale ou à la réalité des perspectives révolutionnaires.

Si l'on présume que les ressources que la société bourgeoise mettra à la disposition de l'université iront croissantes d'année en année ; que la sélection restera donc modérée ; que les emplois pour diplômés universitaires continueront à croître selon un taux d'expansion exponentiel ; qu'en d'autres termes l'économie capitaliste connaîtra une nouvelle phase longue de croissance plus ou moins ininterrompue, alors la tentation de la « cogestion » sera d'autant plus forte que les risques implicites de l'entreprise s'avéreront plus réduits.

Mais si l'on prévoit au contraire une longue période de croissance fort limitée, voire de quasi-stagnation, de l'économie capitaliste internationale ; si donc les ressources matérielles mises à la disposition de l'université cessent de croître, ou risquent même d'être réduites ; si de ce fait la sélection doit se faire de plus en plus sévère, d'autant plus qu'une expansion universitaire prolongée risque de produire surtout des chômeurs intellectuels, alors la « cogestion » signifiera essentiellement l'organisation et la distribution de la pénurie et de répression avec la complicité des représentants des étudiants eux-mêmes. Alors la tentation de la cogestion étudiante sera d'autant plus limitée, et les risques apparaîtront d'autant plus évidents.

6. Le « contrôle étudiant » se heurte à deux obstacles majeurs 

Mais l'analogie entre l'argumentation à propos de la cogestion ouvrière et celle à propos de la cogestion étudiante s'arrête lorsqu'on examine la possibilité d'opposer à la « cogestion étudiante » le « contrôle étudiant ». Toute application de la revendication du « contrôle étudiant » à l'université du « capitalisme tardif » se heurte en effet à deux obstacles majeurs.

Tout d'abord, à l'opposé des travailleurs, les étudiants ne produisent pas les ressources sur lesquelles ils sont rétribués, ou sur lesquelles sont renouvelés et étendus leurs propres moyens de travail. Ils n'ont donc aucune prise directe sur leurs propres conditions d'existence matérielle. Ils vivent d'un « fonds social » qui, aujourd'hui, en régime capitaliste, est géré collectivement par la classe dominante par l'intermédiaire de son Etat.

Par conséquent, les étudiants n'ont point la possibilité d'appliquer une politique de pouvoir de veto par rapport aux décisions des instances gestionnaires, du moins de l'appliquer avec succès pour une durée tant soit peu substantielle. Lorsque le patron répond à un refus d'admettre des licenciements de la part des ouvriers d'une usine par un lock-out ou une fermeture définitive, les ouvriers ont la possibilité d'occuper l'usine, d'étendre la lutte, de reprendre à la rigueur la production sous leur propre gestion, et d'exiger de l'Etat qu'il reconnaisse la nouvelle situation ainsi créée, en nationalisant l'usine sans indemnité ni rachat et en permettant sa gestion sous contrôle ouvrier. C'est le fait qu'ils peuvent poursuivre la production matérielle qui les nourrit — jusqu'à un certain point — qui rend cette orientation à la fois crédible et réaliste.

Mais lorsque des étudiants opposent leur veto aux décisions d'un conseil d'administration d'appliquer le numerus clausus imposé par l'Etat, ils n'ont aucun moyen de transformer cette opposition dans les faits, sauf le moyen de la lutte contestataire sans limite dans le temps. Ils ne peuvent pas « prendre leur propre sort dans leurs mains », pour la simple raison qu'ils ne produisent pas les ressources (même pas un partie des ressources) qui permettent (ou dont la contrepartie permettrait) de financer l'université. Ils n'ont pas de prise sur le budget de l'Etat. Le « contrôle étudiant » est un contrôle sans pouvoir, sinon celui de l'agitation contestataire.

Ensuite, à l'opposé des ouvriers, les étudiants ne représentent pas la force sociale hégémonique au sein de la « communauté universitaire ». L'analogie entre la place des ouvriers dans l'industrie et la place des étudiants à l'université est purement formelle. Elle se fonde exclusivement sur la prédominance du nombre. Mais lorsqu'on compare l'organisation du travail au sein de l'université à celle au sein de l'entreprise capitaliste, on s'aperçoit immédiatement des limites de cette analogie. Si le personnel de maîtrise au sein de l'entreprise capitaliste ne joue qu'un rôle « d'aide-extorqueur de plus-value », pour autant qu'il ne remplit pas une fonction indispensable au sein de la production matérielle elle-même (ingénieurs, travailleurs de laboratoire, etc.), les professeurs et assistants d'université ne sont évidemment ni essentiellement ni principalement des « agents pour discipliner les étudiants » ou pire encore, « les flics des campus ». Ils sont des fournisseurs plus ou moins indispensables — jusqu'à quel point indispensables, cela mérite un examen particulier — des connaissances et des méthodes d'investigation que les étudiants cherchent à acquérir en allant à l'université. 

Mieux : il y a une troisième composante de la « communauté universitaire », plus effacée et plus humble, dont on ne parle peu ou prou lorsqu'il est question de « cogestion » ou de « contrôle étudiant ». Ce sont les travailleurs qui assurent l'infrastructure matérielle de l'université : ouvriers manuels, électriciens, réparateurs, chauffeurs, ouvriers de la construction, techniciens des laboratoires, cuisiniers, nettoyeuses, employés et employées dans les bureaux et dans la comptabilité, etc. C'est une véritable masse de salariés, généralement plus nombreuse que les enseignants proprement dits, et sans le travail desquels l'université ne pourrait pas survivre une semaine. N'ont-ils pas également droit au contrôle sur la gestion ? Mais si le « contrôle étudiant » cesse même d'être un contrôle majoritaire, que subsiste-t-il de son « pouvoir » apparent, en période normale ?

Finalement, la masse étudiante se distingue de la masse ouvrière d'une entreprise capitaliste par une caractéristique sociologique fondamentale : son manque d'homogénéité sociale, ou,  plus exactement,  un  degré  d'homogénéité sociale qualitativement inférieur à celui du prolétariat. Ce niveau d'homogénéité inférieur du milieu étudiant est à la fois fonction des origines sociales différentes de la masse des étudiants, et des fonctions différentes que les étudiants rempliront dans la société bourgeoise, une fois leurs études terminées.

Les étudiants universitaires se recrutent aujourd'hui de manière croissante dans toutes les classes de la société du « capitalisme tardif », avec une prépondérance d'étudiants d'origine petite-bourgeoise, une présence plus que proportionnelle (par rapport à la structure sociale de la nation) d'étudiants d'origine bourgeoise, et une présence en lente augmentation d'étudiants d'origine prolétarienne, très inférieure à la proportion du prolétariat dans la nation.

Certes, l'expansion universitaire tend à créer un certain « milieu étudiant homogène », surtout dans des campus de masse, intégrés dans des grandes villes. Cette homogénéisation progressive résulte de préoccupations matérielles et sociales communes pour la durée de la présence à l'université. Mais cette durée ne couvre qu'une petite fraction de la vie de chaque étudiant. Elle ne couvre même qu'une petite fraction du temps que l'étudiant passe à l'université. Même pendant ce temps, il continue à être soumis aux pressions et aux sollicitations de son milieu social d'origine — de même qu'il est de plus en plus exposé aux sollicitations et aux exigences de la « carrière » qu'il entend poursuivre une fois qu'il aura quitté l'université. L'homogénéisation progressive du milieu étudiant ne peut donc compenser que fort partiellement et insuffisamment l'hétérogénéité d'origine et de destin social de l'étudiant universitaire. 

Quant à cette hétérogénéité du destin futur de l'étudiant, les fonctions qu'il remplira dans la société bourgeoise peuvent être décrites grosso modo de la manière suivante :  

1. Une bonne partie des étudiants universitaires (dans certaines facultés et certaines universités plus de 50 % des inscrits en première année) sont de futurs drop-outs, c'est-à-dire de futurs salariés non qualifiés au niveau universitaire.  

2. Une partie croissante des étudiants universitaires terminant leurs études sont de futurs salariés à qualification universitaire remplissant soit des fonctions au sein du processus de production, soit des fonctions socialement utiles entraînant des conjonctions objectives avec les intérêts de la classe ouvrière (par exemple les enseignants).  

3. Une partie également croissante des étudiants universitaires terminant leurs études sont de futurs salariés à qualification universitaire dont la fonction, soit au sein du processus de production, soit au sein du processus de reproduction, ou dans la sphère de la superstructure sociale en général, entraîne nécessairement une opposition d'intérêts avec le prolétariat et une identification avec les desseins des classes possédantes : techniciens chronométreurs, organisateurs de sondages de marché, personnel de maîtrise et managers des entreprises, hauts fonctionnaires de l'Etat et des forces armées, etc.  

4. Une partie déclinante, mais non insignifiante des étudiants terminant leurs études, sont de futurs « indépendants », c'est-à-dire de futurs bourgeois grands ou moyens. Ceux qui exerceront des « professions libérales »,  entrepreneurs indépendants, notamment des médecins, avocats, dentistes et architectes travaillant pour leur propre compte et accumulant des capitaux grâce à leurs revenus élevés, doivent évidemment être classés dans cette catégorie.

Sans vouloir établir une coïncidence mécanique entre la fonction sociale et le niveau de conscience, aussi bien des étudiants que des intellectuels ayant achevé leurs études universitaires, cette différence des rôles joués par les personnes ayant acquis une qualification intellectuelle universitaire influence incontestablement le milieu étudiant dans le sens de l'accentuation de son hétérogénéité. Le manque d'homogénéité de ce milieu, constitue un troisième obstacle majeur à l'application efficace d'une politique de « contrôle étudiant ».

7. Puissance de la contestation étudiante 

Est-ce à dire que les étudiants ne disposent d'aucun pouvoir pour influencer l'évolution sociale ou pour infléchir la politique des autorités en faveur de leurs objectifs particuliers, voire d'objectifs socialistes révolutionnaires plus généraux ? Ce serait à son tour une conclusion, une extrapolation injustifiée de toute l'analyse qui précède.

La place que le travail intellectuel de formation universitaire occupe aujourd'hui, dans la société du troisième âge du capitalisme tardif, est telle qu'aucun pays industriellement tant soit peu développé ne peut plus se permettre une fermeture complète des universités pour une longue durée (il n'en va pas de même dans certains pays sous-développés où l'intégration du travail intellectuel dans le processus de production est encore minime). Si le mouvement de masse étudiant réussit à entraîner la majorité des étudiants, et à paralyser effectivement l'activité universitaire, il détient un moyen de pression efficace au cours des périodes d'agitation massive.

C'est au cours de ces périodes et de ces périodes seulement, qu'il a le moyen d'arracher à l'Etat, et à l'administration universitaire qui s'intercale entre l'Etat et lui, les concessions qu'il réclame pour atténuer l'impact de la réforme technocratique de l'université quant aux conditions de vie et de travail des étudiants, au contenu des études universitaires, aux conditions d'accès à l'université, etc. Ces conquêtes sont possibles, mais elles seront le résultat d'agitations massives concentrées plutôt que d'une action prolongée au sein des instances gestionnaires.

Par sa nature même, le mouvement étudiant suit une trajectoire beaucoup plus discontinue et est beaucoup moins disposé à l'organisation de masse permanente, que le mouvement ouvrier. Sa tactique doit être adaptée à cette caractéristique. Elle laisse beaucoup moins de place à la conquête lente de réformes au moyen de l'organisation permanente qu'à la conquête soudaine des mêmes réformes par des mobilisations massives, mais limitées dans le temps.

Encore faudra-t-il poursuivre avec acharnement une politique d'appui mutuel, de confluence et d'unité d'action, entre le mouvement de masse étudiant contestataire d'une part, et le mouvement syndical des enseignants et des travailleurs de l'université d'autre part, mouvement dont il faudra d'ailleurs espérer surmonter les divisions corporatistes, en visant une organisation syndicale unique de tous les salariés (intellectuels et manuels, enseignants et non-enseignants) de l'université.

L'accroissement spectaculaire du nombre des étudiants universitaires, la conscience — fut-elle temporaire — qu'ils peuvent acquérir de la nature aliénée et aliénante non seulement de l'enseignement bourgeois, mais de tout travail au sein de la société bourgeoise, leur plus grande facilité d'accès à des informations et à des connaissances permettant une analyse critique d'ensemble des phénomènes sociaux, du malaise social, et donc des tares et de la nature même de la société bourgeoise : tout cela accroît considérablement le pouvoir de la contestation étudiante pour jouer un rôle de révélateur de crise sociale et politique et de détonateur de prises de conscience et de luttes des masses ouvrières et paysannes pauvres, surtout dans les pays où ces luttes connaissent un retard certain par rapport aux nécessités objectives découlant de la maturité atteinte par la crise de la société bourgeoise.

Ce rôle, qui a été fortement mis en lumière par l'explosion de Mai ‘68 en France, ne peut être un rôle durable. Les étudiants, ou plus exactement, le mouvement de masse étudiant contestataire, ne peut se substituer ni au prolétariat en tant que force sociale dirigeante d'une révolution socialiste, ni au parti révolutionnaire en tant qu'avant-garde du prolétariat. Ils ne peuvent que s'engouffrer temporairement dans le vide créé par un retard de construction du parti révolutionnaire, et par un décalage entre le mécontentement des masses et leur entrée effective sur la scène politique.

Néanmoins, ce rôle de révélateur et de détonateur momentanés du mouvement étudiant contestataire peut se prolonger, à un niveau plus modeste mais nullement négligeable, par celui d'enrichissement de la conscience révolutionnaire des masses, et celui de pourvoyeur des organisations révolutionnaires en cadres nouveaux. Les étudiants révolutionnaires peuvent apporter aux masses ouvrières et paysannes, non « la conscience de classe », mais bien des informations et connaissances scientifiques précises qui aident à dévoiler et à démontrer le caractère exploiteur inhumain, nuisible, du régime capitaliste dans mille domaines de la vie sociale. Cet apport est important et valable, surtout s'il se prolonge par une « pratique professionnelle révolutionnaire » des intellectuels qui ont terminé leurs études universitaires. Pareille pratique se heurte évidemment à la répression inévitable de la bourgeoisie et de l'Etat, ainsi qu'à une pression féroce du milieu ambiant. Elle ne pourra être poursuivie durablement que si l'intellectuel s'intègre dans une organisation marxiste révolutionnaire.  

8. Une « présence contestataire » dans les institutions gestionnaires est-elle admissible ? 

Reste une objection à laquelle il faut répondre. Si le caractère discontinu et cyclique du mouvement étudiant contestataire, ajouté au caractère hétérogène du milieu étudiant, rendent utopique l'idée d'une organisation de masse permanente des étudiants se battant pour leurs revendications matérielles immédiates — d'un « syndicat étudiant » jouant un rôle parallèle à celui des syndicats ouvriers — faut-il pour autant abandonner la tentative de défendre ces revendications permanentes, sous prétexte qu'une défense efficace n'est pas possible ? Ou, plus exactement : les révolutionnaires doivent-ils abandonner « en temps normal » la défense de ces intérêts matériels immédiats des étudiants aux représentants des courants réformistes, qui se « compromettent » dans les structures de cogestion, quitte à les prendre en main eux-mêmes seulement dans les périodes d'agitation massive, de renaissance brusque du mouvement de masse contestataire au sein des universités ?

Une telle position maximaliste entraîne plusieurs dangers : celui de perdre à la longue toute crédibilité aux yeux d'une partie importante de la majorité étudiante non (ou insuffisamment) politisée ; celui de perdre la possibilité d'une collaboration et d'une confluence permanentes avec le mouvement syndical authentique et autonome du personnel salarié universitaire.

C'est de la prise de conscience de cette contradiction que naît une « participation  contestataire » des représentants du mouvement étudiant au sein des instances qui gèrent l'université. Les organisations d'extrême gauche participeraient aux élections qui, dans un nombre croissant d'universités de par le monde, désignent les représentants des étudiants au sein des conseils d'administration, de gestion ou de gouvernement des universités. Elles présenteraient au cours de ces élections, non un programme de « réformes réalisables à court terme », acceptant de fait la misère de la sélection, de la rentabilisation, du budget insuffisant, d'une infrastructure inadéquate, de l'enseignement parcellisé et sur-spécialisé, mais en développant pleinement leurs revendications qui correspondent aux intérêts objectifs réels de la majorité des étudiants, sans tenir compte de considérations de « réalisme politique » à courte vue. Si elles ont des élus sur la base de cette plate-forme, ces élus participeraient aux travaux des conseils en question non comme des gestionnaires mais comme des contestataires, rompant le secret des discussions, révélant à la masse étudiante de manière systématique ce qui se trame contre leurs intérêts, défendant leurs revendications immédiates et transitoires, dévoilant le caractère étriqué, inefficace et capitulard de l'attitude des représentants réformistes de la masse étudiante.

Ces représentants socialistes révolutionnaires au sein des organismes de gestion se comporteraient, en d'autres termes, comme s'ils se trouvaient dans une assemblée de type parlementaire et non de type gouvernemental. Ils refuseraient de prendre n'importe quelle responsabilité au niveau de la gestion, se contentant d'exposer et de défendre les justes revendications des étudiants, et d'appuyer les justes revendications des salariés enseignants et non-enseignants de l'université, quitte à étendre l'agitation au niveau de problèmes politiques généraux, chaque fois que l'occasion appropriée leur en serait fournie.

Il n'y a évidemment aucune objection de principe contre un tel comportement. Mais il faut être conscient des difficultés majeures auxquelles il se heurte. Dans les périodes de reflux du mouvement de masse contestataire, pareille attitude ne rencontrera un écho que parmi une petite minorité d'étudiants hautement politisés. Il y aura donc tentation et pression de transformation imperceptible de la « participation contestataire » en « participation réformiste », pression à laquelle seuls des militants révolutionnaires formés et bien appuyés par une organisation révolutionnaire prolétarienne résisteront avec succès. L'Etat et ses représentants ne tolèrent guère de telles tribunes permanentes d'agitation et chercheront à expulser systématiquement les contestataires des instances gestionnaires, en alléguant des violations de statuts et de règlements, voire au moyen de mesures ouvertement répressives.

Quant aux périodes où le mouvement de masse contestataire se rallume brusquement, les instances de co-gouvernement seront complètement débordées et niées par le mouvement de masse. 

On peut donc résumer en disant que la « présence contestataire » est de peu d'efficacité en période normale et de peu d'utilité en période d'agitation massive. Nous n'irons pas plus loin dans la conclusion, cela n'étant pas notre tâche de définir par avance une tactique précise pour chaque situation précise, définition d'ailleurs impossible en principe.

La véritable problématique de « co-gouvernement » des universités n'acquerra toute sa dynamique sociale qu'après le renversement du régime capitaliste, dans la période de transition entre le capitalisme et le socialisme, sous le pouvoir des conseils des travailleurs et des paysans pauvres. C'est seulement à ce moment que la parité tripartite (enseignants / salariés non enseignants / étudiants) dans l'administration des universités pourra devenir une réalité sociale, au lieu d'être une mystification. C'est à ce moment-là que l'auto-administration de l'université, comme d'ailleurs celle de tout le système d'enseignement, deviendra une manifestation pratique de la tendance au dépérissement de l'Etat, qui doit être dès le début inhérente au type d'Etat nouveau que constitue l'Etat ouvrier.

A l'époque de transition entre le capitalisme et le socialisme, ce seront encore les représentants du peuple travailleur dans son ensemble — par exemple le congrès national des conseils des travailleurs et des paysans pauvres — qui décideront quelle fraction des ressources nationales totales sera consacrée à l'enseignement, et quelle partie de cette fraction sera consacrée à l'enseignement universitaire. Ce n'est que justice. Il serait inadmissible qu'une minorité de la nation (les étudiants, ou l'ensemble de la « communauté universitaire ») impose à la majorité des sacrifices en matière de consommation individuelle ou en matière de travail supplémentaire que cette majorité n'aurait pas librement consentis.

Mais la détermination de la place du « budget de l'éducation nationale » ou de la « dotation universitaire » dans l'ensemble du budget économique et social de la nation (dans l'ensemble du PNB) s'opérerait de manière absolument transparente et démocratique, à l'opposé de ce qui est le cas aujourd'hui en régime capitaliste ou sous la dictature de la bureaucratie, en URSS, en RP de Chine ou dans les « démocraties populaires ». Avant la session « budgétaire » annuelle du congrès des conseils des travailleurs et des paysans pauvres, une large discussion publique se déclencherait, utilisant non seulement la presse et les assemblées publiques et contradictoires, mais encore la radio et surtout la télévision. Au cours de ces débats, des options différentes   seraient  présentées  aux   masses  populaires, représentant des variantes — chacune avec une cohérence interne, c'est-à-dire praticable — du plan de développement économique, social et culturel. Les arguments pour ou contre chacune de ces variantes seraient développés librement par chaque parti politique et chaque groupe de citoyens intéressés. La composition du congrès dépendrait du résultat de ce débat, c'est-à-dire refléterait les préférences exprimées par les différents courants politiques et groupes sociaux. 

Une fois fixé le montant total des ressources disponibles pour l'éducation nationale en général, et l'enseignement universitaire en particulier, la « communauté universitaire » deviendrait une communauté libre et autonome, gérant démocratiquement ses propres ressources (dont une partie représenterait d'ailleurs des dotations à long terme, afin de rendre possible la planification à long terme également). Il n'y aurait plus lieu de faire intervenir des instances centrales étatiques ; l'autogouvernement serait pleinement appliqué. Et, dans le cadre d'une telle autogestion, la participation au co-gouvernement de la part de chaque fraction de la « communauté universitaire », y compris la fraction étudiante, ne serait pas seulement un droit mais un devoir et un honneur. Pour les étudiants, la participation à l'autogestion universitaire serait une école de démocratie directe et de responsabilité, l'école les préparant à la participation à l'autogestion dans l'économie et dans toutes les sphères de la vie sociale. 

Cette autogestion de la « communauté universitaire » ne se justifiera pas seulement du fait de la tendance générale à l'autogestion dans la société de transition entre le capitalisme et le socialisme. Dans cette société primera la tendance vers l'enseignement supérieur obligatoire, précondition nécessaire au dépérissement de la division sociale du travail entre le travail intellectuel et le travail manuel, entre « administrateurs » et « producteurs », « commandants » et « commandés » du processus de production. Plus grande est la proportion des jeunes qui aura accès à l'enseignement supérieur (dont la fonction sera profondément modifiée en fonction même de cet afflux, y compris avec une intégration fortement accrue dans toute une série d'activités sociales nécessaires, au niveau de l'infrastructure autant qu'au niveau de la superstructure sociale), et plus l'autogestion universitaire deviendra tout simplement le début de l'autogestion sociale de la jeunesse tout court. 

La contestation ne disparaîtra guère. Mais ce sera alors une contestation non contre des classes oppressives et leurs représentants politiques, mais une contestation concernant des préférences en matière d'enseignement, une contestation pour introduire dans le circuit des opinions et des informations librement confrontées de nouvelles tendances scientifiques et culturelles, la contestation autour des grandes opinions politiques qui s'opposeront nécessairement dans la construction d'une société socialiste. 

1e septembre 1975, Université de Monterrey, Mexique

 

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