Sommaire

Repères biographiques
Ecrits
Sur la vie et l'oeuvre...
Débats, interviews, etc.
Multimedia
Contact
Mailinglist

Maintenant pour 12 euro !

Double DVD:


Liens
Castellano
Deutsch
English
Nederlands

Initiation à la théorie économique marxiste

IV. L'application de la théorie économique marxiste a quelques problèmes particuliers

Ernest Mandel - Archives internet
Ernest Mandel Imprimer

A. - L'impérialisme et le problème du sous-développement 

Pendant le premier siècle de son existence, le capitalisme industriel s'est répandu internationa­lement, partant de la Grande-Bretagne vers la Belgique, la France, l'Allemagne occidentale, les Etats-Unis, les petits pays de l'Europe du nord, l'Italie du nord, l'Allemagne centrale, l'Autriche, la Bohême, l'Espagne, le Japon, etc., les pays moins développés suivant, en gros, le modèle de ceux qui les avaient précédés dans la voie du déve­loppement. La concurrence des marchandises capitalistes fabriquées en grande série et exportées à vil prix par les pays initialement industrialisés faisait, il est vrai, des ravages dans les pays retar­dataires. Elle y détruisait l'industrie à domicile, l'artisanat traditionnel, les activités complémen­taires à l'agriculture des paysans, causant la misère et le chômage. Mais assez rapidement, avec l'aide l'Etat et quelquefois des banques étrangères, un capital autochtone se mit à développer une indus­trie capitaliste nationale se substituant aux activi­tés non agricoles antérieures. A partir de l'indus-

trie légère et de quelques industries de base (char­bon, fer), à l'aide surtout du développement du réseau ferroviaire, une industrie lourde apparut aussi dans ces pays. Ainsi, à la place d'une seule nation capitaliste industrialisée se développèrent au cours du 19e siècle une douzaine de telles nations.

1. - Monopoles et impérialisme

Avec le début de l'ère impérialiste, c'est-à-dire à partir des années 80 et 90 du siècle dernier, cette situation se modifia. Dans les pays industrialisés, la concurrence, la 2e révolution technologique aidant, réduit le nombre des grandes firmes à une poignée. Cette concentration et centralisation du capital permet l'apparition de trusts et d'autres firmes monopolistiques qui suppriment entre eux, dans la situation «normale» de tous les jours, la concurrence au moyen de baisses des prix de vente. Ils se partagent les marchés, nationaux autant qu'internationaux, afin d'obtenir des sur­profits monopolistiques. Mais cela n'est possible que par une certaine restriction de la production. Celle-ci implique à son tour qu'il n'y a plus moyen d'investir dans la branche monopolisée (et de là, bientôt, dans le pays dominé par les monopoles) l'ensemble des capitaux disponibles. L'ère du capitalisme des monopoles est donc une ère caractérisée par la pléthore relative des capitaux. Ceux-ci sont constamment à la recherche de nou­veaux champs d'investissements, en dehors des voies d'accumulation traditionnelles. Une de ces voies nouvelles d'expansion c'est l'exportation des capitaux vers les pays non industrialisés.

Mais l'exportation des capitaux entraîne un comportement de la part de la bourgeoisie des pays métropolitains qui diffère sensiblement de celui de simples exportateurs de marchandises. Les capitaux investis dans les pays sous-développés ne seront amortis que sur une longue période. Ils devront de même être mis en valeur pendant une longue période. Il s'agit de garantir ces capi­taux et ces profits contre «l'anarchie», les risques de révolte, la convoitise d'autres puissances capi­talistes, etc. L'exportation des capitaux entraîne donc une mainmise progressive et permanente des bourgeoisies métropolitaines sur les pays sous-développés.

Ces bourgeoisies, de «libérales» et adversaires d'aventures coloniales trop coûteuses, deviennent impérialistes. Bientôt, le monde entier est par­tagé entre un petit nombre d'empires coloniaux et de zones d'influence impérialistes. Une douzaine de puissances impérialistes (dont les plus impor­tantes furent la Grande-Bretagne, la France, les Pays-Bas, la Belgique, l'Allemagne, le Portugal, l'Espagne, la Russie tsariste, puis l'Italie, les Etats-Unis et le Japon) dominent le monde entier. Elles se soumettent les autres nations en les transformant soit en colonies directes, soit en semi-colonies (pays conservant leur indépen­dance politique formelle mais économiquement dominés par le capital impérialiste).

Dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, le marché des capitaux est dominé par le capital étranger. L'économie ne se développe donc plus conformément à la logique du capitalisme natio­nal, ou aux intérêts d'une bourgeoisie nationale. Elle se développe conformément aux intérêts du capital étranger. Celui-ci suscite des références dans les pays arriérés, des activités complémentai­res aux siennes propres. Ainsi se crée la division internationale du travail caractéristique de la période 1880-1955. Les pays sous-développés d'Asie, d'Amérique latine, d'Europe Orientale et d'Afrique sont spécialisés dans la production de produits agricoles et de matières premières. Ils ne connaissent que peu d'industries. Le développe­ment de l'infrastructure (chemins de fer, routes, ports, télécommunications) se fait avant tout dans l'intérêt du commerce extérieur et non d'un déve­loppement économique organique du pays lui-même.

L'industrialisation est ainsi retardée. L'écart entre les pays arriérés et les pays industrialisés se creuse. Et du point de vue du revenu par tête d'habitant, le bien-être relatif, de la civilisation matérielle (espérance moyenne de vie, hygiène et soins de santé, enseignement, alphabétisation, production et achats de livres et de journaux, etc.), et du point de vue des disponibilités en énergie, en machines, en connaissances techni­ques, les pays sous-développés sont de plus en plus en retard par rapport aux pays impérialistes. Ce retard se traduit par un énorme accroissement de souffrances et de misères humaines.

2. - L'impérialisme source de sous-développement

Les sources de cet écart croissant sont doubles.

D'une part, la domination de l'impérialisme retarde la croissance des pays coloniaux et semi-coloniaux en y maintenant des structures écono­miques et sociales pré-capitalistes et semi-capita­listes, en empêchant ou retardant le développe­ment généralisé et organique du mode de produc­tion capitaliste. L'impérialisme s'allie en général aux anciennes classes possédantes, aux proprié­taires fonciers et au capital marchand et commer­cial, qui ont intérêt à ouvrir les portes aux mar­chandises étrangères, même si cela entrave le développement de l'industrie nationale. Il en résulte un sous-emploi  permanent endémique.

qui entraîne un abaissement des salaires à des niveaux de famine. Il entraîne également dans la plupart des cas (les pays de l'Afrique tropicale formant exception) une pression constante sur la terre, regardée comme moyen de production des subsistances plus que comme instrument d'enri­chissement. Cela fait monter en flèche la rente foncière. D'où la préférence des capitalistes pour l'investissement en terres et pour la spéculation foncière par rapport à l'investissement dans l'industrie. D'où appauvrissement des paysans. D'où l'étroitesse extrême du marché national qui décourage de nouveau le développement de l'industrie. On en arrive ainsi à un cercle vicieux, créé par la domination impérialiste, où le retard de l'industrie provoque un retard de l'industrie plus prononcé encore.

D'autre part, la domination impérialiste impli­que un transfert permanent de ressources, c'est-à-dire un pillage de fait, des pays coloniaux et semi-coloniaux vers les pays impérialistes. Le capital impérialiste investi dans ces pays (ou qui leur est prêté) rapporte d'importants bénéfices. Le taux de profit est généralement plus élevé dans les pays sous-développés que dans les pays impéria­listes, parce que la composition organique du capital y est plus basse. D'où la naissance de sur­profits coloniaux qui sont transférés des pays sous-développés vers les métropoles réduisant ainsi les ressources disponibles pour la croissance économiques des premiers. Par ailleurs, la divi­sion internationale du travail créée par l'impéria­lisme implique que les pays sous-développés exportent des marchandises produites dans des conditions de productivité moyennes inférieures et importent des marchandises incorporant relati­vement beaucoup de travail hautement productif. Mais sur le marché mondial, cet échange aboutit fatalement à un échange inégal. Le produit de dix heures de travail supérieurement productif n'est pas échangé contre le produit de dix heures de travail moins productif, mais contre le produit de quinze heures moins productives. De ce fait, le commerce international à l'ère impérialiste com­porte une bonne dose d'heures de travail expor­tées sans équivalent, gratuitement, par les pays retardataires, ce qui les appauvrit relativement.

3. - Le néo-colonialisme

A la longue cependant, l'impérialisme ne peut pas empêcher l'industrialisation partielle des pays coloniaux   et   semi-coloniaux.   D'abord,   parce qu'une classe d'industriels capitalistes finit par s'y constituer, dont les intérêts sont passablement différents   de   ceux   de   l'ancienne   oligarchie. Ensuite, parce que, sous l'impulsion de celle-ci -quelquefois sous l'impulsion d'une petite-bour­geoisie nationaliste - se développe un mouvement de masse anti-impérialiste, qui réclame avant tout la fin de l'oppression et de l'exploitation impéria­listes, la modernisation et l'industrialisation de la nation. Puis se développe une révolte des paysans pauvres, des ouvriers, de la petite-bourgeoisie paupérisée des villes, contre la misère dont ces classes sont victimes, et qui, en plus de leurs revendications de classes propres, réclament éga­lement l'industrialisation du pays. Ces mouve­ments sont si puissants, surtout après la Seconde Guerre   mondiale,   que   ne   leur   faire   aucune concession entraînerait pour l'impérialisme le ris­que qu'ils basculent tous vers la victoire de la révolution socialiste.

Finalement, au sein de l'économie des pays impérialistes    elle-même,    des   transformations intervenues à partir des années 50 font que la branche exportatrice de machines, de biens d'équipement, de matériel de transport, d'usines livrées clés sur porte, l'emporte sur les branches exportatrices de biens de consommation légers ou durables. Mais il est impossible de fournir des biens d'équipement aux pays sous-développés sans les industrialiser en partie.

Cette industrialisation s'est donc accélérée aux cours des dernières décennies, faisant apparaître des pays semi-industrialisés (avant tout le Brésil, le Mexique, l'Argentine, la Corée du sud, Taï­wan, Singapore, Hong-Kong, l'Afrique du sud, et les pays exportateurs de pétrole les plus riches).

Cependant, cette semi-industrialisation ne modifie pas la nature dé l'économie des pays en question en tant qu'économie dépendante des métropoles impérialistes; elle réduit simplement le degré de cette dépendance. Ces pays restent tributaires des capitaux étrangers (endettement croissant) ainsi que de la technologie impérialiste. Ils continuent à souffrir de l'échange inégal. Leur semi-industrialisation est généralement payée par un abaissement brutal du niveau de vie d'un large secteur des masses ce qui maintient l'étroitesse relative du marché intérieur. Il n'y a pas d'indus­trialisation, de modernisation organique, entraî­nant l'ensemble de la nation. Les tâches histori­ques de la révolution nationale-bourgeoise, que le capitalisme avait, en gros, résolues dans les pays impérialistes, ne sont que partiellement résolues dans les pays semi-industrialisés. Leur solution continue à se combiner avec celles de la révolu­tion prolétarienne, que l'industrialisation pose manifestement dans ces pays.

B. - L'économie des pays postcapitalistes

Depuis la révolution socialiste d'octobre, le capitalisme a été renversé dans une série de pays : en Russie, en Yougoslavie, en Chine, en Europe orientale, au Vietnam, à Cuba. Mais dans aucun de ces pays, une économie socialiste -c'est-à-dire une société sans classe, sans produc­tion marchande et sans Etat - n'a vu le jour; pareille société est d'ailleurs irréalisable dans un seul ou dans un petit nombre de pays.

Dans tous ces pays, nous nous trouvons en pré­sence d'une économie de l'époque de transition entre le capitalisme et le socialisme, caractérisée, d'une part, par la suppression (à certains secteurs mineurs près) de la propriété privée des moyens de production, par une planification centrale de l'économie, par le monopole étatique du com­merce extérieur; d'autre part, par la survivance des normes de distribution bourgeoises, de l'éco­nomie monétaire, de l'inégalité sociale. Dans des conditions de bureaucratisation avancée du pou­voir dans ces sociétés (dégénérescence bureaucra­tique en U.R.S.S., déformation bureaucratique grave dans la plupart des autres pays), ces derniè­res   caractéristiques  ont  d'ailleurs  tendance   à croître.  Elles bloquent tout progrès décisif en direction du socialisme. Leur élimination par la voie d'une révolution politique devient une condi­tion nécessaire pour assurer un tel progrès.

4.  - Survie partielle de l'économie marchande

D'une manière plus générale, on peut affirmer que l'époque de la production marchande, de l'économie de marché, couvre diverses ères dans l'histoire des sociétés humaines. Il y a l'ère de la petite production marchande qui recouvre par­tiellement la plupart des modes de production précapitalistes. Il y a l'ère de la production mar­chande capitaliste. Il y a l'ère de la production marchande postcapitaliste, c'est-à-dire de l'épo­que de transition du capitalisme au socialisme.

Mais la différence essentielle entre ces ères dif­férentes, c'est que seule la production capitaliste est une production marchande généralisée. La petite production marchande est une ère de pro­duction marchande partielle, la terre et les princi­paux moyens de production, ainsi que la force de travail n'étant pas encore des marchandises (ou ne l'étant qu'occasionnellement). De même, la production marchande postcapitaliste n'est qu'une production marchande partielle, les prin­cipaux moyens de production ainsi que la force de travail n'étant plus des marchandises (bien que la forme de rétribution de la main-d'œuvre reste le salaire essentiellement monétaire, ce qui ne man­que pas d'avoir de nombreuses répercussions sur l'ensemble de la vie économique et sociale).

Dans la société de transition, il y a en gros trois catégories de marchandises :

a) Les biens de consommation vendus aux sala­riés (travailleurs, petits-bourgeois, bureaucrates) et aux paysans.

b)  Les biens de production et le petit outillage vendus aux paysans, aux coopératives paysannes et artisanales, aux artisans, aux petits commer­çants privés.

c)  Les biens exportés.

Le fait que la production marchande, dans la société de transition, n'est que partielle signifie que le développement économique de ces pays n'est plus gouverné par la loi de la valeur. C'est la meilleure preuve économique qu'il ne s'agit plus d'économie capitaliste, ni « capitalisme privé » ni « capitalisme d'Etat ». Les investissements ne sont plus des investissements de capitaux, recherchant le profit maximum. Ils ne se dépla­cent plus de branche en branche, selon que le taux de profit est plus ou moins élevé. Il n'y a plus de crises périodiques de surproduction, avec licenciements et chômage massifs. La croissance économique ne dépend plus de la vente des mar­chandises, avant tout des moyens de production. L'Etat peut envoyer ceux-ci, d'autorité, dans telle ou telle région, telle ou telle branche industrielle, telle ou telle entreprise.

Le taux de croissance moyen est, de ce fait, à long terme, sensiblement supérieur à celui des pays capitalistes industrialisés. Les Etats ouvriers bureaucratisés ont connu un processus de moder­nisation, d'industrialisation organique sans com­mune mesure avec celui des pays capitalistes sous-développés les plus industrialisés comme le Bré­sil, la Turquie, la Corée du sud ou l'Argentine, sans parler de celui de l'Inde. D'un pays sous-développé et agricole, l'U.R.S.S. est devenue en l'espace de deux générations la deuxième puis­sance industrielle du monde.

Mais le fait que dans ces sociétés survit toujours une production marchande partielle signifie que l'économie n'est pas encore fondée sur la satisfac­tion des besoins, que la loi de la valeur continue à influencer sa marche même si elle ne la domine plus, que l'inégalité sociale et la tendance à l'enri­chissement   privé   subsistent,   que   les   conflits sociaux (conflits entre classes et au sein des clas­ses) subsistent de même et que, pour ces raisons, l'Etat ne peut pas dépérir. Il ne s'agit donc pas d'une économie socialiste, ni de pays socialistes. L'économie reste influencée par la loi de la valeur notamment par le truchement de la pres­sion du marché mondial (en U.R.S.S. et dans le COMECON, les prix en vigueur dans le com­merce extérieur sont ceux du marché mondial, y compris en ce qui concerne les échanges entre Etats ouvriers bureaucratisés). Elle reste influen­cée par la loi de la valeur par les échanges entre le secteur étatique d'une part et le secteur privé et coopératif d'autre part. Et elle reste influencée par la loi de la valeur dans la mesure où la survie de l'économie monétaire et le calcul des coûts (prix de revient) et des résultats des entreprises s'effectuant, du moins aussi en prix, la rentabilité monétaire de l'économie, des branches et des entreprises devient un instrument de mesure de la réalisation du plan et de la croissance économi­que, avec toutes les déformations qui en décou­lent.

5.  - La planification bureaucratique et ses tares

Toutes ces caractéristiques de l'économie soviétique s'appliquent, en gros, à toute société qui se trouve dans la phase de transition entre le capitalisme et le socialisme. Mais elles sont considérablement renforcées dans tous les cas où nous nous trouvons en face de sociétés de transition bureaucratisées (d'Etats ouvriers bureaucratisés). Le monopole de pouvoir dans les mains d'une bureaucratie lui permet de s'assurer d'importants privilèges matériels dans la sphère de la consom­mation (de la distribution). Elle s'accroche au monopole du pouvoir pour conserver ces privilè­ges. Mais du fait de l'interaction entre ce mono­pole (l'absence de démocratie socialiste) et de la recherche de ces privilèges, l'économie planifiée connaît d'énormes distorsions qui en bloquent le progrès vers le socialisme.

Ce monopole du pouvoir entraîne, avant tout, une  absence de  gestion  des entreprises et  de détermination des priorités en matière d'investis­sements de la part des producteurs. Il en découle une indifférence croissante de ceux-ci à l'égard de l'effort productif. Il en découle de même l'obliga­tion, pour les autorités du plan, de s'appuyer sur l'intéressement matériel des bureaucrates pour l'élaboration et la réalisation du plan. On en vient ainsi au système de la rentabilité individuelle des entreprises, les revenus des bureaucrates gestion­naires dépendant dans une mesure importante de la réalisation et du dépassement du plan. De ce fait, ces bureaucrates ont intérêt à sous-évaluer la capacité de production réelle des entreprises, de cacher des réserves de matières premières, de main-d'œuvre, de machines, de réclamer plus de moyens   de   production   pour   réaliser   certains objectifs qu'il n'en faut à partir de coefficients techniques moyennement valables. Les informa­tions   qu'ils  passent   aux   autorités  supérieures deviennent   ainsi   systématiquement  excessives. Les autorités en tiennent compte dans l'élabora­tion du plan, qui part à son tour d'exigences excessives, adressées aux unités de production. Tout le système économique devient de ce fait non transparent, opaque, tendance encore ren­forcée  par  l'utilisation  de prix  subventionnes, c'est-à-dire l'absence de vérité des prix.

La gestion bureaucratiquement centralisée de l'économie soviétique n'implique pas seulement des gaspillages considérables, la sous-utilisation des ressources productives, l'absence de convergence entre la production et les besoins des larges masses. Elle implique également l'accroisse ment considérable des faux frais de la production sous forme d'un appareil de contrôle pléthorique (se substituant de manière inefficace au contrôle démocratique des producteurs et des consommateurs), de dépenses de consommation somptuaires dans le chef des couches supérieures de la bureaucratie et de ressources importantes sous­traites à la production planifiée par le marché « noir » et « gris ». Une partie non négligeable des privilèges de la bureaucratie est appropriée sous forme illégale ou inavouable, représente du vol ou du parasitisme pur. C'est d'ailleurs ce caractère inavouable des privilèges de la bureau­cratie et de nombreuses pratiques dans le domaine de la production qui constitue la source de l'atmosphère d'hypocrisie et de mensonge qui domine toute la vie idéologique et sociale et qui contribue à son tour à la dépolitisation et à l'atomisation du prolétariat (précondition du mono­pole du pouvoir politique de la bureaucratie) ainsi qu'à son indifférence à l'égard de la production.

6. - Economie socialiste de marché ?

La solution de rechange par rapport à la pla­nification bureaucratiquement centralisée ne peut consister, à l'époque de transition du capitalisme au socialisme, en une autogestion décentralisée des entreprises avec un développement généralisé des rapports d'échange entre elles, c'est-à-dire la prétendue « économie socialiste de marché ». Celle-ci accentuerait l'influence de la loi de la valeur sur le développement économique, c'est-à-dire l'inégalité sociale, la concurrence, les égoïsmes sectoriels, et les déséquilibres de toutes sor­tes, y compris le chômage. Elle serait ainsi un leurre du point de vue des intérêts des travail­leurs, non seulement pris dans leur ensemble (intérêts de classe du prolétariat) m ais encore vus sous l'angle de chaque groupe de travailleurs spé­cifique (collectifs d'entreprise).

En effet, l'émancipation des travailleurs signifie avant tout que ceux-ci deviennent maîtres de leur propre sort au sein du processus de production, qu'ils déterminent consciemment ce qui doit être produit, comment il doit l'être, pourquoi il doit l'être, et à qui il doit parvenir (être distribué). Or, une influence majeure de la loi de la valeur, de l'économie de marché, implique qu'une partie croissante de ces décisions découlent du fonction­nement de « lois objectives » s'imposant derrière le dos des producteurs, indépendamment (et de plus en plus souvent contrairement) aux décisions qu'ils auraient prises dans leurs organes autoges­tionnaires. Une telle économie n'est pas moins aliénante du point de vue des producteurs qu'une planification bureaucratiquement centralisée.

7. - Autogestion démocratiquement centralisée

La véritable solution de rechange socialiste à la planification bureaucratique, c'est la planification démocratiquement centralisée, ou, ce qui revient au même, l'autogestion planifiée et articulée. Cha­que groupe de décisions est pris au niveau où il peut l'être effectivement, c'est-à-dire où il peut être réellement appliqué sans modifications quali­tatives. Certaines décisions seront prises au niveau de l'atelier, d'autres au niveau de l'entre­prise, d'autres encore au niveau des communes ou des régions, certaines au niveau national, d'aucunes au niveau international. Chacune de ces décisions est prise après un inventaire objectif et honnête des variantes possibles (rendu possible par le contrôle ouvrier généralisé et la publicité des informations) et après un débat pluraliste et démocratique, tranché par un vote démocratique, c'est-à-dire un choix conscient entre variables

Ces choix sont périodiquement soumis à des réexamens critiques et publics à la lumière de l'expérience.

Les décisions économiques clés, c'est-à-dire les choix prioritaires entre grands projets d'investis­sements et de croissance, le partage des ressour­ces entre investissement et consommation, consommation individuelle et consommation sociale etc., et le choix des besoins de la popula­tion à satisfaire de manière prioritaire, sont prises au niveau national (par un congrès national des conseils des travailleurs) après débat contradic­toire et démocratique. De ces choix découlent des contraintes pour les congrès de branches et les conférences producteurs /consommateurs, mais qui maintiennent en même temps la possibilité de nombreux mécanismes autogestionnaires à tous les niveaux de la vie économique et sociale.

Pareil « modèle » d'autogestion ouvrière démocratiquement centralisée n'écarte pas l'utili­sation de mécanismes du marché (par ailleurs iné­vitable dans tous les domaines portant sur les échanges réels entre le secteur public et le secteur privé ou coopérateur). Mais il en limite la vigueur de manière à privilégier systématiquement les mécanismes de choix conscients et a priori, avec ajustements délibérés à la lumière de l'expé­rience. Seuls ces mécanismes-là sont vraiment émancipateurs du point de vue des travailleurs et de la population laborieuse dans son ensemble.
 

Contact webmaster

Avec le soutien de la Formation Leon Lesoil, 20, rue Plantin, B-1070 Bruxelles, Belgique