Crise du capitalisme, crise de l’humanité. Quelle Alternative ?
La Gauche, N° 8 – 19 avril 1995
  • Gabriel Maissin : Certains indicateurs statistiques montrent une reprise, une remontée de la croissance. Cette reprise est-elle réelle, quelle est son ampleur, et surtout peut-elle annoncer une remontée de l’économie capitaliste à moyen terme ? Une reprise de la croissance, de l’investissement ? Comment situes-tu la reprise conjoncturelle actuelle ?

    Ernest Mandel : Il faut distinguer deux sortes de fluctuations dans l’économie capitaliste, il y a non seulement les cycles courts mais aussi ce que l’on appelle les « ondes longues », expansives et dépressives. L’onde longue expansive a en gros dominé l’économie capitaliste de 1949 jusque fin des années ’60, début des années ’70. L’onde longue dépressive qui a commencé en 1973 se caractérise par le fait qu’indépendamment de se qui se passe dans la conjoncture, le substrat de chômage continue à augmenter. On peut discuter sur les chiffres, tout le monde sait que les statistiques officielles sont faussées : on élimine les chômeurs qui ne sont pas officiellement reconnus, on élimine ceux ou celles qui se sont retirés volontairement du marché du travail, pour utiliser un terme à la fois cynique et significatif. Mon estimation, partagée par pas mal de milieux syndicaux internationaux, c’est que pour les pays impérialistes, ce substrat, actuellement, dépasse 50 millions de personnes et qu’il va augmenter sans cesse. Dans les pays du tiers monde cela se compte par centaines de millions.

    Aux chômeurs il faut encore ajouter les laissés pour compte, les marginalisés, les misérables, ce que l’on appelle « la nouvelle pauvreté » : ils se comptent également par millions, et leur nombre et qui ne cesse d’augmenter, inutile encore de parler des pays du tiers monde car là c’est devenu une vérité de Lapalisse. Il faut remonter au pire moment de la crise économique du début des années trente pour rencontrer des phénomènes du même genre. Ceux qui vivent en-dessous du seuil de pauvreté dans les pays impérialistes (même des institutions comme la Fondation Roi Baudouin ont fait des études assez objectives à ce sujet) représentent selon les pays de 10 à 30 % de la population, à quelques exceptions, mais même dans les pays où c’est une exception, je pense à la Suède ou à la Suisse, cela ne va pas durer longtemps, car ce sont des phénomènes mondiaux. C’est l’incapacité de l’économie capitaliste d’arrêter ce mouvement qui justifie l’utilisation du terme d’onde longue dépressive.

    Dans les pays du tiers monde et dans les pays de l’Europe orientale et en Russie, cette évolution s’accompagne d’une chute du niveau de vie désastreuse (par exemple au Mexique, en l’espace de quelques années, le niveau de vie de la majorité de la population est retombé à ce qu’il était avant la Deuxième Guerre mondiale). Dans certains pays, on assiste à une montée du travail des enfants, un travail semi-esclavagiste, dans des conditions qui vous soulèvent le coeur.

    Tout cela n’exclut pas, et c’est ce qu’il faut bien comprendre, un mouvement conjoncturel à l’intérieur de l’onde longue dépressive. L’onde longue dépressive ne signifie pas une chute continuelle de la production : il y a toujours succession de bonnes et mauvaises conjonctures.

    Actuellement il y a une reprise incontestable de la production dans une série de pays impérialistes, pas tous au même niveau. Cela donne une occasion pour le mouvement syndical, s’il veut bien prendre conscience de ce qu’il peut, de ce qu’il a encore comme substance, comme l’ont fait les métallos allemands, de dire « la production augmente, vos profits augmentent, nous voulons la part du gâteau ». C’est donc le moment de poser des revendications réalisables, mais enfin, en gros ce mouvement conjoncturel à court et moyen terme ne change rien aux données fondamentales du problème : il n’y a pas de perspectives pour le moment d’un atterrissage en douceur de l’onde longue dépressive dans un avenir prévisible. Pour autant que l’on puisse juger, cela va continuer au-delà de la fin du XXe siècle. On ne peut jamais rien exclure, mais pour le moment il n’y a rien de prévisible pour un retournement fondamental.

    Gabriel Maissin : Mais il y a quand même une contradiction parce que les niveaux de profit sont élevés. Depuis ‘91-‘93, il y a une croissance des profits de l’ordre de 12 ou 13 %. Alors pourquoi une telle reprise des profits des entreprises ne s’acccompagne-t-elle pas d’un mouvement plus vaste sur le long terme ?

    Ernest Mandel : La raison est simple, c’est la malédiction fondamentale du régime capitaliste. Pour qu’il y ait une véritable reprise des investissements, et donc la possibilité d’une croissance durable à long terme, il faut deux conditions : une augmentation du profit, mais aussi un élargissement du marché. Le régime capitaliste ne peut pas fonctionner sur la base d’indices macro-économiques. Chaque marchandise est spécifique et il faut qu’elle rencontre une demande spécifique. Les producteurs de machines-outils ne travaillent pas pour les consommateurs qui achètent des souliers. Nous sommes confrontés avec un problème théorique nouveau, sur lequel nous devons nous pencher. Jusqu’à maintenant les marxistes, y compris la IVe Internationale, y ont attaché trop peu d’importance : quand on parle de la globalisation de l’économie, on fait semblant qu’il s’agit d’un phénomène quasi-magique, au-dessus des rapports entre les êtres humains. Un des grands mérites de Marx et du marxisme c’est de comprendre qu’à la base de toute évolution économique, de tout système économique, de tous les rapports socio-économique fondamentaux, il y a des rapports entre des êtres humains.

    Que s’est-il donc passé ? Il y a eu un phénomène accentué de concentration et de centralisation internationale du capital. Mais cela s’est accompagné d’une série d’autres phénomènes dont il faut saisir toute l’ampleur... Tout d’abord, on a assisté à ce que j’appelle la « reprivatisation de la monnaie » : c’est la conséquence de la puissance énorme des société multinationales, qui sont devenues la forme d’organisation prépondérante, mais non unique, du grand capital. Et qui échappent de plus en plus au contrôle de n’importe quel gouvernement. La politique de démantèlement, de déréglemmentation, comme celle menée par Reagan et Thatcher, n’est pas la cause de ce phénomène mais bien la conséquence. Ils ont simplement reconnu les limites de ce qu’ils pouvaient faire et ont essayé d’en tirer profit contre la classe ouvrière et le mouvemeni ouvrier, contre les pauvres et les laissés pour compte. Le véritable mécanisme c’est qu’ils ne pouvaient rien faire. Pour donner un exemple de l’importance du phénomène : on ne connaît pas l’ampleur des capitaux qui se promènent à l’échelle mondiale, non pas à quelques près mais à des centaines de milliards de dollars près. Ce que l’on ne connaît pas on ne peut évidemment pas le contrôler. Aussi longtemps que l’onde longue expansive durait, le phénomène était circonscrit. Mais à partir du moment où on est entré dans l’onde longue dépressive, il y a eu une coïncidence entre deux phénomènes. D’une part, ces multinationales disposant d’énormes moyens, et d’autre part les limites tout de même étroites de l’investissement productif. Et dans ces conditions on a connu ce que j’appellerai un phénomène de sur-liquidités, de liquidités extraordinaire, une tranformation d’une partie importante du capital-marchandise en capital-argent, capital liquide ou quasi-liquide. Qui s’est jeté sur la spéculation, spéculation à la bourse, immobilière. Les moyens électroniques permettent aujourd’hui les transferts quasi-instantanés des capitaux à l’échelle mondiale. Mais, encore une fois, il faut quantifier pour se rendre compte de quoi nous parlons. Tous les jours ouvrables - il est vrai que ces messieurs ne travaillent pas tous les jours, mais enfin, tous les jours ouvrables, disons 150 jours par an... sur les marchés de change et ceux qui y sont liés on fait des affaires qui égalent le volume annuel du commerce mondial !

    Cette « liquéfaction » du capital prolonge d’ailleurs un phénomène qui était déjà visible préalablement. L’économie capitaliste après la Deuxième Guerre mondiale s’était lancée dans l’expansion sur un océan de dettes, l’endettement mondial était colossal. Tout le monde parle de la dette du tiers monde, mais cette dette, qui concerne tout de même la moitié du genre humain, c’est à peine 15 % du volume total de la dette ! Il y a la dette des entreprises impérialistes, des capitalistes, il y a la dette des ménages, il y a la dette des autres gouvernements qui ne sont pas des gouvernements du tiers monde. Ce sont des chiffres qui sont devenus incalculables, en dollars on parle de trillions de dollars de dette. Cela dépasse pratiquement notre imagination. Et là, de nouveau, nous touchons un phénomène fondamental qui explique pourquoi l’atterrissage en douceur de l’onde longue n’est pas prévisible.

    Quand on parle des multinationales, il faut se garder de les considérer comme représentant un « bloc ». C’est un panier de crabes, il se font la nique entre eux, constamment. Il y a un phénomène de concentration de multinationales, de grandes firmes disparaissent. On cite souvent le chiffre de 600 multinationales qui prédominent sur le marché mondial. Certains prophètes de malheur pour le régime disent que cela aboutira dans quelques années à 100. Cela paraît un peu excessif à première vue, mais on n’ en sait rien. Or le dollar est en chute libre. Et l’absence d’une puissance impérialiste hégémonique a pour conséquence l’impuissance, l’incapacité de la bourgeoisie mondiale à opposer des solutions. Les réunions des G7 se terminent généralement par un constat d’impuissance. On ne prend aucune décision.

    Nous sommes habitués par notre tradition, par notre programme, par une vue réaliste de la crise de l’humanité, de la civilisation bourgeoise, et même de la civilisation tout court depuis la Première Guerre Mondiale, à parler d’une crise du facteur subjectif, d’une crise de la conscience, de la direction du prolétariat. Mais actuellement on assiste aussi à une crise de direction et de conscience de la bourgeoisie. Et ce n’est pas une petite crise, ils sont confrontés avec un choix terrible. Et là on voit pourquoi, pour une raison socio-politique, il n’y a pas d’atterrissage en douceur de l’onde longue dépressive prévisible pour le moment.

    J’en viens au potentiel de résistance qui existe dans la classe ouvrière et dans le mouvement d’émancipation dans le tiers monde. Ce potentiel est fonction de la période antérieure, de l’accumulation de forces, de réserves, d’acquis au cours de l’expansion prélable. La classe capitaliste doit se décider : jusqu’à quel point peut-elle pousser l’offensive anti-ouvrière et anti-syndicale ? Si elle va trop loin, elle risque de provoquer une riposte très forte de la part des exploités et des opprimés au sens le plus large du terme. La bourgeoisie est divisée à ce sujet...

    La situation peut changer dans deux directions. Aujourd’hui les exploités et les opprimés se trouvent en situation défensive. Mais s’ils gagnent quelques grandes batailles défensives, ils peuvent repartir à la contre-offensive, ce n’est pas du tout exclu. Par contre, l’inverse est aussi vrai : s’il y a une nouvelle vague de chômage, une nouvelle capitulation honteuse de toutes les directions ouvrières officielles devant l’offensive d’austérité du capital, il peut y a avoir un affaissement de la capacité de résistance de la classe ouvrière. Et il peut y avoir une véritable menace d’extrême-droite, pas nécessairement sous une forme fasciste, personnes n’en sait rien, mais au moins un renforcement qualitatif de l’Etat fort, répressif. Un des rédacteur principaux du journal « Le Monde », Edwy Plenel, un ami en butte aux persécutions du régime de Mitterand, dit qu’il y aura un nouveau Bonaparte en France, quel qu’il soit, quel que soit le score des prochaines élections. Il n’a pas tort. Donc il n’ y a pas lieu d’être ultra-optimiste, la situation n’est pas bonne.

    Il y a encore une autre dimension : ce que nous avons appelle dans la IVe Internationale la crise de crédibilité universelle du socialisme. Après un long délai, et aidée par quelques événement qui n’étaient pas minces, la classe ouvrière s’est rendu compte de la faillite du stalinisme, du post-stalinisme, du maoïsme, de la social-démocratie, du nationalisme pseudo-progressiste dans les pays du tiers monde. Et pour le moment, elle ne voit pas une force à la gauche de tous ces mouvements, crédible, capable d’avoir une chance d’imposer des solutions anticapitalistes globales.

    Ses mouvements de résistance sont donc discontinus, mais parfois d’une ampleur plus grande que jamais, et pas seulement du côté ouvrier : quand la Cour Suprême des Etats-Unis a légiféré contre le droit à l’avortement, 1 million de femmes sont descendues dans la rue !

    Mais, parce qu’ils sont discontinus, ces mouvements sont récupérables à court terme, ou ce qui est pire, ils peuvent se perdre. Cependant il y a un facteur important : de plus en plus de gens disent : « ceux d’en haut sont corrompus et incompétents ». Corrompus, ça, chaque enfant le sait ! Mais incompétents, ça c’est quelque chose de nouveau. C’est une petite minorité encore de la classe ouvrière qui pense cela, mais il y a une évolution technologique qui contribue à cela. Des ouvriers hyperqualifiés ont le sentiment qu’ils connaissent mieux le fonctionnement de l’entreprise que l’ingénieur en chef, pour ne pas dire le directeur. Les élèves des écoles professionnelles, les laissés pour compte, ont l’impression, à juste titre d’ailleurs, qu’ils perdent leur temps à l’école, qu’ils n’apprennent rien, qu’ils sont de futurs chômeurs. Mais il y a un changement, cette nouvelle couche de la classe ouvrière, il faut la regarder et la suivre de très près, il faut essayer de faire en sorte qu’elle ne perde pas la bataille.

    Un exemple : dans la grève des métallos allemands, le syndicat, pourtant le plus riche du monde, a vite fait le calcul : 6 mois de grève, 3 millions d’ouvriers, ses réserves financières seront vite épuisées. Et alors, grâce à la compétence des ouvriers, pas celle des fonctionnaires, pour ne pas dire des bureaucrates syndicaux, ils trouvent dans un certain nombre d’entreprises dont la production est décisive pour la production de beaucoup d’autres entreprises, quelques ateliers, très souvent n’employant que 6 ou 7 % du personnel de l’entreprise, mais si tu paralyse ces ateliers-là, toute la production s’arrête. Et alors, c’est les patrons qui payent la grève. Le patron dit qu’il répond par le lock-out, le syndicat répond que c’est anticonstitutionnel et je crois qu’il aura une bonne chance d’obtenir gain de cause s’il défend ce combat. Il dit surtout, même si ce n’est pas ouvertement : si vous faites le lock-out, nous occupons les entreprises. En Allemagne, ça ne s’était jamais vu depuis les années ’20. Les ouvriers n’auraient pas hésité. Cela a fait sauter la concertation sociale dans le pays capitaliste le plus important d’Europe, et le troisième plus important du monde, donnant une valeur d’exemple aux travailleurs américains et aux japonais : c’est de la dynamite !

    Gabriel Maissin : Mais la remobilisation de ces secteurs de la classe ouvrière entre en contradiction avec une situation sociale d’ensemble : beaucoup de chômage, et un sentiment général de non-solution possible. A la fois il y a cette partie de la classe ouvrière qui pourrait comprendre la fragilité du système puisqu’il la voit, et il y a un sentiment croissant d’impuissance à propos d’une solution. C’est une conjoncture idéologique très particulière...

    Ernest Mandel : Je le répète : la situation globale est mauvaise. L’offensive est entre les mains du patronat, du capital. Nous sommes sur la défensive. Mais nous ne sommes pas impuissants. Et, pour terminer, je mettrai l’accent sur une idée, qui est chère à notre parti, à nos initiatives, que nous avons utilisée souvent, surtout à l’égard du tiers monde et que nous devons maintenant chercher à généraliser à universaliser : SOLIDARITE SANS RIVAGES. C’est le mot-d’ordre premier. Je peux donner beaucoup d’exemples : front commun de solidarité des travailleurs et des chômeurs, des marginalisés c’est plus difficile, mais commençons par les chômeurs. En France, le mouvement est lancé, avec des travailleurs encore employés, surtout les travailleurs à haute qualification. Il faut trouver d’autres médiations, et c’est une tâche extrêmement importante, il faut intégrer des mouvements féministes, des mouvements écologistes, et quand je dis mouvements je parle de mouvements de masse, qui visent des objectifs précis dans cette solidarité.

    Il faut s’efforcer, c’est très difficile mais ce n’est pas impossible, d’opposer à la stratégie mondiale des multinationales, des délocalisations des industries, une stratégie mondiale de concertations et d’actions commune des travailleurs et travailleuses, salariés et salariées à l’échelle mondiale, travaillant d’abord pour une même multinationale, ensuite pour les grandes branches industrielles, etc. Ce n’est pas facile, je suis absolument convaincu des difficultés ; mais ce n’est pas impossible et c’est la seule voie contre le repli national, protectionniste, nationaliste. C’est le seul moyen de contrer la stratégie mondiale des multinationales.

    On objecte parfois que de cette manière on s’oppose à l’industrialisation des pays du tiers monde, qui aujourd’hui « profitent » de la délocalisation. Il n’en est rien, cela débouche simplement sur autre stratégie de développement et de modernisation du tiers monde. Axée non pas sur l’exportation de la main d’oeuvre bon marché, mais sur l’expansion du marché intérieur, sur l’augmentation du bien-être de la population, etc. L’abolition de la dette, la tentative de s’opposer à l’évolution négative des termes d’échange, toute une série d’autres éléments stratégiques devraient entrer en lignes de compte. C’est une vision qui ne me paraît pas irréaliste. Difficile oui, mais pas irréaliste.

    Sans ces conditions-là, il n’y aura ni une solution ouvrière, ni une solution bourgeoise à la crise de l’humanité, il y aura une période prolongée de crises, de désordre mondial dans laquelle les deux principales forces sociales, petit à petit, chercheront à imposer des conditions qui correspondent à leurs intérêts historiques et cela avec un arrière-fond dont nous devons être conscients aujourd’hui, et qui est aujourd’hui le principal argument en faveur du socialisme : c’est cette menace de survie physique de plus en plus grave qui pèse sur le genre humain - menace nucléaire, militaire, maladies liées à la montée de la pauvreté, liées au désordre mondial, il n’y aura pas de solution dans le cadre du régime capitaliste. La crise de l’humanité exige une nouvelle société, une nouvelle civilisation.