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Conscience de classe, front unique et gouvernements ouvriers
Ernest Mandel - Archives internet
John Rotschild Imprimer
En 1979,  Ernest Mandel a accordé une longue interview à John Rotschild sur le bilan des débats stratégiques dans la gauche révolutionnaires des années 60 et 70 et qui fut publiée par les Editions Verso avec le titre « Revolutionary Marxism Today ». Le texte ci-dessous est constitué de deux extraits portant sur la politique du front unique et les gouvernements ouvriers. Sélection pour Rebelión de G. Búster. Traduction de l’espagnol pour www.ernestmandel.org  : Ataulfo Riera 

Le réformisme a dominé le mouvement ouvrier pendant des décennies. Comment expliquer une hégémonie aussi longue ? Comment peut-elle être dépassée avec l’activité des révolutionnaires dans la classe ouvrière ? 

Ernest Mandel :  Il faut tout d’abord souligner que la réalité de la lutte des classes dans les pays capitalistes avancés depuis la Ière Guerre mondiale  - ou depuis 1905 si l’on préfère – ne peut pas se réduire à des formules telles que « l’hégémonie du réformisme » ou celle, inverse qui affirme que « les travailleurs tendent spontanément à être révolutionnaires mais les traîtres réformistes les empêchent de faire la révolution ».  Ces deux postulats sont analytiquement absurdes.  

La première affirmation impliquerait tout bonnement que le socialisme est impossible, quant à  la seconde, elle est le fruit d’une vision démonologique de l’histoire. Aucune des deux n’est capable de rendre compte de la réalité historique. Le fait est que, au cours des périodes normales du fonctionnement de la société bourgeoise, la classe ouvrière subit l’hégémonie réformiste. Mais cette affirmation n’est qu’un truisme. Comment en effet le capitalisme pourrais-t-il fonctionner normalement si la classe ouvrière contestait quotidiennement son existence via l’action directe ? Mais le capitalisme n’a pas fonctionné « normalement » pendant les soixante ou septante dernières années. Les périodes de normalité ont été interrompues par l’éclatement de crises, par des situations pré-révolutionnaires ou révolutionnaires. Il est impossible pour la classe ouvrière – pour des raisons économiques, sociales et psychologiques – de vivre constamment en état d’ébullition révolutionnaire. Cette succession de situations forts distinctes pose donc toujours les mêmes vieilles questions sur les limites temporelles des crises pré-révolutionnaires et révolutionnaires 

Et cela nous ramène à une problématique trotskyste fondamentale : la direction révolutionnaire, c’est à dire  la relation entre l’élévation du niveau de conscience du prolétariat, sa capacité d’auto-organisation et la construction d’une direction révolutionnaire. La coïncidence de tous ces facteurs peut conduire la crise à une situation différente de celle du « fonctionnement habituel » du capitalisme qui, en lui-même, génère l’hégémonie réformiste. Pour l’édification de tous ceux qui veulent étiqueter cette analyse de « révisionniste », nous rappelons  que ce type de révisionnisme a de profondes racines puisque Lénine lui-même a écrit que la classe ouvrière est « naturellement trade-unioniste » pendant les périodes du fonctionnement normal du capitalisme et « naturellement anti-capitaliste » dans des situations pré-révolutionnaires ou révolutionnaires 

Les réformistes maintiendront probablement leur hégémonie sur la classe ouvrière pendant les périodes « normales », si tant est que cette expression ait un sens dans la phase actuelle de décadence du capitalisme. Quoiqu’il en soit, il est évident qu’il y a une différence entre une situation dans laquelle la dissidence est limitée à l’existence de petits groupes isolés de révolutionnaires d’une part et les grands appareils des partis réformistes de l’autre, et les situations dans lesquelles les révolutionnaires ont déjà réalisé une accumulation primitive de forces, même s’ils ne représentent toujours qu’une minorité de la classe. Dans ce dernier cas, la lutte pour  l’hégémonie des réformistes sur les masses est beaucoup plus facile, dès l’éclatement de la crise révolutionnaire.  

La faiblesse des organisations révolutionnaires pendant et immédiatement après la IIème Guerre mondiale, par exemple, a été telle qu’il était impossible de défier réellement les réformistes. Aux yeux des masses, les révolutionnaires ne représentaient pas une alternative crédible aux réformistes et aux staliniens. Les rapports de forces devaient pour cela changer auparavant. Mais une organisation révolutionnaire qui dispose non pas de quelques centaines de cadres, mais bien de dizaines de milliers ou plus encore, peut réalistement avoir l’espoir de gagner la bataille face aux appareils réformistes dès que surgissent les conditions favorables pour cela. La composition sociale de l’organisation et sa capacité à recruter un nombre suffisant de cadres ouvriers qui soient reconnus comme d’authentiques dirigeants, du moins potentiellement, de leur classe dans les entreprises sont également des éléments décisifs qui peuvent être étudié en détail au cours d’une série de cas spécifiques : le Parti bolchévik entre 1912 et 1914, l’aile gauche du Parti social-démocrate indépendant (USPD) en Allemagne entre 1917 et 1920, la gauche révolutionnaire en Espagne entre 1931 et 1936.  

A cela nous pourrions ajouter que la disparition d’une tradition anti-capitaliste est un phénomène relativement récent. Un fait qui est lié à la transformation des Partis communistes des pays industriellement avancés à la fin de la IIe Guerre mondiale et, spécialement, à la fin de la Guerre froide. L’éducation anti-capitaliste a continué, y compris dans les Fronts Populaires, avec l’application de la politique stalinienne à deux niveaux en quelque sorte. Aujourd’hui, les réformismes social-démocrate et stalinien contribuent à maintenir la classe ouvrière prisonnière des idéologies bourgeoises et petites-bourgeoises. Mais n’importe quelle vision de la lutte de classe qui se fixe exclusivement sur cet aspect de la réalité sous-estime l’impulsion anti-capitaliste quasi-structurellement inhérente à la classe ouvrière dans des conditions de phase d’instabilité prolongée du système. 

Que la classe ouvrière soit spontanément anti-capitaliste pendant les périodes pré-révolutionnaires a été confirmé pays après pays et ce d’une manière significative : Allemagne 1918-1923, Italie 1917-20, France 1934,36, Espagne 1931-36, France, de nouveau, en Mai 68, Italie de nouveau en 1969-70 et 1975-76, Espagne de nouveau en 1975-76, Portugal en 1975 et la liste peut s’allonger. 

D’autre part, ces explosion d’activité (et de conscience) spontanément anti-capitaliste a des effets moins durables sur la conscience de classe ce qui permet aux réformistes de récupérer leur contrôle de manière relativement rapide si les événements ne sont pas mis à profit par de puissantes organisations de masses anti-capitalistes, comme le furent les Parti communistes des années 20, ou par une avant-garde ouvrière significative qui soit en alerte constante face aux appareils bureaucratiques.  

Un autre phénomène, souvent confondu avec le précédent, est celui de la stratification de la classe ouvrière et du rapport entre cette stratification et les différents niveaux de conscience du prolétariat. Ce qui peut apparaître comme un renforcement numérique des réformistes au début d’une situation pré-révolutionnaire ou révolutionnaire est surtout une conséquence de l’extension de la politisation de secteurs qui avaient été jusque là politiquement passifs. Ce type de croissance des forces réformistes ne contredit pour autant la radicalisation parallèle des secteurs plus actifs qui ont une plus grande expérience dans l’activité politique.  

Prenons par exemple les mois de mars et avril 1917 en Russie. L’augmentation énorme de l’appui au menchéviques et aux Socialistes-Révolutionnaires pendant ces deux mois ne fut en aucun cas le résultat d’un déclin du soutien aux Bolchéviks parmi les secteurs les plus conscients du prolétariat. Au contraire, le poids des Bolchéviks dans l’avant-garde de la classe a augmenté au même moment. Mais la croissance des réformiste a été plus rapide parce que des centaines de milliers d’ouvriers qui n’étaient pas politiquement actifs auparavant sont entré pour la première fois en mouvement. Et bien entendu, ils se sont tournés au début vers les forces plus modérées.  

- Cette analyse de la conscience de classe du prolétariat  implique-t-elle  que la politique du Front unique ouvrier doit être une ligne stratégique fondamentale des révolutionnaires ? 

Ernest Mandel : Il faut distinguer deux objectifs politiques différents ou, si l’ont préfère, socio-politiques. La classe ouvrière ne peut en finir avec le capitalisme, exercer le pouvoir et commencer à construire une société sans classes que si elle atteint un degré d’unité de ses forces sociales et un niveau de politisation et de conscience qualitativement plus hauts que celui qui existait sous le capitalisme dans ses périodes « normales ». De fait, c’est seulement au travers de cette unification et politisation que l’ensemble de la classe ouvrière peut se constituer en « classe pour soi », au-delà des différences d’emploi, de niveau de connaissances, d’origine nationale ou régionale, de sexe, d’âge, etc. 

La majorité des travailleurs acquiert  la conscience de classe, dans le sens le plus profond du terme, seulement qu’à travers l’expérience de ce genre d’unité dans la lutte. Le parti révolutionnaire joue un rôle médiateur essentiel dans ce processus. Mais sa propre activité ne peut se substituer à cette expérience de lutte unitaire de la majorité des travailleurs. Le parti, en lui-même, ne peut être la source d’où surgit cette conscience de classe parmi des millions de salariés.  

Le cadre organisationnel le plus adéquat pour cette unification du front prolétarien est un système de conseils ouvriers capable de rassembler, fédérer et centraliser tous les travailleurs et travailleuses, organisés ou non, au-delà de leur affiliation politique ou croyances philosophiques. Aucun syndicat et aucun front unique de partis n’ont été capables d’atteindre ce type d’unité, et ils ne le pourront jamais.  

C’est pour cette raison que les marxistes-révolutionnaires ont toujours mis en avant l’unification des revendications et des luttes de tous les travailleurs et travailleuses, non seulement dans les domaines économiques, mais également politiques ou culturels. Dans ce combat, ils s’affrontent à tous types de manœuvres destinées à diviser la classe. Ils agissent comme le secteur le plus déterminé dans la défense de l’unité des mobilisations et des luttes. Cela requiert que l’on accorde une attention spéciale aux secteurs de la classe les plus exploités et opprimés car, dans le cas contraire, cette unification est impossible.  

La politique d’unification du front prolétarien est, sans aucun doute, un objectif stratégique permanent pour les marxistes-révolutionnaires.  

Cette problématique de l’unification et de la politisation de l’ensemble du prolétariat est cependant distincte de la question d’une proposition concrète de Front unique adressé aux différentes organisations et courants et de la classe ouvrière. Je ne discuterai pas ici des objectifs, des origines historiques ou du rôle particulier que jouent ces partis et organisations.  Par contre, je veux examiner l’articulation précise entre la politique de front unique dans la mesure où elle concerne deux partis traditionnels du mouvement ouvrier – les partis communistes et socialistes – et la stratégie d’unification et de politisation marxiste de l’ensemble du prolétariat.  

Il existe toute une série de raisons qui expliquent que ces deux problèmes ne sont pas identiques. Premièrement, les partis socialistes et communistes n’exercent pas leur influence sur l’ensemble de la classe ouvrière. En second lieu, il y a dans le prolétariat des couches d’avant-garde, certaines organisées, d’autres pas, qui ont tiré leurs conclusions des trahisons antérieures de la social-démocratie et du stalinisme et qui se méfient profondément des appareils bureaucratiques de ces courants. En troisième lieu, les directions bureaucratiques socialistes et communistes maintiennent des orientations politiques qui entrent avec fréquence en conflit avec les intérêts immédiats – pour ne pas parler des intérêts historiques – du prolétariat. Il est donc parfaitement possible que ces organisations établissent des accords d’unité dont l’objectif est de désorienter, de freiner ou de fragmenter la mobilisation des travailleurs. Et cela tout particulièrement dans des situations pré-révolutionnaires ou révolutionnaires, lorsque ces appareils tentent systématiquement d’empêcher la prise du pouvoir par le prolétariat.  

Mais bien que ces deux problèmes ne soient pas identiques, ils ne peuvent pas non plus êtres entièrement dissociés. Dans tous les pays dans lesquels le mouvement ouvrier organisé possède une longue tradition, une partie significative de la classe continue à manifester un certain niveau de confiance en faveur des partis socialistes et communistes, non seulement électoralement, mais aussi politiquement et organisationnellement. Il est ainsi impossible d’avancer de manière positive et réelle dans l’unification du front prolétarien sans prendre en compte cette confiance relative ou espérant que les travailleurs socialistes et communistes rejoindront le front sans prendre en compte les réactions et les attitudes de leurs dirigeants.  

De cela on peut conclure qu’une politique de front unique dirigée vers les partis socialistes et communistes est une composante tactique de l’orientation générale stratégique. Elle n’est donc que cela : un élément et non un substitut à cette orientation. Et cela est particulièrement vrai du fait que l’unification et la politisation maximales de l’ensemble du prolétariat requiert tout autant la participation des travailleurs socialistes et communistes et une rupture de la grande majorité de ces travailleurs avec les options de collaboration de classes des appareils bureaucratiques.  

Il est intéressant de souligner que la réduction simpliste de la stratégie d’unification des forces prolétariennes et d’élévation maximale de la conscience de classe avec la politique du front unique vis-à-vis des partis socialistes et communistes s’accompagne souvent parallèlement d’une illusion spontanéiste d’après laquelle la formation d’un front unique serait suffisante pour que les ouvriers entrent en rupture avec les réformistes du fait de la dynamique liée à l’unité de la lutte.  

Encore plus illusoire et spontanéiste est la notion selon laquelle l’expérience d’un « gouvernement sans ministres capitalistes » serait suffisante pour commencer à prendre le chemin d’une rupture des masses ouvrières avec le réformisme et la formation d’un authentique « gouvernement ouvrier » anticapitaliste.  

L’expérience historique démontre que ces notions sont fausses. Il suffit de rappeler, par exemple, que rien de moins qu’après six gouvernements travaillistes « purs » en Grande-Bretagne – c’est à dire des gouvernements sans ministres bourgeois – l’appareil réformiste a continué à maintenir son contrôle sur la majorité de la classe ouvrière, y compris malgré le fait que cet appareil s’était intégré à l’Etat bourgeois et à la société bourgeoise plus profondément que jamais et y compris quand il a défendu et appliqué une politique d’étroite collaboration de classes avec la Grand capital.  

La tactique du front unique est utile à la stratégie d’unification du prolétariat et à l’élévation de sa conscience de classe seulement si l’on rassemble une série de conditions.  

En premier lieu, les propositions de front unique adressées aux partis communistes et socialistes doivent se centrer sur des thème d’extrême actualité de la lutte des classes et doivent exiger des directions de ces partis l’unité afin de lutter pour des objectifs spécifiques qui articulent les intérêts des travailleurs avec ces questions. Elle doivent donc contenir un aspect programmatique car, dans le cas contraire, y compris dans des situations révolutionnaires, elles peuvent faciliter des manœuvres contre la classe ouvrière.  

En second lieu, les propositions doivent se formuler de telle sorte qu’elles soient crédibles pour les larges masses, à un moment où il est concrètement possible de les mettre en pratique et de manière à ce qu’elle prennent en compte le niveau de conscience des travailleurs qui suivent ces partis. En d’autres termes, une des fonction essentielle de ces propositions est l’action pratique, ou du moins d’exercer une telle pression sur la base de ces partis qu’il devraient payer un prix politique élevé en cas de refus à s’engager dans l’unité d’action.  

En troisième lieu, que ce soit au travers de la constitution du front unique (la variable la plus favorable bien entendu) ou au travers de la pression accumulée à la base en faveur du front unique, les propositions doivent déclencher un processus de mobilisations, de luttes et, à arrivé à un certain point, d’auto-organisation des masses du fait de l’extension du front ou de la lutte pour l’obtenir. Ce processus, qui est en relation avec le rôle croissant joué par le parti révolutionnaire, accentue la force objective du prolétariat, augmente son auto-confiance, élève le niveau de conscience, amène des secteurs massifs de la classe ouvrière à rompre avec l’idéologie et la stratégie réformistes et alimente la capacité des travailleurs à aller dans l’action au-delà du contrôle des appareils bureaucratiques.  

En quatrième lieu, afin de faciliter tout ce processus, le parti révolutionnaire doit accompagner ces propositions de front unique avec des avertissements aux travailleurs sur la véritable nature et objectifs des directions des partis socialistes et communistes. Il ne doit pas entretenir des illusions sur la possibilité de changer le caractère de ces partis au travers des politiques de front unique. Il ne faut avoir aucune confiance en ces directions (ou en des gouvernements composés par elles) pour mener à bien les objectifs du front unique et défendre les intérêts du prolétariat. L’appel au front unique doit s’accompagner de la préparation et de l’appel aux travailleurs afin qu’ils prennent eux-mêmes l’initiative et trouvent les solutions à leurs problèmes au travers de leurs mobilisations, de leurs luttes et de leur auto-organisation au niveau le plus haut possible. Le front unique doit faciliter et stimuler ces différents processus et ne peut en être un substitut. 

Je veux terminer sur ce point en soulignant les efforts de Trotsky afin de formuler une solution correcte à ces problèmes. On peut les suivre pratiquement dans tous ses écrits, de 1905-1906 à son intervention dans les débats de l’Internationale communiste sur le front unique ; de ses analyses passionnées sur l’Allemagne en 1923 et à nouveau en 1930-1933 à ses combats sur la France en 1934-1936 et ils constituent une de ses plus importantes contributions au marxisme. De plus, il serait erroné de croire que cette problématique ne concerne que les pays impérialistes. Au contraire, l’unification socio-politique du prolétariat est également essentielle dans les pays « sous-développés » et elle est un élément central dans la stratégie de la révolution permanente pour cette même raison.  

- N’est-il pas très probable que dans les pays ayant une structure stable de démocratie bourgeoise, il soit nécessaire de passer par une étape qui fut définie par l’Internationale communiste des premiers temps  comme celle des « gouvernements ouvriers » ? En d’autres termes, un gouvernement formé par des partis ouvriers, y compris possiblement avec des un parti petit-bourgeois, mais avec un programme qui exige une rupture avec le capitalisme. N’est-il pas probable que le mouvement ouvrier devra passer par l’expérience de ce type de gouvernement avant que ne surgissent les premières formes de dualité de pouvoir ? De plus, n’est-il pas également probable qu’il y aura des élus pro-soviétiques au parlement avant que ne se généralisent les organes de dualité de pouvoir ? Est-il concevable que se développe une situation révolutionnaire sans l’élection de révolutionnaires au parlement ? 

Ernest Mandel : Il me semble que tu mélange plusieurs éléments spéculatifs dans des problèmes beaucoup plus définis. Je préfère aborder ce problème d’une autre manière. Tout d’abord, dans les pays ayant une forte tradition démocratique-bourgeoise – et encore plus dans les pays impérialistes qui ont connu des dictatures et où les illusions démocratiques-bourgeoises tendent à être plus fortes que dans les pays aux traditions démocratiques plus anciennes – il est inconcevable que se développent les conseils ouvriers sans que la classe ouvrière expérimente des formes plus élevées de démocratie que la démocratie bourgeoise. Les travailleurs doivent pouvoir comparer dans la pratique les mérites des deux systèmes.  

Ensuite, je suis d’accord sur le fait qu’il est peu probable que la lutte pour le pouvoir soviétique se développe sans qu’un courant marxiste-révolutionnaire n’ait gagné suffisamment de force dans la classe ouvrière et puisse par exemple la représenter dans le Parlement.  

Enfin, il est inconcevable que surgisse une situation de double pouvoir dans un pays ayant une longue tradition de mouvement ouvrier sans que cette situation ne perturbe le contrôle total des bureaucraties collaborationnistes de classes et réformistes dans les grands partis ouvriers.  

Ces trois postulats me paraissent presque des évidences. Mais en déduire d’autres conclusions équivaut à établir des hypothèses spéculatives tellement concrètes qu’il serait très difficile de répondre par un oui ou par un non. Pour ne donner qu’un seul exemple, j’ai dit qu’en général une situation de double pouvoir implique l’existence d’un courrant socialiste et révolutionnaire suffisamment fort que pour obtenir une représentation parlementaire. Mais comme la plupart des parlements sont élus pour des périodes de 4 ou 5 ans, il est possible qu’entre deux élections surgissent de grandes crises qui modifient drastiquement les rapports de forces au sein de la classe ouvrière.   

Dans ce cas, si des élections n’ont pas lieu dans cette période, il se produira une sérieuse différence entre la composition du parlement et les rapports de forces réels, spécialement dans les syndicats, dans les conseils ouvriers (s’il existe une situation de dualité de pouvoirs) et dans les autres formes de représentation de la classe ouvrière.  

En ce qui concerne la question du gouvernement des travailleurs, la résolution de l’Internationale communiste sur cette question décrivait différentes variables possibles. L’une d’elles impliquait non seulement une crise dans les directions traditionnelles, collaborationnistes de classe, des partis ouvriers de masses, mais également sa substitution par des courants plus à gauche ou des scissions massives et la création de nouveaux partis, comme ce fut le cas avec l’USPD en Allemagne dans les années 20. Mais cela n’est pas la seule forme que peut prendre un tel type de crise. C’est le scénario le plus favorable, bien entendu, mais il n’est pas le seul possible. De fait, si nous observons ce qui s’est passé depuis 1920-1921 – et nous avons vu depuis des crises avec irruption de mouvements de masses très importants – nous devons en conclure que à la lumière de l’expérience historique que le cas de l’USPD fut assez exceptionnel. Il n’y a pas eu, par exemple, de scission similaire dans le PSOE entre 1934 et 1936, excepté dans son organisation de jeunesse et cela s’est terminé plutôt mal puisque ce sont les staliniens qui en ont pris le contrôle. Dans les années 40, beaucoup de personnes, y compris les trotskystyes, espéraient ou pensaient que l’aile gauche Bevaniste du Labor Party britannique prendrait le contrôle de la direction. Mais cela ne s’est pas passé ainsi et il n’y a même pas eu de scission de l’aile gauche.  

On pourrait donner d’autres exemples. De fait, au plus les événements ont été radicaux, au plus ce sont produits ce type de développement – comme dans le cas du PSIUP en Italie ou du PSU en France dans les années 60 – mais aucun d’entre eux n’est comparable au cas de l’USPD.  

Je suis personnellement convaincu que la direction établie des partis socialistes et communiste d’Europe occidentale ne formera pas des gouvernements des travailleurs du type de ceux dont nous sommes en train de parler. Le maximum qu’ils feront, ce sera de former des gouvernements bourgeois-ouvriers, soit la deuxième catégorie analysée par l’Internationale communiste. Mais c’est là quelque chose de complètement différent : il ne s’agit pas de gouvernements qui commencent à rompre avec la bourgeoisie.

- Mais ces gouvernements peuvent proclamer qu’ils veulent rompre avec les capitaliste, bien qu’ils ne le fassent pas réellement... 

Ernest Mandel : C’est là quelque chose de très différent. Les différences ont été déjà soulignées dans la résolution de l’Internationale communiste et ont été tout particulièrement confirmées par l’expérience historique. Il y a eu, jusque dans les années 80, 6 ou 7 gouvernements travaillistes de ce type.  

- Mais aucun d’entre eux avec un programme qui défendre la rupture avec le capitalisme... 

Ernest Mandel : C’est vrai. Mais ce que je veux souligner, c’est que dans un futur prévisible il n’y aura pas en Europe occidentale d’alliances entre partis socialistes et communistes qui iront au-delà du programme – pour donner un exemple – de l’Union de la gauche en France. Et en aucun cas ce programme prétendait opérer une rupture avec le capitalisme. Dans le meilleur des cas – et même ceci est très hypothétique – nous verrons des programmes similaires à ceux du Labor Party britannique en 1945, qui était un programme réformiste radical, ou du Parti socialiste autrichien, qui incluait la nationalisation de secteurs importants de l’économie nationale.  

Aucun de ces programmes n’était d’aucune manière anticapitaliste. Aucun ne peut se comparer au programme d’Unité populaire chilien. Y compris dans ce dernier cas, le caractère anticapitaliste du programme était douteux, mais la dynamique qu’il a enclenché a été beaucoup plus radicale. En Europe occidentale, cependant, avec les partis traditionnels existants de la classe ouvrière, il est difficile d’imaginer des développements qui aillent au-delà de l’Union de la gauche française ou du Labor Party de 1945.  

- Serait-il donc alors correct de conclure que tu ne considère par comme très important le fait de poser des revendications programmatiques ou des slogans en rapport avec ce type de gouvernements bourgeois-ouvriers en exigeant qu’il rompent avec le capitalisme ? Penses-tu qu’il serait impossible d’imposer des mesures anticapitalistes à ces gouvernements ? 

Ernest Mandel : De nouveau, tu spécule. Personne ne peut prévoir la forme exacte dans laquelle se produiront des situations révolutionnaires en Europe occidentale. Il est impossible de définir un modèle qui puisse s’appliquer à tous les cas. Ce que tu décris n’est qu’une variante parmi de nombreuses autres. Je ne l’écarte pas complètement, et je suis bien entendu totalement d’accord sur le fait que s’il surgit un gouvernement composé exclusivement par des représentants du mouvement ouvrier,  les révolutionnaires doivent avancer des revendications et des slogans qui exigent de ce gouvernement qu’il rompe avec le capitalisme.  

Mais cela est très différent de dire que cela sera la manière prédominante avec laquelle la conscience de classe va s’élever à des niveaux qualitativement supérieurs. Cela peut également arriver comme résultat d’une grève générale, d’une série de luttes directes, d’une confrontation avec la réaction ou l’appareil d’Etat. Il y a tout simplement beaucoup trop de variables pour pouvoir les résumer en un seul schéma.  

A nouveau, cela est évident après ce qui s’est passé en Europe dans les 40 dernières années. En France, la crise a éclaté en 1936 comme conséquence d’une combinaison de la victoire électorale du Front populaire et d’une grève générale ; en Espagne, de la confrontation directe avec les fascistes ; au Portugal, de l’effondrement suite à une conspiration militaire d’un gouvernement de type bonapartiste, semi-fasciste, sénil ; plus récemment, en Espagne encore, ce fut le résultat du retard de la bourgeoisie à l’heure de se débarrasser d’une dictature qui, dans les années 70, ne correspondait plus aux rapports de forces réels. Nous avons ainsi pas moins de quatre variantes. 

Le problème plus général – exposé dans ses traits généraux par Trotsky et insuffisamment développé par les marxistes-révolutionnaires pendant une longue période – est celui-ci : dans un pays capitaliste avancé doté d’une structure politique très sophistiqué et d’un système social complexe, dans lequel existe une longue tradition conservatrice dans le mouvement ouvrier, il est inconcevable que les travailleurs optent directement pour un système d’organisations soviétiques et, plus tard, pour des formes de pouvoir soviétiques sans passer par de nouvelles expériences très profondes de luttes et de nouvelles avancées de leur consciences.  

Il ne s’agit pas simplement de construire un parti révolutionnaire indépendamment de ce qui se passe dans la classe ouvrière : on ne peut pas opérer un virage révolutionnaire avec une classe ouvrière majoritairement réformiste. C’est tout bonnement impossible. Ce serait une opération bureaucratique, aventurière et idéaliste.  

La question concernant quel type de tactique il faut adopter par rapport au gouvernement bourgeois-ouvrier doit être débattue dans un esprit similaire. L’arme tactique essentielle pour gagner la majorité des masses lorsqu’il y a un gouvernement de ce type est le front unique, sous certaines conditions politiques cruciales. Mais dans la situation très complexe et délicate d’un gouvernement de gauche – un gouvernement que les masses identifient comme formé par des organisations ouvrières – cette tactique doit se baser sur une attitude prudemment équilibrée vis-à-vis du gouvernement. L’attitude des marxistes-révolutionnaires ne doit pas être schématique, ou se limiter à des appels continuels à abattre le gouvernement – qui résonneraient aux yeux des masses comme étrangement similaires à ceux de la droite et de l’extrême droite. Je ne dis pas que notre attitude doit être celle d’un appui : nous ne sommes pas pour ce type de gouvernement, bien évidemment, mais bien pour qu’il soit remplacé par un authentique gouvernement des travailleurs. Mais il serait sectaire et complètement improductif d’adopter envers lui la même attitude qu’envers un gouvernement bourgeois pur et dur ou un gouvernement de Front populaire.  

Nous ne modifierions notre position que si ce gouvernement commence à réprimer le mouvement de masses. Telle fut la position de Lénine en avril 1917, comme on peut le constater en lisant ses écrits de mars à juin 1917. Par exemple : « Nous ne défendons pas encore le renversement de ce gouvernement, parce qu’il est appuyé par la majorité des travailleurs ». Son attitude a seulement changé après la répression consécutive au Journées de Juillet. Tant qu’un gouvernement de ce type ne réprime pas, nous devons adopter une attitude de tolérance critique », de propagande, d’opposition pédagogique, afin de permettre aux masses d’apprendre au travers de leur propre expérience. Cela signifie concrètement de mettre en avant une série de revendications qui correspondent à deux critères élémentaires. 

Primo, il est nécessaire d’approfondir la rupture avec la bourgeoisie et d’exiger la démission des deux ou trois ministres bourgeois probablement incrustés dans le gouvernement. Evidement, cela ne changera pas beaucoup la nature du gouvernement : il restera un gouvernement bourgeois-ouvrier y compris sans ces ministres. L’expérience de l’Espagne en 1936 et du Chili ont mis en évidence la nécessité d’une purge et d’une élimination profonde de tout l’appareil de répression de la bourgeoisie, la dissolution des corps répressifs et la fin des juges à vie. De plus, toutes les revendications économiques des masses sont liées aux nationalisations sous contrôle ouvrier, qui expriment la logique de la dualité de pouvoirs.  

La seconde catégorie élémentaire de revendications qu’il faut adresser au gouvernement ont à voir avec la réponses aux inévitables agissements de sabotage et de désorganisation économique de la part de la bourgeoisie. Sur cette question, l’orientation politique doit être la réponse immédiate aux provocations : occupation et réquisition des entreprises, suivie par leur coordination ; élaboration d’un plan ouvrier de reconversion et de revitalisation économique ; extension et généralisation du contrôle ouvrier dans le sens de l’autogestion ; la gestion de tout un ensemble de sphères de la vie sociale par les secteurs directement concernés (transports publics, commerce de rue, garderies, universités, terres agricoles…).  

De nombreux secteurs vont évoluer du réformisme vers le centrisme de gauche et le marxisme-révolutionnaire en débattant de ces problèmes dans le cadre de la démocratie prolétarienne et au travers de leur propre expérience pratique, protégés par la défense intransigeante de la liberté d’action et de mobilisation des masses, y compris lorsque cela « dérange » les plans du gouvernement ou que cela heurte ceux des réformistes.  

Cette rupture avec le réformisme sera aidée par l’exemple, la consolidation et la centralisation de différentes expériences d’auto-organisation. Par contre, les excès sectaires, les insultes de type «social-fascistes » ou l’ignorance de la sensibilité spéciale de ceux qui ont encore confiance envers les réformistes n’aidera en rien. La politique qui consiste à gagner les masses au travers du front unique est intimement liée à l’affirmation, l’extension et la généralisation de la dualité de pouvoirs, jusqu’à atteindre et à inclure la consolidation du pouvoir ouvrier avec l’insurrection.  

Le résultat objectif des politiques réformistes sont les suivantes ; impuissance croissante du gouvernement des gauches, incapacité à accomplir ses promesses, désillusion croissante des masses et création d’un terreau fertile pour la démobilisation et la démoralisations et le retour de la réaction au travers de la violence ou de moyens légaux et électoraux. Cela confirme qu’il n’y a pas d’alternative : soit l’on approfondit la mobilisation des masses jusqu’à la victoire, ou soit c’est son déclin et sa déroute qui seront inévitables.  

Dans ce type de période, il y a une véritable course de vitesses entre deux mouvements ; l’un qui mène au débordement des appareils réformiste et l’autre à la retraite des masses comme conséquence de la banqueroute des réformistes. Le premier s’imposera seulement si le rapport des forces social et politique compte au moins sur quelques éléments favorables : si le mouvement de masses se n’arrête pas et gagne en croissance ; si l’auto-organisation se renforce et s’étend,  au lieu de disparaître rapidement ; et si les révolutionnaires ont du succès et dépassent leurs faiblesses et leur isolement en établissement des milliers de liens avec les grâce à l’extension et à la généralisation d’une expérience authentique et vivante de front unique (et non par une plate caricature propagandiste qui consiste à exiger des réformistes qu’ils répondent afin de démasquer ce qu’ils disent). Ce chemin n’est pas une garantie de victoire, mais il est la seule possibilité qui existe.

 

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